<V i 4
* »
f et
• t * I» * i
'■ ^ P f t t # f f >
* * > I f •» i *"■
\» # » * » » *
jw ^ i^ s # t f t # i ^ I
f '*- tif » i n # # ^ % ? T
^ t t « »
^ ii # 4 # ^ il ^» » « .# f > ^
j il # ♦ f > f ♦ '$
i' » > # * > r f # f I » ^ ^ ♦• » ^ # ♦"*
^ f »
t %
f t f f ?
J f ê $ ^
■h f « '♦■ f I ^
.* f I t ir > f
i I f » * # t 9
( * iV' 9 l* ' " » I f > .
i « » # J * I if 1 f i ^ *
». « f% i 1. 1 ^
9 f i I t f t i t t « Il f
* , % .-. # i 1 j
^- t *• > » » » i
I. t » fi ^. « f f » * » i .* ^ # € .t t t i f If # ^ * i& i t » » 41 >. jr >
, . I ♦ t * f «
ii ê ^ $ ^ $ k w f' f i . f i » *• I t n t ■
^ ^ é # * # ^ I lit
â « 1
f » I
< A .^ I f J|r # • f f # t '# t :.-
f • # f t ^ ^»
^ i- i' # # # )l » I I I * « ji f I # # i Ir I I
. -I t t f ^ # t f ^ ^
• Ht
Y I #
lié
# I >» # il I « »
f<^. ». ^ r t'^» * * * P » > ^ ^ 1 ^ I >^ I '# ^ .
V^ V*W*^^ ^-^ f è ^" i * # *
^**^>^*— *..> ■-^.^^^ :^ ^ * ^^ I i » » * 1^ * ♦
^ t f t^« t^ # i ji i >! 't I * * I I ^ I > I I ■
/ r M ^ ^«^ li f 1^ j t ^ > . •. ^ t f% f »' l"¥ »
t '« > ^ I !l ^ 4 I' * f| #■ ? * *
* t » I f f I I
.^ . 1 ^ * # 0 I ï ? $ j * « ^ ;^ 4 -
:^ I i f # » # # t^ » $ f if"^. ;^ ^" f^' * * «r 1
*.* *. * -^ i # ^ ^» > I > # * i 'i» f * I
f t f i n il f j i# nj '^ ^ ■ - - ^ - - ■ - ' - < f I # # # II" I ^
% 4 :4 t * > * i ï'"> #'% i 1% * '•
^ * * '* '^ •■ I I * .. - ^ ^ # .| ^ » i^ -
■» ^ I i 'il :i ■ t if'l #:.
I 'I
• » # # # . 1> *' # .1 ^
^ * i * % #
■ ■ ; 1 , 1 ; i ! '. : |
ÎmHI |
^ m |
UUl'jJj |
i 1 |
iihirijH; |
||
iflHHR |
||
iiiilil- |
||
• >• 1 M););>(aH|iiHiKt.' |
||
> |
■ |
1 |
lilii
m^^-
■ ST- i'-^
^^- K
^>#5:^^'^^^^
5',^-L^.-}t<'viv
f/ A -*• ■'
$ï5?^?^-
:/vf^:^
ËÏ^B^^t^
mi\,
Digitized by the Internet Archive
in 2009 witii funding from
University of Ottawa
Iittp://www.arcliive.org/details/memoiresduclieval02quin
uni;
A
MÉMOIRES
DU
CHEVALIER DE QUINCY
LMPRIMEÏUE DAUPELEY-GOUVERNEUR
A NOGENT-LE-ROTROU.
MÉMOIRES
DU
'J:'P
CHEVALIER DE OUINCY
''V'
PUBLIES POUR LA PREMIÈRE FOIS POUR LA SOCIÉTÉ DE l'hISTGIRE DE FRANCE
PAR
LÉON LECESTRE
TOME DEUXIÈME 1703-1709
293
À PARIS
LIBRAIRIE RENOUARD
H. LADRENS, SUCCESSEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DE l'hISTOIRE DE FRANCE
RUE DE TOURNON, N' 6
MDCCC XCIX
EXTRAIT DU REGLEMENT.
Art. 14. — Le Conseil désigne les ouvrages à publier, et choisit les personnes les plus capables d'en préparer et d'en suivre la publication.
Il nomme, pour chaque ouvrage à publier, un Commissaire responsable, chargé d'en surveiller l'exécution.
Le nom de l'éditeur sera placé en tête de chaque volume.
Aucun volume ne pourra paraître sous le nom de la Société sans l'autorisation du Conseil, et s'il n'est accompagné d'une déclaration du Commissaire responsable, portant que le travail lui a paru mériter d'être publié.
Le Commissaire responsable soussigné déclare que le tome H des Mémoires do chevalier de Qdincy, préparé par M. Léon Lecestre, lui a paru digne d'être publié par la Société de l'Histoire de France.
Fait à Paris, le ^juillet ^899.
Signé : A. DE BOISLISLE.
Certifié : Le Secrétaire adjoint de la Société de l'Histoire de France,
NOËL VALOIS.
MÉMOIRES
DU
CHEVALIER DE QUINCY
CAMPAGNE DE 1704.
C'est avec juste raison qu'on appelle la campagne de l'année 1704, en Italie, la « campagne des sièges, » puisque nous y fûmes occupés pendant presque une année entière : nous sortîmes le 4 mai 1704 de notre quartier d'hiver, et nous ne partîmes de devant Verue que le 14 avril 1705, pour aller à Novare, où nous arrivâmes le 16.
Le 4 mai 1704, nous partîmes de Carpignano; nous fûmes camper à Brème, près du Pô, et, le 5, nous nous rendîmes à Casai, où nous trouvâmes l'ar- mée campée en front de bandière le long de cette rivière, faisant face à l'armée du duc de Savoie, qui étoit campée de l'autre côté, àVillanuova^ pour nous empêcher de passer. Du moins ce prince, dont l'armée étoit fort inférieure à la nôtre, en faisoit courir le bruit, car elle n'étoit composée que de vingt- six
1. Villanuova-di-Casale-Monferrato, à trois kilomètres au nord de Casai, sur la rive gauche du Pô.
II 1
2 MÉMOIRES [Mai 1704]
bataillons et de vingt escadrons ^ Celle de M. de Ven- dôme étoit alors de quarante-deux bataillons et de soixante-quinze escadrons, sans compter les huit batail- lons et les sept escadrons qui étoient à Gabiano^, aux ordres de M. d'Albergotti, et sans compter le corps qui étoit dans le Milanois, aux ordres de M. de Las Torrès.
Notre général, qui a voit fait construire trois ponts sur le Pô, que les remparts de Casai protégeoient, et qui avoit fait toutes les dispositions nécessaires pour passer cette rivière à la vue de l'armée ennemie, ordonna que la générale seroit battue et le boute-selle sonné à la petite pointe du jour, l'assemblée une demi-heure après, et que sur-le-champ on se mettroit en marche pour passer le Pô^. M. de Vendôme avoit fait construire, trois semaines auparavant, deux redoutes à contenir deux cents hommes chacune, sur la rive du Pô, pour appuyer sa droite et sa gauche.
La générale ne fut pas plus tôt battue, que je vis entrer dans ma tente six capitaines du régiment pour me dire qu'ils alloient faire un compliment à B[elle- court]^, notre premier capitaine de grenadiers, qui certainement ne lui plairoit pas, qui étoit que, s'il ne se battoit, l'épée ou le pistolet à la main, avec son lieutenant auparavant l'assemblée, ils venoient pour
1. Les Mémoires militaires sur la guerre de la Succession d'Espagne, par le général Pelet, indiquent (t. IV, p. 800-801 et 808-810) les effectifs de l'armée de Vendôme, mais point ceux des troupes de Savoie.
2. Sur la rive droite du Pô, à l'ouest de Casai.
3. Lettre de Vendôme, du 4 mai, dans les Mémoires mili- taires, t. IV, p. 210-212.
4. Ci-dessus, tome I, p. 329.
[Mai 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 3
l'empêcher de se mettre à la tête de sa compagnie. Ensuite, ils me demandèrent si je ne voulois pas aller avec eux. Je les suivis, non pas dans le dessein de faire de la peine au pauvre B[ellecourt], car j'étois si
persuadé qu'il enverroit faire f celui qui porteroit la
parole, que je ne balançai pas un moment de les suivre. Quelle fut ma surprise lorsque j'entendis sa réponse : « Messieurs, dit-il, je vous prie de m'accorder trois « jours, afin qu'on me fasse mon décompte. Le compte « fait, je quitte sur-le-champ le régiment. » Il tint parole : son décompte fait, il partit, et nous ne l'avons pas vu depuis. Quelles réflexions l'homme ne doit-il pas faire ! Cet officier avoit toujours passé pour avoir beaucoup de valeur; il en avoit donné des marques dans toutes les occasions, surtout au combat de Chiari', où, ayant reçu un coup de fusil dont la balle lui perçoit le col, il ne voulut jamais quitter la tête de sa compagnie, quoique ses deux fils, tous deux offi- ciers dans le régiment, eussent été tués à ses côtés. C'est ici avec raison où l'on peut appliquer le proverbe espagnol : Cet homme a été brave dans une telle action. Le compliment fait, nous fûmes trouver le marquis de Dreux, que nous priâmes très fort de renvoyer ce misérable lieutenant, dont j'ai fait le détail de sa mauvaise action dans le récit de la cam- pagne précédente^; il fut la cause du mauvais com- pliment que nous venions de faire à B[ellecourt]. Le marquis ne s'étoit pas contenté de prendre son parti ; il venoit de le nommer à une compagnie dans le régi-
1. Tome I, p. 162.
2. Tome I, p. 329-331.
4 MÉMOIRES [Mai 1704]
ment, dont nous étions outrés. Nous ne pûmes nous empêcher de lui en marquer notre ressentiment. Cet homme se prévaloit un peu trop d'être le gendre du ministre de la guerre et de la finance. Il nous pria de patienter un peu, et que, dans un mois au plus tard, nous en serions débarrassés. Il tint sa parole : il fit donner une compagnie franche à ce misérable assas- sin. Il auroit dû la faire donner plutôt à Bfellecourt], par rapport à ses anciens services et à ses blessures.
Revenons à notre passage du Pô. L'aile droite de la cavalerie, tant de la première ligne que de la seconde, passa sur le pont de la droite, pendant que l'aile gauche de la première et de la seconde ligne passoit sur le pont de la gauche, et que Tinfanterie, tous les grenadiers à la tête, passoit sur le pont du centre. L'infanterie battoit aux champs, et l'air reten- tissoit du bruit des timbales et des trompettes de la cavalerie ^ Je n'ai jamais vu une ardeur de combattre si marquée dans nos troupes. Aussi, en moins d'une demi-heure, elles furent en bataille du côté de l'en- nemi. Les remparts de Casai étoient couverts des habitants de cette ville, persuadés qu'ils auroient le plaisir de voir donner une bataille sans courir aucun risque ; mais la prudence du Savoyard en avoit ordonné autrement, car ce prince, qui étoit campé à une petite lieue de nous, se retira précipitamment, le 7, à la petite pointe du jour, après avoir laissé plusieurs compa- gnies de grenadiers à Balzola- pour favoriser sa retraite.
1. C'est le 6 mai qu'eut lieu le passage du Pô [Mémoires militaires, p. 213).
2. A mi-chemin entre Trin et Casai.
[Mai 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 5
Défaite de V arrière- garde de Varmée de M. de Savoie^. — Le général Vaubonne commandoit l'ar- rière-garde de son armée, composée de huit compa- gnies de grenadiers, des deux régiments de dragons du prince Eugène et de Vaubonne, et de deux cents cuirassiers. Pendant que les ennemis abandonnoient leur camp de Villanuova, nous marchions à eux en bataille. Aussitôt que M. de Vendôme fut informé de leur retraite, il ordonna à M. de la Bretonnière^ de marcher au plus vite à la tête de quatre cents che- vaux, dont cent carabiniers, pour charger leur arrière- garde. Les régiments de dragons de Vérac et de Lautrec furent commandés pour le soutenir. M. de la Bretonnière, ayant rencontré les dernières troupes de M. de Vaubonne en deçà d'un défilé, les chargea et les poussa jusqu'à Treno^, petit village; mais il fut bientôt obligé de plier lui-même, après que M. de Vaubonne eut rallié ses troupes, sous le feu de plu- sieurs compagnies de grenadiers qui étoient postées dans ce village. Comme MM. de Lautrec et de Vérac suivoient de près à la tête de leurs régiments, ils lui donnèrent le temps de se rallier, et ensuite, tous trois ensemble, ils attaquèrent M. de Vaubonne avec une si grande impétuosité, (ju'ils mirent en déroute la plus grande partie de son arrière-garde et le firent pri- sonnier. Ce fut un carabinier qui fit cette belle cap-
1. Voyez les Mémoires militaires, p. 213-214 et 802-804; les Mémoires de Saint-Simon (éd. Boislisle), t. XII, p. 122-123; et Y Histoire militaire de Quincy, t. IV, 343-345.
2. Gilles de Bolterel, comte de la Bretonnière, était mestre de camp de cavalerie depuis 1694; il deviendra brigadier en 1704 et maréchal de camp en 1709.
3. Localité que nous n'avons pu identifier.
6 MÉMOIRES [Mai 1704]
ture. Il fut bien heureux de n'être pas tombé entre les mains des housards : ils ne lui auroient fait aucun quartier; ils étoient tous irrités contre lui : dès qu'un de nos housards étoit pris, il le faisoit pendre au pre- mier arbre. Toute l'armée fut charmée d'apprendre que ce général avoit été pris ; il traitoit très mal non seulement tous les soldats, mais même tous les offi- ciers qu'il faisoit prisonniers ^ Comme il étoit du Gomlat et qu'il avoit servi en France, il vouloit appa- remment faire sa cour aux Impériaux par son mau- vais procédé. On le mit dans une espèce de jardin ou cimetière, entouré d'un grillage en bois vert, qui pré- cédoit une petite chapelle, et à la garde de cinquante hommes du régiment de Piémont, aux ordres précisé- ment de M. de Ghampagnelle^, qui, comme je l'ai dit, s'étoit emparé à sa barbe de Rosasco pendant le précédent hiver^. Notre colonne d'infanterie passoit à côté de cette petite chapelle : ainsi, chaque soldat,
1. « C'est ce fameux partisan qui en a usé si malhonnête- ment et si cruellement avec les officiers et les soldats qu'il a pris sur nous, en ayant fait tuer plusieurs après les avoir pris, maltraité de paroles et fait dépouiller des officiers : ce qui a fait que M. de Vendôme, contre son honnêteté et sa douceur ordinaires, lui a parlé avec beaucoup de hauteur et de mépris. Il a été traité de môme par la plupart de nos officiers qui l'ont vu, y en ayant plusieurs... auxquels il a fait mille insultes et tenu de très impertinents propos pendant qu'ils étoient en sa puissance... En passant par le village de Montferrat, si l'es- corte... n'avoit empêché les paysans, ils l'auroient assommé, ayant pillé et exercé toutes les cruautés imaginables en ce pays-là. » (Relation publiée par le général Pelet dans les Mémoires militaires, t. IV, p. 804.)
2. Il a appelé cet officier M. de Carapanelle en 1703 : tome I, p. 357.
3. Tome I, p. 357-359.
[Mai 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 7
sans que les officiers pussent l'empêcher, lui donnoit son coup de langue en passant. Il avoit une veste de busc^ bordé d'un galon d'or, sans habit. Il fut très mal reçu de M. de Vendôme, et avec raison; on l'en- voya à Casai.
Le duc de Vendôme, apprenant que son avant- garde attaquoit l'arrière-garde du duc de Savoie, se rendit sur-le-champ à l'endroit où se donnoit le com- bat, et il arriva dans le temps que les ennemis se retiroient dans Treno. Voulant cependant profiter de l'avantage que ses troupes venoient de remporter, il fit attaquer ce village par les dragons des régiments Dauphin et de Lautrec-, après les avoir fait mettre pied à terre. Les ennemis, ayant fait une seule décharge, abandonnèrent le village. M. de Lautrec, lieutenant-colonel de Languedoc-dragons ^ fut tué, et il y eut une vingtaine de dragons de tués ou de bles- sés dans cette attaque. Nos dragons les poursuivirent, la baïonnette au bout du fusil, si vivement, qu'ils leur tuèrent environ cent cinquante hommes, leur prirent quatre officiers, soixante soldats et cavaliers, et deux étendards. Ils les poussèrent jusqu'au village de Ramassana\ où s'étoit rendue toute leur arrière-
1. « Treillis dur et piqué que les tailleurs mettent au bas du pourpoint des hommes par-devant, pour lui donner plus de fermeté. » [Dictionnaire de Trévoux.)
2. Les Mémoires militaires (t. IV, p. 803) disent Dragons- Dauphin et Languedoc, ce qui est plus exact ; le régiment de Lautrec avait pris part à la première attaque avec celui de Vérac (ci-dessus, p. 5). Notre auteur va d'ailleurs se rectifier trois lignes plus loin.
.3. Jean-Alexandre de Toulouse-Lautrec, cadet d'une famille qui prétendait se rattacher aux derniers comtes de Toulouse. 4. Localité qu'on n'a pu identifier.
g MÉMOIRES [Mai 1704]
garde et le duc de Savoie. Gomme l'ennemi étoit posté avantageusement, notre général ne jugea pas à propos de l'attaquer. Nous eûmes dans ces diffé- rentes attaques une cinquantaine d'hommes de tués ou de blessés. Plusieurs officiers m'ont dit qu'ils avoient vu souvent le duc de Savoie, et qu'il se pré- sentoit de bonne grâce ^
Trin, Crescentin. — Nous fûmes camper ensuite à Trin, petite ville du Montferrat^. Nous y restâmes jusqu'au 8, que nous en décampâmes pour aller atta- quer les ennemis qui étoient à Crescentin, autre petite ville vis-à-vis la forteresse de Verue, le Pô entre 3. Il en sera beaucoup fait mention par rapport au siège de Verue. Mais, M. de Vendôme ayant bien reconnu leur situation, et jugeant que ce poste étoit inatta- quable, les ennemis étant comme dans une île, il nous fit camper à Fontana*, à trois milles en deçà.
Ce fut dans ce camp où la désertion de nos troupes fut presque générale. M. de Vendôme fut obligé, pour arrêter ce désordre, de faire publier à la tête de l'armée que tous les soldats, cavaliers et dragons qu'on trouveroit déserter du côté de l'ennemi seroient rompus vifs. Il y en eut sept ou huit arrêtés, qui furent exécutés. Cet ordre, qui auroit été cruel dans
1. D'après les Mémoires militaires (p. 214), Victor-Amédée n'aurait échappé à la cavalerie française que grâce à la vitesse de son cheval.
2. Cette ville, à un mille au nord du Pô et à sept milles à l'ouest de Casai, appartenait à la Savoie depuis 1631.
3. Sur la rive gauche et à quelque distance du Pô, Verue étant sur la rive droite.
4. Ou plutôt Fontanetto, comme disent les Mémoires militaires.
[Mai 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 9
un autre temps, eut son effet : il arrêta la désertion*. Ce fat aussi dans ce camp que M. de Vendôme envoya un de ses trompettes à l'armée ennemie pour réclamer quelques prisonniers. Le trompette, de retour de sa commission, rapporta à notre général qu'au premier poste des ennemis on lui a voit bandé les yeux, et qu'on l'avoit conduit ainsi au duc de Savoie ; qu'à son retour on lui avoit fait la même cérémonie. M. de Vendôme fut très piqué du procédé du Savoyard; il ordonna qu'on usât de représailles sur le premier trompette qui viendroit de sa part, ce qui arriva quelques jours après. J'avois l'honneur, ce jour-là pré- cisément, de dîner chez notre général. Lorsqu'on lui eut présenté le trompette du duc, avec qui M. de Vendôme badinoit quelquefois de conversation, il lui dit : a Mon ami, je suis bien fâché d'avoir été obligé « de vous faire bander les yeux. Dites à votre maître « qu'il convient de nous faire la guerre plus poliment, « sinon que je lui ferai sentir que je suis plus grand « seigneur que lui lorsque j'ai l'honneur d'être à la « tête des armées du Roi. » Outre ce procédé, M. de Vendôme étoit très fâché contre ce prince de ce qu'il avoit fait l'impossible, étant encore notre allié, pour l'empêcher de venir commander l'armée d'Italie après la prise du maréchal de Villeroy à Crémone-. On pré-
1 . En décembre 1684, une ordonnance royale avait supprimé la peine de mort pour les déserteurs ; mais ils devaient être mutilés, marqués à la joue et envoyés aux galères [Journal de Dangcau, t. I, p. 78). Au xvin* siècle, on les incorpora par- fois dans les troupes de la marine, au lieu de les condamner au bagne [Mémoires du duc de Luynes, t. VIII, p. 324, et t. XI, p. 160).
2. Cela semble difficile; car ce fut le 9 février 1702 qu'on
10 MÉMOIRES [Mai 1704]
tend qu'il avoit mandé à la cour de France qu'un homme qui n'étoit pas en état de conduire son ménage l'étoit encore moins pour conduire une armée*. Ce n'étoit pas l'intérêt pour la France qui faisoit agir ainsi ce prince; mais, comme, depuis longtemps, il s'atten- doit (sic) avec les Impériaux et qu'il connoissoit la probité, la candeur, la franchise et les grands talents dans l'art militaire de M. de Vendôme, il craignoit avec juste raison un si grand homme. M. de Vendôme fut averti du propos du duc de Savoie : il ne l'oublia point, comme il se verra dans la suite; car, toutes les places qu'il prenoit en Piémont, il les faisoit raser sur-le-champ^. Il en auroit fait autant de Turin, si le malheur qui accabloit la France pendant l'année 1706 ne nous l'eût pas enlevé pour aller en Flandres, il auroit mis ce prince dans la même situation où Louis XIV avoit réduit le duc de Lorraine^.
Pendant que nous étions à Fontana, notre pont que nous avions sur le Pô à Trin fut emporté par les eaux ;
apprit à Versailles l'affaire de Crémone; M. de Vendôme fut désigné le soir même, sur le refus de M. d'Harcourt, et partit le surlendemain [Dangeau, t. VIII, p. 315 et 318; Mémoires de Saint-Simon, éd. Boislisle, t. X, p. 88-89).
1. Allusion au mauvais état des affaires de Vendôme et au pillage de ses biens par son frère le grand prieur et par l'abbé de Chaulieu [Saint-Simon, t. VI, p. 196-197).
2. Il exigeait aussi que les garnisons se rendissent prison- nières de guerre, comme nous le verrons plus loin pour Ver- ceil, Verue, etc.
3. Le duc Charles V, dont Louis XIV avait confisqué, en 1670, les Etats conquis par le maréchal de Créquy, pour le punir de ses alliances répétées avec l'Empereur. La Lorraine ne fut rendue à son fils Léopold qu'en 1698, par suite des sti- pulations du traité de Ryswyk.
[Juin 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 11
celui que les ennemis avoient à Verue et un moulin eurent le même sort, dont nous profitâmes; car l'un et l'autre et le moulin s'arrêtèrent à Casai.
Auparavant de partir de ce camp, nous apprîmes que la citadelle de Suse s'étoit rendue au duc de la Feuillade le 11 de ce mois*.
Enfin, tous les préparatifs pour faire le siège de Verceil étant faits, nous décampâmes le 30 de Fon- tana pour aller à Desana^, qui est à moitié chemin de ce premier village à Verceil. Nous y restâmes jus- qu'au 5 de juin. Le marquis de Senneterre^ resta à Trin avec trois régiments de dragons; outre cela, il avoit encore deux régiments du même corps à Tri- cerro* sous ses ordres, afin d'être à portée d'aller secourir M. d'Albergotti, qui étoit toujours à Gabiano, village au delà du Pô ; nous y avions un pont.
Le 5, nous partîmes de Desana, après y avoir laissé neuf escadrons et six bataillons. Nous arrivâmes d'as- sez bonne heure à Montanaro^, village à une petite lieue en deçà de Verceil. Pendant le séjour que notre armée y fit, les ennemis sortirent au nombre de quatre cents chevaux et une trentaine d'housards, pour venir insulter le quartier général, qui étoit à Monta- naro. Ils y tuèrent quelques valets, et ensuite ils s'en retournèrent si promptementà Verceil, que les piquets
1. Mémoires militaires, t. IV, p. 127-135; Histoire militaire de Quincy, p. 346-347.
2. A sept kilomètres de VerceiL
3. Henri de la Ferté, comte de Senneterre : tome I, p. 288.
4. Bourgade fortifiée, dans le district actuel de Desana.
5. A quatre kilomètres de Verceil, non loin du naviglio qui réunit la Sesia et la Doire Baltée.
12 MÉMOIRES [Juin 1704]
de l'armée ne purent les joindre. Le 7, sur le midi, nous arrivâmes devant Verceil. Toute la cavalerie de la garnison étoit en bataille un peu en deçà du glacis. Les ennemis nous firent l'honneur de nous tirer quelques coups de canon.
Verceil. — La ville de Verceil est grande, les rues assez bien percées, les églises belles ; elle étoit connue du temps des anciens Romains, il y a un évêché suf- fragant de Milan ; il y a eu un concile célébré en 1 050, par le pape Léon IX, contre Bérenger, archidiacre d'Angers, qui nioit la réalité du corps de Jésus-Christ dans l'Eucharistie. Cette place, qui étoit une des plus fortes du duc de Savoie, étoit environnée de quatorze bastions revêtus et de dix demi-lunes, avec un bon fossé et un bon chemin couvert. On prétend que quatre ducs de Savoie y ont fait travailler pour la rendre aussi forte qu'elle l'étoit^. Elle est située près de la Sesia, petite rivière qui sépare le Piémont d'avec le Milanois ; le Cervo^, petite rivière, coule à côté de cette place. La citadelle en est petite. La garnison étoit composée de quatorze bataillons et de cinq cents chevaux ; elle avoit des provisions de guerre et de bouche suffisamment. M. des Hayes, gentilhomme de Beauce et le premier lieutenant général du Savoyard, en étoit gouverneur ; j'en ai dit l'histoire dans l'article de Turin ^. M. de Préla* en étoit heutenant de roi.
1. Le Grand Dictionnaire géographique de Bruzen de la Mar- tinière contient une longue description des fortifications de Verceil d'après des mémoires et plans de 1698.
2. Affluent de la Sesia.
3. Ci-dessus, tome I, p. 194-195.
4. Il y a dans le manuscrit M. de Priolo, ou Praolo. C'est le
[Juin 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 13
Quarante bataillons, dont nous étions, et cinquante- cinq escadrons furent destinés pour ce siège. On ne fit point de ligne de circonvallation ; au contraire, M. de Vendôme fit raccommoder les chemins par où le duc de Savoie pouvoit venir au secours de cette placée On se contenta seulement de faire occuper par des détachements le village de Gasalrosso, les châ- teaux de Montanaro, de Lignana^, et quelques autres.
Tout étant prêt pour l'ouverture de la tranchée^, elle se fit dans la nuit du 14 au 15 par M. de Vaube- court, premier lieutenant général de l'armée, à la droite, du côté des Capucins, avec sept bataillons et quatre escadrons. M. de Toralva^, maréchal de camp espagnol, commandoit la gauche de la tranchée, qu'il appuya au chemin qui va de Verceil à Casai, et la droite étoit appuyée à la Sesia. On attaquoit les bas- tions qui formoient ce qu'on appelle la citadelle parce qu'ils étoient enfermés par des ouvrages qu'on avoit faits au dedans de la ville. Nous perdîmes, ce premier jour, environ soixante-dix hommes, tant tués que blessés.
La nuit du 15 au 16, la tranchée fut relevée par le
comte de Préla [Mémoires militaires, p. 814 et 816); M. des Hayes fut malade une partie du temps, et la charge du com- mandement revint à M. de Préla.
1. La Gazette (p. 296) dit au contraire que Vendôme fit rompre tous les chemins venant du camp du duc de Savoie.
2. Villages situés au nord et à l'ouest de Desana.
3. Sur le siège de Verceil, voyez les Mémoires militaires, p. 227-238; la Gazette d'Amsterdam, n°' lxiii à lxvi; les relations données dans le Mercure de juin et de juillet; l'His- toire militaire de Quincy, t. IV, p. 347-362; la Gazette, p. 296, 308, 319-322, 344, etc.; les lettres et mémoires insérés dans les Mémoires de Sourches, t. VIII, p. 384-389; etc.
4. Il signait : Torralba.
U MÉMOIRES [Juin 1704]
marquis de Barbezières^ à la droite, et, à la gauche, par M. de Valdefuentès^, maréchal de camp espagnol, avec le même nombre de bataillons. On travailla ce même jour, et la nuit ensuite, à deux batteries de canon et à une de bombes.
La nuit du 16 au 17, le comte de Médavy releva la tranchée, toujours avec pareil nombre de bataillons. Les ennemis tentèrent, ce jour-là, de faire une sor- tie, parce que la communication avoit été rompue par le débordement de la Sesia, causé par la fonte des neiges; mais, voyant qu'on étoit préparé à les bien recevoir, ils se retirèrent promptement.
La nuit du 17 au 18, le comte de Ghemerault et le comte d'Aubeterre relevèrent la tranchée avec sept bataillons, dont les deux du régiment. Nous pous- sâmes notre sape à soixante toises du glacis. Un bou- let de canon, ayant donné sur le revers de la tranchée, m'envoya une pierre grosse comme le pouce, qui me frappa la mâchoire d'en bas ; j'en ai toujours la marque.
La tranchée fut relevée, la nuit du 18 au 19, par M. de Langalerie^. Les ennemis firent ce jour-là une
1. Charles-Louis de Barbezières-Chemerault, marquis de Barbezières (1651-1709), était lieutenant général depuis 1696. C'était un familier de Vendôme, qui, en 1703, l'avait chargé d'une mission secrète en Tyrol; il fut arrêté alors et jeté en prison à Innsbruck, où il resta plusieurs mois [Mémoires de Saint-Simon, t. XI, p. 72-74 et 262, et t. XII, p. 120-121).
2. Ferdinand de Portugal-Alencastro, second fils du duc d'Abrantès, marquis de Valdefuentès, hérita du titre de duc de Linarès à la mort du frère de sa mère. Philippe V, dont il avait été un des premiers partisans, le nomma, en septembre 1704, directeur de la cavalerie en Milanais, et lui donna en 1709 la vice-royauté du Mexique, où il mourut en 1715.
3. Philippe de Gentils, marquis de Langalerie, venait d'être
[Juin 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 15
sortie commandée par un capitaine du régiment des gardes du duc de Savoie; mais, cet officier ayant eu la tête emportée d'un boulet de canon, elle n'eut aucun effet. J'appris depuis que c'étoit le comte de Moret', frère de MM. de Solari, mes bons amis, avec qui j'avois été mousquetaire du Roi^; ils étoient tous deux dans la place, ce que je ne savois pas.
Deux jours auparavant, on avoit fait une batterie de vingt pièces de canon et de douze mortiers, qui démontèrent plusieurs pièces de canon des assiégés. On en avoit fait une autre, de douze pièces de huit à ricochet^, au delà de la Sesia, qui voyoit à revers le chemin couvert, et elle le prenoit si fort à revers, qu'elle fit perdre beaucoup de monde aux ennemis. Il m'a été rapporté qu'un seul de ses boulets avoit tué neuf hommes dans le chemin couvert.
La nuit du 19 au 20, on fit une parallèle à vingt toises du glacis, et, depuis ce dernier jour jusqu'au 25, on travailla à la sape. Il ne se passa rien de considé- rable à la tranchée; le régiment la monta le 24. Je ferai ici une petite remarque. Mon frère, auteur de
fait lieutenant général en février 1704. Il passera aux Impé- riaux au commencement de 1706 et contribuera à la défaite des Français devant Turin. Après les aventures les plus extraordi- naires, que M. de Boislisle a racontées dans la Revue histo- rique de novembre 1897 et janvier 1898, il finit par mourir dans la prison impériale de Vienne, en 1717.
1. Nous retrouverons plus loin (p. 27-29) ce comte de Moret et ses deux frères, et notre auteur donnera alors sur leur compte des détails assez circonstanciés. — Moretta, dans le marquisat de Saluées, était possédé par les Solari depuis le xiv^ siècle.
2. Ci-dessus, tome I, p. 130, 245 et 345.
3. Ce genre de tir, inventé par Vauban, avait été inauguré par lui au siège de Philipsbourg en 1088.
16 MÉMOIRES [Juin 1704]
VHistoire militaire de Louis XIV, ne nous fait pas monter la tranchée une seule fois. Cependant notre régiment étoit chef de brigade \ et nous la montâmes aussi souvent que les autres^.
La nuit du 2l5 au 26, les régiments de Lyonnois, d'Anjou et des Vaisseaux relevèrent la tranchée, aux ordres de MM. de Médavy, Valdefuentès et d'Orge- mont. On travailla à une communication pour joindre l'attaque de la gauche à celle de la droite, une espèce de parallèle. On fit une batterie de six pièces de canon de vingt-quatre et une de mortiers.
Pendant la nuit précédente, les assiégés firent un feu continuel de canon et de mousqueterie, et ils nous jetèrent beaucoup de bombes et de pierres ; cependant ils nous tuèrent peu de monde : il y eut une trentaine de soldats de blessés.
M. de Vendôme visitoittous les jours les tranchées, et il encourageoit les soldats. Il leur parloit avec tant de bonté, qu'ils étoient charmés d'avoir un si grand homme pour leur général. Un jour que j'y étois, un grenadier lui dit : « Monseigneur, donnez-moi une a prise de votre tabac; on dit que vous en avez tou- « jours d'excellent. » — « Tiens, prends, mon cama- « rade, lui répondit le prince. » — « Non, mon géné- « rai, lui répliqua le grenadier, j'aime mieux que vous
1. C'est-à-dire que, le colonel de Bourgogne, M. de Dreux, étant brigadier, la brigade que son régiment formait avec un autre, dont le chef n'était que colonel, portait le nom de Bourgogne.
2. En effet, le marquis de Quincy, dans son récit du siège, ne cite jamais le régiment de Bourgogne. Mais comment se fait-il que notre auteur ne dise mot de la blessure que le mar- quis de Dreux, son colonel, reçut au siège [Mémoires de Sourc/ies, t. VIII, p. 408) ?
[Juin 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 17
a m'en donniez vous-même. La raison en est simple : « vous m'en donnerez davantage. » M. de Vendôme lui versa toute sa tabatière *. Il connoissoit tous les officiers du régiment par leurs noms; ainsi, dès qu'il en voyoit quelqu'un, il lui parloit toujours.
La nuit du 26 au 27, la tranchée fut relevée par les régiments de Lombardie", de Piémont, de Ven- dôme, de Croy et de Berwick^, aux ordres de MM. de Montgon, de Ghartoigne^ et de Montsoreau. Je fus dîner ce jour-là à la tranchée; on y faisoit la plus grande chère du monde : il falloit bien quelquefois se distraire de notre petit ordinaire. Pendant le diner, il nous arriva plusieurs déserteurs de la place, entre autres un bonhomme âgé, qui avoit une grande barbe et toute blanche. « Eh! que diable faisiez-vous dans « cette ville, père Abraham? » lui dit M. de Mont- gon. — a Quoi, Monseigneur, lui répliqua le soldat, a est-ce que j'ai l'honneur d'être connu de vous? » Véritablement cet homme s'appeloit Abraham. Il nous conta son histoire : il étoit maître d'école en Suisse ; il s'engagea avec plusieurs de ses écoliers parce qu'on lui avoit fait entendre qu'en moins de six mois il s'enrichiroit par la maraude et par le butin qu'il feroit
1. Malgré la répugnance de Louis XIV pour le tabac à priser, l'usage en était devenu presque général. Certains hommes, comme le grand prieur de Vendôme, frère du duc, ne se ser- vaient pas de tabatière, mais avaient à leurs vêtements une poche doublée en cuir, dans laquelle ils prenaient leur tabac.
2. Régiment italien au service d'Espagne, comme celui de Croy, qui était composé principalement de Flamands et de Belges.
3. Formé en 1698 avec les débris de différents corps irlandais.
4. Philippe-François de Chartoigne : tome I, p. 210.
U 2
18 MÉMOIRES [Juin 1704]
sur les François. « Mais, ajouta-t-il, voyant qu'il n'y « avoit que des coups à gagner, j'ai déserté pour m'en « retourner chez moi et y vivre tranquillement. » Ce jour-là, on travailla à deux batteries de canon de six pièces chacune, pour ruiner les défenses. M. Buel, capitaine de Berwick, et M. Moreau, commissaire d'artillerie, furent tués.
La nuit du %1 au 28, les régiments de Normandie, de l'Ile-de-France ^ de Beaujolois^, et un autre régi- ment relevèrent la tranchée, aux ordres de MM. de Ghemerault, d'Aubeterre et de CaraccioU^. On tra- vailla à plusieurs sapes et à faire fouiller le mineur, afin de pouvoir trouver les mines. Nous essuyâmes, ce jour-là, un grand orage ; nos tranchées en furent très incommodées, nos tentes renversées.
La nuit du 2l8 au 29, la tranchée fut relevée par les régiments de Bonezane*, de la Vieille-Marine, de Médoc, de Cambrésis^ et de Bassigny^, aux ordres de de Langalerie, d'Arène et d'Imécourt. La sape se
1. Créé en 1684; le marquis de Broglie (ci -après, p. 20) en était colonel depuis 1698.
2. Ce régiment, qui datait de 1685, perdra son colonel à ce siège (ci-après, p. 21).
3. Thomas Caraccioli était maréchal de camp au service d'Espagne et passa à celui de France en 1707; il devint lieute- nant général en 1718 et gouverneur de Briançon; il ne mourut qu'en 1755, à cent un ans.
4. Régiment espagnol, dont notre auteur orthographie le nom Bollesane.
5. Ce régiment avait été formé, en septembre 1684, avec un bataillon du régiment de Piémont.
6. Créé en 1684, comme le précédent, il avait pour colonel le chevalier de Bullion depuis 1702; en 1749, il fut incorporé dans Royal-Comtois.
[Juin 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 19
poussa jusqu'à dix toises du chemin couvert. On acheva une batterie de six mortiers à la droite. Nous perdîmes assez de monde pendant cette tranchée; MM. de Sanzay, commissaire d'artillerie, de Pont- catron, lieutenant du régiment de Bassigny, et Mon- tigny, lieutenant de Médoc, furent blessés ^
La nuit du 29 au 30, MM. de Bouligneux, de Goës- briant et chevalier de Luxembourg^ relevèrent la tranchée avec les bataillons de Mendoze- espagnol, de Bourgogne, de Sourches^, de Maulévrier* et de Beauce^. On s'avança par la sape jusqu'à huit toises de l'angle flanqué du chemin couvert, à l'attaque de la droite. On en fît autant à l'attaque de la gauche, et une allant à la capitale de la demi-lune^.
Le 2, M. de Vendôme, auparavant d'attaquer les trois angles du chemin couvert, fit éventer les mines des ennemis qui étoient chargées : après quoi, nos grenadiers se logèrent dans les trous que les mines avoient faits. Les assiégés firent plusieurs tentatives pour nous en chasser, mais inutilement. On se logea
1. Le général Susane dit que M. de Montigny fut tué [His- toire de Vinfanteric, t. IV, p. 387).
2. Christian-Louis de Montmorency-Luxembourg, prince de Tingry en 1711, avait été chevalier de Malte; brigadier d'in- fanterie depuis janvier 1702, il sera nommé lieutenant général en septembre 1708, pour avoir réussi à faire entrer du secours dans Lille assiégé, et deviendra maréchal de France en 1734.
3. Ce régiment, levé en 1695 par le comte de Sanzay, avait été donné au chevalier de Sourches en octobre 1703,
4. Créé en 1675, il avait pour colonel le chevalier de Maulé- vrier; il prendra le nom de Beaujolais en 1762.
5. Levé en 1684.
6. C'est la ligne tirée depuis le centre de la derai-Iune jus- qu'à la pointe. [Dictionnaire de Trévoux.)
20 MÉMOIRES [Juillet 1704]
aussi sur les angles flanqués du chemin couvert. Ensuite la sape fut continuée le long de la contres- carpe, ce qui obligea les ennemis d'abandonner entiè- rement le chemin couvert, d'autant plus que la bat- terie à ricochet qui étoit au delà de la Sesia les fatiguoit infiniment. Cependant on ne put encore les chasser de quelques traverses que le 5.
Le 6, MM. de Bouligneux et de Goësbriant étant de tranchée, on travailla à plusieurs batteries sur le che- min couvert, pour battre en brèche la demi-lune ; on y travailla jusqu'au 10, pendant lequel temps on tra- vailla à saigner le fossé et à faire trois galeries pour y descendre.
Le 10, le régiment monta la tranchée avec cinq autres bataillons, aux ordres de M. de Las Torrès, de M. d'Aubeterre et du marquis de Broglie^. C'étoit un jour maigre; M. d'Aubeterre, qui étoit dévot ou qui le faisoit, nous donna un dîné superbe en maigre. Il avoit fait venir du poisson de presque tous les lacs d'Italie. Il y avoit une table en long, de soixante-quinze couverts, couverte des plus beaux poissons que j'aie jamais vus^. Dans le temps que nous allions nous mettre à table, il tomba une bombe près de la table. En crevant, elle couvrit si malicieusement tous les plats de terre, qu'on ne voyoit plus les poissons. Cet
1. Charles-Guillaume, marquis de Broglie, frère aîné du second maréchal, était colonel du régiment de l'Ile-de-France; il épousa en 1710 la fille du futur chancelier Voysin, et parvint en 1718 au grade de lieutenant général. Notre auteur parlera plus longuement de lui dans le récit de la campagne de 1705.
2. Sur le luxe dans les armées, voyez ci-dessus, p. 17, et tomel, p. 90, et le commentaire des Mémoires de Saint-Simon (éd. Boislisle), t. XIII, p. 343-344, et t. XIV, p. 414-415.
[Juillet 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 21
accident nous fit beaucoup de peine. Elle en fit davan- tage au comte d'Aubeterre; car cette bombe fit ce ravage dans le temps que tout le monde faisoit com- pliment à ce général de la magnificence avec laquelle il régaloit les officiers de la tranchée. Nous autres offi- ciers particuliers, nous ne fûmes cependant pas la dupe de madame la bombe; avec nos cuillers, nos fourchettes et nos couteaux, nous enlevâmes le mieux que nous pûmes la terre qui couvroit les poissons, que nous mangeâmes avec autant de plaisir que si l'acci- dent n'étoit point arrivé. La nuit d'ensuite, les eaux du fossé s'écoulèrent entièrement.
La nuit du 11 au 12, les mineurs se logèrent à la demi-lune. M. de Ménestrel, colonel du régiment de Beaujolois^ et beau-frère de M. de Bezons^, fut tué, regretté généralement, non seulement de tous les offi- ciers généraux, mais de tous les officiers particuliers. Son régiment fut donné à M. deLutteaux, son frère^.
Le 12 et le 13, on ne cessa de battre en brèche la demi-lune. Le 14, nos mineurs furent obligés de quit- ter plusieurs fois leurs travaux par le grand nombre de feux d'artifices dont les assiégés les accabloient.
La nuit du 1 5 au 16, Lombardie, Piémont, la Sarre '^
1. N. Le Ménestrel de Hauguel de Lutteaux, fils d'un « homme d'affaires » de Paris [Sourches, t. IX, p. 20), avait ce régiment depuis décembre 1702.
2. Le futur maréchal de Bezons (tome I, p. 81) avait épousé en 1694 Marie-Marguerite Le Ménestrel.
3. Etienne Le Ménestrel de Lutteaux, d'abord capitaine de cuirassiers, devint lieutenant général en 1738 et mourut à Lille, en 1745, de blessures reçues à la bataille de Fontenoy.
4. Levé en Lorraine, en 1651, par le maréchal de la Ferté, ce régiment prit, en 1685, le nom de la Sarre.
22 MÉMOIRES [Juillet 1704]
et Berwick étant de tranchée aux ordres de MM. de Ghemerault, de Ghartoigne et d'Estaires\ ce premier fit attaquer la demi-lune, quoiqu'il n'y eût qu'une brèche à passer dix hommes de front. M. de Maran- val, précédé d'un sergent et de cinq grenadiers, s'en empara à la tête de trente grenadiers, et ensuite on travailla à s'y loger. Le tout se fit sans beaucoup de perte de notre part. Ce même jour, on éleva une bat- terie sur la place d'armes du chemin couvert, pour battre en brèche la courtine. Nous eûmes une soixan- taine d'hommes de tués ou de blessés pendant cette tranchée.
La nuit du 16 au 17, le régiment de Garaccioli, ceux de Normandie, de Sourches et de Groy rele- vèrent la tranchée aux ordres de MM. de Langalerie, Toralva et Garaccioli. Nos travailleurs furent obligés d'abandonner un boyau qu'ils avoient fait avec des gabions et des sacs à terre pour faire une communi- cation tirant vers la face de la droite du bastion gauche. M. Garré, capitaine au régiment de Groy, un lieute- nant et un sous-lieutenant de Normandie furent tués avec vingt-cinq soldats, et une centaine de blessés; M. de Maurignac, capitaine des grenadiers, M. de Saus- sicourt, aide-major de ce régiment, MM. Menu, bri- gadier des ingénieurs, et Digats, ingénieur, furent blessés.
La nuit du 17 au 18, d'Avesane-espagnol, la Vieille- Marine, la Sarre et l'Ile-de-France relevèrent la tran- chée, aux ordres de MM. de Bouligneux, d'Arène et d'Orgemont. Nous eûmes six hommes de tués et quinze
1. Le manuscrit, suivant V Histoire militaire, dit ici : M. Des- torces; c'est le comte d'Estaires (tome I, p. 356).
[Juillet 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 23
de blessés. Ce jour-là, on fît plusieurs épaulements dans les tranchées, et on occupa tout le dedans de la demi-lune.
Prise de Verceil. — La nuit du 1 8 au 19, les enne- mis voyant nos mineurs attachés aux deux bastions du front attaqué, ou plutôt leur manquant quelque chose de nécessaire pour continuer à défendre la place, comme il est à présumer, ils demandèrent à capituler. C'étoit MM. de Colmenero, d'Aubeterre et de Mont- soreau qui étoient de tranchée. On fut très surpris, dans notre armée, de ce que les assiégés vouloient se rendre si promptement, d'autant plus qu'il n'y avoit aucune brèche au corps de la place et qu'ils avoient une seconde enceinte, dont nous ne pouvions nous rendre maîtres qu'avec du canon ' .
M. de Vendôme se rendit sur-le-champ à la tran- chée. Il envoya M. de Guerchy, brigadier, et M. de Louvignies, colonel d'un régiment espagnol^, pour otages dans la ville. M. des Hayes, gouverneur de Verceil, qui étoit malade, envoya de son côté le comte d'Harrach, colonel d'un régiment portant son nom \ et le major de la place. Quel fut notre étonnement, j'y étois présent, lorsque nous entendîmes le discours de M. de Vendôme à ces Messieurs : qu'ils ne dévoient s'attendre à aucune capitulation que M. des Hayes et
1. Voyez ci-après, p. 28, n. 3.
2. Le marquis de Louvignies, d'origine wallonne ou lorraine, était depuis 1698 colonel d'un régiment allemand au service d'Espagne ; il deviendra par la suite maréchal de camp et gou- verneur de Lerida, où il mourut en novembre 1710.
3. Jean-Joseph-Philippe, troisième fils du comte d'Harrach qui fut ambassadeur de l'Empereur à Madrid jusqu'en 1098, était né en 1678 et devint feld-maréchal-général en 1723.
24 MÉMOIRES [Juillet 1704]
les autres officiers de la place ne fussent convenus auparavant de se rendre, eux et la garnison, prison- niers de guerre ! Malgré tout ce que put dire le comte d'Harrach pour obtenir une capitulation plus hono- rable, notre général s'opiniàtra toujours à ne vouloir point les écouter qu'ils ne fussent d'accord sur ce pre- mier article. Le major de la place fut rendre compte au gouverneur de la proposition de M. de Vendôme, qui se rendit avec le comte d'Harrach et nos officiers généraux dans une abbaye^ qui étoit près de la queue de la tranchée, pour attendre la réponse. Y étant arrivé, plusieurs officiers généraux prirent ce prince en particulier, et ils lui marquèrent la surprise où ils étoient de ce qu'il s'opiniàtroit d'avoir cette garnison prisonnière de guerre; ils lui exposèrent qu'elle pou- voit tenir encore au moins trois semaines et obtenir une capitulation plus honorable. « Messieurs, leur a. répondit M. de Vendôme, c'est par rapport à vos « raisons mêmes que je les veux avoir prisonniers de « guerre. Il leur manque certainement quelque chose, « puisqu'ils veulent capituler si promptement. Je vous a donne ma parole qu'ils acquiesceront à ma propo- « sition. p Cependant il y avoit déjà presque cinq heures que M. de Vendôme attendoit la réponse du gouverneur, et, comme il commençoit à s'impatien- ter, il envoya un officier lui dire que, s'il retardoit encore, il lui renverroit son otage. Enfin le major revint, qui dit à M. de Vendôme la surprise où étoit
1. C'est celle dont parlent les Mémoires de Sourches, t. VIII, p. 398. Elle ne ligure pas sur la carte spéciale du siège de Ver- ceil donnée par le général Pelet dans l'atlas des Mémoires militaires.
[Juillet 1704J DU CHEVALIER DE QUINCY. 25
M. des Hayes; que cette proposition l'a voit si cruel- lement touché, qu'il avoit dit tout en colère que, plu- tôt que d'accepter une telle capitulation, il périroit plutôt l'épée à la main, étant persuadé que toutes les troupes qui composoient sa garnison étoient dans les mêmes sentiments. M. de Vendôme renvoya le major de la place, accompagné de M. d'Esgrigny, intendant de l'armée, et de M. Duchy^ général des vivres. Ces deux messieurs furent envoyés pour engager le gou- verneur à se soumettre aux volontés de notre général ; mais tous leurs discours ne servirent qu'à l'aigrir davantage. Il leur dit que, malgré sa maladie, il se feroit porter plutôt sur la brèche, et qu'il s'y feroit tuer et ensevelir sous les ruines; que tous les officiers et tous les soldats en feroient de même. M. d'Esgri- gny et M. Duchy, après plusieurs contestations, revinrent à l'abbaye trouver M. de Vendôme. Us lui amenèrent M. de Préla, lieutenant de roi de la ville, qui supplia le duc de Vendôme d'accorder une capi- tulation telle qu'on accorde à une garnison qui s'est défendue avec toute la valeur possible. « Monsieur, « lui dit notre général, je me lasse de l'opiniâtreté de <i votre gouverneur. Je vous donne encore deux « heures à vous déterminer ; mais, passé ce temps, « il n'y aura plus de capitulation. Il y a déjà long- « temps que j'attends; je m'en impatiente'-^. » Le
1. Jean-Baptiste Berthelot, seigneur de Duchy et de Bellebat (1672-1740), fut receveur général à Paris en 1706, après avoir été général des vivres en Italie; il devint fermier général en 1718, puis intendant des Invalides.
2. Voyez ce que disent les Mémoires de Sourc/ies, t. IX, p. 28, à propos des exigences de Vendôme dans cette circonstance.
26 MÉMOIRES [Juillet 1704]
prince Pio* et le sieur Magnani', secrétaire du duc de Vendôme, accompagnèrent M. de Préla. M. des Ilayes, qui ne pouvoit avaler cette pilule, fut encore bien deux bonnes heures à se déterminer. A la fin, il se soumit à la discrétion de M. de Vendôme, qui accorda que la garnison sortiroit par la brèche, tambours battants, mèches allumées, balles en bouche, enseignes déployées, avec deux pièces de canon, mais qu'en arrivant sur le glacis elle y poseroit ses armes, elle y laisseroit les deux pièces de canon, et elle seroit prisonnière de guerre. Nous n'avons jamais pu savoir ce qui avoit pu déterminer M. des Hayes à faire une telle capitu- lation. La brèche étoit si impraticable, qu'une partie des troupes qui composoient la garnison fut occupée, pendant la nuit qui précéda l'évacuation de la place, à la rendre praticable. Elle étoit encore, je parle delà garnison, composée de près de quatre mille hommes, en comptant les officiers. Elle n'a voit aucunement souffert ; les officiers et les soldats avoient de très bons visages^.
1. François Pio de Savoie y Cortereal, d'une famille agrégée à la maison de Savoie en récompense de ses services, était colonel du régiment de Lombardie (ci-dessus, p. 17) depuis 1702. Philippe V lui donna la Toison d'or en 1708 et le fit capitaine général et gouverneur de Madrid (1714) et de Cata- logne (1715), et grand écuyer de la princesse des Asturies (1721); il mourut noyé dans une inondation, à Madrid, le 15 septembre 1723.
2. N. Magnani ou Magnanis, né à Perpignan, secrétaire et compagnon de débauche de Vendôme, avait un frère aumônier du prince et un autre capitaine dans son régiment.
3. Les Mémoires de Sourches (t. IX, p. 25-26) donnent la raison de cette reddition de Verceil. D'après une lettre chiffrée de M. de Préla, qui fut interceptée et envoyée à Versailles pour être déchiffrée, presque tous les officiers et un grand
[Juillet 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 27
Le lendemain de cette capitulation, me promenant devant ma tente, je vis arriver un garde du marquis de Vaubecourt, (jui avoit été nommé gouverneur de la place, suivi d'un officier ennemi qui demandoit où étoit ma tente. Dès que j'entendis nommer mon nom, je m'avançai. Je fus bien surpris de voir mon ancien camarade, le comte de Moret^ avec qui j'avois été mousquetaire du Roi. Après nous être embrassés ten- drement, je lui demandai la raison pour laquelle il étoit dans ce pays. « J'étois dans Verceil, me répon- <t dit-il, au service de mon prince. Je suis lieutenant « dans le régiment de ses gardes, avec commission <r de capitaine. J'ai quitté le régiment de Monroux^, « où j'avois une compagnie, aussitôt que j'ai reçu € l'ordre de S. A. R., et le chevalier de Solari^, mon « frère et votre bon ami, a aussi abandonné sa com- « pagnie dans le régiment de Saint-Second^ pour ser- « vir aussi notre souverain. Il est aussi lieutenant, « avec commission de capitaine, dans le régiment des « gardes. Il est retenu dans son lit par rapport à la
nombre de soldats étaient malades, et la garnison était inca- pable de soutenir un assaut. Cette lettre est publiée dans les Mémoires militaires, t. IV, p. 816. De toute la garnison, il ne sortit que quatorze cents hommes valides [Sourches, p. 28 j.
1. Ce comte de Moret, N. Solari, est le frère de celui qui a passé ci-dessus (p. 15). Il avait pris le titre de comte à la mort de son aîné (ci-après, p. 28).
2. Régiment au service de France formé en 1690 avec les débris de divers régiments piémontais et commandé par le Savoyard Philippe-Marie de Monroux, qui parviendra en 1710 au grade de lieutenant général et mourra en 1715.
3. Ci-dessus, tome I, p. 130.
4. Régiment italien levé en 1693 par le marquis de Saint- Second; il servait alors en Allemagne.
28 MÉMOIRES [Juillet 1704]
c blessure qu'il a reçue à la défense de la demi-lune. « Je vous prie, mon cher camarade, poursuivit-il, de « nous faire le plaisir de venir dîner avec nous ; mon « frère a une impatience extraordinaire de vous « revoir. » Je ne balançai pas un moment; je fis seller mon cheval, et nous allâmes tous trois, le comte de Moret, le garde et moi, à Verceii. Je trouvai mon pauvre ami dans son lit, ayant la tète plus grosse qu'un boisseau : une grenade jetée par un de nos gre- nadiers mit le feu à un sac de poudre, qui l'avoit mis dans ce pitoyable état; par bonheur, ses yeux n'en étoient nullement offensés. Ils me firent bonne chère ; ensuite, ils me donnèrent un petit concert, où j'ac- compagnai de la basse de viole. Il fallut nous séparer; après nous être bien embrassés et nous être dit un éternel adieu, car je ne les ai pas vus depuis, je m'en retournai à notre camp. J'ai appris dans la suite que le comte de Moret, qui étoit devenu l'aîné par la mort de son frère tué commandant la seule sortie consi- dérable qui s'étoit faite pendant le siège et qui ne réussit pas, comme je l'ai déjà dit^, s'étoit fait moine quelques années après, et que le chevalier de Solari étoit devenu lieutenant-colonel du régiment des gardes du roi de Sardaigne^, brigadier de ses armées et
1. Ci-dessus, p. 15. Les Solari étaient originaires d'Asti. A cette famille appartenaient Charles-Jérôme, ambassadeur en France en 1G43 et à Rome en 1659 [Gazette, p. 609), le comte de Govon, envoyé extraordinaire à Paris en 1696 [Saint-Simon, t. III, p. 267), et le Solari tué au combat de Castelnuovo-da- Bormida (ci-dessus, tome I, p. 345). Le comte Solar de la Mar- guerie, qui commandait l'artillerie à Turin pendant le siège de 1706, devait être aussi de leurs parents.
2. Charles-Emmanuel (1701-1773), fils de Victor-Amédée.
[Juillet 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 29
premier écuyer de la reine son épouse ^ Ce fut lui qui fut chargé de la triste commission d'aller arrêter dans son lit le roi Victor- Amédée lorsque ce prince, ayant reconnu la grande faute qu'il avoit faite d'abdiquer la couronne, voulut depuis se remparer' des rênes du gouvernement. Tout le monde sait cette fatale histoire et la fin malheureuse de ce grand prince 3.
Le 21 juillet, jour marqué pour l'évacuation de la place, toute l'armée se mit en bataille, notre droite appuyée à la queue de la tranchée et notre gauche s'étendant dans la plaine. Il faisoit un temps char- mant. Nous vîmes arriver beaucoup de carrosses de Casai, de Novare, et de Milan même, remplis de dames qui étoient accompagnées de plusieurs seigneurs à cheval, que la curiosité faisoit venir pour être specta- trices de la sortie de cette nombreuse garnison et de la gloire du général françois. Pendant que cette gar- nison défiloit, nous entendions les dames qui s'écrioient de temps en temps : Ecco degli belli cani, si have- vano havuto la voluntà di morderef et d'autres bro- cards aussi forts. Nous trouvâmes les deux bataillons du régiment de Savoie et les deux du régiment d'Har- rach plus beaux que les deux du régiment des gardes.
1. Polyxène-Christine-Jeannette de Hesse-Rhinfels-Rottem- bourg, seconde femme de Charles-Emmanuel, mariée en 1724, morte en 1735.
2. Ainsi dans le manuscrit.
3. Victor-Amédée abdiqua la couronne le 3 septembre 1730 en faveur de son fils, mais voulut bientôt la reprendre. Une première tentative, dans l'été de 1731, ne réussit pas; en sep- tembre suivant, il recommença : son fils le fit alors arrêter, dans la nuit du 27 au 28 septembre, et transporter au château de Rivoli, puis à Moncalieri, où il mourut le 30 octobre 1732.
30 MÉMOIRES [Juillet 1704]
Nous ne restâmes pas longtemps près de Verceil. Nous partîmes le 23 pour aller camper à San-Ger- mano, qui en est à quatre lieues* ; nous y séjournâmes jusqu'au 26. En arrivant de dîner le 215 de chez le comte de Médavy, qui avoit beaucoup de bonté pour moi, je me sentis un grand frisson, qui fut suivi d'une fièvre des plus violentes. Une grande partie des offi- ciers et des soldats tombèrent malades dans ce camp. Nous en attribuâmes la cause au terrain des rizières où nous étions campés; véritablement, il en sortoit des exhalaisons qui nous désoloient par la puanteur. Le riz se sème dans une terre fort grasse, labourée en sillon; ensuite on couvre cette terre d'eau (on fait, dans presque toute l'Italie, couler les eaux où Ton veut ; c'est ce qui rend ce beau pays si fertile) ; on y laisse l'eau croupir. Ainsi il n'est pas extraordinaire qu'un tel terrain n'exhale des vapeurs des plus dan- gereuses. Un général doit éviter autant qu'il peut de faire camper son armée dans de pareilles situations et dans des terrains marécageux. Ce maudit camp, où nous ne séjournâmes que très peu de temps, fut la perte de beaucoup de soldats et d'officiers.
Le 26, malgré la fièvre aiguë que j'avois et le grand soleil qui nous dardoit sur la tête, je suivis l'armée à Santhià^, petite ville toute ouverte, qui est à trois lieues de San-Germano. M. de Montviel^, aide-major général de l'armée, qui étoit aussi malade, me donna
1. Sur la route de Verceil à Ivrée.
2. Dans le Novarois, près du canal qui réunit Ivrée à Verceil.
3. Jacques de Vassal, marquis de Montviel, qui avait accom- pagné Philippe V en Espagne comme gentilhomme de la manche, était brigadier d'infanterie et aide-major général depuis 1703.
[Août 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 31
un appartement chez lui. J'y étois fort bien logé. La maison étoit grande et fort propre; elle appartenoit à l'archiprêtre , qui avoit une nièce jeune et très aimable, âgée de quinze ans. La fièvre ne m'empê- choit point de lui en conter. Un jour, après une con- versation d'une bonne heure que nous avions eue ensemble, dans le temps que je me retirois pour aller dans ma chambre, elle me dit : « Monsieur le cheva- « lier, ah! venez vite. » Je cours pour savoir de quoi il étoit question ; elle étoit sur un balcon qui donnoit dans la cour. J'aperçus un frater* du régiment, monté comme un saint Georges, qui tenoit fièrement à la main une seringue élevée ; elle rioit comme une jeune folle de la brave contenance du mousquetaire à genoux. Elle me dit en souriant : « N'est-ce pas pour vous, « Monsieur? car vous en avez besoin pour vous rafraî- « chir. » — « Non, Mademoiselle, lui répliquai-je « en rougissant; ce n'est pas pour moi. » — a Je vois « bien, moi, que c'est pour vous, me répondit-elle. « Ne faites pas tant le brave. » Il est vrai que c'étoit pour moi; je lui avouai le fait et je la quittai. Quelques heures après, elle m'en fit mille plaisanteries ; mais malheureusement je n'étois pas en état de m'en venger. Ce fut dans ce camp que M. de Vendôme apprit, par le trompette du duc de Savoie avec qui, je l'ai déjà dit^, notre général badinoit quelquefois de con- versation, la nouvelle de la funeste bataille d'Hoch- stedt que nous perdîmes en Allemagne le 13 août. « Quelles nouvelles? j> lui demanda M. de Vendôme.
1. « Terme emprunté au latin pour désigner un garçon chi- rurgien; c'est ordinairement un mot de mépris. » [Dictionnaire de Trévoux.)
2. Ci-dessus, p. 9.
32 MÉMOIRES [Août ITO'î]
— « Il n'y a rien de nouveau, Monseigneur, lui « répondit-il d'un grand sang-froid, sinon que Mes- « sieurs les François viennent de perdre une des plus « grandes batailles qui se soient données depuis long- « temps. Jugez-en : après la défaite de votre belle « armée, vingt-quatre bataillons et quatre régiments « de dragons, postés dans un village à la droite, ont « été forcés de se rendre prisonniers de guerre, et le « maréchal de Tallard a eu le même sort. » — a Mais, a lui répliqua ce prince, tu badines; car je n'ai reçu « encore aucun courrier. » — « Eh bien, Monsei- « gneur, poursuivit-il, cette nouvelle est aussi certaine « qu'il fait jour; je suis persuadé que vous en aurez « bientôt la confirmation. » Nous ne l'eûmes que trop, huit heures après, par un courrier qui arriva de la cour'. La consternation, la tristesse et l'inquiétude se répandirent sur-le-champ dans notre armée, non seu- lement par rapport à l'intérêt du royaume, mais aussi par rapport aux parents que nous avions dans cette armée; j'y avois deux frères et un cousin issu de germain-. Cette bataille perdue fut le commencement des malheurs qui accablèrent la France depuis, et fut le nec plus ultra du bonheur qui avoit toujours accom- pagné les armes du Roi^.
1. Sur la désastreuse bataille d'Hochstedt ou de Blenheira, voyez l'Histoire militaire de Quincy, t. IV, p. 269 et suiv.; les Mémoires militaires, t. IV, p. 544-601; la Gazette, p. 416-417 et 428-430; le Journal de Dangeau, t. X, p. 101-103; les Mémoires de Sourches, t. IX, p. 52-56, et surtout ceux de Saint-Simon, avec le commentaire que M. de Boislisle y a joint (t. XII, p. 169 et suivantes).
2. Ci-après, p. 38.
3. C'est en achevant le récit de l'année 1701 que Saint-Simon
[Août 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 33
Le duc de Savoie eut la charité, pendant que nous étions encore dans ce camp, de faire donner un avis à M. de Vendôme des plus importants, qui étoit de faire défendre absolument le mouton dans son armée, parce que cette viande étoit un véritable poison dans le Piémont pendant les chaleurs. Nous profitâmes tous de son conseil.
On se persuadoit avec raison que M. de Vendôme suspendroit ses mouvements pour faire de nouvelles conquêtes, ou du moins qu'il attendroit les ordres du Roi ; mais cette triste nouvelle ranima plus vivement son zèle pour le service de S. M. et de sa patrie. On peut dire à sa louange qu'aucun François n'a été si bon citoyen et n'a aimé son souverain plus que ce prince : il ne servoit que pour la seule gloire, l'utilité du royaume, et pour avancer les affaires de S. M.
Les préparatifs pour faire le siège d'Ivrée étant faits, l'armée décampa de Santhià le 28, et elle fut camper à Viverone, village à deux lieues d'Ivrée^. M. de Vendôme auroit bien souhaité que le duc de Savoie, qui étoit toujours dans son camp de Crescen- tin, l'eût quitté pour l'empêcher de faire ce siège; mais le Savoyard et M. de Stahremberg étoient trop habiles dans l'art militaire pour abandonner un camp si avantageux. Ils se contentèrent de mettre dans Ivrée une garnison telle qu'il convenoit pour sa défense, et un brave officier qui eût la valeur, la fer- meté et l'expérience nécessaire pour la commander.
a exprimé la même idée sous une forme plus concise : « Ainsi •finit cette année, et tout le bonheur du Roi avec elle. »
1. Au sud-est d'Ivrée, sur le bord d'un petit lac auquel cette localité donne son nom.
II 3
34 MÉMOIRES [Août 1704]
C'étoit M. de Kirkbaum, Allemand au service de l'Em- pereur. Aussi fît-il une belle défense. M. le baron de Grippa, Piémontois, gouverneur de la place, le seconda parfaitement bien^
Attaque de notre convoi. — Je restai à Santhià, par rapport à la fièvre qui ne me quittoit point, jus- qu'au 30 au matin, que j'en partis pour profiter de l'escorte d'un grand convoi de munitions de guerre et de bouche destiné pour notre armée devant Ivrée. Beaucoup de soldats convalescents en profitèrent aussi afin de joindre leurs régiments. Nous ne fûmes pas plus tôt à une lieue et demie de Santhià, que nous aperçûmes un nombre considérable d'escadrons enne- mis qui venoient en très bon ordre pour enlever notre convoi. M. de Ghartoigne, qui commandoit l'es- corte du convoi, fit faire halte sur-le-champ à tous les chariots, et il en forma un carré long. Il dispersa toute son infanterie, et il la fit mettre entre et dessus les chariots. Il pria les convalescents, dont j'étois du nombre, de nous mettre à la tète des soldats conva- lescents. Il fit mettre sa cavalerie sur les ailes de son convoi. Dans cette situation, qui étoit excellente, nous attendîmes la cavalerie ennemie, qui vint trois fois nous attaquer. Ils poussoient leurs chevaux jusqu'aux chariots; mais nous les reçûmes si bien, qu'ils ne purent jamais nous entamer : nous en couchâmes plu- sieurs par terre, et nous leur tuâmes beaucoup de che- vaux. Nous ménageâmes si bien notre feu, que nous donnâmes le temps à M. de Vendôme de nous envoyer
1. Au commencement du siège, il fit abattre l'évêché, le séminaire et plusieurs églises qui masquaient au château la vue du camp français. [Histoire militaire de Quincy, t. IV, p. 365.)
[Août 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 35
à notre secours beaucoup de cavalerie. Celle des ennemis, l'apercevant, se retira bien vite, et elle nous laissa, par sa retraite, le chemin libre pour nous rendre devant Ivrée. Nous menâmes avec nous une centaine de prisonniers, presque tous cuirassiers; la plupart étoient blessés. Cette action fit beaucoup d'honneur à M. de Chartoigne et à notre infanterie, d'autant plus que, depuis Santhià jusqu'à une lieue d'ivrée, ce n'est qu'une plaine. C'étoit le prince Charles de Lorraine^ qui commandoit le détachement ennemi. Il est surpre- nant que l'auteur de VHistoire militaire de Louis XIV ne dise pas un mot de l'attaque de ce convoi^.
Nous arrivâmes à l'armée dans le temps qu'elle se campoit devant Ivrée et que nos grenadiers chassoient les ennemis des hauteurs qui commandent la ville. Nous apprîmes depuis que le comte de Blénac^, colo- nel de Piémont-royal ^, avoit été tué dans cette attaque ; nous n'y perdîmes pas un seul homme.
Siège d'ivrée. — La ville d'ivrée est située sur la Doria Baltea, rivière qui prend sa source dans les Alpes Apennines^ et, après avoir traversé la vallée
1. Charles-Thomas, fils de M. de Vaudémont (tome I, p. 236).
2. Le marquis de Quincy, en effet, n'en parle pas; mais il convient d'ajouter que ce petit combat n'est mentionné non plus ni dans la Gazette, ni dans les relations des Mémoires militaires, ni dans le Journal de Dangeau ou les Mémoires de Sourches, pas plus que dans la Gazette d' Amsterdam.
3. Cadet de la famille saintongeaise de Gourbon passé au service de Savoie.
4. Régiment savoyard qu'il ne faut pas confondre avec notre régiment français de Piémont, le second des vieux corps.
5. On dit plutôt Alpes-Pennines, dénomination dont l'ori- gine reste obscure.
36 MÉMOIRES [Sept. 1704]
d'Aoste, passé à Ivrée et reçu plusieurs petites rivières, va se jeter dans le Pô entre Ghivas et Gres- centin. Il y a un évêché suffragant de Turin ; elle a titre de marquisat. On dit cette ville fort ancienne. Elle appartenoit autrefois à Bérenger, qui disputoit l'Empire aux rois d'Arles, et elle étoit ville impériale. Ce fut Frédéric second qui la donna à Thomas de Savoie, second du nom, comte de Maurienne, l'an 12421. Gette place est d'autant plus importante aux ducs de Savoie qu'elle est une des clefs du Piémont. Il y a deux châteaux, dont l'un, appelé Malvoisin, tient à la ville, et l'autre, beaucoup plus fort, situé sur une hauteur, est au delà de la rivière^.
La ville est commandée par plusieurs petites col- lines et est environnée de plusieurs terrains enfoncés qui facilitent beaucoup les approches. Il y avoit dans la place onze bataillons et deux cents talpaches- (ce sont des housards à pied), qui nous incommodèrent assez pendant le siège par les petites sorties qu'ils faisoient de temps en temps. Notre armée étoit com- posée de soixante-dix-neuf escadrons et de trente- quatre bataillons, et nous avions soixante- quatre pièces de canon et douze mortiers.
Tous les préparatifs pour ce siège étant prêts, le duc de Vendôme fît ouvrir la tranchée, la nuit du 2 au 3 septembre, très proche de la ville ^ Nous ne
1. Voyez le plan donné par le général Pelet dans l'atlas des Mémoires militaires.
2. Troupe légère d'origine hongroise.
3. Mémoires militaires, t. IV, p. 266; Histoire militaire de Quincy, t. IV, p. 366.
[Sept. 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 37
montions la tranchée que par détachements, je n'en sais point la raison : ainsi, point de drapeaux à la tranchée^.
Au bout de quelques jours que je fus arrivé devant Ivrée, la fièvre me reprit avec plus de violence que jamais, quoique l'air qu'on respire dans ce pays est très excellent, cette ville étant située près des Alpes. Je me trouvai si mal, que la maladie du pays s'em- para de mon esprit. Pernicieuse maladie! Je ne pou- vois m'empécher de dire à mes camarades qui venoient me voir : « Est-il possible que, de sept frères que « nous sommes encore, je sois le seul qui vienne dans « ce pays qui a toujours été le tombeau des Fran- « çois ! B Ma maladie me faisoit d'autant plus de peine, que le lieutenant, le sous-lieutenant, les sergents et presque tous les soldats de ma compagnie, et tous mes domestiques, étoient malades. Une grande partie de l'armée étoit dans ce cruel état. Le chirurgien- major du régiment me saigna encore : c'étoit pour la troisième fois; mais, voyant que tout ce qu'il me fai- soit ne faisoit qu'augmenter ma fièvre, il me conseilla d'envoyer chercher le premier médecin de l'armée. C'étoit le célèbre M. Dumoulin^ qui m'ordonna de prendre de l'émétique. Je n'ai jamais tant souffert; car je fus un jour entier à débonder par en haut et par en bas, et cela avec une violence si extraordinaire que je souhaitai mille fois la mort. De plus, le soleil
1. Chaque bataillon avait alors trois drapeaux,
2. Nicolas Molin, dit Dumoulin, docteur de la Faculté de Montpellier, qui devint par la suite un des médecins consul- tants de Louis XV et ne mourut qu'en 1755, à quatre-vingt- douze ans.
38 MÉMOIRES [Sept. 1704]
étoit si ardent qu'à peine pouvoit-on respirer, et que les mouches et les cousins ne me laissoient pas un moment en repos. Le lendemain cependant, quoique très fatigué, je me trouvai un peu mieux, et enfin la fièvre me quitta, et je fus en état de monter la tran- chée à mon tour.
Nous avions appris, il y avoit quelques jours, le détail de la malheureuse bataille d'Hochstedt. J'ap- pris, pour ce qui me regardoit, que le marquis de Bandeville, mon cousin paternel issu de germain, seul resté de cette branche, avoit été tué à la tète de son régiment, qui portoit son nom*; que mon frère le marquis, lieutenant général de l'artillerie-, avoit été dangereusement blessé d'un coup de pistolet dans l'épaule, et que du Plessis, mon autre frère, capitaine au régiment Dauphin-infanterie, avoit eu le bonheur de ne rien recevoir.
Un jour que j'étois chez M. Le Guerchoys^, M. de Las Torrès, lieutenant général espagnol, s'y étoit rendu un moment avant moi. La conversation tomba sur cette funeste défaite et sur les suites qui pouvoient en arriver. M. Le Guerchoys dit qu'il ne falloit pas balancer d'appeler à notre secours nos cousins les Turcs, puisque l'Empereur avoit des alliances avec tous les princes hérétiques de l'Europe. A quoi M. de Las Torrès répliqua que cela faisoit une grande diffé- rence : que les hérétiques étoient chrétiens, mais que
1. Ci-dessus, tome I, p. 51.
2. L'auteur de V Histoire militaire de Louis le Grand.
3. Pierre le Guerchoys, d'une famille parlementaire de Rouen, était colonel du régiment de la Vieille-Marine et bri- gadier depuis le mois de février.
[Sept. 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 39
les Ottomans étoient les ennemis déclarés de notre religion. « Mais, Monsieur, répondit vivement M. Le a Guerchoys, est-ce qu'il ne nous seroit pas permis « d'acheter du canon, des boulets et des bombes de « messieurs les Turcs, pour nous en servir contre les a Impériaux? » — « Sans doute, lui répliqua l'Espa- g crnol. 3) — « Si cela est ainsi, poursuivit M. Le « Guerchoys, je leur enverrois, au lieu des bombes et « des boulets, le plus de janissaires et de spahis que « je pourrois. » Cette pensée fit rire tout le monde, et M. de Las Torrès lui-même, quoique très sérieux.
Il est temps de reprendre le détail du siège. L'ou- verture de la tranchée se fit, comme je l'ai déjà dit, la nuit du 2! au 3 de septembre, fort près de la porte de Verceil.
Le 4, notre canon commença à gronder, et avec tant de succès, que, le 5, on ouvrit le bastion de la gauche et on fit brèche à plusieurs ouvrages bâtis sur le roc vif, et la tranchée fut poussée jusqu'au glacis.
Le 6 et le 7 furent employés à s'approcher du che- min couvert par la sape.
Le 8, on fit un logement sur une contre-garde ^
Le 9, la sape fut poussée jusque sur les angles sail- lants du chemin couvert, et sur-le-champ on travailla à y élever des batteries , pour battre en brèche les bastions.
Ce même jour 9, M. de Vendôme, voulant chasser un corps des ennemis qui étoit de l'autre côté de la
1. « Ouvrage triangulaire en forme de gros parapet, qu'on met au delà du fossé devant la pointe et les faces d'un bastion. Elle diffère de la demi-lune en ce qu'elle enveloppe le bas- tion. » [Dictionnaire de Trévoux.)
40 MÉMOIRES [Sept. 1704]
rivière pour empêcher d'investir entièrement la place, passa lui-même cette rivière, à la tête de la brigade de la Vieille-Marine, sur un pont qu'il avoit fait faire à la faveur et protégé par un feu continuel de plu- sieurs compagnies de grenadiers et de huit pièces de canon qui tiroient à cartouches. Les ennemis de ce corps abandonnèrent précipitamment leur terrain, et ils se retirèrent du côté de Crescentin. Notre général fit occuper aussitôt toutes les hauteurs qui étoient au delà de la rivière : ce qui resserra davantage la place, mais qui n'empêcha pas que, le 10, il n'y entrât un convoi très considérable par la porte de Turin. Le duc de Vendôme, pour empêcher que cela n'arrivât plus, fit camper de ce côté-là trente esca- drons. Par ce moyen, la ville fut entièrement investie.
Le 1 1 fut employé à achever nos batteries sur le chemin couvert, et à la descente du fossé.
Le 12, à continuer à perfectionner nos batteries. Les ennemis firent ce jour- là une petite sortie. G'étoient Messieurs les talpaches qui les faisoient, comme il en est parlé auparavant. Dans le commen- cement du siège, nous en étions les dupes. Ils sor- toient sept ou huit, pendant le jour, le sabre à la main ; ils étoient presque toujours ivres. Ils donnoient sur nos travailleurs : toutes les troupes de la tranchée se mettoient promptement sur le revers. C'est ce que souhaitoit M. de Kirkbaum : on essuyoit aussitôt un feu de mousqueterie et de canon à cartouches qui nous faisoit perdre bien du monde. Un jour que j'étois de tranchée, le marquis de Broglie, colonel du régi- ment de l'Ile-de-France et brigadier des armées du Roi, qui étoit aussi de tranchée, m'ordonna, en cas
[Sept. 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 41
que les assiégés fissent la moindre sortie, de marcher sur-le-champ avec mon détachement de cinquante hommes droit à eux. Vers le midi, les talpaches sor- tirent à leur ordinaire : je marchai promptement aux ennemis ; mais, comme il falloit traverser un terrain de plus de cent toises pour aller à eux, j'eus une partie de mon détachement hors de combat. Cette perte contribua beaucoup à faire ordonner par M. de Vendôme qu'il n'y auroit que quelques grenadiers qui marcheroient contre les talpaches. Par ce moyen, nous ne fûmes plus les dupes de leurs sorties.
Le 13, le mineur s'attacha à une des faces du bas- tion, et nos batteries continuèrent de battre en brèche les bastions et la courtine du front attaqué. La batte- rie qui étoit sur le bord de la rivière battoit aussi en brèche un fort qui étoit au delà, nommé la Cassinc.
Depuis le 1 3 jusqu'au 1 8, il ne se passa rien d'extra- ordinaire, que quelques petites sorties à l'ordinaire, qui ne réussirent point.
Le 1 8, les mines ayant fait brèche à la courtine et aux bastions, et les troupes ordonnées pour donner l'assaut étant prêtes, dans le temps qu'on commençoit à s'ébranler, les assiégés battirent la chamade, et ils arborèrent un drapeau blanc. Je me trou vois alors dans la tranchée : nous y vîmes arriver le comte de la Trinité, seigneur piémontois^ Il étoit chargé, de la part de M. de Kirkbaum et du gouverneur de la place, de capituler pour la ville seule. M. de Vendôme ren- voya cette proposition bien loin ; ce prince lui dit :
1. De la même famille que ce Jérôme de la Coste, comte de la Trinité, qui était mort à Paris en 1667, étant ambassadeur du duc de Savoie.
42 MÉMOIRES [Sept. 1704]
« Point de capitulation, Monsieur, à moins qu'on ne « capitule en même temps pour le château, pour la « citadelle et pour tous les forts. » Gomme M. de Ven- dôme n'étoit point à la tranchée lorsque le comte de la Trinité y arriva, nous eûmes avec lui une conver- sation d'une bonne heure. Il ne s'étoit point fait raser depuis l'ouverture de la tranchée : aussi avoit-il une très grande barbe, et bien noire. Il badina longtemps de conversation avec le chevalier de Broglie, maré- chal de camp*, son parent et son ami «; ils se tutoyoient. Il lui dit : « Cousin, change ton habit ronge; car je a ferai braquer le canon sur toi. On dit ordinaire- « ment, poursuivit-il : Tire sur ce rouge-vêtu. »
La ville d'ivrée abandonnée. — M. de Rirkbaum, ayant appris la réponse de notre général, abandonna la ville, et il distribua toutes ses troupes dans le châ- teau, dans la citadelle, dans tous les forts et dans le faubourg qui est au delà de la Doire, dont il fit rompre le pont de communication avec la ville. Ensuite il écrivit une lettre au duc de Vendôme, par laquelle il le suppha d'ordonner qu'on eût soin des malades et des blessés qu'il étoit obligé de laisser dans la ville.
Nous apprîmes bientôt par quelques bourgeois qu'il n'y avoit pas un seul ennemi. Notre général commanda sur-le-champ au chevalier de MiroméniP, capitaine
1. François-Marie (1671-1745), appelé le chevalier de Bro- glie, ne fut maréchal de camp qu'un mois plus tard (26 octobre 1704); il reçut le bâton de maréchal de France en 1734, défen- dit Prague avec le maréchal de Belle-Isle en 1742, et fut, en récompense, créé duc héréditaire.
2. Nos Broglio étaient originaires du Piémont et n'étaient venus en France que sous Louis XIII.
3. Jean-Sébastien Hue de Miroménil devint colonel du régi-
[Sept. 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 43
au régiment de la Cornette blanche \ qui étoit de garde à la queue de la tranchée, d'entrer dans la ville avec ses cinquante maîtres et de se mettre en bataille sur la place. Plusieurs officiers, dont j'étoisdu nombre, entrèrent dans la ville par la brèche, qui étoit très praticable. Toutes les boutiques et toutes les portes étoient fermées ; la plupart des habitants, leurs femmes et leurs filles s'étoient retirés dans les églises et dans les couvents ; on ne voyoit pas un chat dans les rues, le silence y régnoit de toutes parts. Cette ville, selon les lois de la guerre, devoit être abandonnée au pil- lage ; cependant, par la bonté et la générosité de M. de Vendôme, elle en fut sauvée; il n'y arriva pas même aucun désordre.
Nous apprîmes dans ce temps-là la prise de Bard, château dans la vallée d'Aoste, à quatre heues et demie d'Ivrée, situé sur la Doire^.
Aussitôt que M. de Vendôme fut maître de la ville d'Ivrée, il fît faire, sans perdre de temps, une batterie de trois pièces de canon de vingt-quatre, sur le bord de la rivière du côté de la ville, pour battre en brèche les fortifications du faubourg et le fort qui servoit de citadelle, tous deux au delà de la rivière.
ment de Quercy en 1705 et brigadier en 1719; il mourut en 1733. C'est un oncle du garde des sceaux de Louis XVI.
1. On donnait ce nom au régiment du colonel général de la cavalerie légère, dont la première compagnie avait droit de porter une enseigne complètement blanche. Sur l'origine et l'historique de cette particularité, on peut voir ce qu'en disent le P. Daniel, Milice françoise, t. I, p. 507-532, et le général Susane, Histoire de la cavalerie, t. II, p. 1-12.
2. M. de la Feuillade s'en empara le 7 octobre. [Mémoires militaires, t. IV, p. 276-277 ; Histoire militaire, t. IV, p. 371-372.)
44 MÉMOIRES [Sept. 1704]
Le lendemain 19, les brèches étant faites, tant aux fortifications du faubourg qu'à la citadelle, notre géné- ral fit attaquer, à la petite pointe du jour, ce poste par dix compagnies de grenadiers, suivies de cinq cents hommes de piquet aux ordres du comte de Médavy, de M. de Chartoigne et du chevalier de Luxembourg. Je vis de la maison du gouverneur cette attaque. M. de Vendôme avoit eu la précaution de faire mettre pendant la nuit, dans les maisons qui sont sur le bord de la rivière, des carabiniers, des dragons et des piquets d'infanterie.
Le faubourg et la citadelle pris d'assaut. — A la petite pointe du jour, nous vîmes paroître nos troupes, qui marchoient avec fierté droit aux brèches faites aux fortifications du faubourg. Nos grenadiers s'em- parèrent d'abord d'une redoute et d'une cassine retran- chée, dans lesquelles ils firent soixante-quinze hommes prisonniers de guerre, et, de là, sans perdre de temps, ils marchèrent à la brèche. Les assiégés s'y présen- tèrent de bonne grâce ; mais, ne pouvant résister au feu continuel qui sortoit des maisons situées sur le bord de la rivière, qui les prenoit en flanc et à revers, ils abandonnèrent bien vite les brèches pour fuir. Ainsi cette garnison se rendit à discrétion, aussi bien que celle de la citadelle, où l'on trouva huit pièces de canon, deux mortiers et beaucoup de munitions de guerre et de bouche^. Cette garnison étoit composée au commencement de plus de deux mille hommes d'infanterie et environ de deux cents talpaches; il en
1. Mémoires militaires, t. IV, p. 269; Histoire militaire de Quincy, t. IV, p. 367-368.
[Sept. 1704J DU CHEVALIER DE QUINCY. 45
sortit quatorze cents hommes*, sans compter les offi- ciers, tant des troupes que ceux de l'état-major; on leur prit trente drapeaux.
Il ne restoit plus que le château à prendre; mais c'étoit le poste le plus important et le plus difficile. M. de Kirkbaum et le gouverneur de la ville s'étoient jetés dedans pour le défendre, avec neuf cents hommes, les meilleurs de la garnison. Ce château étoit encore dans son entier, et bien pourvu de munitions de guerre et de bouche. Cependant M. de Vendôme ne laissa pas de faire sommer M. de Kirkbaum, dès le soir même de la prise de la citadelle et du faubourg, et il lui fit dire que, s'il ne rendoit le château, il n'auroit à prétendre aucune capitulation. Ce commandant demanda cinq heures pour prendre son parti ; elles lui furent accordées. Après lequel temps, il envoya le major de la place à M. de Vendôme pour demander à ce prince qu'on le laissât sortir, lui, sa garnison et l'état-major, avec tous les honneurs de la guerre, pour se rendre à Turin. Comme cette proposition ne con- venoit point au système de M. de Vendôme, qui vou- loit que les troupes qui défendoient les places du duc de Savoie se rendissent prisonnières de guerre, il renvoya bien vite Monsieur le major, et, dès le len- demain 20, il fit ouvrir la tranchée devant le château. Suspendons un moment ce détail pour parler de ce qui m'arriva en particulier.
J'étois campé au milieu des tentes des officiers d'un régiment de cavalerie campé à côté de notre régiment.
1. Treize cent quatre-vingt-dix-huit hommes, dit le marquis de Quincy.
46 MÉMOIRES [Sept. 1704]
Ce régiment eut ordre d'aller au delà de la Doire, pour investir Ivrée avec d'autres régiments de cavalerie. Ainsi ma tente resta seule, isolée, assez éloignée de celles des officiers du régiment. Une nuit, il étoit deux heures environ après minuit, je me réveillai en sursaut. J'aperçois un homme dont la moitié du corps étoit presque sur moi. Il a voit fait une ouverture dans le derrière de la muraille de ma tente, sans doute avec un rasoir. Sur-le-champ, je le prends par sa cravate, et, comme malheureusement je n'étois pas tout à fait réveillé, au lieu de crier : Au voleur! je me mis à crier : « Au loup ! » Il fit beaucoup d'efforts pour se dégager de moi; mais, voyant que je le tenois bien, il défit sa cravate, et, par ce moyen, ce drôle s'es- quiva. Je me levai de mon lit promptement pour le suivre, après avoir pris mon épée. Je le suivis envi- ron cinquante pas ; mais, comme il étoit chaussé et que j'étois nu-pieds, et que îe terrain étoit rempli de cailloux, je ne pus aller plus loin. Il y avoit une garde de dix hommes du régiment qui n'étoit qu'à trente pas de ma tente ; je grondai très fort le sergent qui la commandoit de ce qu'il n'étoit pas venu à mon secours. Il m'avoua qu'il m'avoit bien entendu, aussi bien que ses soldats de garde, mais qu'ils avoient tous été persuadés que je revois, puisque je m'étois mis à crier au loup. Je me contentai de leurs excuses, et je m'en retournai, bien satisfait de ce que ce bou- lineur* ne m'avoit pas assassiné.
Cette aventure devoit être une leçon pour moi et devoit naturellement m'obliger d'aller camper plus
1. Ce terme a été expliqué tome I, p. 161.
[Sept. 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 47
près de mes camarades. Point du tout : je fus assez fol et assez tranquille pour rester dans le même endroit; aussi m'en coûta-t-il. Deux jours après, en sortant de mon lit, j'aperçus qu'on avoit enlevé une de mes malles. Je cherche partout, je ne la trouve point. Enfin, en me promenant en robe de chambre, je la trouve à cent pas de ma tente. Je l'ouvre préci- pitamment; mais rien dedans. Il m'en coûta ma petite vaisselle d'argent, mes habits et mon linge. La perte que je fis monta bien à six cents livres, et j'essuyai un peu de brocards de mes camarades; je le méritois bien. Il fallut donc, à la fin, décamper; je fus me mettre dans une maison à moitié brûlée, qui n'étoit pas éloignée du régiment, où je demeurai pendant le reste du siège.
Le 21 septembre, nos deux compagnies de grena- diers étant de tranchée, les ennemis firent une sortie assez considérable. On vit d'abord paroître une dou- zaine de talpaches, qui avoient tous leurs sabres levés, et qui tombèrent sur nos travailleurs. Ensuite, leurs grenadiers, soutenus par plusieurs détachements, sor- tirent par un autre endroit; ils avoient mis du papier à leurs chapeaux^ Le marquis de Dreux, brigadier de tranchée et notre colonel, voyant que cette sortie étoit sérieuse, fit marcher nos deux compagnies de grenadiers et la plus grande partie des troupes de la tranchée droit à eux. 11 y en eut beaucoup de tués; nous fîmes même quelques prisonniers. De notre côté,
1. Les alliés mettaient généralement des feuilles vertes à leurs chapeaux; l'armée française au contraire y plaçait des morceaux de papier blanc. C'était donc pour tromper les assiégeants que ces grenadiers avaient adopté ce signe distinctif.
48 MÉMOIRES [Sept. 1704]
nous perdîmes plusieurs grenadiers et plusieurs sol- dats. M. de \ capitaine des grenadiers du régi- ment, y fut tué. C'est le même qui porta la parole à M. de B[ellecourt] pour qu'il ne se présentât plus au régiment, comme je l'ai dit^, dans le temps que notre armée alloit passer le Pô près de Casai.
Le 23, M. de Vendôme, ayant fait cesser le feu de notre canon et de la mousqueterie, envoya M. de Wat- teville^, qui étoit brigadier de tranchée, dire aux ennemis que, s'ils attendoient que nous fussions logés sur le chemin couvert, il ne leur donneroit aucun quartier. Il avoit ordre de leur donner quelques heures pour prendre leur parti ; mais, comme, au bout de ce temps, notre général ne fut point content de leur réponse, il leur renvoya leur otage, qui étoit un lieu- tenant-colonel. M. de Langon^, qui étoit le nôtre, étoit déjà revenu. Le feu recommença donc de part et d'autre, avec plus de vivacité que jamais.
Le château se rend. — Enfin, le 2i4, les ennemis battirent la chamade, et ils se rendirent à discrétion au nombre de six cents hommes.
Le 25, ils sortirent, et ils furent conduits dans le Milanois. Nous arrêtâmes, pendant qu'ils défiloient, un de leurs sergents, qui avoit déserté, il y avoit bien dix
1. En blanc dans le manuscrit. Ni V Histoire militaire (p. 368), ni les Mémoires militaires (p. 268) ne donnent ce nom.
2. Ci-dessus, p. 2-4.
3. Louis-Edmond du Fossé de la Mothe, comte de Watte- ville, avait eu en 1696 le régiment de dragons de Bretoncelles ; il ne fut brigadier qu'en octobre 1704. C'était un protégé de M. de Vendôme.
4. Pierre de Langon, chevalier de Malte et lieutenant-colo- nel au régiment de dragons d'Espinay.
[Sept. 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 49
ans, du régiment ; il fut passé par les armes sur-le- champ. M. d'Arène eut le gouvernement d'Ivrée et de la vallée d'Aoste.
Entreprise sur Verceil manquée. — Pendant que nous faisions ce siège, nous apprîmes que M. de Savoie avoit voulu surprendre Verceil. Ce prince, qui avoit des intelligences dans cette ville avec quelques bourgeois, apprit par eux que le duc de Vendôme n'y avoit laissé que cinquante maîtres et six à sept cents fantassins. Il engagea plusieurs soldats de ses troupes à s'y rendre, les uns après les autres, sous prétexte de désertion. Le jour pris étoit le 22, à la petite pointe du jour. Le prince Charles de Lorraine^ se mit en marche au commencement de la nuit du 21 au 22, à la tète de huit cents chevaux, chaque maître ayant un grenadier en croupe, et de douze cents tant grenadiers que fantassins, pour exécuter ce projet. Ce même jour marqué, ces prétendus déserteurs dévoient tomber sur la garde de la porte de Milan et l'égorger dès qu'ils se seroient aperçus du signal qu'on devoit leur faire, et ensuite ouvrir la porte. Par bonheur pour nous, les guides les égarèrent si bien, que le prince Charles de Lorraine ne put arriver qu'à demi-heure de jour près de Verceil. L'officier qui étoit de garde à cette porte, ayant été averti par les sentinelles qu'on voyoit paroître beaucoup de troupes qui s'avançoient du côté de sa porte, en donna avis au plus tôt à M. de Toralva, commandant de la place, qui, s'étant rendu au plus vite sur le rempart près de la porte, fit tirer plusieurs coups de canon sur
1. Ci-dessus, p. 35.
II 4
50 MÉMOIRES [Sept. 1704]
les troupes les plus avancées : ce qui persuada au prince Charles que son projet étoit découvert. Il resta encore quelque temps hors de la portée du canon, et ensuite il s'en retourna à Crescentin. M. de Savoie et M. de Stahremberg l'avoient suivi avec une grande partie de leurs troupes pour favoriser cette entreprise. Si elle avoit réussi, nous aurions été obli- gés peut-être de lever le siège du château d'Ivrée et d'abandonner la ville, la citadelle et les autres forts''. Ce fut pendant ce siège que Turenne^, capitaine de notre régiment, homme qui revoit toujours creux, me proposa une affaire qui devoit, naturellement, réus- sir. Il me dit : « Chevalier, vous avez du crédit à la « cour, vous êtes parent de M. et M""® de Chamillart, « vous êtes leur ami ; il ne tiendroit qu'à vous d'être « colonel. Demandez la permission de faire un régi- « ment de déserteurs^. Nous avons beaucoup deFran- « çois dans les troupes ennemies, qui reviendront en « foule pour s'y engager. Vous m'en ferez lieutenant- « colonel, et je vous donne ma parole que je vous « aiderai à le former un des plus beaux régiments des « troupes du Roi, et à le bien discipliner. » Cet homme
1. D'après les Mémoires militaires (t. IV, p. 271), M. de Savoie avait envoyé deux mille fantassins et deux mille cinq cents cavaliers pour surprendre Verceil ; mais, des grenadiers déguisés qu'il avait fait descendre dans le fossé ayant été décou- verts, il fut obligé de se retirer. On peut voir aussi le curieux récit donné par les Mémoires de Sourches (t. IX, p. 92-93), d'après les lettres apportées par M. des Clos.
2. C'est sans doute Barthélémy de Turenne d'Aynac, de la branche d'Aubepeyre.
3. L'idée n'était pas nouvelle : en 1695, le comte de Tessé, le chevalier de la Fare et M. de Ximénès avaient formé des régiments de cette espèce. [Mémoires de Sourches^ t. V, p. 54.)
[Oct. 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 51
étoit très bon officier et très entendu. La chose me paroi ssant faisable, nous fûmes trouver ensemble le marquis de Dreux. Il ne trouva aucune difficulté dans ce projet, mais, au contraire, très utile pour le ser- vice du Roi. Il se chargea lui-même d'en écrire à la cour; mais M. de Chamillart, esprit assez borné, refusa net la proposition. Cependant, dans la réponse qu'il fit à son gendre, il me flattoit toujours d'un des pre- miers régiments vacants.
La conquête d'Ivrée étant faite, M. de Vendôme songea à acquérir de nouveaux lauriers et à former de nouveaux projets, malgré les renforts qui étoient arrivés depuis peu au comte de Linange\ qui com- mandoit l'armée de l'Empereur dans le Bressan, et malgré la saison avancée. Après avoir bien ravitaillé cette place et fait combler les tranchées et les travaux que nous avions faits devant, il fit décamper l'armée le 9 octobre.
Le 10, nous fûmes à Santhià. Étant arrivé d'assez bonne heure, je me rendis chez Monsieur l'archi- prêtre ; mais je fus extrêmement touché de ne point trouver chez lui sa chère nièce ^. Je lui en demandai des nouvelles : il me dit qu'elle étoit allée passer quelque temps à Turin chez une de ses tantes. J'en fus d'autant plus fâché que j'étois en état de répondre aux plaisanteries qu'elle me faisoit.
Le 11, nous fûmes camper près de Verceil. Quelle
1. Philippe-Louis, comte de Leiningen-Westerburg (francisé en Linange], avait été élevé à Paris et s'était marié en France, mais avait embrassé en 1701 le parti de l'Empereur par dépit d'un procès perdu. ]Vous le verrons périr à Cassano en 1705
2. Ci-dessus, p. 31.
52 MÉMOIRES [Oct. 1704]
fut notre surprise de voir toutes ses belles fortifica- tions anéanties ! On labouroit la terre aux endroits où elles s'éle voient si superbement. Ce spectacle ne laissa pas de nous faire de la peine, quoique le duc de Savoie le méritât bien.
Le 12, nous séjournâmes près de la ville. Je profitai de ce séjour pour aller voir les dames. Je jouai à l'hombre ; je perdis mon argent.
Le 13, nous en partîmes pour aller camper à Trin. Il faisoit le plus beau temps du monde, et très chaud. La générale battue, et un peu auparavant l'assemblée, le chevalier des Brosses^, lieutenant au régiment et parent du marquis de Dreux, me vint trouver dans ma tente. Il me dit : « Gevalier (il parloit gras), allons- « nous-en dézeuner à Verceil. » — « Eh! mon ami, « lui dis-je, l'armée va décamper dans le moment; « les housards des ennemis voltigeront à leur ordi- « naire à l'arrière-garde. Vous allez vous hasarder à « vous faire tuer ou à vous faire prendre. Il y a de « l'imprudence dans votre dessein. Croyez-moi, lui « ajoutai-je, remettez votre déjeuner à une autre occa- « sion. » Malgré tout ce que je pus lui alléguer, il s'en alla dézeuner dans cette place. Il y avoit déjà une heure que l'arrière-garde de l'armée étoit disparue d'auprès de cette ville, lorsque mon camarade, accompagné d'une dizaine d'officiers, en sortit pour venir joindre l'armée. Ils n'en furent pas à une demi-lieue que les housards parurent, et qu'ils vinrent fondre sur eux. Il y en eut plusieurs de tués ; des Brosses reçut un coup de sabre sur le dos qui le jeta par terre. Il fut pris
1. Ci-dessus, tome I, p. 353-354.
[Oct. 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 53
avec quelques-uns de ses camarades et conduit à Gres- centin, où étoit toujours le quartier général des enne- mis. Il fut présenté au duc de Savoie. Deux officiers, qui s'étoient heureusement sauvés, nous dirent le soir que le chevalier avoit été tué; ils le crurent mort du coup de sabre qu'il avoit reçu. Nous n'apprîmes que deux mois après qu'il avoit été fait prisonnier sans recevoir aucune blessure. Pendant son absence, je fis en sorte que le marquis de Dreux le nommât lieute- nant de sa colonelle, avec commission de capitaine. Ceci doit apprendre aux jeunes gens de ne jamais quitter les drapeaux, et surtout de ne point s'en écar- ter, lorsque leurs régiments sont en marche dans le pays ennemi. Des Brosses, non seulement pensa perdre la vie, mais aussi, sans moi, il auroit perdu son rang d'ancienneté dans le régiment.
L'armée décampa de Trin le 14, où elle passa le Pô pour se rendre devant Verue. Pour moi, je fus détaché avec cinquante hommes et d'autres détache- ments, aux ordres de M. de Gouvernet, colonel réformé \ dans le château de Gabiano^, qui est entre ces deux places. Je donnai à souper à ce commandant, qui n'avoit pas eu la précaution d'avoir des cantines^.
Le lendemain 15, nous nous rendîmes devant Verue '*. Je fus joindre le régiment, qui étoit campé le long d'un bras du Pô', au-dessus de cette place.
1. Jean de la Tour du Pin-Gouvernet, ancien mestre de camp du régiment de Bourbon-cavalerie.
2. Ci-dessus, p. 2.
3. D'après Richelet, ce terme s'employait déjà au xvn® siècle avec le sens qu'il a encore aujourd'hui.
4. 11 y a dans les Mémoires militaires (t. IV, p. 821) un ordre de bataille de l'armée devant Verue au 15 octobre 1704.
54 MÉMOIRES [Oct. 1704]
Lorsque notre armée arriva près de Verue, il y avoit une douzaine de bataillons et quelques dragons à pied qui occupoient les hauteurs. M, de Vendôme les fit attaquer par son avant-garde. Ils ne firent aucune résistance, quoique le duc de Savoie, accom- pagné d'une nombreuse cour, y étoit en personne. Ils se retirèrent assez précipitamment dans les retran- chements de Guerbignan^.
Voici un siège des plus mémorables^ par rapport au temps que nous employâmes pour nous rendre maîtres de cette place, qui étoit une des plus fortes de M. de Savoie. L'armée y arriva, comme je l'ai déjà dit, le 14 octobre 1704, et nous n'en partîmes que le 14 avril 1705, six mois entiers.
Selon mes petites lumières, M. de Vendôme n'au- roit-il pas mieux fait de commencer par Crescentin, où il n'y avoit que des ouvrages de terre? On me dira sans doute que toute l'armée du Savoyard y étoit campée pour le défendre. Je répondrai à cette objec- tion que, par le moyen de la communication qui étoit entre Crescentin et Verue, elle a toujours été en état de rafraîchir cette dernière place, jusqu'au temps que nous nous sommes emparés de cette communi- cation, dont nous n'avons été les maîtres que six semaines avant que Verue se soit rendue. Attaquer une place par une pointe, comme nous avons fait à Turin en l'attaquant par la citadelle, c'est le moyen d'échouer dans son entreprise. Je suis persuadé que nous n'aurions pas employé plus de temps à nous
1. Guerbignano, fort construit sur un rocher et très bien fortifié, entre le camp de Crescentin et le Pô.
2. Les lettres originales de Vendôme sont dans le carton VI des Pièces détachées, au Dépôt de la guerre.
[Oct. 1704] DU CHEViVLIER DE QUINCY. 55
emparer de Gresceritin, que nous en mîmes pour nous rendre maîtres des retranchements de Guerbignan^ Siège de Verue'^. — Verue est une petite ville de Piémont, mais une des places les plus fortes d'Italie, tant par sa situation, qui est sur la pointe d'une col- line, au bord du Pô, sur la rive droite de cette rivière, que par ses fortifications, bâties sur le roc vif, qui s'élèvent en amphithéâtre par trois enceintes du côté de la plaine, seul endroit par où l'on peut attaquer cette place; car, du côté du Pô, Verue est inattaquable, l'éminence où cette forteresse est bâtie étant entière- ment escarpée. 11 y a un ravin depuis le glacis jusqu'à une hauteur appelée Guerbignan, qui est à une portée de fusil de Verue. M. de Savoie y fit faire de bons retranchements, un bon fossé, un chemin couvert et un glacis. Depuis Verue jusqu'au Pô, où il y avoit un pont qui conduisoit à Grescentin, on avoit fait une communication dont le centre étoit un pàté^, le tout
1. Notre auteur est d'accord avec le maréchal de Villars [Mémoires, t. II, p. 173-174) et avec Saint-Simon (t. XIII, p. 14-15) au sujet de la faute que fit le duc de Vendôme en ne commençant pas l'attaque par le camp de Grescentin. Au con- traire, le général Pelet {Mémoires militaires, t. IV, p. 300) regarde comme une merveille d'art militaire la manière dont Vendôme conduisit ce siège,
2. Le manuscrit porte en marge la note suivante : « Nota. Cette forteresse étoit déjà respectable l'année 1625. Le duc de Feria, général des Espagnols, fut obligé d'en lever le siège honteusement, après trois mois d'attaques. Ce furent le conné- table de Lesdiguières et le maréchal de Créquy qui l'obligèrent à se retirer pendant la nuit, après avoir bien battu les Espa- gnols. Le sieur Saint-Reiran en étoit gouverneur pour le duc de Savoie. »
3. « Ouvrage en forme de fer à cheval qu'on fait pour cou-
56 MÉMOIRES [Oct. 1704]
bien fortifié par de bons retranchements et de bonnes palissades; depuis le Pô jusqu'à Grescentin, autre communication. Voilà donc cette forteresse dont nous devions nous emparer pour nous rafraîchir de toutes les fatigues que nous venions d'essuyer. Cependant officiers et soldats, ne songeant aucunement aux quartiers d'hiver, se firent un véritable plaisir de tra- vailler à la gloire de notre général, que nous aimions tous comme notre père.
Le canon, qui consistoit en quarante-huit pièces de vingt-quatre, étant arrivé le 22 au matin, et tous les autres préparatifs nécessaires étant faits, M. de Ven- dôme fit ouvrir la tranchée devant les retranchements de Guerbignan, la nuit du 22 au 23 octobre. La tran- chée se montoit par détachement, comme au siège d'Ivrée. Nous y eûmes une cinquantaine de soldats de tués ou de blessés; M. de Richerand\ chef des ingé- nieurs, homme sachant bien son métier, y fut blessé à la tète si dangereusement, qu'on fut obligé de le tré- paner ; il mourut le 11 novembre, de cette blessure. Malgré le terrain, qui n'étoit que de tuf et de roches, on fit une parallèle de trois cents toises, éloignée seu- lement de soixante des palissades. M. de Las Torrès, lieutenant général, un maréchal de camp et un bri- gadier, tous trois Espagnols, commandoient cette tranchée. Pendant le courant du siège, il y eut tou- jours le même nombre d'officiers généraux.
La nuit du 23 au 24, on fit une seconde parallèle, qui fut poussée à vingt toises des retranchements.
vrir une porte ; il n'a qu'une plate-forme bordée d'un parapet, et d'ordinaire on les prend d'insulte. » [Dict. de Trévoux.) 1. Tome I, p. 205.
[Oct. 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 57
Nous y perdimes un capitaine des grenadiers, plu- sieurs grenadiers et plusieurs soldats. On fît plusieurs batteries, qui tirèrent le lendemain 2|4.
Le 25, le 26 et le 27 furent employés à perfection- ner nos ouvrages.
Le 28 et le 29, nos batteries commencèrent à fou- droyer les retranchements de Guerbignan.
Attaque du chemin couvert de Guerbignan. — Le 30, M. de Vendôme fît attaquer, à une heure après dîné, le chemin couvert, malgré le feu continuel des enne- mis. M. de Ghartoigne, lieutenant général, non seule- ment se logea sur un angle du chemin couvert, mais il s'empara aussi d'une redoute qui le protégeoit. On ne put se loger sur l'angle saillant du centre; M. de Grancey, brigadier, en fut toujours repoussé. Il s'y logea la nuit d'ensuite, par la sape. A l'égard du mar- quis de Bouligneux, maréchal de camp, il fît son loge- ment sur l'angle saillant de la gauche, après avoir été repoussé plusieurs fois. Nous perdîmes dans cette attaque, qui dura trois heures et demie, une centaine de grenadiers et de soldats de tués, et cent soixante blessés; un capitaine de notre régiment, nommé La Haye-le-Gomte, brave officier et bon gentilhomme de Normandie', deux lieutenants des grenadiers, M. de Préchac, capitaine du régiment de Piémont, et M. d'Ivours-, commissaire d'artillerie, de tués, trois capitaines et six lieutenants de blessés. Selon les déserteurs qui arrivèrent le lendemain au camp, les ennemis y fîrent une grande perte, et ils nous
1. La Haye-le-Comte est un petit village près de Louviers.
2. Annet Camus, seigneur d'Ivours, né en 1667, fils d'un lieutenant général au gouvernement de Lyonnais et Beaujolais.
58 MÉMOIRES [Nov. 1704]
dirent que M. de Stahremberg y avoit été blessé*.
Parlons un peu du chevalier de la Ilaye-le-Comte. Il eut un pressentiment de son malheur; il donna à Fenestre, autre capitaine de notre régiment, sa bourse, dans laquelle il y avoit cent louis, précaution qu'il n'avoit jamais prise auparavant. Son ami lui en demanda la raison ; il lui répondit simplement : « Je « suis persuadé que je ne vous verrai plus. Adieu, « cher ami, ajouta-t-il ; adieu pour toujours. » Il ne fut que trop bon prophète pour lui.
Le 31 d'octobre jusqu'au 4 novembre fut employé à battre les retranchements, à perfectionner nos ouvrages et à faire des mines, afin de nous mettre en état d'attaquer tous les retranchements de Guer- bignan.
Pendant cette attaque, après avoir passé le Pô, le reste de l'infanterie, dont nous étions, devoit attaquer le camp de Crescentin. Pour cet effet, au commence- ment de la nuit du 3 au 6, une quarantaine d'esca- drons, aux ordres de MM. de Ruffey et de Goas, et quatre régiments de dragons, aux ordres de M. de Sen- neterre, s'étoient rendus près de notre brigade, qui, comme il a été dit ci-dessus, étoit campée le long du Pô, au-dessus de Verue. Les cavaliers et les dragons dévoient passer cette rivière, qui étoit guéable à plu- sieurs endroits, ayant chacun un grenadier ou un fan- tassin en croupe.
Les retranchements de Guerbignan emportés. — Nos grenadiers et nos soldats étoient déjà montés en croupe, et ils n'attendoient que l'ordre pour passer
1. Histoire militaire, t. IV, p. 374-375.
[Nov. 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 59
le PÔ, lorsque cette rivière grossit en un moment de temps, si extraordinairement, par des pluies conti- nuelles qui étoient tombées pendant trois jours, qu'il nous fut impossible de la passer'. Par conséquent, le dessein d'attaquer le camp retranché de Crescentin échoua entièrement ; mais il ne laissa pas de faire une grande diversion pour les troupes qui attaquèrent Guerbignan, dont elles chassèrent les ennemis, après s'être emparées des retranchements. Si nous avions réussi de notre côté, le siège de Verue auroit été un siège à l'ordinaire : nous nous en serions certaine- ment emparés au bout de six semaines, et peut-être plus tôt.
Dès que nous fûmes les maîtres de Guerbignan, nous travaillâmes à en raser toutes les fortifications et à nous préparer à ouvrir la tranchée devant Verue. On fit camper les brigades de Normandie, de la Vieille- Marine, de Lyonnois et de Maulévrier^ près de Guer- bignan, afin de protéger nos tranchées en cas de sor- ties de la part des ennemis. Cette précaution nous fut très avantageuse, comme je le dirai dans la suite.
Tout étant prêt pour l'ouverture de la tranchée, elle se fit la nuit du 7 au 8 de novembre.
1. D'après les Mémoires de Sourclies (p. 127), un dragon et un cavalier, ayant déserté, allèrent avertir le duc de Savoie de la marche de M. de Vendôme, qui fut obligé de revenir sur Guerbignan. Le récit des Mémoires militaires (t. IV, p. 283- 285) est plus complet et explique l'ensemble de l'opération mieux que ne pouvait le faire notre auteur.
2. Jean-Baptiste-Louis Andrault, marquis de Maulévrier- Langeron (tome I, p. 323j, était colonel du régiment d'Anjou- infanterie [ibidem, p. 333) et venait d'être fait brigadier au mois d'octobre précédent.
60 MÉMOIRES [Nov. 1704]
Le 1 1 , on la poussa, malgré les pluies continuelles, près du glacis.
Le 12, on fît trois batteries, une de douze pièces de canon de vingt-quatre, à deux cents toises de la place, et une de douze mortiers*. Ce furent les soldats qui conduisirent les canons et les mortiers dans les batteries à force de bras. Ce jour-là, M. de Percy^, major général de l'armée, et M. de la Goste^, aide- major du régiment de Leuville^, furent blessés très dangereusement.
Comme les fourrages manquoient, et que nous n'avions pas besoin de cavalerie, M. de Vendôme l'envoya cantonner. Il ne garda que trois compagnies de housards et six cents chevaux, qui se relevoient toutes les vingt-quatre heures^. Jusqu'au 16, il ne se
1. Ainsi dans le manuscrit. D'après les Mémoires militaires (t. IV, p. 285), on fit une batterie de dix pièces à la droite du retranchement, une de vingt pièces à gauche, et une de mor- tiers au centre.
2. Edme de la Courcelle, seigneur de Bailley et Percy, qui avait épousé Louise Le Prestre, cousine-germaine du maréchal de Vauban. « C'étoit un major d'infanterie, dit l'annotateur des Mémoires de Sourches (t. IX, p. 135), qui, depuis longtemps, faisoit la charge d'aide-major général sous d'Arène et avoit l'approbation de tout le monde : ce qui avoit obligé le duc de Vendôme à lui procurer l'emploi de major général lorsque d'Arène l'avoit quitté. »
3. Simon Frotier, seigneur de la Coste, qui mourut peu après de ses blessures.
4. Ce régiment, qui prit plus tard le nom de Béarn, était commandé depuis avril 1700 par Louis-Thomas du Bois de Fiennes, marquis de Leuville, qui parvint en 1731 au grade de lieutenant général.
5. Voyez, dans les pièces des Mémoires militaires (t. IV, p. 835), un état des quartiers de la cavalerie au 18 mars 1705.
[Nov. 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 61
passa rien de considérable. Nos trois batteries com- mencèrent à faire grand bruit ce jour-là ; nous démontâmes plusieurs pièces de canon aux ennemis.
La nuit du 17 au 18, on fit une autre batterie, à quatre-vingts toises de la contrescarpe, de dix pièces de canon de vingt-quatre; elle fut achevée le 18. On ne se voyoit pas, ce même jour, par rapport à un grand brouillard. Toutes ces batteries battoient trois grandes redoutes, où il y avoit vingt pièces de canon qui nous incommodoient fort.
Depuis le 19 jusqu'au 221, le soldat ne fut employé qu'à réparer le désordre que la pluie continuelle avoit fait dans les tranchées.
Le 22, j'étois de tranchée : les ennemis sortirent au nombre de deux cents hommes; nous les fîmes dis- paroître dans le moment. On poussa la tranchée à six toises des palissades. Ce même jour, M. de Savoie partit de Crescentin avec toute sa cavalerie, qu'il fit distribuer dans ses places. Ce prince alla dans sa capitale; toute son infanterie resta à Crescentin, aux ordres de M. de Stahremberg.
Le 23, notre régiment décampa, pour aller cou- vrir le quartier général, qui étoit à Brusasco^, petit village éloigné d'une lieue de France de Verue. Les soldats se baraquèrent, et les officiers furent logés. Nous étions quatre capitaines dans une petite chambre basse, malsaine. Nous travaillâmes à amasser un peu de fourrage et beaucoup de bois. Au bout de quelque temps, le fourrage nous manquant, nous fûmes obli- gés d'envoyer tous nos chevaux à six lieues de nous. Ainsi, lorsque nous montions la tranchée (nous en
1. A l'ouest de Verue, sur la route de Chivas à Turin.
62 MÉMOIRES [Dec. 1704]
étions éloignés d'une bonne lieue), ou lorsque nous montions la grande garde du camp, ou que nous fai- sions quelque autre détachement, nous étions obligés de marcher à pied, comme des chats maigres, dans la neige et dans la boue, souvent jusqu'aux genoux. Les vivres étoient à bon marché, ce qui nous conso- loit de toutes nos fatigues, quoique privés de tout plaisir. Reprenons le fil de notre siège.
Depuis le 23 jusqu'au 8 de décembre il ne se passa rien de considérable ; ce temps fut employé pour nous rapprocher du chemin couvert.
Le chemin couvert de Verue emporté. — Le 8, tout étant prêt pour l'attaquer, il le fut à dix heures du matin, de vive force. Cent cinquante soldats ou grena- diers, aux ordres de M. le baron de Blagnac', colo- nel du régiment de Saluées, le défendoient. Tout fut sabré et le commandant pris. Notre perte ne monta qu'à cent vingt hommes, tant tués que blessés ; nous y eûmes un capitaine de notre régiment de tué. Le che- min couvert pris, on travailla sur-le-champ à y cons- truire une batterie pour battre en brèche, et une autre pour tâcher de rompre le pont de communica- tion de Verue à Crescentin.
Le 10, nous apprîmes par des déserteurs que le duc de Savoie étoit de retour à Crescentin.
La batterie de huit pièces de canon établie sur la contrescarpe étant prête, on commença le 1 6 à battre en brèche.
1. N. du Mont de Blagnac, d'une famille de Guyenne, était passé au service de Savoie ; il mourut peu après des blessures reçues dans cette affaire. [Gazette d'Amsterdam^ 1704, n° civ, et 1705, no ii.)
[Dec. 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 63
La nuit suivante M. Filtz\ colonel de housards, marcha à la tête d'un détachement de deux cents hommes de son régiment pour enlever un régiment de cette nation ~ qui étoit à Santa- Maria, village de l'autre côté du Pô ; mais un de ses housards qui déserta lui fit manquer son projet^.
Le 1 8, nous eûmes deux pièces de canon enterrées, de la batterie de huit pièces, par une mine que les assiégés firent jouer.
Le 19, on remit en batterie les deux pièces, et on commença à en élever une autre. M. de Vendôme, qui étoit presque toujours dans la tranchée, ordonna qu'on fît un logement sur l'entonnoir qu'avoit fait la dernière mine que les ennemis avoient fait jouer.
Le 20, on fit jouer une mine à une heure après midi; une grande partie de la fausse braie^ en fut renversée.
Le 21, les ennemis firent jouer une fougade^, dont nous eûmes dix hommes d'enterrés. M. d'Aubarède^, lieutenant-colonel de la Sarre, le fut jusqu'au men-
1. « C'étoit le fils d'un suisse dont toute la famille étoit dans la compagnie des cent-suisses du Roi et les suisses du duc d'Or- léans, les uns lieutenants, les autres exempts. » {Mémoires de Sourches, t. IX, p. 170, note.)
2. Ainsi dans le manuscrit. Sans doute un régiment de hou- sards.
3. Mémoires militaires, t. IV, p. 290.
4. C'est un espace, défendu par un parapet, qu'on laisse au pied d'un rempart pour empêcher l'approche de la contres- carpe. [Dictionnaire de Trévoux.)
5. Ou fougasse ; petit fourneau de mine, en forme de puits, qu'on pratique sous un ouvrage pour le faire sauter. [Ibid.)
6. Jacques d'Astorg, comte d'Aubarède, qui parvint au grade de brigadier.
64 MÉMOIRES [Dec. i704J
ton. Il n'en fut point incommodé. Cette situation le gênoit si violemment, qu'il crioit comme un diable : « Je suis d'Aubarède! » afin qu'on vînt au plus vite le déterrer.
Depuis le 2l1 jusqu'au 26, on ne fut occupé qu'à battre en brèche et à ruiner les défenses de la place; mais, en vérité, nous ne faisions que de l'eau claire, car toutes les trois enceintes étoient bâties sur le roc vif.
Belle sortie des ennemis. — Le 26, il faisoit un brouillard si épais, qu'on ne se voyoit point ni les uns ni les autres. A l'entrée de la nuit nous entendîmes un feu terrible de mousqueterie du côté de la tranchée. Nous nous amusions à jouer à l'hombre. Nous sortîmes promptement de notre chambre pour savoir ce qui se passoit. Nous vîmes beaucoup de soldats qui se reti- roient bien vite dans le quartier général; ils nous dirent qu'il y avoit un gros corps de cavalerie en bataille dans la plaine entre Verue et nous, que les housards ennemis n'étoient qu'à deux portées de fusil de nos maisons. Comme nous fûmes très longtemps sans avoir aucune nouvelle de ce qui se passoit à la tranchée, nous étions dans des inquiétudes épouvan- tables. Enfin, au bout de deux heures et demie, nous apprîmes que la cavalerie ennemie, qui s'étoit mise en bataille dans la plaine, s'étoit retirée à Crescentin ; que, dans le temps que M. de Vendôme sortoit de la tranchée (il n'en étoit qu'à vingt pas), les ennemis, au nombre de plus de trois mille hommes, dont beau- coup de grenadiers, avoient attaqué nos tranchées par trois endroits différents ; qu'une colonne, à la faveur d'un brouillard qui étoit fort épais, s'étoit glis-
[Dec. 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 65
sée le long de la montagne à la gauche de nos tran- chées, et, sans que les troupes qui y étoient s'en aper- çussent, elle avoit gagné la hauteur de Guerbignan, qui dominoit toutes nos tranchées, et que, de là, tombant sur elles, elle les avoit nettoyées et comblé une grande partie ; qu'ensuite, s'étant jointe aux deux autres troupes, elles avoient encloué tous nos canons ; que M. d'imécourt, maréchal de camp, avoit été tué, M. de Ghartoigne, lieutenant général et directeur géné- ral de l'infanterie, blessé mortellement et fait prison- nier : ils étoient tous deux de tranchée, aussi bien que M. de Maulévrier-Langeron ; que nous avions été obligés, dans le commencement, d'abandonner toutes nos tranchées. Ge fut un bonheur pour la France que M. de Vendôme eût été si près de la tranchée lorsque les ennemis s'en emparèrent. Ge prince, sans perdre de temps, rassembla tous les fuyards; il en mit une trentaine dans le cornichon \ petit fort à la queue de la tranchée. Il envoya chercher les quatre brigades qui étoient baraquées, comme je l'ai déjà dit, près de Guerbignan ~. Pendant ce temps, il rallia toutes les troupes qui avoient abandonné les tranchées. Les bri- gades arrivées, le comte de Ghamillart marchant à la tête de celle de Lyonnois, elles attaquèrent les enne-
1. Les dictionnaires ne donnent pas ce mot comme terme de fortification ; notre auteur en explique lui-même le sens.
2. Notamment celles de Lyonnais et de Médoc. Les Mémoires de Sourches (p. 155), en racontant cette sortie d'après les lettres de l'armée arrivées à Paris le 3 janvier, font ressortir la valeur du duc de Vendôme et celle de MM. de Guerchy et d'Aube- terre. Les Mémoires militaires (t. IV, p. 290-291) ne semblent pas donner à cette affaire la même importance que notre auteur. Voyez aussi V Histoire militaire de Quincy, t. IV, p. 382-384.
II 5
66 MÉMOIRES [Dec. 1704]
mis si rapidement de toutes parts, qu'ils se renver- sèrent les uns sur les autres pour gagner au plus vite Verue et le bas de la montagne. Ils en massacrèrent beaucoup. Les ennemis voulurent tenir ferme dans le chemin couvert; mais, nos troupes acharnées ne leur donnant pas le temps de se reconnoître, ils en furent si promptement attaqués, qu'ils furent obligés de nous l'abandonner, après y avoir laissé beaucoup des leurs de tués. Nous eûmes deux cents hommes de tués et de blessés. M. d'Airon, lieutenant-colonel de l'Ile-de- France, de Rasilly^, major de Médoc, de Gadagne, capitaine de Piémont^, de Ghampigny, capitaine de Lyonnois, Pointis, capitaine des fusiliers, et MM. Vas- sac, Pogne et Soûlas, lieutenants, et M. de Montfer- rier^, aide de camp de notre général, furent tous bles- sés. Il y eut quatre cents hommes des ennemis de tués et plus de six cents de blessés. On leur prit cent trente grenadiers ou soldats, un lieutenant-colonel, deux capitaines et deux lieutenants.
Il est certain que le projet de cette grande sortie fit beaucoup d'honneur au duc de Savoie, qui, pour nous donner le change, fit mine de vouloir abandonner et Verue et Grescentin. Il fit miner le donjon et tous les autres ouvrages de la place, et il fit courir le bruit
1. Michel-Gabriel de Launay de Rasilly, fils aîné du sous- gouverneur des petits-fils du roi, obtint en 1707 le régiment d'infanterie de Lostanges; il mourut en 1710, ayant succédé à son père comme lieutenant général de Touraine.
2. INous ne savons si cet officier était de la maison des Galéan, originaires de Florence, devenus comtes et ducs de Gadagne.
3. Cet officier était peut-être frère ou fils de J.-A. Duvidal, marquis de Montferrier, qui fut syndic des états de Langue- doc de 1700 à 1733.
[Dec. 1704] DU CHEVALIER DE QTJINCY. 67
qu'il les feroit sauter tous le 26; qu'ensuite il s'en retourneroit à Turin, afin de mettre sa capitale en état de résister aux armes des François. Il fît une très grande faute, qui étoit de n'avoir pas envoyé assez de travailleurs pour combler entièrement nos tranchées, mettre le feu à nos affûts et enclouer bien tous nos canons. Certainement, s'il avoit eu cette précaution, nous aurions été obligés de lever le siège.
La première chose que fît le duc de Savoie, en retournant à Grescentin, ce fut d'aller voir M. de Ghartoigne, qu'il avoit connu dans le temps qu'il étoit généralissime de notre armée en Italie. Ge prince lui témoigna combien il étoit sensible au malheur qui lui étoit arrivé; il lui fit cent mille politesses, il lui offrit tout ce qui dépendoit de lui, et, jusqu'à la mort de ce brave ofïicier général, qui mourut quelques jours après, il l'alloit voir, et il envoyoit à tout moment pour savoir de ses nouvelles.
Pendant toute la nuit qui suivit cette action, les assiégés ne faisoient que nous crier : « Qu'avez-vous « fait, pauvres François, de vos canons? Vous les avez « apparemment vendus pour vous en aller ! Vous ne « resterez pas longtemps ici? » Mais ils furent bien surpris, à la petite pointe du jour, d'entendre ronfler tous nos canons et de voir que nos mortiers ne dis- continuoient pas de leur jeter des bombes. Gette même nuit, M. de Vendôme fît réparer tout le désordre que les ennemis avoient fait dans les tranchées ; il fît désenclouer tous nos canons et tous nos mortiers, et il fît mettre toutes choses en si bon état que, le len- demain, il ne paroissoit aucun désordre. Auparavant de quitter les tranchées, il fît doubler les troupes qui
68 MÉMOIRES [Janvier 1705]
étoient de garde sur les hauteurs de Guerbignan, où les ennemis nous avoient fait le plus de mal.
Depuis la sortie du 26 jusqu'au 4 janvier 1705, il ne se passa rien de considérable.
Le 4, nous vîmes passer le long du Pô, au delà, deux bataillons ennemis qui passèrent le pont pour se rendre dans la communication en deçà de la rivière. On fit sauter ce même jour une mine, qui renversa l'autre partie de la fausse braie.
Le 5 fut employé par le mineur à faire plusieurs branches pour faire des fourneaux.
Le 6, une batterie de six pièces de canon étant achevée sur le chemin couvert, elle tira si vivement, qu'elle fit une ouverture à la première et à la seconde enceinte.
Le 7, on fit deux autres batteries pour les battre à revers. Ce même jour, nous travaillâmes à faire quelques retranchements pour mettre hors d'insulte le quartier général, parce que les ennemis pouvoient passer le Pô, cette rivière étant guéable à plusieurs endroits.
Le 8, le 9 et le 10 furent employés à réparer le désordre que la neige avoit fait dans nos tranchées. On en avoit jusqu'aux genoux ; nous y avions un froid affreux. Il nous étoit défendu d'y faire du feu. Au com- mencement, nous en faisions; mais les assiégés nous y tuoient bien du monde : ils plongeoient dans nos tranchées, qui étoient la plus grande partie enfilées.
Le 1 \ , comme je marchois à la tète de cinquante hommes, pour aller relever le même nombre d'hommes qui étoient dans une redoute construite sur le bord du Pô, vis-à-vis la pointe d'une île qui est au-dessus de
[Janvier 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 69
Verue, à un petit quart de lieue de cette place, je vis venir à moi une centaine d'housards ennemis. J'en- voyai sur-le-champ en avertir le major de notre bri- gade par un soldat, et je continuai mon chemin, faisant marcher ma petite troupe bien serrée, le soldat ayant la baïonnette au bout du fusil, et, de temps en temps, ' je faisois tirer quelques coups. Il y avoit de notre quartier à la redoute une demi-lieue. J'y arrivai sans que les ennemis osassent m'attaquer. De la redoute, nous les vîmes traverser la rivière. Dans ce temps on fit venir de nouvelles pièces de canon d'Alexandrie ; car celles qui étoient devant Verue étoient si défec- tueuses, qu'on ne pouvoit plus s'en servir.
Depuis le 1 1 jusqu'au %0, les soldats ne furent occu- pés qu'à réparer le désordre que nous causoit tou- jours le mauvais temps. Toujours de la neige ou toujours de la boue jusqu'aux genoux, malgré les fas- cines que nous y jetions afin d'y pouvoir marcher. A l'égard des ennemis, ils ne s'endormoient pas; ils réparoient pendant les nuits le dommage qu'on leur faisoit pendant le jour.
Le 21 et le 22 furent employés de même de part et d'autre, par rapport au temps fâcheux qui continua jusqu'au 25. Ce jour-là, M. de Gonck, colonel irlan- dois, fut blessé d'un éclat de bombe, et le duc de Vendôme fit travailler à une redoute à deux cents toises de la gauche de l'attaque, sur une petite émi- nence dont le front et le flanc étoient escarpés. On fit une communication depuis cette redoute jusqu'à l'at- taque de la gauche. Pendant que j'y faisois travailler, une bombe venant de la place y tomba, et elle vint roulera l'endroit où j'étois. Quel parti prendre? Ou il
70 MÉMOIRES [Janvier 1705]
falloit me précipiter de haut en bas, je me serois tué cent mille fois, ou attendre, en me jetant par terre, cette diable de bombe. Je pris le dernier parti. Par bonheur pour moi, elle ne creva point ; j'en eus pour la peur, et j'en remerciai le bon Dieu. Cette redoute faite, M. de Vendôme y fit mettre neuf pièces de canon de vingt-quatre, afin de battre un petit fort qui étoit entre Verue et la communication, et de s'en emparer lorsque la brèche seroit assez grande pour l'attaquer. C'étoit un moyen de rompre la communi- cation de Verue au P6 et de s'assurer l'attaque de la gauche .
Pendant les travaux, les ennemis ne s'endormoient pas. Ils mirent cinquante pièces de canon sur la troi- sième enceinte et dans le donjon, dans lequel il y avoit, dès le commencement du siège, deux pièces de trente-six, que nous ne pûmes jamais démonter. Nous les appelions Jérôme et sa femme. Ils étoient dessous une voûte faite dans le roc vif; les bombes qu'on y jetoit continuellement n'y faisoient rien.
Il nous arrivoit tous les jours beaucoup de déser- teurs.
La nuit du 217 au 28, les assiégés, voulant nous chasser de quelques postes qui les incommodoient, firent une sortie de cent cinquante grenadiers ; mais ils furent si bien reçus, qu'ils s'en retournèrent au plus vite. On y prit quelques grenadiers et un officier.
Enfin M. de Vendôme, persuadé qu'il ne pourroit jamais se rendre maître de Verue à moins qu'il ne s'emparât auparavant de la communication, fit cons- truire deux batteries, l'une de seize pièces de canon et l'autre de huit. Elles furent achevées le 5 février. On y
[Février 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 71
conduisit sur-le-champ vingt-quatre pièces de canon qui nous étoient arrivées depuis peu de France. Elles étoient aussi destinées pour battre le fort entre Verue et la communication. On fit aussi une tranchée qui alloit droit audit fort; l'on fit d'autres batteries pour battre le donjon, le bastion, et l'ouvrage qui faisoit la communication de l'un à l'autre. Tous ces travaux nous menèrent jusqu'au 10. M. de Lapara^, connu pour un de nos plus habiles ingénieurs de France, arriva ce même jour^ : ce qui nous donna l'espérance que nous verrions bientôt finir nos travaux et nos peines. Il y eut un grand conseil de guerre, où tout le monde fut du même avis, qu'il étoit absolument nécessaire de nous rendre maîtres de la communication.
Le lendemain de son arrivée, M. de Lapara fut se promener dans toutes les tranchées. On fit faire quan- tité d'échelles. Les ennemis le sachant, ils ne faisoient que nous demander ce que nous en voulions faire : on leur répondoit que c'étoit pour les pendre.
Le 26, il nous arriva deux habiles bombardiers piémontois. Ils avoient déserté parce que M. de Savoie ne les avoit pas récompensés comme il le leur avoit promis. Le 2i7, ils proposèrent à M. de Vendôme de leur laisser diriger quelques mortiers. Auparavant de déserter, ils s'étoient informés où étoit un saucis-
1. Louis Lapara de Fieux, un des meilleurs ingénieurs après Vauban, avait le grade de lieutenant général depuis l'année précédente; il fut tué en 1706 au siège de Barcelone.
2. Bien qu'il fût brouillé avec M. de Vendôme, Chamillart l'avait fait partir fort précipitamment, le 23 janvier, pour diriger l'attaque de Verue, sans lui laisser même vingl-quatre heures pour se préparer. [Sourc/ies, t. IX, p. 165.)
72 MÉMOIRES [Mars 1705]
son qui conduisoit à trois mines. Ils ajustèrent si bien leurs mortiers, que la troisième bombe mit le feu au saucisson, qui fit sauter une partie du bastion de la droite de la seconde enceinte', et cela en présence de M. de Vendôme, qui les récompensa sur-le-champ parfaitement bien. [Nul] général n'a jamais été si gé- néreux que lui.
Les ennemis ne discontinuoient pas d'accabler nos tranchées de pierres. C'est ce qui nous incommodoit le plus, surtout pendant les nuits. Tous les jours nous perdions beaucoup de monde. Le 29, M. de Ville- neuve, capitaine au régiment de Médoc, en fut tué ; il étoit de mes amis. Ce même jour, M. de Salières^, commandant de l'artillerie, fut blessé d'une grenade.
Prise de la communication. — Depuis plusieurs jours nous nous préparions à faire les dispositions nécessaires pour attaquer la communication. Notre général, pour donner le change au duc de Savoie, fit courir le bruit, le l""" mars au matin, que nous donne- rions un assaut général, la nuit suivante, au corps de la place. Il donna l'ordre que vingt compagnies de grenadiers et dix bataillons se tinssent prêts à mar- cher. Il fit venir, ce même matin, le comte de Vaube- court, à qui il communiqua son projet^, et, en même
1. Mémoires de Sourches, t. IX, p. 192; Histoire militaire, t. IV, p. 389.
2. François-Balthasar de Chastellard, marquis de Salières, qui mourut en 1720.
3. L'Histoire militaire de Quincy (t. IV, p. 390) dit que ce fut seulement le soir, et peu de temps avant l'attaque, que Ven- dôme communiqua la disposition à M. de Vaubecourt, qui com- mandait les troupes de la tranchée.
[Mars 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 73
temps, il lui remit une copie de la disposition de la manière qu'on attaqueroit la communication. Le mar- quis de Dreux me fit part le lendemain de cette copie, que j'envoyai ensuite à mon frère, auteur de V Histoire militaire de Louis XI V^.
Que je fasse ici une petite réflexion. Je puis assurer que les journaux que j'ai faits de mes campagnes, et que je lui envoyois très exactement, n'ont pas peu contribué à l'aider pour composer cette histoire ; il ne m'en a pas marqué la moindre petite reconnoissance. Je me suis trouvé à dix-neuf sièges, à six batailles et à plusieurs actions particulières, où j'ai reçu plusieurs blessures, une entre autres à la bataille de Turin, en faisant, je puis le dire, plus que mon devoir. Tout le régiment en a été témoin ; mais je ne m'en glorifie point : tout bon citoyen et tout bon officier attaché à son prince doit le faire. Il n'en dit pas un mot, quoique son exactitude va souvent si loin, qu'il met : « Dans « une telle affaire, il y a eu un cheval de blessé. » Cela m'étonne d'autant plus, qu'il donne des louanges à bien des officiers généraux, en vérité qui ne les méritoient guère, et dont les actions devroient être ensevelies pour jamais. J'attribue ce silence à mon égard à un peu de jalousie de métier qu'il a toujours eue contre moi, et queje lui pardonne de tout mon cœur.
Revenons à la disposition de l'attaque de la com- munication.
Attaque du pont : le comte de Vaubecourt, lieute-
1. Celui-ci l'a reproduite presque textuellement (t. IV, p. 390-392) ; il y a cependant quelques légères différences avec le texte que va donner notre auteur.
74 MÉMOIRES [Mars 1705]
nant général, M. de Mauroy, maréchal de camp, le marquis de Leu ville, brigadier. Compagnies de gre- nadiers : Leuville, deux compagnies; la Sarre, une compagnie. Bataillons qui les soutenoient : la Sarre, un bataillon ; Croy, deux bataillons.
Face du Pô : M. des Touches \ brigadier. Compa- gnies de grenadiers : Auvergne, deux compagnies; Grancey, une compagnie. Bataillons pour les soute- nir : Bresse, un bataillon ; Cambrésis, un bataillon ; Bassigny, un bataillon.
Attaque de la face et du flanc intérieur du bastion gauche : le comte d'Estaing, maréchal de camp ; M. de CoUandres^, colonel. Compagnies de grena- diers : Normandie, trois compagnies; Flandre ^ une compagnie ; soutenues par leurs régiments.
Attaque de la courtine : M. de Siougeat*, briga-
1. Michel Le Camus des Touches, colonel du régiment de Cotentin, qui venait de recevoir, au mois d'octobre 1704, le grade de brigadier.
2. Thomas Le Gendre, seigneur de CoUande, et non Col~ landres, « dont la figure intéressoit les dames, » dit Saint- Simon, avait eu dès 1702 « l'agrément d'un régiment » et avait voulu acheter celui de la Reine ; mais, le Roi s'y étant opposé, il s'était rabattu sur celui de Flandre. C'était le fils d'un grand négociant de Rouen.
3. Créé à la même époque que les deux précédents, ce régi- ment fut réuni en 1762 à celui de Touraine; mais le nom fut peu après donné à un autre régiment, dont la venue à Ver- sailles, au début de la Révolution, fut la cause indirecte des journées des 5 et 6 Octobre 1789.
4. Jean de Laizer, marquis de Siougeat, était brigadier depuis le 26 octobre précédent ; il eut peu après le régiment d'Oléron et parvint en 1734 au grade de lieutenant général.
[Mars 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 75
dier ; M. d'AuLrey S colonel. Compagnies de grenadiers : Bourgogne, deux compagnies ; Flandre, une compa- gnie; soutenues par les deux bataillons d'Auvergne.
Attaque de la face intérieure du bastion de la droite : le comte de Coigny^, brigadier; le marquis de Lambert 3, colonel. Compagnies de grenadiers : Piémont, trois compagnies; Périgord, une compa- gnie ; soutenues par les trois bataillons de Piémont.
Six grenadiers de chaque compagnie de grenadiers qui dévoient attaquer la communication portoient chacun six grenades ; cinq portoient des échelles, dix portoient des haches, et chaque grenadier avoit trente coups à tirer.
M. de Mauroy avoit avec lui* soixante travailleurs de rile-de-France, avec vingt haches et quarante gabions, qui suivoient les troupes destinées à l'at- taque de la communication, cent travailleurs du régi- ment de Flandre et cinquante gabions, cinquante de Grancey et vingt-cinq gabions, cinquante de Bour- gogne et vingt-cinq gabions ; M. de Lorme% avec cent travailleurs de Bourgogne, cent de la Sarre et cent de Grancey, cent gabions.
1. Henri Fabri de Moncault, comte d'Autrey, colonel du régiment de la Sarre, de la même famille que Peiresc.
2. François de Franquetot, marquis de Coigny, était briga- dier depuis 1702 et commandait le régiment de cavalerie Royal-étranger; il devint maréchal de France en 1734.
3. Henri-François de Lambert de Saint-Bris, colonel depuis 1697 du régiment d'infanterie de Conti.
4. Ci-dessus, p. 73.
5. Simon de Lorme, lieutenant de la compagnie des mineurs de Vallière, fut tué en 1747 au siège de Berg-op-Zoom, à soixante-douze ans, étant maréchal de camp depuis 1744 et doyen des capitaines de mineurs.
76 MÉMOIRES [Mars 1705]
Disposition de l'attaque du Pô : M. de Las Torrès, lieutenant général; M. d'Orgemont, maréchal de camp; M. Le Guerchoys, brigadier; le prince Pio et le marquis de Tessé^ colonels. Compagnies de gre- nadiers : Lombardie, trois compagnies ; Louvignies^, une compagnie ; Bonezane, une compagnie ; soutenues par les deux bataillons de Tessé ' et un de Vendôme.
Attaque de la face et ilanc intérieur du bastion de la droite : M. de Morangiès et M. de ChoiseuH, colo- nels. Cinq compagnies de grenadiers : Vieille-Marine, trois compagnies; Morangiès, une compagnie; Tour- naisis, une compagnie. Soutenues par neuf batail- lons : deux d'Anjou, un de Lombardie, un de Médoc, un de Bonezane, un de Louvignies et les trois de la Vieille-Marine.
Attaque de la courtine : le marquis de Bonnelles^, colonel. Quatre bataillons : deux de Lyonnois, deux de Maulévrier.
Je soupai le soir de l'attaque chez le marquis de
1. René-Mans de Froullay, marquis, puis comte de Tessé, fils aîné du maréchal, colonel depuis 1696, avait été pourvu le 17 octobre 1703 du régiment d'infanterie vacant par la mort du duc de Lesdiguières. Il se remettait à peine d'une grave blessure reçue le 6 novembre précédent à l'attaque des retran- chements de Guerbignan.
2. Régiment allemand au service d'Espagne.
3. L'ancien régiment de Sault (ci-dessus, tome I, p. 241), levé en 1590 par le connétable de Lesdiguières.
4. François-Eléonor de Choiseul-Traves (1673-1718), colonel depuis 1702 d'un régiment de cavalerie légère; il avait épousé la sœur du maréchal de Villars.
5. Jean-Claude de Bullion, mestre de camp du régiment de Royal -Roussillon- cavalerie ; il sera blessé mortellement le 6 septembre 1706, à la déroute de Turin.
[Mars 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 77
Dreux, mon colonel. Après le souper, qui fut court, nous montâmes à cheval et nous nous rendîmes près de la redoute située près de la branche du Pô qui forme une île au-dessus de Verne. Notre brigade mon- toit toujours la grande garde dans cette redoute, qui protégeoit notre pont pour passer dans l'île.
A neuf heures du soir, les troupes qui dévoient atta- quer la communication commencèrent à passer le pont dans un silence profond. Les officiers a voient ordre de ne point laisser écarter les soldats, afin d'empê- cher qu'aucun ne désertât pour en avertir M. de Savoie. A mesure que les troupes avoient passé le pont, on les mettoit en bataille selon l'ordre qu'elles dévoient combattre. L'attaque devoit se faire à minuit.
Un peu auparavant l'heure marquée, elles s'avan- cèrent à la portée du fusil de la communication ; on faisoit si peu de bruit, que nous entendions sonner les heures à Grescentin. Un demi-quart d'heure avant qu'on s'ébranlât, nos grenadiers, qui avoient le ventre à terre, virent venir à eux une patrouille des enne- mis qui, apparemment, battoit l'estrade ^ On la laissa passer, et ensuite nos grenadiers se levèrent, et ils l'enveloppèrent si bien, qu'aucun des soldats qui la composoient ne s'échappa : ce qui fut la cause que les ennemis furent surpris.
M. de Vendôme étoit à la tête, et il attendoit le signal, qui étoit de douze bombes qui dévoient s'éle- ver ensemble et être tirées de la tranchée devant Verue. Dès qu'elles parurent, notre général fit mar-
1. Battre l'estrade, c'est envoyer des coureurs à la décou- verte pour avoir des nouvelles des ennemis. [Dictionnaire de Trévoux.)
78 MÉMOIRES [Mars 1705]
cher nos troupes si rapidement, qu'elles ne furent découvertes qu'à la portée du pistolet par une senti- nelle, qui cria : Che wva^ Nos grenadiers se jettent promptement dans le fossé, coupent les palissades avec leurs haches, et ils montent sur les retranche- ments sans se servir des échelles qu'ils avoient appor- tées ; elles étoient trop courtes. Quoique les fortifica- tions étoient très hautes, ils les descendent avec la même vitesse, et, à grands coups de sabre et à coups de hache, ils massacrent une grande partie des troupes qui défendoient ce poste. Nos grenadiers, qui avoient ordre d'attaquer les retranchements du côté du pont, après s'en être emparés, marchent au pont, qu'ils coupent. Ainsi, tout ce qui étoit en deçà fut tué ou pris. M. de Las Torrès n'arriva qu'à la fin de l'attaque. Ses troupes dévoient passer en bas du donjon de Verue; elles furent obligées de marcher dans l'eau jusqu'aux genoux : ce qui retarda leur marche.
Au commencement de l'attaque, on lança dans l'eau plusieurs petits bateaux, dans chacun desquels il y avoit une bombe. On mit le feu aux fusées auparavant de les lancer. Le courant de l'eau devoit les porter au pont; [ils dévoient] s'y arrêter par le moyen d'un bâton qu'on avoit fiché dans chaque petit bateau, et ensuite les bombes dévoient crever ; mais aucune ne réussit.
Quelque temps après que la communication fut emportée, nous vîmes paroître beaucoup de flambeaux et de lanternes qui sortoient de Grescentin ; mais la décharge de huit pièces de canon à mitraille, que M. de Vendôme avoit fait braquer sur le bord de la rivière de ce côté-là, les fit bientôt disparoître.
[Mars 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 79
C'étoient les régiments de Tarentaise et d'Aoste qui défendoient la communication. M. de la Tour de Vil- leneuve*, colonel du régiment de Tarentaise, qui y commandoit, fut fait prisonnier avec vingt-cinq offi- ciers et environ deux cents hommes. On leur prit six drapeaux. Il yavoit toujours eu six bataillons, pendant tout le siège, baraqués dans ce poste important. Ce fut un bonheur pour nous que M. de Savoie en avoit retiré quatre; l'action auroit été des plus sérieuses. Nous eûmes très peu de monde de tué et de blessé, en tout une quarantaine, et un capitaine du régiment d'Au- vergne de blessé^.
Pendant que nous agissions de notre côté, le comte de Médavy, lieutenant général de tranchée, fit mar- cher, aussitôt que les douze bombes furent tirées, deux compagnies de grenadiers, soutenues par deux batail- lons, aux deux premières enceintes de la place. Nos grenadiers tuèrent environ une cinquantaine de sol- dats, et ils revinrent sur-le-champ dans l'endroit d'où ils étoient partis. Cette attaque n'étoit que pour faire une diversion.
La communication de Grescentin à Verue ayant été entièrement ôtée aux ennemis, l'attaque de cette der- nière place ne devint alors qu'un siège à l'ordinaire. Nous aurions pu l'emporter d'assaut ; mais M. de Ven-
1. De la même famille que cet abbé, président et comte de la Tour, qui fut ambassadeur de Savoie à Londres et à Amster- dam et joua un rôle important dans les négociations de Ryswyk.
2. Voyez le récit de cette attaque dans les Mémoires de Sourches, t. IX, p. 191-192, celui qu'en donne le général Palet dans les Mémoires militaires, t. IV, p. 300-302, et V Histoire militaire de Quincy, t. IV, p. 393-394.
80 MÉMOIRES [Mars 1705]
dôme, qui savoit précisément les vivres qui y étoient, prit le parti, afin d'épargner le sang de ses soldats, d'attendre que la garnison qui y étoit enfermée, composée seulement de dix-sept cents hommes, se rendît d'elle-même faute de vivres. Ce général fit sommer, quelques jours après, le commandant de se rendre. Sa réponse fut qu'il ne comptoit d'être assiégé que depuis que la communication avoit été emportée; qu'il se défendroit jusqu'à la dernière extrémité, pour tâcher de mériter l'estime d'un si grand général, à moins qu'il ne lui vînt un ordre de S. A. R. de se rendre; qu'on pouvoit s'adres- ser à ce prince. Sa réponse faite, M. de Vendôme ordonna qu'on ne reçût aucun déserteur de la place et qu'on tirât sur tous ceux qui paroîtroient : ce qui fut exécuté de point en point.
Nous restâmes, le marquis de Dreux et moi, avec M. de Vendôme jusqu'au jour, que ce général se retira dans son quartier.
On fit dans la communication, qui étoit exposée au feu de Verue et de Grescentin, plusieurs épaulements, quelques batteries de canons et de mortiers, et plu- sieurs retranchements, afin d'être hors d'insulte de la garnison de Verue. On laissa dans cet ouvrage six compagnies de grenadiers et trois bataillons, aux ordres d'un brigadier. Les troupes et le brigadier étoient relevés toutes les vingt-quatre heures.
Le 6 mars, le régiment et celui de l'Ile-de-France furent commandés pour la garde de la communica- tion, aux ordres du chevalier de Luxembourg. Ce poste étoit des plus dangereux : on y étoit exposé sans cesse aux boulets de canon, aux bombes et à la
[Mars 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 81
mousqueterie de Verue et de Grescentin. On étoit entre deux feux, et continuels ; mais ce qui nous déso- loit le plus étoit la quantité de pierres dont les enne- mis nous accabloient et de Verue et de Grescentin'.
Le chevalier de Luxembourg nous y donna un très grand dîner et un très grand souper. Auparavant le dîner, nous empêchâmes plusieurs fois le chevalier d'Esgrigny-, qui étoit, aussi bien que son frère aîné, capitaine dans le régiment, quoiqu'il n'avoit que qua- torze ans (ils étoient fils de l'intendant de notre armée), nous l'empêchâmes, dis-je, d'aller faire le coup de fusil sur une batterie des ennemis qui étoit sur le bord du Pô, de l'autre côté de la rivière. Mais, malgré notre attention, le pauvre petit « Mangeur de pommes » (nous l'appelions ainsi) ne put point éviter sa fatale destinée : il n'eut pas plus tôt mangé un morceau, qu'il s'échappa sans qu'on s'en aperçût, et s'en alla faire le coup de fusil tout à découvert sur cette batterie. Un moment après, pendant que nous étions à table, on vint nous dire qu'il venoit d'être tué d'un boulet de canon dans l'estomac. Nous fûmes très touchés de la perte de ce jeune garçon, d'autant plus qu'il étoit un très bon sujet et qu'il promettoit beaucoup.
Autre malheur qui nous arriva pendant le dîner; dans ce diable de métier, l'on n'est point sûr de sa digestion. Nous nous étions mis à une petite table six capitaines, dont un de l'Ile-de-France. Pendant que
1. Déjà dit ci-dessus, p. 72.
2. N. de Jouenne d'Esgrigny, dont les généalogies ne parlent pas. Il a été question de son père et de son frère aîné dans le tome I, p. 205 et suiv.
II 6
82 MÉMOIRES [Mars 1705]
nous exercions nos dents, un boulet, tiré de cette même batterie des ennemis qui étoit de l'autre côté du Pô, après avoir donné contre une palissade qui étoit auprès de nous, et après avoir effleuré le haut de la tête du capitaine de l'Ile-de-France, qui étoit assis entre La Bussière et moi, vint écraser la tête de Pascal, lieutenant au régiment, assis sur une ban- quette précisément derrière moi, dans le temps que je lui donnois une cuisse de chapon. Aventure triste, et d'autant plus triste que le capitaine de l'Ile-de- France resta, sans tomber, immobile pendant quelque temps, et ensuite, nous regardant les uns après les autres avec des yeux hagards, il s'écria plusieurs fois : « Eh ! Messieurs, rendez-moi ma pauvre tête, je « vous en prie. » Par bonheur, le chirurgien-major de son régiment, très habile dans sa profession, le tré- pana sur-le-champ, et ensuite il le fit transporter chez lui. Il fut guéri parfaitement bien, quoique le boulet l'avoit touché et lui avoit enlevé la peau de la tête. Quelque temps après ce malheur, car nous restions encore à table, une sentinelle cria : « Gare la bête ! » Le chevalier de Luxembourg ne se fut pas plus tôt levé d'im fauteuil de maroquin dans lequel il étoit assis, que la bombe tomba dessus le fauteuil, et elle le mit en mille pièces. La bombe, par bonheur, ne creva point : ainsi le chevalier et ceux qui étoient auprès de lui en furent quittes à bon marché. Nous eûmes bien du monde de tué et de blessé pendant nos vingt- quatre heures. Un spectacle, cependant, nous réjouis- soit beaucoup : c'étoit les courriers aériens qui alloient de Grescentin à Verue et de Verue à Grescentin. On faisoit un signal de l'endroit où une bombe devoit
[Mars 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 83
s'élever; dès qu'elle étoit tombée, deux soldats cou- roient après et ils l'apportoient aux officiers. Il n'y avoit que de la terre, et quelquefois du sel, et une lettre dedans. Ces Messieurs les courriers passoient au-dessus de nos tètes.
Le jour auparavant de notre garde dans la com- munication, le marquis d'Aix ' fut fait prisonnier en voulant se jeter dans Verue.
Aussitôt que M. de Vendôme fut maître de la com- munication, il songea et il travailla à faire abandon- ner Grescentin au Savoyard. Pour cet effet, il fit venir sa cavalerie à Morano, village près du Pô et de la Doire-Baltée^, et il fit construire un pont sur cette rivière près de Gabiano^, afin de resserrer davantage les ennemis dans Grescentin. Le duc de Savoie, péné- trant le dessein de notre général, songea tout de bon à abandonner un poste qu'il occupoit depuis si long- temps, et qui lui étoit inutile depuis que la communi- cation lui avoit été emportée. Ainsi, après avoir fait défiler le 1 3 tous ses équipages, son artillerie et tous les chariots chargés de munitions de guerre et de bouche, le 14, deux heures avant le jour, ses troupes se mirent en marche pour aller du côté de Ghivas. Il fit l'arrière-garde avec le général Stahremberg, après avoir fait rompre des digues, afin de n'être pas suivi dans sa retraite.
1. Sigismond de Seyssel, lieutenant général et chevalier de l'Annonciade.
2. Il y a là une erreur : Morano est un village situé en effet non loin du Pô, mais entre Casai et Trino, par conséquent en aval de Verue, tandis que le confluent de la Doire-Baltée est en amont.
3. Gabiano est bien sur le Pô, à peu de distance de Morano; ci-dessus, p. 2.
84 MÉMOIRES [Mars 1705]
Notre pont près de Gabiano ne fut pas plus tôt achevé, que M. de Vendôme le passa à la tête de quatre cents grenadiers et de trois cents maîtres, et il se rendit du côté de Crescentin. Les bourgeois vinrent au-devant de lui, et ils lui apportèrent les clefs de la ville. M. de Vendôme y laissa les quatre cents grena- diers. On y trouva plusieurs bateaux que les ennemis avoient négligé de brûler auparavant de partir.
Le 15, on approcha le pont plus près de Verue. La fièvre me reprit encore dans ce temps-là. Pour faire ma cour à M. de Vendôme, j'envoyai chercher son chirurgien-barbier, à qui il avoit une grande con- fiance, quoique très ignorant. Cependant il ne laissa pas de me tirer d'affaire moyennant une saignée, une médecine, et du quinquina qu'il me fit prendre.
Le 16, le chevalier de Moyenne ville, premier capi- taine du régiment, avec qui je faisois ordinaire \ aban- donna le régiment, malgré tout ce que je pus faire pour l'empêcher de faire cette folie. M. de Bar, lieute- nant-colonel et brigadier des armées du Roi, ayant quitté le régiment, M. de Barette, qui en étoit major, eut sa place. Ainsi, la majorité, naturellement, devoit tomber sur mon camarade ; mais le marquis de Dreux y nomma le premier aide-major^, qui étoit moins ancien que lui ; ce qui piqua si vivement le chevalier de Moyenne ville, qu'il se retira chez lui.
Le 17, on prit un espion qui sortoit de Verue. On sut qu'il étoit caporal et qu'il avoit porté une lettre du duc de Savoie au commandant, afin qu'il sortît à
1. L'ordinaire, c'est la dépense que l'on fait chaque jour pour sa table. [Dictionnaire de Trévoux.)
2. Il s'appelait Filleul, dira-t-il en 1710.
[Avril 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 85
un jour marqué, à la tête de sa garnison, sur nos tran- chées, pendant que ce prince attaqueroit le quartier général, qui, depuis peu, étoit fort dégarni de troupes. Si la chose avoit réussi, nous étions perdus. Mais le Savoyard avoit affaire à un capitaine qui avoit l'œil sur tout et qui payoit ses espions mieux qu'aucun autre général ^ .
Depuis plusieurs jours, nous nous apercevions des signaux qu'on faisoit du côté de Chivas. M. de Ven- dôme en fut averti, et, persuadé que le duc de Savoie avoit quelque projet dans la tète, il se tint sur ses gardes. L'espion en fut pour la peur; comme il avoit avoué la vérité, il eut son pardon.
Nous nous retranchâmes à Brusasco, que l'on for- tifia encore de nouvelles troupes qu'on fit venir du côté de Gabiano. M. de Savoie, averti des mesures que nous prenions, n'osa entreprendre son projet. Ainsi Monsieur le commandant, à qui les vivres com- mençoient à manquer, et n'ayant nulle espérance d'être secouru, fit battre la chamade le 6 avril ; mais, comme il faisoit des propositions qui ne convenoient pas à M. de Vendôme, qui le vouloit, lui et sa garni- son, prisonniers de guerre, le feu recommença de part et d'autre^.
i. Ci-dessus, tome I, p. 349, et ci-après, p. 110.
2. Il demandait à sortir par la brèche, avec sa garnison, quatre pièces de canon et quatx^e mortiers. « Il y avoit des gens à la cour qui ne laissoient pas de blâmer le duc de Vendôme de n'avoir pas voulu accorder au gouverneur de Verue une capi- tulation honorable, et cela dans l'appréhension qu'ils avoient que cela ne fît retarder la prise de cette place, qu'ils croyoient qu'on ne pouvoit trop tôt avoir à cause du secours qui venoit d'Allemagne. D'autres disoient qu'il avoit fort bien fait, et le
86 MÉMOIRES [Avril 1705]
Le 7, il fit battre encore la chamade pour se rendre prisonnier de guerre ; mais notre général, pour le punir de n'avoir pas accepté la première condition, voulut qu'il se soumît à sa discrétion. Fâché de cette proposition, il tint encore deux jours. Enfin, le 9, il se rendit à discrétion avec sa garnison. Il étoit lieute- nant-colonel du régiment de Nigrelli, le même que nous prîmes à Arco en 1703, et qui nous dit, en sor- tant de cette dernière place : Hodie mihi, cras tibiK Quelqu'un lui dit, lorsqu'il sortit de Verue : « Eh bien, « Monsieur, Yhoclie mihi est toujours pour vous. » Il se nommoit Frecset-; il étoit un très brave homme, mais un peu gascon, comme nous nous en aperçûmes dans ses discours. Le duc de Vendôme le traita très mal : il hésita quelque temps s'il l'enverroit en prison ; car, lorsqu'il sut que M. de Vendôme vouloit qu'il se rendît à discrétion, de rage il fit sauter toutes les for- tifications des trois enceintes-^ et fit mettre le feu à tous les artifices pour nous empêcher d'en profiter'^.
Roi étoit de ce nombre, disant que, dès qu'une place avoit battu la chamade d'elle-même et qu'on voyoit bien que ce n'étoit que par défaut de vivres, il étoit bon d'ôter encore à coup sûr qua- torze cents hommes au duc de Savoie. » [Mémoires de Sourclies, t. IX, p. 220, note.)
1. Ci-dessus, tome I, p. 304.
2. Fresingue, selon Dangeau (t. X, p. 305); Frezen, d'après l'annotateur des Mémoires de SourclieSy p. 219, et le baron de Freissing, d'après V Histoire militaire.
3. L'explosion des mines préparées par les assiégés fut ter- rible : tous les remparts furent renversés ; seul le donjon resta debout. [Dangeau, t. X, p. 304.)
4. Suivant les lois de la guerre, cette conduite du comman- dant de Verue le rendait passible de la peine de mort. [Mémoires militaires, t. IV, p. 305.)
[Avril 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 87
Le 10, les assiégés en sortirent, au nombre de seize cents hommes, en comptant les blessés et les malades*.
C'est ainsi que finit enfin ce long siège. Tout le monde en étoit ennuyé, jusqu'à Arlequin de l'Opéra- Comique de Paris ^, qui, dans une certaine pièce, crioit comme un diable : Apportez-moi un siège long, long, long, comme le siège de Verne. Il en fut mis en prison. Si quelqu'un devoit s'en ennuyer, c'étoit cer- tainement les acteurs de la pièce; car, depuis que nous étions sortis de Castiglione-delle-Stiviere, ce qui faisoit l'espace de deux ans moins un mois, nous n'avions eu aucun quartier d'hiver. Le marquis de Broglie fut envoyé à la cour pour porter la nouvelle de la prise de cette forteresse.
Nous restâmes six mois entiers devant cette place. Nous en partîmes le 14 avril pour aller à Novare; nous nous y rendîmes en deux jours de temps. Nous n'y fûmes que quinze jours, comme je le rapporterai dans la relation de la campagne suivante. M. de Ven- dôme fit raser Verue comme il avoit fait de Verceil, d'Ivrée et du château de Bard.
1. Sourches (p. 220) dit : neuf cents hommes sous les armes et trois cents malades ou blessés; les Mémoires militaires (p. 306j donnent des chiffres exacts : mille deux cent cinquante hommes valides et deux cent soixante-dix blessés ou malades.
2. L'acteur qui jouait alors le rôle d'Arlequin était Tomaso Vicentini, qui avait remplacé depuis 1700 Evariste Gherardi.
MÉMOIRES [Mai 1705]
CAMPAGNE DE 1705
ET DE L HIVER SUIVANT.
La campagne de 1 705 est celle qui m'a fait le plus de plaisir, car je puis dire que c'est une des plus belles et des plus savantes du duc de Vendôme, et où sa valeur, sa prudence, sa conduite et sa fermeté ont paru avec le plus d'éclat.
Notre quartier d'hiver fut bien court. Au bout de quinze jours que nous fûmes entrés à Novare, il fallut en partir, le 4 mai. Nous commencions déjà à appri- voiser les dames, qui s'assembloient tous les jours chez la marquise Paleotti'. Il y avoit grand jeu, con- cert et bal. En deux jours de marche, nous arrivâmes à Pavie, où, le lendemain 6, l'on nous embarqua sur le Tessin. Cette rivière prend sa source au mont Saint-Gothard, forme le lac Majeur, et ensuite, après avoir passé près de Pavie en deçà, elle va se jeter dans le Pô à Ospedaletto-.
J'avois depuis dix jours une fièvre tierce. Du Tessin nous tombâmes dans le Pô. En un jour et demi nous
1. Catherine Dudley, fille du duc de Northumberland. [Mémoires de Saint-Simon, éd. 1873, t. IX, p. 427.)
2. Le village d'Ospedaletto-Lodigiano, entre Pavie et Bel- giojoso, est situé à quelque distance du confluent.
[Mai 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 89
arrivâmes vis-à-vis Crémone, après avoir laissé Plai- sance sur notre droite. Nous y restâmes quelques heures, et ensuite nous fûmes coucher à Casal-Mag- giore, petite ville du Milanois dépendante du Lodésan, située sur le Pô.
Le lendemain 8, après avoir laissé Brescello et Guastalla sur notre droite, nous débarquâmes à San- Giacomo^ village du Serraglio, où nous couchâmes. Le 9, nous en partîmes pour aller coucher à Mantoue. Nous fîmes ce chemin-là à pied avec notre colonel; les chevaux de selle et les équipages, faisant la route par terre, dévoient nous venir joindre à Gavriana-, près de Gastiglione-delle-Stiviere. Le 9 à Goito, le 10 à Gavriana, où nous nous attendions de goûter un peu de repos; mais les dieux en avoient autrement ordonné.
Le lendemain de notre arrivée, qui étoit le 11, il fallut en partir précipitamment, sur les dix heures du matin, pour nous rendre sur le Mincio. Le prince Eugène, ayant assemblé douze mille hommes, avoit marché sans perdre de temps à Salionze^, pour passer cette rivière vis-à-vis de Monzambano*, au même endroit où ce général l'avoit passé l'année 1 70 1 . Le comte de Mursay, qui commandoit de ce côté-là, arriva avec le régiment de Bretagne-infanterie, le
1. San-Giacomo-di-Po, au sud-ouest de Mantoue.
2. Bourg situé entre Solferino et Volta.
3. Hameau sur la rive gauche du Mincio, sur la route de Peschiera à Mantoue ; San-Leonce, dans le manuscrit.
4. Village de la rive droite, en face d'une île importante qui pouvait favoriser le passage.
90 MÉMOIRES [Mai 1705]
Commissaire général, Renepont^ et Capy-cavale^ie^ dans le temps que les ennemis avoient déjà jeté deux pontons. Il marcha, à la tête de Bretagne et quelques carabiniers, sur le bord de la rivière, après avoir laissé sa cavalerie sur la hauteur, et il s'y maintint avec tant de fermeté, que les Impériaux furent obligés d'abandonner leurs pontons. Ils firent cependant plu- sieurs tentatives pour construire leur pont, mais inu- tilement. Nous arrivâmes dans ce temps-là, et, un moment après, M. de Vendôme. Sa présence contri- bua beaucoup à faire abandonner aux ennemis leur entreprise : ce qui fit perdre au prince Eugène cinq semaines. Cette action fit beaucoup d'honneur à M. de Mursay, qui s'y comporta en général, en capitaine et en grenadier*. Comme nous parlions à M. de Ven- dôme, on vint lui dire qu'il nous étoit arrivé quatre
1. Créé en 1645, ce régiment prit en 1654 le nom de Com- missaire général, M. d'Esclainvilliers, son raestre de camp, ayant alors reçu cette charge. Il était commandé depuis 1704 par le neveu de M""* de la Vallière, Charles-François de la Baume- le-Blanc, qui avait succédé au mari de la célèbre M™^ de Verue.
2. Régiment créé en 1638 sous le nom de Dragons étran- gers d'Arzilliers; il fut incorporé en 1714 dans Royal-Cravates. Il était commandé par Dominique de Pons, comte de Rene- pont, qui avait succédé à son père en 1704, et qui sera tué au combat de Calcinato; son frère lui succéda.
3. Créé en 1677. Le colonel Vendeuil avait péri à Luzzara en 1702, et le lieutenant-colonel François-Joseph de Capy l'avait remplacé.
4. Voyez le récit de cette action, conforme à celui de notre auteur, dans une lettre du Grand Prieur au duc de Bourbon que donnent les Mémoires de Sourches, t. IX, p. 243; on peut consulter aussi VHistoire militaire, t. IV, p. 584, et les Mémoires militaires, t. V, p. 274-275.
[Mai 1705J DU CHEVALIER DE QUINCY. 91
pièces de canon, mais qu'il n'y avoit point d'officiers d'artillerie ni de canonniers pour les servir. « Le régi- « ment de Bourgogne, dit ce prince, n'est-il pas ici? » — « Oui, Monseigneur, lui répliqua-t-on. » — a Eh « bien! répondit-il, vous trouverez dans ce régiment, « qui arrive du siège de Verue, officiers d'artillerie, « canonniers et tout ce que vous pouvez souhaiter. » Véritablement, officiers et soldats étoient employés à ce siège à tout ce qui est nécessaire à l'attaque d'une place.
Nos soldats servirent si bien les quatre pièces de canon, qu'ils brisèrent les pontons des ennemis qui étoient restés sur le rivage de leur côté, qu'ils tuèrent un page à côté du prince Eugène, et qu'ils firent un désordre fatal dans son armée, qui s'éloigna pendant la nuit des bords du Mincio.
Le* chevalier de Folard^, certainement historien respectable et panégyriste affecté du prince Eugène, ne parle aucunement de cette action. Cependant elle fut d'une telle conséquence, qu'elle fit perdre au géné- ral de l'Empereur cinq semaines, comme il a été dit précédemment^, et qu'elle fit changer ses opérations de la campagne. Le chevalier de Folard dit (tome III, livre II, chapitre vi, page 319) * que le prince Eugène ouvrit la campagne le 30 mai 1 705 par l'insulte'' de la
1. Ce paragraphe a été ajouté après coup dans la marge.
2. Charles, chevalier de Folard (1669-1752), avait été pris comme aide de camp par Vendôme en 1704; en 1705, il faisait partie du corps du Grand Prieur; il contribua à la défense de Modène en 1706. Il est l'auteur d'ouvrages militaires estimés.
3. Ci-dessus, p. 90.
4. Dans son Commentaire sur Polybe.
5. Insulte, en termes d'art militaire, se dit d'une attaque vive, brusque et à découvert. [Dictionnaire de Trévoux.)
92 MÉMOIRES [Mai 1705]
cassine de Moscolino^; cependant ce prince, dès les premiers jours de mai, avoit rassemblé un corps con- sidérable de troupes, afin de tâcher de nous sur- prendre le passage du Mincio, où il échoua. Il faut qu'un historien soit exact et fidèle.
Lorsque nous arrivâmes, nous présentâmes notre coloneP à M. de Mursay : « Mais, dit-il, il n'y a plus « de Soyecourt. Les deux fi^ères qui restoient de cette « maison ont été tués à la bataille de Fleurus^. » Il fallut que M. de Soyecourt, qui étoit Boisfranc en son nom, et dont la mère étoit véritablement Soyecourt*, fît sa généalogie : ce qui, dans le cœur, le mortifia beaucoup. Le comte de Mursay auroit pu se dispenser de lui tenir ce propos, d'autant plus qu'il savoit très bien de quoi il étoit question ; mais il le fit par pure malice^. Le lendemain de cette action, nous apprîmes que la Mirandole s' étoit rendue.
1. Ou de la Bouline (voyez ci-après, p. 95-97).
2. M. de Dreux avait vendu le régiment de Bourgogne, en novembre 1704, à Joachim-Adolphe de Seiglière de Boisfranc, marquis de Soyecourt par sa mère, qui avait jusqu'alors servi en Allemagne comme capitaine de cavalerie et avait reçu une grave blessure à la seconde bataille d'Hochstedt. Notre auteur dira plus loin (p. 119) qu'il n'avait que dix-huit ans.
3. Jean-Maximilien de Belleforière, marquis de Soyecourt, colonel du régiment de Vermandois, avait trouvé la mort sur le champ de bataille (l^"" juillet 1690) ; son frère Adolphe, qu'on appelait le chevalier de Soyecourt, capitaine-lieutenant des gendarmes-Dauphin, mourut deux jours après, de ses blessures.
4. Marie-Renée de Belleforière, mariée le 5 février 1682 à Timoléon-Gilbert de Seiglière de Boisfranc, chancelier de Monsieur.
5. Plus loin, il dira que M. de Mursay était « fort ratier de son naturel, » et nous renverrons alors au portrait que Saint- Simon fait de cet officier.
[Mai 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 93
Quelques jours après que le projet du prince Eugène eut échoué, ce général fit embarquer deux mille hommes pour les envoyer par le lac de Garde au général Bibra', qui commandoit un corps de troupes dans le Bressan, du côté de Salo, afin qu'avec ce secours il put pénétrer dans le Milanois. Le duc de Vendôme en ayant été averti, il ordonna au chevalier de l'Aubépin^, qui commandoit nos galiotes, de s'y opposer : ce qu'il exécuta. Il coula quelques barques chargées de troupes à fond ; il en prit plusieurs, et il poursuivit les autres près de Salo. Cependant douze cents hommes joignirent le général Bibra.
Le 19 mai, M. de Vendôme, qui avoit appris que toute l'infanterie des Impériaux avoit débarqué à Salo, après avoir traversé le lac malgré nos galiotes, donna ses ordres pour mettre en sûreté les bords du Mincio, et il nous fit décamper le même jour pour aller joindre le Grand Prieur, son frère, qui étoit à Bedizzole, sur la Chiese^. Nous restâmes dans ce
1. Ce général, que Villars [Mémoires, t. II, p. 59) appelle Pibrak, mourut en février 1706. [Gazette, p. 106; Mercure d'avril, p. 111-113.)
2. Hector-Léonard de Sainte-Colombe, chevalier de l'Aubé- pin (1663-1736), devint bailli et grand maréchal de l'ordre de Malte et chef d'escadre des galères de France en 1734. D'après le Moréri, qui lui consacre un article spécial (t. I, p. 478), il commanda pendant huit campagnes les galiotes de France sur le Pô et le lac de Garde, et écrivit sur ce sujet des Mémoires restés inédits et qui existent peut-être encore.
3. Gros bourg du Bressan, sur le penchant d'une colline entre la Chiese et le lac de Garde. Une lettre du Grand Prieur, datée de ce camp, du 20 mai, se trouve reproduite dans les Mémoires de Sourches, t. IX, p. 257.
94 MÉMOIRES [Mai 1705]
camp jusqu'au 23, que nous le levâmes pour marcher aux ennemis. Nous les trouvâmes postés sur une hau- teur de très difficile accès, ayant six villages retran- chés le long de leur ligne, qui se communiquoient par des ouvrages les uns aux autres, leur droite à Gavardo^ et leur gauche longeant vers Salo. Malgré cette situation avantageuse des Impériaux, beaucoup de petits-maîtres impertinents vouloient engager M. de Vendôme, qui avoit trop de bonté pour ces gens-là, à les attaquer en arrivant. « Doucement, Messieurs, « leur dit-il. Examinons auparavant. » Il examina si bien, qu'il jugea que cent mille hommes ne seroient pas capables de les forcer. Il fit camper son armée à Moscolino-, la droite s'étendant vers le lac de Garde et la gauche appuyée à Bedizzole. Nous nous y retran- châmes. Notre camp étoit si près des ennemis, que nous les resserrions infiniment pour le fourrage que nous avions en abondance^. Cette situation me plaisoit infiniment; l'air y étoit si salutaire, qu'il m'ôta la fièvre que j'avois toujours eue jusqu'à ce temps.
M. de Vendôme ayant mis tout en bon état, il partit pour se rendre en Piémont, après avoir laissé le com- mandement de notre armée au Grand Prieur. Nous fûmes très fâchés du départ du Caporal Louis (c'est ainsi que nos grenadiers le nommoient) ; nous avions toujours été sous ses ordres; il aimoit et il estimoit infiniment notre régiment. Outre cela, nous avions un pressentiment de ce qui devoit arriver; car nos
1. A l'ouest de Salo, sur la rive gauche de la Chiese.
2. Village entre Gavardo et Salo.
3. Lettre du Grand Prieur, 24 mai. [Mémoires de Sourches, p. 260-2G1.)
[Mai 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 95
manœuvres pensèrent nous faire perdre le Milanois.
Le Grand Prieur voulant resserrer davantage les ennemis dans leurs fourrages, il fit faire un petit pont de bateaux sur la Chiese, dont il fit retrancher la tête. Il fit aussi faire un retranchement entre la Chiese et un navile qui va se jeter dans cette petite rivière à Gavardo^, et il fit occuper une cassine, nommée la Bouline, au delà du navile, par quatre compagnies de grenadiers aux ordres de M. de Narbonne^, lieutenant- colonel du régiment de Mirabeau^, lesquelles étoient soutenues par quatre autres et par cent cinquante fusiliers commandés par le chevalier du Metz*, colo- nel de Vexin^. Trois autres compagnies de grenadiers gardoient le retranchement^.
Attaque de la cassine de la Bouline. — Le 31 mai, nous promenant à la tête du camp, il faisoit le plus beau temps du monde, nous entendîmes un grand feu de mousqueterie et de canon du côté de cette
1. Ce navile porte le nom de naviglio di Gavardo et se dirige vers Brescia.
2. Le manuscrit porte Nargonne par erreur; les Mémoires militaires et V Histoire de V infanterie du général Susane donnent le véritable nom. — Louis-Benoît de Narbonne, de la branche de Talairan, fut fait chevalier de Saint-Louis en 1706, à la suite de sa belle défense de Reggio.
3. Ce régiment, créé en 1674 par le maréchal d'Albret, avait été donné en avril 1697 à Jean-Antoine Riquetti, mar- quis de Mirabeau.
4. Jacques Berbier du Metz, fils du garde du Trésor royal, resta colonel du régiment de Vexin de 1703 à 1722.
5. Régiment créé en 1684, et qui fut incorporé en 1749 dans celui de Vermandois.
6. Mémoires de Sourches, t. IX, p. 266, lettre du Grand Prieur.
96 MÉMOIRES [Mai 1705]
cassine; il étoit environ onze heures du soir. Nous ne doutâmes point que le prince Eugène, connoissant l'importance de ce poste, qui n'étoit qu'à six cents pas de son aile droite, et que rien ne séparoit, ne le fît attaquer. Toute l'armée prit les armes; le feu continua jusqu'à une heure avant le jour. Au grand jour, nous apprîmes que les Impériaux étoient venus au nombre de trois mille hommes d'infanterie, dont la plus grande partie étoit grenadiers, et cinq cents chevaux, soutenus par quatre bataillons, avec trois pièces de canon, attaquer la cassine, et le tout aux ordres du prince Alexandre de Wurtemberg^; qu'ils s'emparèrent d'abord de la cour et de tous les bâti- ments, à l'exception du haut du colombier, que M. de Narbonne^ et M. de la Tour, capitaine des grenadiers du régiment de la Vieille-Marine, défendirent avec une si grande fermeté, qu'ils s'y soutinrent, et qu'ils donnèrent le temps au régiment de la Vieille-Marine, à quelques compagnies de grenadiers et à un détache- ment de dragons de venir à leur secours. Alors le feu redoubla. Enfin les ennemis, après plusieurs attaques, furent obligés de se retirer, en laissant un nombre infini de leurs soldats sur la place. Cette action a été une des plus vives de la campagne, et elle fit beaucoup d'honneur aux François et aux Alle-
1. Charles-Alexandre (1684-1737) devint général de l'artille- rie impériale en 1708; c'est lui qui défendra Landau en 1713, lorsque les Français s'en empareront. Nous le verrons blessé à Cassano assez grièvement pour que notre auteur l'ait cru mort, de même que Dangeau (t. X, p. 411) et Sourches (t. IX, p. 354).
2. Ici encore, Nargonne, dans le manuscrit.
[Juin 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 97
mands, qui attaquèrent avec toute la férocité possible, mais qui ne purent jamais s'emparer du haut du colombier * .
Nous conservâmes cette cassine tout le temps que nous avons resté à Moscolino. Je ne sais à quoi pen- soit le Grand Prieur, voyant l'opiniâtreté des Impé- riaux à vouloir s'emparer de ce poste, de ne pas faire faire quelques fausses attaques à la gauche de l'armée des ennemis en faisant marcher un gros détachement de troupes de ce côté-là ; il est certain que le prince Eugène auroit bien vite fait abandonner ce projet-.
Quelques jours après cette action, le Grand Prieur se promenant le long de la ligne, on vint l'avertir que les ennemis attaquoient l'escorte qui couvroit nos équipages, qui venoient nous rejoindre de Castiglione- delle-Stiviere. Il ordonna à un capitaine de dragons de marcher à eux. Je ne me ressouviens plus du nom de ce capitaine; j'en suis fâché, car il les battit bien. Je suivois le Grand Prieur. Je proposai à un capitaine de cavalerie de mes amis d'aller avec ce détachement. Nous nous mîmes à la tête de nos housards, qui insensiblement s'éparpillèrent, si bien que nous nous trouvâmes, mon ami et moi, seulement avec quatre
1. On peut voir le récit de V Histoire militaire (t. IV, p. 586- 589), qui est plus détaillé que celui de notre auteur. Un plan de l'attaque de la Bouline est donné dans l'Atlas des Mémoires militaires. La perte des ennemis fut évaluée à neuf cents hommes, et les Français eurent vingt officiers et deux cent vingt-six soldats tués ou blessés.
2. Dès le lendemain de l'action, le Grand Prieur mit dans la cassine un détachement plus considérable et la fit retrancher, ainsi que la tête du pont, par trois mille travailleurs. [Mémoires militaires, t. V, p. 288.)
II 7
98 MÉMOIRES [Juin 1705]
housards et un de leurs officiers. Après que nous eûmes galopé quelque temps avec ces beaux mes- sieurs, je vis assez loin de nous deux housards qui menoient des chevaux qu'ils venoient de prendre. Il fut à l'un, et moi à l'autre, tous deux le pistolet à la main. Dans le temps que j'allois tuer celui contre qui j'avois marché, par bonheur pour lui, car il étoit tué, ayant le bout de mon pistolet près de son oreille, mon ami me cria de ne le pas tuer, que c'étoit de nos housards. Le pauvre malheureux crioit comme un diable : Ego sum Gallusf Véritablement j'aperçus les fleurs de lis sur la housse de son cheval, qu'il avoit relevée. Nous fûmes pendant cinq heures, ce capitaine de cavalerie et moi, avec ces cinq housards, à une demi-lieue de l'armée du prince Eugène, ne sachant point de quel côté étoit allé notre capitaine de dragons, que nous avions laissé sur notre droite. Nous allions toujours au grand galop, sans tenir aucun chemin; nous faisions sauter nos chevaux par-dessus les haies et les fossés, et nous traversions à la nage les naviles. Je ne me suis jamais trouvé à une pareille promenade, et je me promis bien de n'en plus faire avec ces mes- sieurs. Nous aperçûmes assez près de l'armée ennemie trois de nos housards que les Impériaux venoient de pendre à un arbre. Les nôtres les reconnurent ; ils se mirent à hurler, et ils promirent bien de s'en venger. L'officier ne fut pas longtemps à exécuter sa parole, comme on le verra dans la suite. Enfin, après bien des promenades et des fatigues, nous trouvâmes sur une hauteur, à une demi-lieue de notre camp, le déta- chement que nous cherchions depuis si longtemps. Nous apprîmes que le capitaine de dragons qui le
[Juin 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 99
commandoit avoit battu les ennemis, qu'il avoit repris nos équipages et fait quelques prisonniers. Dans le temps que nous lui en faisions compliment, l'officier housard que nous avions suivi, s'approcha de l'un de ces prisonniers, et il lui cassa la cervelle de son pis- tolet. Il se mettoit en état d'en tuer encore un autre; mais nous nous mîmes devant lui, et nous le mena- çâmes de lui casser la tête à lui-même, s'il ne se reti- roit. Si on l'avoit laissé faire, il auroit tué tous ces pauvres prisonniers les uns après les autres. Voilà la vengeance qu'il exerça, et qu'il auroit poussée plus loin sans nous. Arrivé au camp, je fus me mettre au lit; car je n'en pouvois plus de fatigue. Ce fut dans ce camp que nous apprîmes la mort de l'empereur Léopold, qui mourut le 5 avriP.
Le prince Eugène ayant reçu les secours qu'il atten- doit, il se mit en marche la nuit du %% juin, et il alla camper, sa droite à Torbole^ et sa gauche à Brescia. Le Grand Prieur ne sut cette marche que dix heures après : ce qui nous obligea de décamper bien vite et de forcer la nôtre. Nous arrivâmes, au commencement de la nuit du 23, à Montechiaro, petit bourg du Bres- san que le Grand Prieur avoit fait occuper, quelques jours auparavant, par un détachement.
Le lendemain 24, nous allâmes à Manerbio^, bourg aussi qui appartient aux Vénitiens, où nous appuyâmes
1. Le 5 mai, et non le 5 avril. Saint-Simon [Mémoires, éd. Bois- lisle, t. XIII, p. 33-38) a donné un curieux portrait de ce monarque.
2. Torbole-Casaglia, au sud-ouest de Brescia, sur la route d'Orci-Novi.
3. Sur la Mella et presque au confluent de la Garza, à mi- chemin entre Brescia et Crémone.
100 MÉMOIRES [Juin 1705]
notre droite, et notre gauche à Bassano\ ayant un navile le long de notre ligne. Notre situation étoit des plus avantageuses, et il auroit été à souhaiter pour nous que le prince Eugène nous y fût venu attaquer ; mais il avoit un autre dessein, qui étoit de passer rOglio, et, pour le cacher à notre général, il fit mar- cher, le 2l5, un corps de huit mille hommes, tant cavalerie qu'infanterie, à un quart de lieue de Maner- bio, aux ordres de M. de Serini^, ce qui nous fit mettre en bataille ; nous y restâmes presque toute la journée^.
Le 26, les ennemis s'étant retirés, je fus loger, avec tous les officiers du régiment, au château de Maner- bio, avec beaucoup d'autres officiers de l'armée. Le soir, dans le temps que je me déshabillois pour me mettre au Ut, un petit valet que j'avois vint me prier de lui faire rendre justice de l'un de mes palefreniers. Je lui demandai de quoi il étoit question. « Monsieur, « me dit-il, c'est de me faire rendre un demi-sequin « dont il ne veut pas me rendre compte. Nous avons a trouvé, lui et moi, six mille francs en sequins dans a des pots à moineaux, que nous avons partagés éga- « lement. Il y a un sequin de plus dont il ne veut pas
1. Bourg sur la môme route de Brescia à Crémone (tome I, p. 200) ; il ne faut pas le confondre avec la petite ville du Vicen- tin qui fut érigée en duché par Napoléon V.
2. Ce général appartenait sans doute à la même famille que les comtes Serini ou Zrinyi, chefs des Mécontents de Hongrie. Il fut noyé, le 28 juin, au passage de l'Oglio, ayant été pris d'un évanouissement en traversant la rivière. [Gazette d'Ams- terdam, n° Lvii.)
3. Voyez la lettre du Grand Prieur du 26 juin et celle de M. de Saint-Frémond. [Mémoires de Sourches, p. 286-288.)
[Juin n05] DU CHEVALIER DE QUINCY. 101
« me rendre la moitié. » Je lui répondis que je lui ferois rendre justice. Le lendemain, j'avertis notre major de ce fait; il les fit arrêter tous deux, et il leur fit rendre tout cet argent. Ainsi, pour un demi-sequin, le petit drôle perdit, par son avarice et par son indis- crétion, et le demi-sequin et les mille écus. Il y eut plus de cinquante mille francs, argent comptant, de pris dans ce château : tous les habitants du bourg y avoient caché leurs argents, les y croyant bien en sûreté. L'on rendit les deux mille écus au curé de Manerbio. Ce petit gaillard me quitta deux jours après, en disant que je lui avois fait perdre sa fortune. J'en fus fâché. Il me servoit bien et il rasoit à merveille ; mais je ne pouvois pas faire autrement : nous étions dans un pays neutre, et ma conscience auroit été chargée de ce larcin.
Le même jour, qui étoit le 27, l'on fit marcher promptement tous les grenadiers et les piquets de l'armée. J'étois de piquet, c'est-à-dire le premier à marcher du régiment. En très peu de temps nous nous rendîmes à Pontevico', où nous passâmes l'Oglio, rivière qui prend sa source dans les montagnes des Grisons et qui, ayant reçu plusieurs petites rivières, forme le lac d'Iseo, et ensuite, après avoir traversé un assez grand pays, va se jeter dans le Pô à Cesole^, vis-à-vis Torricella^ Il faisoit une chaleur si excessive,
1. Gros bourg sur la route de Crémone, avec un pont sur l'Oglio.
2. Hameau de la commune de Marcaria. Le confluent est à . Torre-d'Oglio, et non à Cesole, qui se trouve un peu plus loin.
3. Torricella est situé sur la rive droite du Pô, vis-à-vis l'embouchure de l'Oglio, que masque une île importante.
\02 MÉMOIRES [Juin 1705]
que nous voyions tomber morts grenadiers, soldats et officiers, sans pouvoir les secourir. Le chemin par où nous passions en étoit couvert; le spectacle en étoit bien triste.
La cause de cette marche précipitée étoit que le Grand Prieur avoit appris que l'armée des Impériaux marchoit à Urago\ afin de passer l'Oglio. Le dessein du prince Eugène étoit d'hasarder le tout pour le tout pour pénétrer en Piémont, afin de secourir le duc de Savoie, que M. de Vendôme pressoit vivement.
Nous avions ordre d'aller joindre le plus prompte- ment qu'il nous seroit possible M. de Toralva, lieute- nant général espagnol, qui étoit, avec sept escadrons et sept bataillons, sur l'Oglio, du côté de Palazzolo^. La nuit nous prit à Castel-Visconti^. Le lendemain 28, nous nous mîmes en marche de très grand matin. En arri- vant à Soncino^, petite ville fortifiée sur l'Oglio, de la dépendance du Crémonois, nous apprîmes que M. de Toralva avoit abandonné les bords de cette rivière, qu'il s'étoit retiré à Palazzolo, et que le prince Eugène avoit déjà fait passer un corps de troupes considé- rable de notre côté. Il y auroit eu de l'imprudence d'avancer davantage. Après cette mauvaise nouvelle, nous restâmes pour attendre les ordres de notre géné- ral, qui nous suivoit avec l'armée.
M. de Toralva étoit inexcusable de sa retraite pré-
1. Village de la rive gauche de l'Oglio, sur la route qui va de Brescia vers Lodi, par Chiari et Crème.
2. Bourg situé au nord de Chiari et en amont d'Urago.
3. Village du Crémonais, entre l'Oglio et un navile.
4. Sur la rive droite de l'Oglio, vis-à-vis d'Orci-Novi, qui est sur la rive gauche.
[Juin 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 103
cipitée^ : avec un peu de fermeté, il auroit arrêté cer- tainement les ennemis, et il nous auroit donné le temps d'arriver. Ainsi, pour la seconde fois de cette cam- pagne, nous aurions empêché les Impériaux de pas- ser une rivière. Que gagna M. de Toralva? la défaite de ses troupes ; car, ne se croyant pas en sûreté dans cette petite place, il prit le parti, le 30, de l'abandon- ner, après avoir fait jeter la plus grande partie de nos farines dans l'Oglio et avoir laissé deux cents hommes pour la garder. Il fut suivi dans sa retraite si vive- ment par le prince de Lorraine et Visconti (c'est le même que M. de Vendôme avoit si bien battu à Santa- Vittoriaet à San-Sebastiano^), qu'ils tombèrent sur ses troupes. Elles furent mises en déroute, et il fut fait prisonnier, aussi bien qu'un colonel, dix-neuf autres officiers et environ quatre cent quatre-vingts soldats. Les ennemis nous prirent six drapeaux; le reste des troupes de M. de Toralva se dissipa et gagna par plu- sieurs endroits nos places^. Par cette belle action nous pensâmes perdre le Milanois, et, sans le parti que prit M. de Vendôme de venir promptement à notre secours, nous étions perdus ; car le Grand Prieur ne savoit où il en étoit.
Nous fûmes joindre l'armée à Gastel-Visconti. Je
1. D'après le marquis de Sourches (t. IX, p. 293), M. de Toralva ne se retira que sur l'ordre du Grand Prieur.
2. Tome I, p. 220-225 et 322-325.
3. Gazette (V Amsterdam, Extraord. lvii et lix. Six mille sacs de farine furent jetés dans l'Oglio par M. de Toralva avant son départ de Palazzolo. Rejoint par la cavalerie impériale, le 2 juillet, à une lieue de Bergame, il fut enveloppé par elle et dut se rendre prisonnier. M. de Louvignies put gagner les mon- tagnes avec quelques troupes.
104 MÉMOIRES [Juillet 1705]
suivis notre commandant lorsqu'il fut rendre compte à notre général. Nous le trouvâmes nu en chemise, assis dans un fauteuil, et ses deux jambes sur une table; sa situation étoit des plus immodestes. Il rêvassoit; il en avoit raison.
Le 29, l'armée s'approcha de Soncino, où nous appuyâmes notre droite, et notre gauche longeoit au delà de Romanengo^ ayant devant nous un petit naviglio. Le 30, nous y séjournâmes.
UAdda. — Le 1*"' juillet, notre régiment et celui de l'Ile-de-France eurent ordre de se rendre à Gassano. C'est un petit bourg sur l'Adda, du côté de Milan, qui s'est rendu recommandable par le combat- qui se donna vis-à-vis, de l'autre côté de la rivière, qui prend sa source du lac de Lecco^, et qui, après avoir passé près -de Lodi et à Pizzighettone, va se rendre dans le Pô, vis-à-vis de Monticello, qui est dans le Plaisantin*.
Nous laisserons pour quelque temps le Grand Prieur, qui, ne se croyant pas en sûreté à Soncino, abandonna cette petite place à ses propres forces et, passant le naviglio Pallavicino^, fut camper à Ombriano le 2 juil- let. Ge village est près de Greme*^, ville assez forte, qui appartient, aussi bien que son territoire, aux Vénitiens.
1. Village sur la route de Brescia à Lodi, à égale distance de Soncino et de Crème.
2. Ci-après, p. 123 et suivantes.
3. C'est la branche oi'ientale du lac de Côme.
4. Village situé près de Crémone, mais, en effet, dajis le Plai- santin, comme étant sur la rive droite du Pô.
5. Ce naviglio part de l'Oglio, en amont de Soncino, qu'il contourne, et, se dirigeant du nord-ouest au sud-est, atteint le Pô à Crémone après un très long parcours.
6. Au delà de cette ville, sur la route de Lodi.
[Juillet 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 105
Milan. — Nous restâmes quelques jours à Gassano, le soldat campé et l'officier très bien logé. Nous étions aux ordres du marquis de Sartirana, Milanois, briga- dier des armées du roi d'Espagne. Nous allions de temps en temps à Milan. Je n'avois pas encore \ii cette grande ville. Les rues sont larges, bien percées; il y a de beaux palais. La bibliothèque Ambrosienne y est fort renommée. J'y vis le tombeau de Gaston de Foix, qui fut tué à la bataille de Ravenne en 1512!; ce tombeau est en petit, et est d'ivoire ; c'est un ouvrage parfaite La galerie délia Scala est digne aussi des curieux. Le Dôme est magnifique; l'on donne ce nom à toutes les cathédrales de l'Italie. Cette église est revêtue en dehors et en dedans de marbre; il y a au moins six cents statues de même, dont une, qui repré- sente saint Barthélémy, est un chef-d'œuvre^. Il m'a été dit que les Génois, pour l'avoir, en avoient offert autant d'or qu'elle pèse. La chapelle de saint Gharles Borromée, qui est sous terre, est d'autant plus riche que les murailles en sont revêtues d'argent. Le corps de ce saint homme est dans une châsse superbe. L'on me montra dans cette église un serpent d'airain élevé sur une colonne; l'on prétend que c'est le même que Moïse fit élever dans le désert. L'on me fit voir aussi la chapelle où saint Augustin a été baptisé. La situation de Milan est dans une grande plaine ; il n'y a point de
1. Gaston de Foix fut enterré à Milan dans l'église des reli- gieuses de Sainte-Marthe ; son tombeau avait été détruit avant le XVII*' siècle, et le modèle qu'en vit notre chevalier n'existe plus de nos jours.
2. Elle est du sculpteur Marco Agrate et date de la fin du XVI® siècle.
106 MÉMOIRES [Juillet 1705]
rivière qui y passe, mais plusieurs canaux qui viennent du Tessin et de l'Adda.
Un jour que nous allions dans cette ville avec un brigadier des armées du roi d'Espagne, trois cents pas auparavant d'y entrer, nous trouvâmes des four- ches patibulaires, où il y avoit plusieurs personnes pendues. Je m'aperçus qu'il saluoit très profondément et très respectueusement ces cadavres. « Fi donc! « Monsieur, lui dis-je, vous saluez les pendus? » — « Oui, Monsieur, me répliqua-t-il avec un ton des « plus graves, je les salue. Il faut oublier ce qu'ils ont « été et les respecter par rapport à ce qu'ils peuvent « être présentement. » — « Ma foi ! Monsieur, lui « répondis-je, passe pour leurs âmes; mais leurs « corps font là une triste figure. » Cependant, pour faire plaisir à mon Espagnol, le lendemain, en y repas- sant avec lui, je leur fis un salut des plus profonds.
Au bout de huit jours que nous étions à Cassano, le marquis de Broglie^ vint relever M. de Sartirana, qui lui donna à dîner. Dans ce repas, dont j'étois, l'esprit caustique de M. de Broglie fut poussé bien loin; car, après avoir déclamé contre plusieurs per- sonnes de la cour et de Paris, contre plusieurs princes et princesses et contre Louis XIV, il n'épargna pas même le bon Dieu, et cela avec tout l'esprit possible^.
1. Ci-dessus, p. 20; il était brigadier depuis le mois d'oc- tobre 1704.
2. Voici le portrait que Saint-Simon fait de lui : « C'étoit un homme de lecture, de beaucoup d'esprit, très méchant, très avare, très noir, ... effronté, hardi et plein d'artifices, d'in- trigues et de manèges; ... il se piquoit, avec cela, de la plus haute impiété et delà plus raffinée débauche. ... Je n'ai guères
[Juillet 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 107
Ainsi il ne faut pas s'étonner de ce qui lui est arrivé pendant le ministère du cardinal de Fleury. On sait la raison pour laquelle ce ministre lui fît ôter son ins- pection générale ^ Un officier l'ayant prié de parler pour lui à la cour, afin de lui faire avoir une pension, il lui dit : « Monsieur, n'espérez rien. Tant que vous « aurez pour ministre un prêtre et pour secrétaire a d'État de la guerre un porte-écritoire, tous les ofïî- « ciers n'ont rien à espérer. » Ce propos fut rendu sur-le-champ à la cour, ce qui lui causa sa disgrâce^. M. de Broglie ne fut pas plus tôt arrivé, qu'il nous fit travailler à retrancher la tète du pont que nous avions sur l'Adda, vis-à-vis et au pied de Cassano. Cet ouvrage ne contribua pas peu à la victoire que nous remportâmes. Le retranchement fini, il envoya le régi- ment à Albignano^, village aussi sur l'Adda, à six milles de Cassano. J'y fus logé dans le château, avec le marquis de Soyecourt et un capitaine de cavalerie qui étoit Flamand. Il avoit une fort jolie femme; je commençois à en devenir amoureux, lorsqu'il fallut
vu face d'homme mieux présenter celle d'un réprouvé que la sienne. » [Mémoires, éd. 1873, t. XIII, p. 196.) Comparez encore le tome XIV, p. 362, la Correspondance de Madame (recueil Brunet, t. II, p. 221) et une anecdote racontée par M"»* de Balleroy (t. II, p. 240).
1. Il était non pas inspecteur, mais directeur général de l'in- fanterie depuis 1718.
2. C'est en mai 1729 qu'il fut privé de sa direction, qui fut supprimée. Le secrétaire d'Etat de la guerre était alors, depuis un an, Nicolas-Prosper Bauyn d'Angervilliers, que nous retrou- verons, dans le récit de la campagne de 1707, comme inten- dant du Dauphiné et de l'armée de Provence.
3. Hameau de la commune actuelle de Truccazzano, au sud de Cassano, sur le canal de la Mulla.
108 MÉMOIRES [Juillet 1705]
la quitter et nous presser de remonter l'Adda, parce que les Impériaux étoient en pleine marche pour tâcher de passer cette rivière.
Suspendons les mouvements que firent les troupes qui étoient sous les ordres du marquis de Broglie, pour reprendre ceux du prince Eugène et ceux de notre armée, que nous avons laissée à Ombriano.
Les ennemis ne perdirent point de temps, après notre retraite, à faire le siège de Soncino, qui, au bout de trois jours de tranchée ouverte, se rendit. La garnison fut faite prisonnière de guerre. M. de Ven- dôme, ayant appris les progrès du prince Eugène, et craignant, de la manière que ce général s'y prenoit, de perdre le Milanois, laissa le commandement de l'ar- mée de Piémont à M. de la Feuillade, et il partit promp- tement pour venir joindre le Grand Prieur, son frère, après avoir ordonné à dix bataillons et à dix esca- drons, aux ordres de M. d'Albergotti, de le suivre en diligence. L'on fut surpris, et charmé en même temps, de l'arrivée de ce prince*.
Le lendemain, 15 juillet, il fit décamper l'armée pour s'approcher de celle du prince Eugène : conduite excellente de M. de Vendôme, qui vouloit toujours être campé près de l'ennemi afin de savoir prompte- ment par soi-même, comme je lui ai entendu dire plu- sieurs fois, si le cul de V enfant sentoit bon. Le dernier maréchal de Gréquy^ avoit aussi cette maxime : ce grand capitaine disoit qu'il vouloit toujours voir son
1. Les Mémoires militaires (t. V, p. 312-314) donnent la lettre que Vendôme écrivit au Roi le 16 juillet sur la situation de l'armée du Grand Prieur et de celle des ennemis.
2. François de Bonne (tome I, p. 156).
[Juillet 1705J DU CHEVALIER DE QUINCY. 109
ennemi de près, parce qu'il ne savoit pas deviner et qu'il ne se croyoit en sûreté que lorsqu'il en étoit proche.
Il fut camper à Fiesco^, où il mit sa droite, et. sa gauche à Izano^. Ce mouvement hardi ranima nos sol- dats, qui commençoient à perdre courage. Ce même jour, les Impériaux marchèrent à RomanengO'^, où ils mirent leur droite, et leur gauche à Ticengo^ : de sorte que les deux armées étoient bien près l'une de l'autre. Les troupes aux ordres de M. d'Albergotti arrivèrent le 18 et le 19, et M. de Vendôme fut cam- per à Casal-Morano, où il mit la gauche de l'armée, et la droite à Soresina^.
Le lendemain 210, ce prince se mit à la tête de six compagnies de grenadiers et de tous les piquets de la cavalerie de !a droite pour aller reconnoitre le poste desQuatorze-Naviles, dont les ennemis s'étoient empa- rés quelque temps auparavant, poste des plus consi- dérables de tout le Milanois à cause de sa situation^.
1. Village situé à l'est de Crème, sur le bord d'un canal appelé le naviglio Madonna.
2. Ou Izzano, sur le territoire de Crème.
3. Ci-dessus, p. 104.
4. Petit village sur la route de Soncino à Crème.
5. Soresina est un gros bourg, et Casal-Moi'ano un village du Crémonais, tous deux sur la route de Crémone à Bergame. M. de Vendôme faisait un mouvement vers le sud-est pour faire face aux Impériaux.
6. Ce poste, dont on peut voir un plan dans l'Atlas des Mémoires militaires, se composait d'un pont fortifié, ou plutôt d'une longue chaussée formant passage au-dessus de quatorze canaux réunis dans un petit espace; il était soutenu par un détachement établi au village de Genivolta. Situé à égale dis- tance des deux armées, sa possession par les Impériaux leur
110 MÉMOIRES [Août 1705]
Un capitaine des grenadiers qui marchoit à la tête du détachement, ayant remarqué que les ennemis n'é- toient pas sur leurs gardes, marcha à eux si rapide- ment, qu'il fut dans leur retranchement auparavant qu'ils s'en aperçussent, suivi de M. de Garoll, lieute- nant-colonel du régiment de Berwick*, et de toutes les autres compagnies des grenadiers. Il y avoit quatre cents hommes, dont la plupart furent tués, et le reste fut fait prisonnier de guerre avec le lieutenant-colo- nel qui les commandoit. Ce bonheur fut d'autant plus grand, que M. de Vendôme vouloit seulement recon- noitre ce poste.
Le 2t1 , ce prince prolongea sa droite en l'appuyant aux retranchements dont il venoit de s'emparer. Le prince Eugène, voulant, à quelque prix que ce fût, pénétrer dans le Piémont, et étant persuadé qu'il y avoit de l'impossibilité à réussir par le Mantouan en passant le Pô, se mit en marche, le 10 d'août, à une heure de nuit, pour se porter sur le haut de l'Adda, et il décampa si secrètement et il fit tant de diligence, qu'en deux jours il arriva sur cette rivière. M. de Vendôme n'apprit le mouvement des Impériaux qu'au jour ; j'en suis surpris, car aucun général n'a payé ses espions mieux que lui^ : il en connoissoit la consé-
assurait un passage facile au milieu de ce pays coupé de canaux innombrables. La lettre par laquelle Vendôme rendit compte au Roi du combat est dans les Mémoires militaires, t. V, p. 721.
1. Daniel de Caroll, venu d'Irlande en 1691, était lieute- nant-colonel du régiment de Berwick depuis 1698; il fut fait bri- gadier le 30 août 1705, et mourut à la fin de la campagne de 1712. [Chronologie militaire, t. VIII, p. 163.)
2. Déjà dit ci-dessus, p. 85.
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. IH
quence. Il marcha aussitôt par sa gauche, et, passant par Fiesco, il alla passer le Serio sur le pont de Greme, petite ville fortifiée qui appartient aux Véni- tiens; il y a un évêché suffragant de Bologne. Elle étoit autrefois de l'État de Milan, aussi bien que Ber- game et Brescia. Les Vénitiens dévoient rendre ces trois places aux Espagnols lorsque ceux-ci leur au- roient rendu l'argent qu'ils leur avoient prêté, et qu'ils dévoient rendre dans un certain temps. L'argent n'ayant pas été rendu, les Vénitiens ont gardé ces trois villes^. M. de Vendôme passa ce pont douze heures après qu'une partie de l'armée du prince Eugène y avoit passé.
Lodi. — Notre armée fut camper à notre ancien camp d'Ombriano, et le duc de Vendôme marcha, avec cinq régiments de dragons, à Lodi, ville du Milanois, qui est assez jolie, située sur l'Adda^. Elle est capitale du Lodesan, dont vient le fromage que nous appelons en France Parmesan. Elle a été bâtie du temps de PUne par les Gaulois. Ge prince s'y arrêta pour être à portée et du haut de l'Adda et de son armée, qui avoit ordre de marcher le 12 à Agnadello^, village célèbre depuis cette grande bataille qu'y gagna Louis XII contre les Vénitiens^, ce qui les mit dans
1. Nous ne savons où notre auteur prend ces détails. Ber- game, Brescia et Crème appartenaient aux Vénitiens depuis 1516-1517, et il ne semble pas qu'elles aient jamais été sous la domination espagnole.
2. C'est devant cette ville que Bonaparte a battu les Autri- chiens le 10 mai 1796.
3. A quinze kilomètres nord-ouest de Crémone, sur la route de Lodi à Brescia.
4. Le 14 mai 1509.
112 MÉMOIRES [Août 1705]
un état des plus tristes, et dont cependant ils se rele- vèrent dans la suite malgré la ligue formidable qui s'étoit formée contre eux, appelée la ligue de Gam- bray. Le prince Eugène fut camper à Brembate\ vis- à-vis de Trezzo^. Ce furent ces mouvements-là qui nous obligèrent de quitter Albignano pour remonter l'Adda, afin de nous opposer au passage des Im- périaux.
Nous arrivâmes le 12 à la Canonica^, village où il y a un joli palais et un beau jardin en terrasse au bord de l'Adda, après avoir marché tout le jour et toute la nuit; nous y fîmes halte cinq ou six heures. Pendant que nous y étions, nous vîmes passer une colonne de la cavalerie ennemie qui côtoyoit la rivière ; nos gre- nadiers tirèrent quelques coups de fusil, mais je crois inutilement. Le soir, nous nous mîmes en marche, c'étoit le 1 3, en remontant toujours l'Adda. Nous mar- châmes toute la nuit, et nous arrivâmes à la petite pointe du jour à Cerno'^, village éloigné d'une demi- lieue de cette rivière. Je trouvai mon lit tendu, j'étois fort bien logé, et, comme j'étois fort fatigué, je me couchai, croyant avoir au moins douze heures de repos. Je me trompai ; car, sur les dix heures du matin, qui étoit le 14 août, il fallut se lever bien vite et déguerpir, pour nous rendre au plus tôt au Para-
1. Village du Bergamasque, sur le Brerabo, à peu de dis- tance de l'Adda, dont Trezzo occupe la rive gauche.
2. Bourg du Milanais, avec un vieux château qui domine la rivière d'Adda.
3. Village de la rive droite de l'Adda, entre Cassano et Trezzo.
4. Hameau de la commune de Bottanuco, en amont de Trezzo.
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. H3
diso, maison de plaisance qui appartient aux Jésuites de Bergame^. Nous n'y fûmes pas plus tôt, que M. de Vendôme y arriva. On lui rendit compte de la situation des ennemis et de l'endroit qu'ils avoient choisi pour établir leur pont sur l'Adda. Cet endroit étoit d'au- tant plus favorable que cette rivière fait un coude de leur côté et que la hauteur, qui étoit remplie de haies et de broussailles, s'élevoit insensiblement des bords de l'Adda et alloit se perdre au loin. Il y avoit un che- min, au milieu de la hauteur, qui conduisoit à la rivière. Ce terrain, outre cet avantage, commandoit tout l'espace qui étoit entre cette rivière et le Para- diso. Le prince Eugène le fit occuper par six mille hommes d'infanterie, après y avoir fait faire plusieurs épaulements et fait dresser plusieurs batteries de canon.
Qu'avions-nous à opposer à tous ces avantages? Un mauvais retranchement où le soldat étoit vu à revers depuis la tête jusqu'aux pieds. Le marquis de Broglie y avoit envoyé cent hommes de son régiment, aux ordres d'un capitaine dont le nom m'est échappé, qui se comporta avec tant de valeur, de fermeté et d'es- prit, qu'il fit perdre bien du monde aux Impériaux. Ses soldats ne pouvant rester debout sans essuyer un feu continuel de mousqueterie accompagné de canon à cartouches, il les faisoit coucher sur le ventre, et, de temps en temps, il ordonnoit à six soldats de se lever et de faire feu ensemble sur ceux qui travail- loient au pont; leur décharge faite, les soldats se
1. Il y a un plan du Paradiso et des environs dans l'Atlas des Mémoires militaires.
II 8
414 MÉMOIRES [Août 1705]
remettoient sur le ventre. Six autres ensuite faisoient la même chose, et ainsi tous les soldats de son déta- chement. Cette manœuvre lui réussit si bien, que les ennemis furent obligés d'abandonner leur travail et qu'il y eut deux de leurs pontons abandonnés au cou- rant de la rivière. Les Impériaux, irrités de ce qu'une poignée de monde les arrêtoit, redoublèrent leur feu si vivement, que les soldats de ce détachement furent presque tous tués ou blessés, et il n'en seroit pas échappé un seul, si on les avoit encore laissés quelque temps dans ce mauvais retranchement.
Ce fut dans ce moment critique que le duc de Ven- dôme arriva. Je vis ce général, lui qui étoit toujours d'une douceur, d'une politesse et d'une cordialité charmante, dans une colère horrible : « Comment, disoit-il, je « verrai établir un pont devant moi sans pouvoir l'em- « pêcher. Est-ce là ce que m'avoit mandé ce j... f...? « (en parlant de M. de Broglie) . Il ne faisoit que répéter « dans ses lettres de ne me point inquiéter, qu'il avoit c( fait retrancher les bords de l'Adda à tous les en- « droits où les ennemis pouvoient jeter un pont! » Véritablement, je ne sais à quoi avoit pensé ce mar- quis de n'avoir pas fait relever ce vieux retranche- ment et de n'en avoir pas fait ajouter d'autres ; car, comme je l'ai déjà dit\ il n'y avoit pas un terrain plus convenable pour établir un pont. Enfin ce prince, tout irrité, demanda un détachement de cent hommes de bonne volonté pour rétablir ce pont. Il promit un louis à chaque soldat. La Bussière, capitaine du régi- ment, s'offrit à faire l'office d'ingénieur. C'étoit Tho-
1. Ci-dessus, p. 113.
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 115
massin, autre capitaine du régiment', qui marcha à la tête de ce détachement, qui ne fut pas plus tôt arrivé à la portée du fusil, que les ennemis en jetèrent une bonne partie par terre. Thomassin eut un coup de fusil au travers du corps. Il fut transporté à Milan; le prince de Vaudémont lui fît donner un appartement dans son palais ; il l'alloit voir de temps en temps, et il en fît prendre un si grand soin, qu'il en réchappa. Son lieutenant fut aussi blessé. Enfîn les ennemis faisoient un feu si terrible de leurs canons à car- touches et de leur mousqueterie, que l'on fut obligé de retirer ces deux détachements. Ce fut alors que M. de Vendôme se trouvoit dans la situation du monde la plus triste, ne sachant quel parti prendre. Enfîn, comme il mangeoit un petit morceau de pain bien noir et du fromage pourri, sans vin (nous étions par- tis de notre quartier sans domestiques, ainsi nous ne pouvions rien lui offrir), M. de Chemerault arriva, qui lui dit : a Monseigneur, tranquillisez- vous ; il est « vrai, nous ne pouvons point empêcher le prince a Eugène de faire son pont et de passer la rivière ; a mais nous l'empêcherons de déboucher. Je viens a d'examiner exactement la situation de notre poste. « La même hauteur que le prince Eugène a de son « côté, nous l'avons du nôtre ; notre droite et notre « gauche seront appuyées à la rivière. Cette maison « (en parlant de celle des Jésuites) commande le ter- « rain qui est entre leur pont et nous. La hauteur par a où les ennemis monteront pour venir nous attaquer
1. Il a déjà été question de ces deux officiers dans le tome I, p. 37, 250, 252, 258, 292-293, etc.
H6 MÉMOIRES [Août 1705]
« est remplie de haies, d'épines et de ronces. Vous « avez ici trois bons bataillons, un régiment de dra- « gons et un de cavalerie; je vais les poster et les « faire travailler à se retrancher, en faisant couper « les haies et les broussailles à la hauteur des genoux « et en faisant des abatis. Il faut du temps, continua « M. de Chemerault, aux ennemis pour achever leur « pont, le passer et faire des chemins pour venir « à nous. Cela donnera le temps aux quinze bataillons « que vous faites venir, et, les quinze bataillons arri- « vés, deux cent mille hommes ne nous forceroient « pas dans ce poste. » A mesure que M. de Cheme- rault parloit, le visage de notre général prenoit un air riant, et, lorsqu'il eut fini son discours, il lui dit : « Mon ami, je vous ai bien de l'obligation. Que l'on « me donne un cheval, et allons encore examiner. » J'ai été témoin de ce discours : ainsi il faut rendre jus- tice à M. de Chemerault; car, sans lui, nous aurions été bien embarrassés^. Mais, dans la suite, il voulut trop faire valoir, et à l'armée et à la cour, le service qu'il avoit rendu dans cette occasion à M. de Ven- dôme ; il gâta tout, et il perdit l'amitié de ce prince. Il échappe bien des choses à un général d'armée ; c'est aux autres officiers généraux d'exécuter non seule- ment ses ordres, mais aussi de l'aider de leurs lu- mières, et ne point faire trophée des bons conseils qu'ils donnent.
L'on fit venir quelques paysans des villages des environs pour travailler avec nos soldats. En très peu
1. M. de Boislisle a fait remarquer que Saint-Simon (t. XIII, p. 94-95) s'est trompé en plaçant cette scène au début du combat de Cassano, tandis qu'elle se passa l'avant-veille, au Paradiso.
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 117
de temps, nous fûmes en état de bien recevoir les ennemis, malgré le peu de troupes que nous avions. Dès le soir, le pont étant achevé, le prince Eugène fît passer deux cents grenadiers pour en garder la tête.
Au commencement de la nuit, nous envoyâmes tous nos tambours à un demi-quart de lieue par où les quinze bataillons dévoient arriver. Afin de faire croire aux Impériaux qu'ils arrivoient, ils battoient la marche jusqu'au camp, et, y étant arrivés, ils battoient le drapeau. Ils firent plusieurs fois cette manœuvre. Nous restâmes toute la nuit en bataille et à travailler à perfectionner nos ouvrages. Nous nous attendions à être attaqués à la petite pointe du jour ou dans la matinée ; mais les ennemis se contentèrent de nous tirer force coups de canon ; j'eus un soldat tué à côté de moi. Enfin, sur les trois heures après midi, nous vîmes paroître les quinze bataillons. Us ne furent pas plus tôt arrivés, que M. de Vendôme nous quitta pour aller à Trezzo^ village sur l'Adda éloigné de deux lieues du Paradiso, afin d'être plus à portée de savoir des nouvelles du Grand Prieur, qui étoit campé au delà de l'Adda, le long du canal de Ritorto, tournant le dos à Gassano, où nous avions, comme je l'ai dit déjà^, un pont.
Nous passâmes encore la nuit du 1 5 au 1 6 en ba- taille. Je dormois sous un arbre, la tête entortillée dans mon manteau. A la petite pointe du jour, des soldats qui venoient de travailler du côté du Paradiso me réveillèrent. Ils juroient et ils pestoient contre les ennemis, en disant : « Ges animaux-là nous font bien
1. Ci-dessus, p. 112.
2. Ci-dessus, p. 107.
118 MÉMOIRES [Août 1705J
« travailler pour rien! » Je leur demandai ce qu'ils vouloient dire : « Monsieur, me répondirent-ils, les « coquins Impériaux ont levé leur pont; ils ont dé- « campé cette nuit. » Je courus vite pour en savoir des nouvelles. Je trouvai M. de Golmenero, lieutenant général des troupes d'Espagne, que M. de Vendôme avoit laissé pour nous commander et pour l'instruire de tout ce qui se passeroit au Paradiso. Aussitôt qu'il me vit, il me dit : « Monsieur, je suis bien malheu- « reux ! J'ai envoyé au commencement de la nuit mon « aide de camp du côté du pont des ennemis, afin a qu'il vînt m'avertir de tout ce qu'ils feroient, et qu'il « fût très alerte sur tous leurs mouvements. C'est le a. jour qui m'a fait apercevoir que leur pont étoit « levé. Je viens d'envoyer un courrier à M. de Ven- « dôme pour l'informer de ce qui venoit de se pas- « ser. » Dans le temps qu'il me tenoit ce discours arrive un aide de camp de ce prince, par lequel il lui mandoit qu'il étoit surpris de n'avoir pas eu de ses nouvelles, d'autant plus qu'il avoit été informé, il y avoit bien deux heures, que le prince avoit levé son pont à l'entrée de la nuit dernière ; qu'il lui ordonnoit de faire marcher aussitôt les quinze bataillons, le régi- ment de dragons et celui de cavalerie à Gassano, et de laisser notre régiment et celui de l'Ile-de-France au Paradiso jusqu'à midi, afin de faire l'arrière-garde. Nous étions destinés, le régiment de l'Ile-de-France et le nôtre, pour rester à Gassano, encore aux ordres du marquis de Broglie. Ge coquin de Golmenero nous trahissoit^ ; il étoit l'espion du duc de Savoie et du
1. Déjà dit ci-dessus, tome I, p. 365.
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. H9
prince Eugène. L'on ne s'en aperçut qu'un an après, comme on le verra dans la suite. Il n'envoya avertir M. de Vendôme que lorsqu'il ne put s'en dispenser. Ce prince avoit malheureusement une trop grande confiance en lui.
Une heure auparavant de partir du Paradiso pour nous rendre à Gassano, nous entendions un grand bruit de canon qui venoit de ce côté-là. En décam- pant, nos soldats disoient : « Gare qu'en sortant du « paradis, nous ne tombions dans l'enfer! » Ils pro- phétisoient bien pour les quinze bataillons qui étoient retournés à Gassano.
A peine eûmes-nous fait deux lieues, que nous vîmes arriver le major et un capitaine du régiment, la tris- tesse peinte sur leurs visages. « Messieurs, dit le ma- « jor, tout est perdu! Notre armée est culbutée dans « l'Adda; on ne sait ce qu'est devenu AI. de Ven- « dôme. Nous n'avons pas d'autre parti à prendre (en « adressant la parole au marquis de Soyecourt) que « de nous retirer à Milan, afin de nous jeter dans le « château. » — a Et moi, dit sur-le-champ M. de « Soyecourt, je vais prendre un autre parti : je « marche droit à Gassano avec les deux compagnies a de grenadiers et les deux piquets; le régiment me « suivra, après avoir fait un quart d'heure de halte a pour donner le temps à nos soldats de le rejoindre. » Une partie étoit en maraude, quoique dans notre propre pays : mauvais usage, que notre général, par sa trop grande bonté, avoit laissé se glisser dans les troupes. « Peut-être, poursuivit notre jeune colonel (il « n'avoit que dix-huit ans), pourrai-je rendre quelque « service à M. de Vendôme. » Puis, m'adressant la
120 MÉMOIRES [A.oùt 1705]
parole : « Je vous prie, M. de Quincy, de vous rendre « à Gassano le plus vite que vous pourrez. Vous vous « informerez de tout, et tâchez de trouver M. de Ven- « dôme, en cas qu'il ne soit point tué ou pris, afin de « savoir ce qu'il veut nous ordonner. » Alors je m'ap- prochai de lui, et je lui dis à l'oreille : « Monsieur, vous c prenez un parti digne de votre courage. Cet « homme-ci vouloit vous perdre, se perdre et tout le « régiment. » G'étoit cependant un homme qui avoit bien cinquante ans et beaucoup de service. Ensuite je donnai des deux. A mesure que je m'approchois, j'en- tendois un feu d'infanterie continuel, mêlé du bruit du canon. Lorsque je fus à une lieue de Gassano, je trou- vai un cavalier bavarois, à qui je demandai des nou- velles. Il ne parloit pas françois ; mais il ne laissa pas de me faire entendre que nos affaires alloient mieux. Enfin j'arrivai dans Gassano, qui étoit rempU d'équi- pages, de dragons habillés de jaune ^ qui étoient bien mouillés, et de beaucoup de blessés. Je passai les deux ponts et je demandai à des officiers d'Anjou (leur régiment étoit dans l'ouvrage qui couvroit la tête du pont) où je pourrois trouver M. de Vendôme. Ils me montrèrent l'endroit à peu près où il étoit. Les offi- ciers m'avertirent que je ne pourrois pas y aller à che- val, à cause de la quantité de morts, de blessés et d'équipages que je trouverois. Je mis pied à terre et je donnai mon cheval à un soldat blessé. Je trouvai M. de Vendôme qui faisoit sa disposition pour ratta- quer les ennemis, afin de les faire repasser le Ritorto ; il étoit à pied, l'épée à la main, son cheval ayant été
1. Les Dragons jaunes d'Espagne, dira-t-il plus loin, p. 126.
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 121
tué SOUS lui; il étoit couvert de poussière et de tabac. Les Impériaux étoient à la demi-portée du fusil. Le feu ne discontinuoit point. Je dis à ce prince que le régiment de Bourgogne alloit arriver, que le marquis de Soyecourt m'avoit envoyé devant pour recevoir ses ordres. « Monsieur, me dit-il, je suis bien fâché « que votre régiment ne soit pas ici : vous auriez part « à la victoire ; car les ennemis ne peuvent pas long- « temps rester où ils sont. Vous ferez mettre le régi- « ment en bataille dans l'île. » Un moment après qu'il m'eut parlé, je vis Messieurs les Allemands qui s'é- branloient et qui marchoient par leur gauche pour se retirer. Ils marchoient le petit pas, en faisant de temps en temps halte. Notre infanterie les suivit.
Je restai avec M. de Vendôme une bonne demi- heure, et je ne le quittai point que les Impériaux ne fussent au delà du Ritorto. Il étoit impossible aux ennemis de rester plus longtemps ; leur droite, qui étoit appuyée à la rivière, étoit exposée, non seule- ment au feu du régiment d'Anjou, qui étoit, comme je l'ai dit ci-dessus*, dans l'ouvrage qui couvroit la tête du pont de l'Adda, mais encore à un feu d'enfer de mousqueterie, qui partoit du château de Cassano, qui étoit au delà de la rivière, et de plusieurs pièces de canon qui étoient dans la cour dudit château et qui tiroient continuellement à cartouches. Les ennemis n'eurent pas plus tôt repassé le canal du Ritorto, qu'ils se retirèrent à Treviglio^, bourg à trois milles du champ de bataille. Notre canon du château ne discon- tinuoit point à tirer sur leur arrière-garde.
1. P. 120.
2. Gros bourg du Bergamasque, à l'est de Cassano.
122 MÉMOIRES [Août 1705]
Je fus au-devant du régiment. M. de Soyecourt étoit à la tête, à qui je rendis compte de l'ordre du duc de Vendôme, et je lui fis un petit récit de ce combat san- glant, que je comparois à celui de Steinkerque : dans ces deux combats, les ennemis eurent dans les com- mencements l'avantage ; mais la fin nous donna la vic- toire. Qui fut charmé? Ce fut notre jeune colonel, d'avoir pris le parti de marcher à Gassano. Il est cer- tain que, si nous avions suivi le conseil que ce trop prudent major voulut nous donner, le régiment étoit perdu de réputation; et quelle alarme n'aurions-nous pas donnée dans cette belle ville de Milan?
Le régiment se mit en bataille dans l'Ile qui étoit entre les deux ponts de Gassano. Il n'y fut pas plus tôt, que M. de Vendôme passa à cheval. L'on portoit devant lui les drapeaux que l'on avoit pris aux enne- mis; ils étoient tous ensanglantés. Il avoit son habit et sa veste déboutonnés, le visage tout en sueur, sa che- mise remplie de tabac et de poussière ; il avoit l'air du dieu Mars. L'on peut dire que, par sa fermeté, son coup d'œil juste et sa grande valeur, il fit changer la victoire, et qu'il conserva l'armée du Roi, et par con- séquent l'Italie.
La nuit venue, je fus chez ce prince. Je le trouvai à table, mangeant avec le Grand Prieur, son frère. Ils n'avoient pour tout régal que du pain de munition avec un petit morceau de fromage ; leur table étoit un billot, sur lequel étoit fichée une baïonnette, dans laquelle il y avoit une chandelle qui leur servoit de flambeau. Je remarquai beaucoup d'aigreur entre les deux frères. Cette conversation fut le commencement de leur désunion, qui fut cause que le Grand Prieur
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 123
fut rappelé un mois après. J'appris chez M. de Ven- dôme, et les jours suivants, toutes les particularités de ce combat, dont voici le détail.
Combat de Cassano. — Le prince Eugène, voyant l'impossibilité de déboucher et de nous forcer sur la hauteur du Paradiso, ayant appris par ses espions qu'il nous étoit arrivé quinze bataillons de l'armée du Grand Prieur, prit le parti de faire lever son pont au com- mencement de la nuit du 15 au 16, de marcher droit à ce prince et de tomber sur lui auparavant que M. de Vendôme et les troupes qui étoient au Paradiso vinssent à son secours, ou bien, en cas que l'armée du Grand Prieur fût délogée de son camp de Cassano, de s'emparer de nos deux ponts. Ces deux projets pou- voient très bien réussir. Par le premier, il faisoit la conquête de l'Itahe, et par le second il passoit l'Adda sur nos ponts mêmes, et il n'auroit plus trouvé d'obs- tacle pour péïiétrer en Piémont afin d'aller au secours du duc de Savoie. Les hommes proposent, et Dieu dispose : aucun ne réussit, comme on va le voir. L'on m'a dit depuis que son seul dessein étoit d'occuper le poste de Rivolta^ afin de nous couper la communi- cation de Mantoue et de Crémone, et qu'il espéroit par là faire tomber ces deux places, mais que, étant auprès de Treviglio, il avoit appris que la plupart des soldats de l'armée du Grand Prieur étoit en maraude : ce qui le fit changer de dessein sur-le-champ pour marcher au Grand Prieur, dont l'armée étoit campée dans un bassin formé par le naviglio de Ritorto, qui
1. Bourg au sud de Cassano, dans la Ghiera ou Val de l'Adda, commandant la route de Crème et celle de Lodi.
124 MÉMOIRES [Août 1705]
sort de l'Adda et qui se sépare en trois branches, dont la première, qui se nomme le Petit-Ritorto, va se jeter dans l'Adda, un peu au-dessous de Cassano ; la seconde, la Pandine, va tomber à un demi-quart de liéue dans le même canal d'où elle étoit sortie, et la troisième est le Ritorto même, qui va du côté de Rivolta^. Le Grand Prieur ayant eu avis que le prince Eugène, après avoir levé son pont, étoit en pleine marche, et craignant que ce général ne vînt occuper Rivolta, il fit décamper l'armée pour s'emparer lui-même de ce poste, qui étoit d'autant plus considérable, qu'il cou- vroit le Grémonois. Elle ne fut pas plus tôt en marche, que M. de Gonche^, capitaine de dragons, que l'on avoit envoyé pour savoir des nouvelles des ennemis, vint avertir qu'ils marchoient à nous sur deux colonnes d'infanterie soutenue par leur cavalerie, qu'ils prépa- roient déjà leurs boute-feux-^, et qu'il n'y avoit pas un instant à perdre pour se mettre en état de les recevoir.
Pour assurer notre arrière-garde, l'on avoit mis huit compagnies de grenadiers, aux ordres de M. Le Guer- choys, dans deux petites cassines qui étoient au delà du Ritorto, à la tête d'un pont de pierre qui étoit sur ce naviglio. Dès qu'une colonne des Impériaux fut à
1. Sur le plan des environs de Cassano donné dans l'Atlas des Mémoires militaires, la Pandine est bien indiquée; mais les deux Ritorto sont désignés sous d'autres noms.
2. Denis Calvin de Conche était capitaine au régiment de Lautrec et aide de camp de M. de Vendôme. Il apporta à Paris les drapeaux pris à Cassano : ci-après, p. 136.
3. Boute-feu, officier d'artillerie qui met le feu aux canons et aux mortiers; se dit aussi du bâton au moyen duquel on met le feu. (Dictionnaire de Trévoux.)
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 125
portée de la portée^ du fusil de ces cassities, M. Le Guerchoys fit faire feu dessus , ce qui les arrêta ; mais, jugeant bien qu'il seroit obligé d'abandonner ce poste, il fit travailler à rompre le pont, ce qu'il ne put faire faute de temps. Pour obvier à ce malheur, il fit prudemment jeter quelques branches d'arbres des- sus, afin de faire croire aux ennemis qu'il étoit rompu. Leur infanterie cependant approche : M. Le Guerchoys ne perd point de temps à faire repasser les huit com- pagnies de grenadiers en deçà du Ritorto; mais, comme il faisoit l'arrière-garde à cheval, et dans le temps qu'il alloit le repasser, il fut fait prisonnier et conduit sur-le-champ à M. le prince Eugène, de qui il reçut mille politesses. Ce général lui demanda si le duc de Vendôme étoit présentement de retour du Para- diso. Il lui répondit que certainement il n'étoit pas encore arrivé. Il le mit entre les mains d'un officier irlandois, et il lui recommanda d'en avoir soin.
Ce fut dans ce moment-là que le duc de Vendôme et la tête des quinze bataillons parurent ; ils passoient le pont. Quelle joie pour cette armée qui n'avoit plus de chef! Le Grand Prieur, à cause de la grande cha- leur, avoit gagné notre avant-garde pour arriver au plus tôt à Rivolta. Il y resta pendant tout le combat, chose des plus surprenantes ! Il a assuré qu'il ne savoit point ce qui se passoit à Gassano, quoiqu'il n'y eût que six milles de l'un à l'autre bourg. Il est très cer- tain, pour le disculper, que le vent étoit contraire; il poussoit du côté du Paradiso^.
1. Ainsi dans le manuscrit.
2. Il reviendra plus loin sur la conduite du Grand Prieur : ci-après, p. 135-136.
126 MÉMOIRES [Août 1705]
M. de Vendôme fut averti dans le moment du vrai dessein des ennemis, et, s'étant aperçu que les équi- pages des quinze bataillons empêchoient ces mêmes bataillons de passer le pont et d'arriver, il en fit jeter la plus grande partie dans la rivière. Les bataillons passés, il les étendit le long du Ritorto, et il fit mettre le régiment des Dragons jaunes d'Espagne et celui de Lautrec à la gauche de ces bataillons, après les avoir fait mettre pied à terre. Ils s'étendoient jusqu'à une écluse que l'on n'avoit pas eu le temps aussi de rompre. Depuis l'écluse jusqu'à l'Adda, ce terrain étoit vide, M. de Vendôme n'ayant pas assez de troupes pour le remplir. Notre infanterie, qui étoit en marche pour Rivolta, entendant tirer à l'arrière- garde, rebroussa chemin, et elle se mit en bataille depuis le pont de fascines qui étoit sur le Petit-Ritorto, le long de la Pandine, jusqu'au lieu où elle va se jeter dans le Grand-Ritorto.
M. le prince Eugène ayant fait ses dispositions, il envoya reconnoître par un ingénieur si le pont de pierre du Grand-Ritorto étoit rompu. Soit que cet officier ne fût point jusqu'au pont, ou qu'il ne vit que ce qui en étoit rompu, il rapporta à ce général qu'il l'étoit : ce qui arrêta quelque temps ce prince ; mais enfin, ayant reconnu lui-même la vérité, il fit marcher une colonne d'infanterie, qui fit un feu si terrible sur les huit compagnies de grenadiers qui le défendoient, qu'elles furent obligées de plier, après avoir soutenu le choc assez longtemps. Les Impériaux commençoient déjà à se rallier en deçà du pont, lorsque M. de Ven- dôme, ayant rallié nos grenadiers et nos bataillons, qui avoient été aussi forcés de quitter leur terrain, les
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 127
fît marcher si vivement aux ennemis, qu'il ne leur donna pas le temps de se mettre en bataille. Nos troupes les attaquèrent, et les obligèrent de repasser le pont en désordre. Le pont repassé, les ennemis s'étant allongés le long des bords du Ritorto, qui étoient plus élevés de leur côté que du nôtre, situation qui leur donnoit un avantage considérable, ils firent un feu si vif, auquel nos troupes répondirent, que cela représen- toit l'image de l'enfer^. Il dura environ trois quarts d'heure. Ensuite de quoi, le comte de Linange, pre- mier lieutenant général de l'Empereur 2, étant à che- val à la tête d'une grosse colonne d'infanterie, passe le Grand-Ritorto, laissant le Petit sur sa gauche, et tâche de couper notre ligne pour s'emparer de notre pont sur l'Adda. Nos bataillons furent quelque temps sans tirer sur cette colonne, parce que les soldats qui la composoient avoient mis du papier à leurs cha- peaux afin de nous faire croire qu'ils étoient de nos troupes^. S'ils avoient pu réussir, nous étions perdus; mais le régiment de la Vieille-Marine et nos bataillons qui étoient de ce côté-là, s'étant aperçus de cette ruse de guerre, attaquent cette colonne avec une si grande impétuosité, qu'ils la renversent et l'obhgent de repas- ser le Grand-Ritorto, après en avoir fait un carnage épouvantable. Le comte de Linange, regretté généra- lement des deux nations françoise et allemande, fut tué auprès du petit pont de fascines qui étoit sur le
1. Ci-dessus, p. 119.
2. Il avait commandé l'armée jusqu'à l'arrivée du prince Eugène.
3. Pour simuler la cocarde blanche des troupes françaises : ci-dessus, p. 47.
128 MÉMOIRES [Août 1705]
Petit-Ritorto. Ce général traitoit nos prisonniers avec toute la politesse possible. Pendant cette attaque, qui devoit naturellement décider de la victoire, le prince Eugène marche à notre gauche. Les Dragons jaunes abandonnent précipitamment leur terrain. Les enne- mis profitent de leur terreur panique (elle fut si grande qu'ils se jetèrent dans l'Adda, où plusieurs trouvèrent la mort qu'ils vouloient éviter), et, une par- tie ayant passé sur l'écluse et l'autre dans l'eau, ils prennent nos troupes en flanc et ils les obligent d'a- bandonner le pont de pierre du Grand-Ritorto, d'au- tant plus qu'elles étoient encore attaquées par leur front.
Pendant ces deux attaques, les Impériaux en firent une troisième le long de la Pandine. Le régiment de Grancey, ne pouvant soutenir leur choc, abandonna son terrain. Qui n'auroit pas cru, dans cette circons- tance, que tout étoit perdu? Mais M. de Vendôme ne se rebutoit jamais; au contraire, sa valeur et sa fer- meté ne paroissoient jamais avec plus d'éclat que lorsque les affaires paroissoient désespérées. Il se montre à nos bataillons fugitifs : sa présence les arrête; il les rallie, il les fait mettre en bataille, et il appuie la gauche de ces troupes ralliées à l'ouvrage qui cou- vroit la tête du pont sur l'Adda. Ensuite il forme sa ligne depuis cet ouvrage jusqu'au petit pont de fas- cines qui étoit sur le Petit-Ritorto, par où elle se communiquoit au reste de l'infanterie qui étoit au delà de ce petit pont et répandue le long de la Pandine.
Les ennemis, étonnés de cette manœuvre, quoi- qu'ils se fussent emparés d'une cassine sur le bord de l'Adda et près de notre pont, s'arrêtent et perdent par
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 129
là le gain de la victoire ; car notre général, s'étant aperçu qu'il partoit du château de Gassano quelques coups de fusil, part promptement pour s'y rendre, et, ayant rencontré sur les ponts plusieurs fuyards de nos troupes et plusieurs traîneurs de nos quinze ba- taillons, il leur ordonne, sans leur reprocher leur foi- blesse, de le suivre. Il remplit le château de ces fuyards, qui, dans un moment, font des ouvertures depuis le haut jusqu'en bas, d'où ils firent, et des fenêtres, un feu si vif et si continuel, que la droite des ennemis s'affoiblissoit visiblement. Il fit aussi braquer six pièces de canon, qui tirèrent continuellement. Les boulets enfiloient le grand chemin de Gassano à Tre- vigho, ce qui leur tua bien du monde, lorsqu'ils firent leur retraite. J'ai entendu dire depuis que ce fut M. de Maisonrouge, commissaire d'artillerie, qui fit mettre de son chef ce canon en batterie. Ainsi cet offi- cier ne contribua pas peu à la retraite des Impériaux, aussi bien que le feu de mousqueterie qui sortoit du château, qui dominoit sur le terrain où se donnoit le combat.
M. de Vendôme, après avoir changé de chemise, remonte à cheval et repasse l'Adda. En arrivant, il eut son cheval tué sous lui ; car le feu de part et d'autre ne discontinuoit pas un moment. Ge fut dans ce temps-là que le prince Eugène fut blessé d'une balle de fusil au col, ce qui l'obligea de se retirer. En repassant le pont du Ritorto, il trouva M. Le Guer- choys, à qui il reprocha de lui en avoir imposé en lui disant que M. de Vendôme n'étoit point arrivé du Paradiso. M. Le Guerchoys assura à ce général que certainement il n'y étoit pas lorsqu'il fut fait prison- n 9
130 MÉMOIRES [Août 1705]
nier. « Eh! Monsieur, lui répliqua ce prince, M. de € Vendôme y est ; je ne l'ai que trop vu. »
L'absence du général ennemi et le feu terrible que la droite de son armée essuyoit, tant de nos troupes qui étoient dans l'ouvrage que de nos soldats qui étoient dans le château, l'obligèrent enfin à quitter la partie, d'autant plus qu'il s'aperçut que nos batail- lons se préparoient à marcher à lui la baïonnette au bout du fusil. Le régiment de Vendôme et quelques bataillons de la gauche, voyant les Impériaux s'ébran- ler pour se retirer, marchent et attaquent avec une si grande vivacité la cassine qui étoit sur le bord de l'Adda, qu'ils s'en emparent. Il y avoit environ trois cents hommes, qui furent tués ou faits prisonniers. Nos troupes suivirent jusqu'au Grand-Ritorto les ennemis, qui firent leur retraite en très bon ordre et qui, ayant passé le naviglio, furent camper à Treviglio, bourg éloigné de trois milles du champ de bataille. On se contenta de les canonner dans leur retraite^.
Après ce rude combat, le duc de Vendôme se pro- mena le long de la ligne, et, ayant donné ses ordres, il repassa le pont de l'Adda, comme je l'ai dit ci-des-
1. La Gazette de France donna une relation du combat dans son Extraordinaire 38, et le Mercure d'août (p. 329-384) en contint une autre encore plus détaillée. M. de Boislisle, dans son commentaire des Mémoires de Saint-Simon (t. XIII, p. 93, n. 4), a signalé les principaux récits faits à cette occasion, et notamment ceux que le général Pelet a réunis dans les Pièces des Mémoires militaires, p. 726-736. Comme le prince Eugène, de son côté, se prétendit vainqueur, on peut comparer les relations étrangères des gazettes d'Amsterdam et de Bruxelles : ci-après, p. 137. Il y a un plan de Cassano et des environs dans l'Atlas des Mémoires militaires.
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 131
SUS. Les officiers généraux et les officiers particuliers se signalèrent infiniment de part et d'autre : aussi il y en eut beaucoup de tués et de blessés. Du côté des Impériaux, le comte de Linange fut tué sur le champ de bataille; le prince de Lorraine ^ le duc de Wurtem- berg^ et le général Bibra moururent quelque temps après de leurs blessures; tant tués que blessés, il y eut au moins dix mille hommes^, et mil huit cents faits prisonniers ; ils perdirent cinq drapeaux. De notre côté, MM. de VaudreyS de Praslin^, de Forbin^, de Moy- ria^, de Chaumont^ et de la Génetière^ furent tués, et parmi les blessés MM. Le Guerchoys, de Mirabeau**^,
1. Joseph-Innocent-Emmanuel-Félicien-Constant, frère du duc Léopold de Lorraine, était colonel de deux régiments impé- riaux; il mourut à Martinengo, le 25 août suivant.
2. Ci-dessus, p. 96; il ne mourut pas, mais guérit lentement.
3. Sept mille, dit la relation officielle reproduite dans les Mémoires de Sourclies, t. IX, p. 347.
4. Jean-Charles, comte de Vaudrey, était lieutenant général depuis le mois d'octobre précédent.
5. Tome I, p. 287.
6. Louis-Victor, chevalier de Forbin, tomba dans l'Adda et se noya. C'était un familier de Vendôme, et il avait été chargé par le général, pendant la campagne précédente, de rédiger sur les opérations les rapports officiels qui devaient être adres- sés au ministre de la Guerre.
7. Tome I, p. 224. Notre chevalier écrit ici Mauriac comme Dangeau et Saint-Simon; plus haut, nous avons eu Mauria.
8. Charles d'Ambly, marquis de Chaumont, colonel du régi- ment de Soissonnais depuis 1696.
9. Les Mémoires de Soiwches disent La Gélinière, et l'anno- tateur ajoute : « Lieutenant-colonel de mérite. »
10. Ce Mirabeau (ci-dessus, p. 95) fut le grand-père des deux Mirabeau de la Révolution.
132 MÉMOIRES [Août 1705]
de CadrieuS de Fourrières^ et d'Alba^. Les deux pre- miers furent prisonniers, aussi bien que le marquis du Plessis-Bellière^ et M. de Brassac^. Nous eûmes au moins six mille hommes de tués ou de blessés.
Revenu de voir souper M. de Vendôme^, je mangeai sur le champ de bataille un morceau avec mes cama- rades. Les corps morts nous environnoient si fort, que je passai cette nuit la tète appuyée sur le ventre d'un de ces cadavres. Je dormis parfaitement bien : depuis huit jours, nous étions dans une fatigue conti- nuelle. Dès qu'il fit jour, je fus me promener sur le champ de bataille pour examiner la disposition des deux armées. Je vis le corps du comte de Linange ; il étoit étendu à côté du petit pont de fascines que nous avions fait sur le Petit-Ritorto. Il a voit un coup de fusil qui lui entroit par-dessous le menton et qui lui sortoit par le haut de la tête. C'étoit un des plus gros
1. Alexandre -Louis, chevalier puis marquis de Cadrieu, était lieutenant-colonel du régiment de Gâtinais; il parviendra au grade de lieutenant général en 1720.
2. Celui-ci, de la famille provençale de Glandevès, était lieutenant-colonel du régiment de du Héron; il eut, en 1706, le grade de brigadier et un régiment de dragons; « très ancien et très bon officier, » dit Sourches. [Mémoires, t. X, p. 246.)
3. David d'Alba avait remplacé, depuis le mois d'avril pré- cédent, le chevalier d'Imécourt à la tète du régiment d'Au- vergne.
4. Jean-Gilles de Rougé, marquis du Plessis-Bellière, petit- fils de l'amie de Foucquet, commandait depuis 1702 le régiment d'Angoumois.
5. Cet officier, petit-fils de la dame d'honneur d'Anne d'Au- triche, était, depuis 1699, colonel du régiment d'Albigeois; il mourut en 1707.
6. Ci-dessus, p. 122.
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 133
et des plus grands hommes que j'aie jamais vus; Ton prétend qu'il étoit aussi un des plus forts buveurs de son armée. Il étoit généralement aimé et estimé de tout le monde. M. de Vendôme le fit enterrer honora- blement dans l'église de Cassano. Son valet de chambre, qui étoit François, étoit blessé à côté de lui. Je lui parlai, et je le priai de se laisser panser, ce qu'il ne voulut jamais souffrir, nous disant qu'il ne pourroit jamais survivre à un si bon maître; il mourut quelques heures après, à côté de lui. Un autre spectacle se pré- senta à moi, qui me toucha infiniment. Je vis un gros chien danois qui ne cessoit de lécher la blessure de son maître, qui étoit mort, et de temps en temps il fai- soit des hurlements affreux : un soldat voulut s'en approcher pour le caresser et lui donner du pain ; le chien se mit à grincer les dents et à vouloir s'élancer sur lui. Dans cette promenade, je trouvai un officier ennemi qui respiroit encore. Il étoit nu ; il avoit son hausse-col qui lui pendoit au col; il avoit la langue coupée d'une balle de fusil. Je le fis mettre dans une charrette, et je le fis conduire à l'hôpital de Cassano. Il en est revenu, et il m'a fait remercier depuis de la vie que je lui avois procurée.
L'action de M. Gotron^ capitaine des gardes de M. de Vendôme, mérite bien qu'on ne l'oublie jamais et qu'elle passe à la postérité. Un officier irlandois qui avoit autrefois servi dans nos troupes reconnut M. de Vendôme : il avance au delà de son régiment et
1. Gaspard Cotron, d'une famille de Provence, était, depuis 1696, lieutenant, puis capitaine des gardes de Vendôme; il mourut en mai 1716, chevalier de Saint-Louis et commandant de Saint-Tropez.
134 MÉMOIRES [Août 1705]
couche en joue ce prince. Cotron s'en aperçoit, se met promptement au-devant de son maître, et il reçoit le coup au travers du corps, dont il pensa mourir. Action digne d'un vrai Romain.
Si M. de Vendôme avoit été secondé du comte de Médavy, qui étoit à la droite avec dix-huit batail- lons qui débordoient la gauche des ennemis, notre victoire, certainement, auroit été des plus complètes. Il demeura, pendant toute l'action, les bras croisés. En laissant seulement deux de ces bataillons à un autre pont de pierre qui étoit à sa droite sur le Grand- Ritorto, afin d'empêcher la cavalerie des ennemis de passer, et en faisant traverser la Pandine aux seize bataillons qui lui restoient, il auroit tombé sur le flanc de la gauche des Impériaux. Je ne doute point que ce mouvement n'eût décidé entièrement l'affaire en notre faveur et nous eût donné une victoire des plus déci- dées. M. d'Albergotti [le] lui reprocha bien, huit jours après, en l'endroit même où il avoit fait cette grande faute. J'étois présent, ayant suivi le comte de Muret\ mon parent^, qui étoit avec eux. M. de Médavy leur rendit compte de sa position. « Hé! Monsieur, « lui dit M. d'Albergotti, que ne passiez-vous ce ruis- « seau? Vous auriez bien embarrassé les Impériaux. « Vous les auriez attaqués par leur flanc gauche : ils « n'auroient pu soutenir cette attaque ; vous nous auriez « rendu un grand service, et vous auriez contribué le « plus à la défaite entière des ennemis. » — « Je
1. Jean-François Lécuyer, comte de Muret, était maréchal de camp depuis 1704 et deviendra lieutenant général en 1710.
2. Il était parent de M""*^ Chamillart, elle-même cousine éloi- gnée de notre auteur. [Mercure de janvier 1708, p. 293-294.)
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 135
« n'avois aucun ordre de M. de Vendôme, lui répon- « dit M. de Médavy. » — « M. de Vendônie, lui répli- « qua M. d'Albergotti, étoit si sérieusement occupé à « la gauche de notre armée, qu'il n'avoit pas le temps cr de vous envoyer des ordres. » Étoit-ce là le discours d'un lieutenant général? Nous en levâmes les épaules. Il est vrai qu'il est de la discipline militaire de ne rien entreprendre sans l'ordre du général; mais on peut cependant excepter de cette règle une occasion importante et décisive comme celle-ci. Apparemment que M. de Médavy n'avoit pas lu Plutarque : il auroit appris d'Agésilas que c'étoit très bien agir de faire de son mouvement ce qu'on connoît être utile au bien public, sans attendre les ordres de ses supérieurs.
Si M. de Médavy fit une grande faute, le prince Eugène, selon mon petit génie, en fit encore une plus grande de n'avoir pas sacrifié son pont qui étoit vis- à-vis le Paradiso, et une centaine de soldats, pour nous amuser. Mais, me dira-1-on, n'ayant plus de pon- tons, il falloit absolument abandonner le dessein de passer l'Adda. Je répondrai à cette objection : l'armée du Grand Prieur battue, tout certainement étoit perdu ; car la plus grande partie auroit été tuée et noyée dans cette rivière, et le reste auroit été obligé de se rendre. Qu'auroit pu faire M. de Vendôme avec dix- huit bataillons, deux régiments de dragons et un de cavalerie? Le prince Eugène auroit été le maître, non seulement de passer l'Adda, mais il auroit fait la con- quête du Milanois, et il auroit joint à sa volonté le duc de Savoie.
Parlons du Grand Prieur. Il est étonnant que ce prince, qui s'étoit rendu de bon matin à Rivolta à
136 MÉMOIRES [Août n05]
cause de la chaleur, après avoir mis l'armée en marche, il est surprenant, dis-je, qu'il n'eût aucune nouvelle de ce qui se passoit entre les deux armées, Rivolta n'étant qu'à six milles de l'endroit où se donnoit le combat. Il est vrai, comme je l'ai déjà dit, que le vent étoit contraire ; mais, que qui que ce soit ne soit venu l'avertir que son infanterie étoit attaquée, cela me surprendra toujours, le combat ayant duré au moins trois bonnes heures : il commença à deux heures après midi, et il ne finit qu'à cinq heures et demie.
M. le marquis de Senneterre* fut envoyé en France pour en porter la nouvelle au Roi, et Conche, capi- taine de dragons, qui, le premier, comme je l'ai dit, vint avertir M. de Vendôme que les Impériaux appro- choient pour nous combattre^, porta les drapeaux au Roi. Il les avoit mis dans son porte-manteau. M""® la duchesse de Bourgogne, qui étoit dans le cabi- net de S. M., lorsqu'il arriva, voulut elle-même les retirer du porte-manteau. Après en avoir retiré trois, elle tira une chemise des plus sales : ce qui la fit crier et bien secouer ses mains. Le Roi se prit à rire et lui dit : a Madame, il faut bien qu'il mette son linge, sale « ou blanc, dans son porte-manteau. Conche est un « brave garçon ; peut-être que, sans lui, le prince a Eugène se seroit emparé de notre pont de Cassano. »
Le 17 août, qui étoit le lendemain du combat, notre armée se mit en marche à midi, pour aller à Rivolta, qui fut le centre de notre armée, dont la
1. Henri de la Ferté; tome I, p. 288.
2. Ci-dessus, p. 124.
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. i37
droite étoit appuyée au bois de Santa-Maria, et la gauche à Palani, ayant un ruisseau devant son front et l'Adda derrière elle. Par cette situation, nous étions toujours en état d'empêcher le passage de cette rivière au prince Eugène, et nous couvrions le Man- touan et le Grémonois.
Le soir, nous entendîmes un grand bruit de canon et de mousqueterie, qui venoit du côté de l'armée impériale. Le lendemain, nous fûmes bien étonnés d'apprendre que les ennemis avoient fait cette réjouis- sance à l'occasion de la prétendue victoire qu'ils avoient remportée. Ceci nous apprend que les Gas- cons sont de toutes les nations. Le prince Eugène vient pour nous attaquer et pour s'emparer de notre pont; il est repoussé de tous les côtés, il abandonne le champ de bataille pour se retirer à trois milles de l'endroit où s'est donné le combat, nous couchons sur ledit champ de bataille, et nous y serions restés sans la puanteur des corps morts qui commençoit à se faire sentir; y a-t-il un homme au monde qui puisse dire que ce prince ait gagné cette victoire? Cependant il ne fut pas le seul qui voulut se l'attribuer : l'on en fit des réjouissances à Londres, à la Haye, à Vienne et dans presque toutes les villes de nos ennemis, et cela pour en imposer au pauvre peuple, afin de le sucer jusqu'aux os^
1. On peut voir à ce sujet la Gazette d'Amsterdam, n"^ lxx à Lxxiii, et les Extraordinaires lxxiv, lxxvi et lxxx ; la Gazette de Leyde, n° 68, etc. La Gazette de France (p. 442 et 469) releva ces prétentions des ennemis. Voici un passage de la lettre que le prince Eugène adressa le 17 août à Marlbo- rough : « Au premier jour, je ferai chanter le Te Deum pour
138 MÉMOIRES [Sept. 1705]
Au bout de huit jours, comme je l'ai fait remarquer ci-dessus, pendant que nous examinions le terrain où s'étoit donné le combat, nous vîmes un spectacle qui nous fit bien de la peine. Un officier qui nous a voit suivi, allant faire boire son cheval dans l'Adda, aper- çut un cadavre qui respiroit encore. Cependant il y avoit huit jours que l'action s'étoit donnée. Il avoit un coup de fusil dans la cuisse ; sa blessure étoit rem- plie de vers; il étoit étendu dans des broussailles le long de l'Adda. Apparemment que ce pauvre malheu- reux s'étoit nourri de l'eau qu'il prenoit avec sa main dans cette rivière ; personne certainement ne lui apportoit à manger. Nous lui fîmes avaler un peu de vin; il vécut encore une heure après. Quelle pénitence, s'il a offert ses maux et ses douleurs à Dieu !
Nous étions campés à Rivolta-Sicca^ dans un ter- rain si malsain, que la plus grande partie des officiers de notre régiment tomba malade : je marchois, par mon rang, à la tète des grenadiers, quoique je fusse des derniers capitaines.
Ce fut dans ce camp que j'écrivis à M""^ Ghamillart, qui est de mes parentes, pour avoir un régiment de ceux qui avoient été tués au combat. J'en reçus une lettre des plus obligeantes : elle me mandoit
remercier le bon Dieu de cet heureux succès, qui est d'autant plus remarquable que toute l'armée ennemie étoit au combat, ce que je n'avois pas su auparavant, et, en voyant le terrain où les ennemis ont été battus, la chose paroît presque impos- sible par rapport à la situation très avantageuse dans laquelle ils étoient postés. » [Gazette cf Amsterdam, n° lxx.)
1. C'est la même localité que Rivolta-d'Adda : ci-dessus, p. 123.
[Oct. 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 139
qu'elle n'avoit pu réussir, mais que, dans la suite, je serois content; que M. de Gharnillart étoit très disposé à me faire plaisir.
Le prince Eugène, malgré toutes les troupes de renfort qui lui étoient arrivées, ne put réussir dans plusieurs tentatives qu'il fit pour passer l'Adda, par les bons ordres, les belles dispositions et la vigilance de M. de Vendôme. A l'exception de Castelleone\ dont il s'empara (nous y avions beaucoup de sacs de farine), il ne put réussir dans aucune de ses entreprises. Nous restâmes à Rivolta-Sicca jusqu'au 1 1 d'octobre. M. de Vendôme, ayant appris le 10 de ce mois que les Impériaux avoient décampé de Treviglio, la nuit du 9 au 1 0, pour aller à Garavaggio-, resta dans ce camp encore vingt-quatre heures, afin de savoir précisé- ment le parti que prendroit le prince Eugène, pour ne point donner dans un torquet^. Étant donc ensuite instruit de son véritable dessein, il nous fit décamper le 1 1 pour aller à Palazzolo, qui est à sept milles de Rivolta. Le lendemain \%, nous fûmes camper à Tormo^. Ce même jour, les ennemis furent à Mosca- zano^ : ainsi nous n'étions qu'à une lieue les uns des autres.
Belle marche du duc de Vendôme. — Le 13, toute
1. Gros bourg sur la rive gauche du Serio-Morto.
2. Petite ville ancienne, dans la Ghiera d'Adda, entourée de naviles de tous côtés.
3. Mot qui n'a d'usage que dans cette façon de parler popu- laire : donner du torquet à quelqu'un, pour dire le tromper pour le faire tomber dans un panneau. {Dictionnaire de Tré- voux.)
4. Hameau sur la route de Lodi à Crème.
5. Village au sud de cette dernière ville.
140 MÉMOIRES [Oct. 1705J
l'armée travailla à se retrancher. A l'entrée de la nuit, nous reçûmes ordre qu'aussitôt la retraite battue l'on décamperoit : ce qui s'exécuta promptement et sans bruit. Afin d'empêcher les Impériaux de savoir notre mouvement, M. de Vendôme avoit ordonné à M. de Courtade, colonel de cavalerie \ de rester dans notre camp avec quatre cents chevaux et avec les grandes gardes ordinaires de la cavalerie, et de faire allumer des feux à la tète du camp, le long des deux lignes. On lui laissa un tambour par bataillon pour battre la diane.
Le 14, à la petite pointe du jour, il vint un trom- pette du prince Eugène. On le mena à M. de Courtade, qui le fit garder très soigneusement. Ce colonel resta jusqu'à huit heures du matin dans ce poste; il vint joindre l'armée à Lodi, où elle passa l'Adda. Nous fîmes une si grande diligence, que, le lendemain 14, nous repassâmes à dix heures du matin cette rivière sur le pont de Pizzighettone, et que nous arrivâmes, malgré une pluie continuelle et épouvantable, d'assez bonne heure à Formigara, village à une lieuede cette der- nière ville, et sur la rive gauche du Serio^, petite rivière qui se jette dans l'Adda un peu au-dessus de Pizzighet- tone^. Ainsi, en moins de dix heures, nous fîmes trente
1. Jean de Courtade, d'une famille de Gascogne, était, depuis 1693, lieutenant-colonel du régiment de Melun; il fut fait bri- gadier en mars 1706 et maréchal de camp en 1718; il mourut en 1721.
2. Non pas sur le Serio, mais à une petite distance de l'Adda.
3. Cette rivière se divise au-dessous de Crème en deux branches, dont l'une, le Serio-Morto (ci-dessus, p. 139, note 1), se jette dans l'Adda, près de Pizzighettone, et l'autre à quelque distance en amont.
[Oct. 1705J DU CHEVALIER DE QUmCY. 141
milles. Mes gens m'avoient fort bien logé. Un officier irlandois me pria instamment de mettre son porte- manteau à couvert; je lui permis avec plaisir. Un moment après : « Souffrez, me dit-il, que j'y mette « aussi ma valise. » — « Vous en êtes le maître, « Monsieur, lui répondis-je. » Insensiblement, à force de prières, il mit dans ma chambre tout son bagage et son lit. Malgré le plaisir que je lui faisois, car la pluie tomboit comme un torrent, il eut l'indiscrétion de vouloir aussi introduire deux de ses camarades. Je me fâchai à la fin, et j'ordonnai à mes valets de mettre tout son bagage dehors. Lorsqu'il vit que je le pre- nois au sérieux, il me demanda excuse. Je crois que, si je ne m'étois pas pris de cette manière, il auroit fait venir tous les officiers de son régiment, et il m'au- roit à la fin chassé de ma chambre.
Le 15, l'armée marcha à Gombito^ presque vis- à-vis de Montodine-, où étoit le quartier général du prince Eugène. M. de Vendôme marchoit à la tête avec tous les grenadiers et les piquets de chaque bataillon.
Action de Montodine. — Le lendemain 16, ayant appris que les ennemis occupoient, par un corps de deux mille hommes, la partie du village de Montodine qui est en deçà de la petite rivière du Serio, il les fit atta- quer promptement par les grenadiers et les piquets. Après un peu de résistance, nous les fîmes abandon- ner le terrain, et nous leur fîmes repasser le Serio un peu plus vite qu'ils ne le vouloient. Le prince Eugène y étoit présent, qui s'hasardoit infiniment. Je le
1. Village à cinq kilomètres de Gastelleone.
2. Sur le Serio, au sud de Crème.
142 MÉMOIRES [Oct. 1705]
remarquai : il avoit un habit d'écarlate galonné d'or; il étoit monté sur un cheval bai. Il fit tout ce qu'il put pour empêcher ses soldats de plier. J'étois de piquet : nous attaquâmes la gauche des ennemis, qui perdirent dans cette action environ trois cents hommes ; nous leur fîmes cent prisonniers.
Il est à remarquer qu'étant campés à Tormo*, nous avions les Impériaux devant nous, et que, par notre rapide marche, nous étions derrière eux, et que par conséquent nous leur coupions les vivres. Ainsi le dessein du général de l'Empereur étoit de passer le Serio à Montodine pour tâcher de se mettre entre Cré- mone et notre armée, et afin de se mettre à portée de ses vivres : ce qui nous auroit jetés dans un terrible embarras. Mais M. de Vendôme, par sa marche pré- cipitée, non seulement rompit son projet, mais il pensa mettre le prince Eugène dans la situation du monde la plus triste ; car il fut contraint d'aller pas- ser cette rivière ^ presque à sa source pour aller faire subsister son armée du côté de Salo. C'est ce qui se verra dans la suite. Ce prince se voyant donc prévenu par notre général, il fit rompre, pendant la nuit du 16 au 17, le pont qu'il avoit fait construire à Monto- dine, et, dès la petite pointe du jour, il marcha avec beaucoup de diligence vers Crème, afin de pouvoir passer le Serio sur le pont qui est près et sous le canon de cette ville.
Canonnade près de Crame. — Le 18 au matin, la tète de son armée commençoit à le traverser, et ses
1. Ci-dessus, p. 139.
2. Le Serio.
[Oct. 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 143
fourriers avoient déjà marqué son logement et ceux des officiers généraux à San-Bernardino'^, village en deçà du pont de Crème par rapport à nous, que ce prince avoit choisi pour être son quartier général, lorsque M. de Vendôme y arriva à la tête de la sienne. Quelle fut sa surprise, lorsqu'il vit que nous nous pré- parions à nous disposer d'attaquer son avant-garde, et qu'on mettoit six pièces de canon sur le bord du Serio pour foudroyer son armée, dont presque toute l'infanterie remplissoit le terrain entre Crème et cette rivière. Il ne perdit point de temps à faire repasser ses troupes et à les faire éloigner de la portée de notre mousqueterie et de nos canons. Il fit prudemment; car notre canon ne laissa pas de leur tuer bien du monde, comme je l'appris, le soir, d'un colonel des troupes vénitiennes, qui ne me fit que répéter, pendant la conversation que j'avois avec lui : 0 la bella cano- nadaf II me dit qu'un seul boulet de notre canon avoit tué six Allemands sur le pont. Le rempart, les maisons et les clochers de la place de Crème étoient remplis des bourgeois et des troupes des Vénitiens, persua- dés qu'il y auroit une action générale entre les deux armées. Nous eûmes dans cette affaire plusieurs gre- nadiers de tués et de blessés ; le chevalier de Luxem- bourg, et même le traître Golmenero, eurent le même sort. A l'égard de la perte des ennemis, elle doit avoir été très considérable, étant les uns sur les autres dans un terrain fort serré entre Crème et la rivière pen- dant notre canonnade.
1. Grosse commune rurale, à très peu de distance à l'est de Crème.
144 MÉMOIRES [Nov. 1705]
Le lendemain 19, l'armée des ennemis quitta les environs de Greme, pour remonter toujours le Serio, afin de tâcher de trouver un endroit pour passer cette rivière; les vivres commençoient à lui manquer. M. de Vendôme, qui fut informé de sa marche, ne jugea pas à propos de la suivre; il se contenta seule- ment d'envoyer quelques troupes pour l'observer. Il apprit que les Impériaux avoient enfin traversé le Serio, la nuit du 210 au 211 , à Mozzanica^ vis-à-vis de Gabiano, à huit grands milles de Greme ; que leur infanterie l'avoit passé dans l'eau jusqu'à la ceinture, et qu'ils alloient à Fontanella^. Notre général auroit pu encore s'opposer à leur passage ; mais il ne voulut pas hasarder une bataille dans le temps qu'il lui venoit un secours considérable de Piémont, d'autant plus que cette rivière est presque réduite à rien dans cet endroit.
Le 21 , nous décampâmes de San-Bernardino, et, après avoir changé deux fois ce même jour notre camp, pour donner le change aux espions du prince Eugène, nous fûmes camper devant Soncino, ayant cette place derrière nous, notre droite à l'Oglio et notre gauche à Ticengo.
Prise de Soncino. — Le 23, la grosse artillerie étant arrivée, M. de Vendôme fit attaquer cette place, qui se rendit six heures après. Je fus commandé à la tète de cent hommes pour l'ouverture de la tranchée. La gar- nison fut faite prisonnière de guerre ; il y avoit
1. Dans le Bergamasque, sur la rive droite du Serio, Gabiano étant sur la rive gauche.
2. Bourg sur la route de Brescia par Chiari.
[Nov. 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 145
quatre cent cinquante hommes. J'étois logé dans un couvent de capucins, à la portée du canon de cette petite ville. Depuis sa prise, nous restâmes assez tranquilles jusqu'au 8 de novembre, que notre armée se remit en marche pour nous approcher des enne- mis, qui, quelques jours auparavant, avoient passé rOglio à côté d'Urago, au même endroit où notre armée la passa, l'année 1701, pour aller se faire battre à Chiari. En partant, nous laissâmes un gros de cava- lerie aux environs de Soncmo, et onze bataillons dans cette place et dans la communication de cette place à rOglio.
Nous arrivâmes assez tard à Gividate^, qui fut le quartier général et le centre de l'armée. Elle fut répan- due le long de l'Oglio depuis Palazzolo jusqu'à Pume- nengo'. Il y avoit quelques troupes des Impériaux dans la partie de ce bourg qui est en deçà de la rivière, qui se retirèrent à notre approche. Le dessein de M. de Vendôme étoit de passer l'Ogho, afin de s'approcher de l'armée ennemie pour la resserrer le plus qu'il pourroit dans son camp. Cette armée avoit sa droite à Urago et sa gauche à Castelcovati^, un navile devant son front. Mais il tomba une si grande abon- dance de pluie, que nos deux ponts furent rompus; ce qui nous fit prendre le parti de faire des retranche- ments aux endroits par où les ennemis auroient pu tenter le passage de la rivière; car ils venoient de rece-
1. Cividate-al-Piano, sur la rive droite de l'Oglio, non loin de Martinengo.
2. Sur la même rive que Cividate et à plusieurs kilomètres en aval.
3. Village à une lieue au sud de Chiari.
II 10
146 MÉMOIRES [Nov. 1705]
voir les secours de troupes qu'ils attendoient. La pluie fut si continuelle et si forte, que le Pô déborda avec une si grande rapidité, que le Mantouan, le Grémonois, le Parmesan et le Plaisantin furent inondés.
Le prince Eugène, voyant l'impossibilité qu'il y avoit de s'établir dans le Mantouan et dans le Grémo- nois, prit le parti, le 121 novembre, de se retirer dans le Bressan, pour se mettre à portée de recevoir les secours qui pouvoient lui venir d'Allemagne, et pour être plus près de ses vivres ^ M. de Vendôme, ayant su le même jour la retraite des ennemis, rassembla au plus vite toutes ses troupes, qui étoient répandues le long de rOglio. Son dessein étoit de passer cette rivière à Ustiano, parce qu'il n'auroit pas été obligé de passer la Mella, ce qui nous auroit fort abrégé le chemin; mais les eaux avoient été si fort augmentées, qu'il fut obligé de se fixer à la passer à Bordolano. Ce fut le 1 6 que nous passâmes l'Oglio, après avoir laissé neuf bataillons et quatre escadrons, aux ordres de MM. de Médavy, de Toralva et Dillon, sur le haut de cette rivière. Notre avant-garde poussa jusqu'à Verola- Vecchia^, petite ville à la république de Venise. Les troupes qui la gardoient firent d'abord quelques diffi- cultés pour ouvrir les portes; mais, comme elles apprirent que c' étoit la tête de notre armée, elles nous en firent faire des excuses à la vénitienne, et elles nous laissèrent le passage libre. Nous y séjour- nâmes le 17.
Le 18, nous fûmes camper à Verola-DargiP, petit
1. Histoire militaire, t. IV, p. 618.
2. Dans le Bressan, entre Quinzano et Manerbio.
3. L'atlas de Bâcler d'Albe porte Verola-Alghise. C'est aujour-
[Nov. 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 147
bourg, aussi appartenant à la République, assez bien bâti. M. de Gambara, comte du Saint-Empire, en est le seigneur. M. de Vendôme ayant demandé, le soir pré- cédent, au maréchal des logis de l'armée, où l'on avoit marqué le camp pour le lendemain : « Monsei- « gneur, lui dit-il, de la Vieille-Vérole vous irez à la « Nouvelle. » Le mot dargil, en patois bressan, veut dire nouveau. Cette réplique fit beaucoup rire, non seulement tous les officiers qui étoient présents, mais même ce prince, qui, selon la chronique scandaleuse, avoit passé deux fois par rétamine^, et à qui il en restoit encore un petit ressouvenir ^
J'étois logé dans ce bourg chez un bon prêtre, qui me donna, et à mon camarade, bien à dîner. Après notre repas, je fus au château. Nous y trouvâmes un clavecin dans la grande salle; ce qui nous engagea à faire un concert. Le concert fini, nous nous attendions que le seigneur nous retiendroit à souper, après le plai- sir que nous lui avions donné ; il se contenta de nous venir conduire très poliment.
Le lendemain 19, nous décampâmes de bon matin. Une partie de l'armée fut à Pralboino^, une autre près de Cigole^ et l'autre à Manerbio, afin de pouvoir
d'hui Verola-Nuova, bourg sur le torrent du Stirone, à trois kilomètres au nord de Verola-Vecchia.
1. On dit figurément qu'un homme a passé par l'étamine pour dire qu'il a été bien purgé, bien nettoyé par les chirur- giens. [Dictionnaire de Trévoux.)
2. Mémoires de Saint-Simon, éd. Boislisle, t. VI, p. 198-200.
3. Localité située sur la rive gauche de la Mella : ci-dessus, tome I, p. 200.
4. Autrefois Zigoli, village à égale distance de Pralboino et de Manerbio.
148 MEMOIRES [Nov. 1705J
passer la Mella, le 20, à ces trois endroits, ce que nous fîmes, et, en deux jours de marche, nous nous rendîmes à Asola\ où nous passâmes la Ghiese le 23, pour aller camper à Casalmoro^. Je fus bien fâché du fâcheux accident qui arriva à ce petit bourg le lende- main, par rapport à mon hôte qui m'avoit fort bien reçu : M. de Vendôme le fît mettre au pillage, et ensuite il y fit mettre le feu, parce que des bourgeois avoient assassiné deux de nos soldats, qui peut-être le méritoient bien. Gasalmoro est aux Vénitiens. Notre général ne les aimoit point ; il ne savoit que trop que ces républicains favorisoient les Impériaux dans toutes les occasions qui se présentoient.
Le 24, nous marchâmes à Medole^, où nous séjour- nâmes le 25. Ce même jour, M. de Vendôme, escorté par un gros détachement, fut à Gastiglione-delle-Sti- viere pour reconnoître la situation des ennemis, qui étoient postés entre Montechiaro et Garpenedolo, un navile devant eux et la Ghiese derrière.
Le 26, l'armée fut joindre ce prince à Gastiglione. Nous traversâmes une plaine pendant l'espace de deux milles, ce qui nous fit marcher avec grande précau- tion sur trois colonnes : la première, de toute l'infan- terie, elle faisoit celle de la gauche ; la seconde, de toute la cavalerie, qui faisoit le centre, et la troisième, de tous les équipages, qui faisoit celle de la droite. Nous prêtions le flanc aux ennemis, qui n'étoient pas éloignés de nous.
1. Petite ville du Mantouan; le manuscrit porte Isola.
2. Tome I, p. 201.
3. Il a déjà été parlé des trois localités de Medole, Garpene- dolo et Montechiaro dans le tome I, p. 201, 258 et 259.
[Nov. 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 149
Toutes les fois que je passois dans cette plaine^ je ne faisois que répéter à mes camarades : « Voilà un a bel endroit pour donner une bataille rangée, d A la fin, il s'en est donné une, que M. de Médavy gagna contre le prince de Hesse-Gassel, un an après, comme il se verra dans la suite ^.
Nous campâmes entre Castiglione et Solferino. Le 27, nous séjournâmes. Je profitai de ce séjour pour aller voir les dames religieuses de cette petite ville. De la terrasse de leur jardin l'on voyoit l'armée des ennemis, qui, le 28, abandonnèrent Carpenedolo pour mettre la droite de leur armée à Montechiaro et la gauche à Calcinato. Nous étions éloignés les uns des autres de six milles; mais, comme Castiglione- delle-Stiviere est élevé, nous voyions de cette ville tous les mouvements des ennemis. M. de Vendôme monta à cheval pour aller les reconnoître de plus près. A son retour, il nous fit décamper pour marcher sur la hauteur de Lonato^ Dès que nous y fûmes, nous vîmes paroître l'armée des Impériaux, qui vinrent porter promptement leur gauche à cette petite place, et ils firent avancer un gros détachement d'infanterie dans le fossé. Comme il faisoit un fort beau soleil, c'étoit un véritable plaisir de voir ces deux armées si près l'une de l'autre ; car notre droite étoit à la portée
1. Il est déjà venu à Castiglione en 1702 et en 1705 et y a passé tout un quartier d'hiver en 1703. (Tome I, p. 256, 271 et 291, et ci-dessus, p. 89.)
2. Dans le récit de la campagne de 1706.
3. Petite ville sur la route de Brescia à Vérone. Une ligne de collines, bordant la plaine dont il a été question plus haut, la relie à Castiglione.
150 MÉMOIRES [Dec. 1705]
du fusil de leur gauche. Spectacle n'a jamais si bien frappé les yeux ! Nous découvrions, sur la crête des hauteurs où nous marchions, la tète et la queue de leur armée, et, du même coup d'œil, nous voyions la nôtre, qui s'avançoit fièrement vers elle. Nous crûmes pendant quelque temps que le jour ne se passeroit point sans une bataille. Leur cavalerie marchoit au petit galop, le sabre à la main, que les rayons du soleil faisoient reluire; mais, quelques coups de canon et de fusil tirés de part et d'autre, tout se passa tran- quillement. Messieurs les Vénitiens, à qui nous don- nions de temps en temps des spectacles, étoient au haut des clochers, des maisons et des murailles de Lonato, pour satisfaire leurs curiosités. Ils ne voulurent jamais laisser entrer les Impériaux dans leur place, malgré toutes les instances qu'en fit le prince Eugène.
M. de Vendôme fut logé dans une mauvaise cas- sine, sur ces hauteurs, du côté de Lonato, à la droite de notre armée, dont la gauche s'étendoit à Esenta, petit village*. Notre cavalerie resta à Rivoltella^, dont on détacha deux brigades pour camper avec notre infanterie à Esenta. Les ennemis avoient un petit navile devant eux.
Quelques jours après que nous fûmes arrivés dans ce camp, M. d'Estrades eut ordre de se rendre maître, avec six bataillons, de Desenzano, qui appartient aussi, comme il a été dit, aux Vénitiens. Ces Mes- sieurs firent d'abord quelques difficultés; mais, comme ils virent que l'on se préparoit à y entrer de force,
1. Hameau sur la route de Gastiglione à Lonato.
2. Sur le bord du lac de Garde, non loin de Desenzano.
[Janvier 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 151
ils nous ouvrirent les portes. Le comte de Médavy marcha avec deux mille chevaux et quatre mille hommes d'infanterie à Torbole^ dans le Bressan, afin de serrer davantage les derrières des Impériaux et leur ôter la communication de Brescia.
Nous restâmes dans cette situation jusqu'au 26 dé- cembre, que notre armée décampa en plein jour, tam- bour battant, pour aller dans ses quartiers d'hiver. En vérité, il étoit temps; car, depuis que le régiment étoit sorti de Castiglione-delle-Stiviere, le 10 mai 1703, nous n'avions eu que quinze jours en tout de quartier d'hiver, qui étoit à Novare. Les ennemis, qui avoient entendu battre notre générale, notre assemblée et le drapeau, et qui nous virent mettre en bataille, s'y mirent aussi, ce qui nous fit croire qu'ils attaqueroient notre arrière-garde; mais ils se contentèrent seulement de la canonner.
M. de Vendôme resta jusqu'au 3 de janvier à Gas- tiglione, afin d'être à portée de savoir le parti que prendroient les Impériaux, qui prirent aussi celui de se retirer dans leurs quartiers. Ils n'avoient pas à choisir; car il ne leur restoit que Montechiaro, Carpe- nedolo, Galcinato, Gavardo^, Breno^ et Salo, petites villes et bourgs de la dépendance de la république de Venise. Le prince Eugène envoya le général Patte ^ avec quinze cents chevaux dans le Véronois.
1. Torbole-Casaglia (ci-dessus, p. 99], au sud-est de Bres- cia, sur la route de Greme.
2. Ci-dessus, p. 94.
3. Bourg dans les montagnes, au nord du lac d'Iseo, sur le haut Oglio.
4. D'après les Mémoires de Sourches (t. IX, p. 158 et 167,
152 MÉMOIRES [Janvier 1706]
On peut dire que M. de Vendôme, par sa prudence, sa fermeté et sa valeur, étoit venu à bout de ce qu'il vouloit faire, qui étoit d'avoir réduit les Impériaux à reculer jusqu'aux montagnes du Bressan. Ils n'étoient pas plus avancés qu'au commencement de la première campagne d'Italie. Je le répète encore : qu'on exa- mine bien tous les mouvements, toutes les actions et toutes les marches de cette campagne, on trouvera qu'elle est une des plus brillantes, et où sa science et son expérience dans l'art militaire ont le plus excellé. Auparavant de nous venir joindre à Mantoue, qu'il avoit choisi pour son quartier général, et qui fut celui du régiment, il examina la situation des quartiers des Allemands, et il fit dès lors ce beau projet de les battre à l'entrée de la campagne suivante : ce qu'il exécuta, comme je le ferai voir, si le bon Dieu me prête vie.
En entrant à Mantoue, nous trouvâmes la troupe des comédiens de cette ville qui alloient à Castiglione; M. de Vendôme les avoit mandés.
Distribution des quartiers d'hiver. — Nos troupes furent répandues à Desenzano. Gastighone, Gastel- goffredo, Medole, Gastellaro^ la Volta^, Pozzolengo^, Solferino, Gavriana, Ponti*, Monzambano, Goito, Gaz- note), c'était un Lorrain, qui avait monté par tous les grades jusqu'à celui de sergent général; il reçut de l'Empereur un titre de baron. On écrivait le plus souvent Patay, et c'est l'or- thographe de notre auteur.
1. Tome I, p. 286.
2. Volta-Mantuana, au nord de Goito.
3. Dans le Bressan, entre Solferino et Peschiera.
4. Ponti-sul-Mincio, non loin de Peschiera, avec un pont sur le fleuve et un autre sur le torrent du Ballino.
[Janvier 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 153
zuolo, GazzoldoS Rivarolo-di-Fuori ^ Rivalta et la Madonna^, la Mirandole, Révère, Ostiglia, Borghetto, Bardolino, ValeggioS Modène, Mantoue, Marmirolo, Ustiano, Volongo% Acqua-Negra^ Reggio, Crémone, San-Martino-del-Bozzolo, Soncino, Robecco'^, Bordo- lano, Ganneto, Bozzolo^ et Sabionette^.
Je fus très touché, en arrivant à Mantoue, d'ap- prendre que le second bataillon du régiment, dont malheureusement j'étois, étoit destiné à être en gar- nison au Bourg-Saint-Georges, qui étoit au delà du lac^^. Ainsi nul commerce avec la ville dès que la nuit étoit venue. Je trouvai sur le pont, qui a un bon demi- mille de longueur et qui fait la communication de ce
1. Sur la route de Bozzolo à Goito.
2. Dans le Crémonais, au sud de Bozzolo.
3. La Madonna-delle-Grazie, à l'entrée du lac de Mantoue (tome I, p. 209;; Rivalta est un peu plus haut, sur le Mincie.
4. Borghetto et Valeggio sont vis-à-vis l'un de l'autre sur le Mincio; Bardolino est dans le Véronais.
5. Village du Bressan, près d'Ustiano.
6. Dans le Mantouan, près du confluent de la Chiese et de l'Oglio.
7. Robecco-d'Oglio, dans le Crémonais, sur la route de Cré- mone à Brescia.
8. Gros bourg fortifié sur la route de Mantoue à Crémone ; San-Martino-del-Bozzolo est un village situé à peu de distance au sud-est de Bozzolo.
9. L'état détaillé des quartiers d'hiver est donné dans V His- toire militaire de Quincy, t. IV, p. 620-622; il est curieux de remarquer que le régiment de Bourgogne n'y est pas men- tionné, tandis qu'un autre état, publié dans les Mémoires mili- taires, t. V, p. 758-759, d'après l'original du Dépôt de la guerre, indique bien le régiment comme cantonné à Mantoue.
10. Borgo-San-Giorgio, sur la rive est du lac, communiquait avec la ville par un pont de bateaux.
154 MÉMOIRES [Février 1706]
bourg avec la ville, le commandant du fort, qui me pria, et mes camarades, à souper chez lui. Il nous fit très bonne chère, et bien boire. J'étois logé dans une si mauvaise maison, qui n'avoit ni porte ni fenêtre, que, le lendemain, je me réveillai avec un bon rhume. Piqué au vif de ce logement, je fus à la ville trouver le marquis de Soyecourt, qui me dit sur-le-champ : « Consolez-vous, je vous ai fait garder un apparte- « ment. » En effet, un aide-major du régiment me mena à mon logement, qui étoit près de la place du palais du duc ; je m'y trouvai logé comme un petit roi. Quelques jours après, un comte de mes amis me pré- senta à plusieurs dames ; elles parloient presque toutes le françois : ainsi nous ne fûmes pas longtemps sans faire connoissance.
Un capitaine du régiment se trouva logé par hasard chez une comtesse (les comtes et les comtesses y pleuvent de toutes parts, dans ce pays d'Italie) ; elle étoit de Casai -Montferrat. J'avois fait connoissance avec elle, deux ans auparavant, lorsqu'elle étoit fille ^ ; je n'avois point eu aucune de ses nouvelles depuis ce temps. Quelle fut donc ma surprise, en allant voir mon ami, de trouver une personne que j'avois fort aimée ! Mes feux se réveillèrent, et je ne cessai, pendant tout le temps que nous avons resté à Mantoue, de lui marquer combien je lui étois attaché. Je m'étois fait ami de son mari, qui étoit amoureux comme un fol d'une cantatrice appelée la Santine^ : ainsi il étoit charmé de l'assiduité que j'avois auprès de sa femme ;
1. Tome I, p. 320-321.
2. Tome I, p. 320.
[Février 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 155
cela faisoit diversion. Un jour qu'il étoit chez sa maî- tresse, un officier qu'elle aimoit y arriva. La jalousie s'empara de mon Italien ; il en fit des reproches des plus vifs à la Santine. Le François crut être insulté de la scène qui se passoit devant lui ; il envoya promener le comte, qui voulut en avoir raison. Le duc de Man- toue, ayant été averti sur-le-champ de ce qui venoit de se passer, fit ordonner les arrêts à son sujet, et M. de VraignesS qui commandoit les François, en ordonna autant à l'officier. Cette aventure me fit une peine extraordinaire : le comte aux arrêts chez lui m'incommodoit fort ; nous ne pouvions, la comtesse et moi, nous faire l'amour que par nos regards. Quelle triste situation ! L'Italien, de son côté, s'ennuyoit fort chez sa femme ; absent de sa belle cantatrice, il ne faisoit que soupirer. Un jour, il me prit à part, et il me dit : a Mon ami, ne pourrois-je pas sortir pour « aller voir la personne que vous savez? » — « Oui, « lui répliquai-je; il s'agit de savoir auparavant si vous « êtes dans l'intention de vous battre avec cet officier ; a car, si vous êtes dans ce sentiment-là, je vous con- « seille de ne point sortir; vous encourriez la dis- « grâce de votre souverain. » — « Me battre! me « répondit-il ; je n'en ai aucune envie. » — « En ce « cas, vous pouvez sortir. Mais surtout prenez garde « que personne ne vous voie dans les rues. » J'ajou- tai à ce discours que l'on ne mettoit aux arrêts les personnes que pour les empêcher d'en venir aux der- nières extrémités. Notre conversation finie, il partit
1. Henri de Pingre de Vraignes, ancien lieutenant-colonel du régiment de Louville, était maréchal de camp depuis le 26 octobre 1704.
156 MÉMOIRES [Mars 1706]
sur-le-champ pour aller voir sa maîtresse. Malheureu- sement pour lui, le duc le sut; il envoya un de ses gardes pour l'arrêter et le mener en prison. Je fus informé dans le moment du triste accident de mon cher comte. Je l'aimois véritablement; je ne perdis point de temps à faire agir tous mes amis, et surtout notre commandant, pour les engager à solliciter le duc de Mantoue afin de le faire sortir. Ce prince fut inexorable; le pauvre comte fut huit jours en prison. Je l'allois voir tous les jours exactement ; mais j'étois encore plus exact à aller voir sa femme, pour tâcher de la consoler de l'absence de son mari. L'officier qui avoit eu des paroles avec lui, n'étant point de la gar- nison, eut ordre de s'en retourner à son régiment. Il ne fut pas plus tôt parti, que le comte sortit de prison ; il ne cessa depuis de voir la Santine, et moi ma chère comtesse, jusqu'à notre départ pour la campagne.
Auparavant d'en faire le détail, il est nécessaire de dire ce qui m'arriva le jour que M"'® la duchesse de Mantoue, fille du duc d'Elbeuf et de M'^^ de Navailles\ fit son entrée dans sa capitale pour la première fois. Les rues étoient bordées des deux côtés de tous les régiments d'infanterie qui composoient la garnison de
1. Suzanne-Henriette de Lorraine, fille de Charles III de Lorraine, duc d'Elbeuf (1620-1692), et de Françoise de Mon- taut-Navailles, sa troisième femme, avait épousé Ferdinand- Charles IV, duc de Mantoue, le 8 novembre 1704. Saint-Simon a raconté [Mémoires, éd. Boislisle, t. XII, p. 238-249) les péri- péties de ce mariage, célébré incognito, « avec tant d'indé- cence, » dans une auberge de Nevers, le 7 octobre 1704, mal- gré la défense expresse de Louis XIV à M™*^ d'Elbeuf, et renouvelé à Tortone, le 8 novembre, par l'évêque de cette ville.
[Mars 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 157
cette ville. Pendant que j'étois à la tête de ma compa- gnie avec le comte, qui m'étoit venu trouver, M. de Mursay, lieutenant général des armées et neveu de M'"^ de Maintenon, fort ratier de son naturel, m'en- voya dire par un de ses laquais qu'il me faisoit com- pliment de ce que j'étois si bien avec le mari de ma maîtresse. Ce butor de domestique, qui ne connoissoit point le comte, me rendit ce compliment si haut, que le pauvre comte ne l'entendit que trop. Mais, sans s'en fâcher, il me dit qu'il étoit surpris qu'un aussi grand prince que Louis XIV se servît d'un si grand fol et d'un si petit sujet pour être à la tête de son armée. La réplique étoit bonne, et son indiscrétion bien payée. Je ne sais si elle lui a été rapportée; en ce cas, ce général ne s'en est point vanté ^.
Le soir même de l'entrée de IVP® la duchesse de Mantoue, le feu prit si violemment dans le quartier où j'étois logé, que, sans le régiment, une partie de la ville auroit été brûlée : ce qui fut un mauvais présage pour cette princesse, qui fut obligée, aussi bien que le duc son mari, d'abandonner Mantoue à la fin de la cam- pagne de 1706, pour se retirer à Padoue, après notre malheureuse affaire de Turin ; et depuis ils n'y ont jamais retourné^.
1. « Mursay, » dit Saint-Simon (t. XIV, p. 78), « étoit brave et point mauvais officier, mais gauche, bête, inepte au dernier point, » et les anecdotes qu'il raconte à son sujet confirment l'épithète de « ratier » (tome I, p. 181) que vient de lui donner notre chevalier.
2. Le duc se retira à Padoue, et y mourut le 5 juillet 1708, l'Empereur s'étant emparé de ses États. Quant à la duchesse, elle se réfugia en Lorraine, où elle mourut en 1710; le prince Eugène lui avait obtenu de l'Empereur une pension de vingt
158 MÉMOIRES [Avril 1706]
Nous eûmes, pendant notre quartier d'hiver, opéra, comédie et bal; et, comme les spectacles finissent en Italie le dernier jour du carnaval, pendant le carême le duc de Mantoue donnoit dans son palais des orato- rios; c'est ce que nous appelons en France des con- certs spirituels. Il y avoit des rafraîchissements pour les spectateurs. Ce prince étoit lui-même à la porte où ces oratorios se donnoient, pour fiaire entrer qui bon lui sembloit. Un jour que j'y allois avec ma com- tesse et que je lui donnois la main, je voulus me reti- rer dès que je l'aperçus. Il me dit : Signore, entrate colla signora contessa. Va hene ! un cavaliero col una dama. Ainsi les plaisirs, les conversations et les sociétés ne nous manquoient pas dans cette belle et ancienne ville, où les dames sont belles, spirituelles et d'une très aimable conversation. Aussi fûmes-nous très fâchés de quitter une ville si agréable.
Deux jours auparavant de sortir de notre garnison,
mille livres, [Mémoires de Saint-Simon, édit. Boislisle, t. XIV, p. 450-451.) — C'est par erreur que dans le tome I, p. 208, nous avons dit que le duc mourut à Venise le 30 juin; il était à Padoue, lorsqu'il fut pris, le 4 juillet, d'une indisposition qui l'emporta en peu d'heures. [Gazette de 1708, p. 358.) M. le comte Horric de Beaucaire a bien voulu nous communi- quer ce curieux passage d'une lettre écrite, le 6 juillet, au Roi par le comte de Gergy, ministre de France à Venise : « Je prends la liberté de dépêcher mon secrétaire à Votre Majesté pour l'informer de la mort de M. le duc de Mantoue, qui arriva hier jeudi au matin si subitement, que ce prince n'a pas eu le temps seulement de faire son testament ni aucune dispo- sition, mais quasi pas même celui de mettre ordre à sa con- science, n'ayant congédié toutes ses demoiselles que la nuit du matin qu'il est mort... » (Affaires étrangères, vol. Mantoue 45, fol. 94.)
[Avril 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 159
pour commencer cette funeste campagne de 1706, un garde de M. le duc de Mantoue assassina M. de la Fond\ capitaine du Colonel général 2, fils de l'in- tendant d'Alsace^. Voici le fait. Ce jeune officier, ayant un peu trop dîné avec ses camarades, trouva, comme il sortoit de l'endroit où il s'étoit si bien accommodé, un Juif. Il pria cet homme un peu trop vivement de lui procurer une fille. Ce Juif étoit l'intime ami du garde, qui, sans s'informer de ce dont il étoit question, fut prendre sa carabine, mit en joue M. de la Fond, et lui fit sauter la cervelle. L'action faite, le garde fut se jeter aux pieds de son souverain pour lui demander sa protection, et permission de rester dans son palais. Le duc de Mantoue, qui aimoit ce coupe-jarret (l'on prétend qu'il se servoit de ce misérable pour abréger les formalités de la justice), le fit cacher dans son palais. Informé de ce crime, M. de Vendôme fit demander poliment cet assassin à M. de Mantoue pour en faire faire la justice qu'il méritoit. Ce prince envoya dire à notre général que c'étoit en se défendant que son garde avoit tué ce jeune homme, et que cet offi- cier s'étoit attiré lui-même cette triste affaire; qu'ainsi il ne pouvoit pas le lui faire remettre, d'autant plus que son garde s'étoit sauvé de son palais, et qu'il avoit
1. N. de la Fond, second fils de l'intendant; ses deux autres frères servaient dans l'infanterie et eurent des régiments.
2. Ce régiment de cavalerie, ancien corps weymarien passé au service de France, avait été donné à Turenne en 1651 et prit le nom de Colonel général en 1657, lorsque le maréchal fut revêtu de cette dignité; il le conserva jusqu'en 1790.
3. Claude de la Fond avait eu l'intendance d'Alsace et de l'armée d'Allemagne en janvier 1698, mais l'avait quittée, sur sa demande, en novembre 1699.
160 MÉMOIRES [Avril 1706]
même abandonné la ville. M. de Vendôme lui envoya dire que tous les officiers françois étoient si fort irri- tés de cet assassinat, qu'il ne pouvoit point répondre de ce qui en arriveroit, et qu'il l'avertissoit que, s'il ne lui remettoit cet homme, il ne seroit pas lui-même en sûreté dans son palais, et qu'en attendant il jugeoit à propos de faire environner son palais de tous les grenadiers de la garnison. Ce prince, se voyant enfermé, et en prison, pour ainsi dire, dans son propre palais, au milieu de ses sujets et de sa capi- tale, et étant persuadé que M. de Vendôme ne se relâcheroit point, fut obligé, malgré l'attachement qu'il avoit pour son garde, de plier. Il le fît donc remettre à notre grand prévôt de l'armée. Son procès fut bientôt fait ; il fut condamné à être passé par les armes, ce qui fut exécuté le jour d'auparavant que je sortis de Mantoue. Je n'approuve point qu'on le fît passer devant le palais du prince, lorsqu'on le mena sur le rempart pour cette exécution. On auroit pu lui épargner ce chagrin. Tous les bourgeois de Mantoue étoient charmés de ce que les François les avoient délivrés d'un si mauvais garnement, et ils ne ces- soient de louer la police et la sûreté que nous avions mises dans leur ville, et la fermeté de M. de Vendôme dans cette affaire. Aussi étoit-il si fort aimé des Man- touans, qu'il y avoit eu une foule extraordinaire de monde dans les rues, le soir de son arrivée de France, qui ne cessoit de crier : « Vive le grand duc de Ven- « dôme^ ! » Il est certain que la présence de ce prince
1. On a déjà vu (tome I, p. 204) qu'on lui avait fait une réception pareille en mai 1702, lorsqu'il était venu pour la première fois à Mantoue.
[Avril 1706] BU CHEVALIER DE QUINCY. 161
fit beaucoup plus de plaisir à la noblesse, aux bour- geois et au menu peuple, que celle de leur souverain même : marque que la vertu est toujours célébrée de toutes les nations.
Le soir de son retour, après avoir eu la bonté de s'informer de nos santés, il nous dit : « Messieurs, je « vous conseille de vous reposer; car, dans trois « jours, nous aurons besoin de vous. » Il nous tint parole, comme je le ferai voir dans la relation de la campagne de 1706.
il
162 MÉMOIRES [Avril 1706]
CAMPAGNE DE 1706.
Autant la campagne précédente avoit été glorieuse aux armes du Roi en Italie, autant celle-ci va être honteuse à la nation Françoise et aux officiers géné- raux, quoique le commencement en a été des plus éclatants. Qui auroit cru que, après la victoire rem- portée à Calcinato, où l'armée de l'Empereur fut mise en déroute, nous aurions été obligés, à la fin de cette campagne, d'abandonner un si beau pays et n'en pas même garder un pouce de terre, à l'exception de Mantoue et de Crémone, qui se rendirent un an après, d'autant plus que les Impériaux n'avoient pas un seul poste en Italie après la bataille de Calcinato? Quelle révolution ! Il en arriva de même, pendant cette fatale année, en Espagne et en Flandre. Il est étonnant que la France ait pu s'en relever : ce qui doit apprendre à nos voisins que ce royaume est inépuisable en res- source.
Le 17 avril 1706, notre régiment et le reste de la garnison de Mantoue se mirent en marche pour aller camper à Goito. Je restai ce jour-là dans cette pre- mière ville, avec plusieurs autres officiers, pour voir un opéra nouveau, intitulé : le Grand Constance \ qui
1. Opéra italien, qui sans doute ne fut pas représenté en France, car la partition n'en existe pas à la bibliothèque de
[Avril 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 103
devoit se représenter le soir pour la première fois. Nous en fûmes très contents ; la fameuse Santine ^ s'y fit admirer à son ordinaire. Je remarquai que le duc de Mantoue, qui y étoit, étoit fort triste et rêveur; c'étoit le même jour que son garde avoit été exécuté-.
Le 18, je partis de grand matin; j'arrivai à Goito dans le moment que le régiment sortoit de son camp. Nous arrivâmes un peu avant la nuit à un demi-quart de lieue en deçà de Castiglione-delle-Stiviere, où nous trouvâmes la plus grande partie des troupes qui dévoient composer notre armée assemblée ; elle devoit être de soixante-sept escadrons et de cinquante-huit bataillons. M. de Vendôme arriva deux heures après nous. Il fit marcher aussitôt l'armée ; l'infanterie traversa le bourg de Castiglione, et la cavalerie, ayant fait le tour, vint joindre l'infanterie à un quart de lieue au delà de cette petite ville. La nuit fut très froide; on nous avoit défendu de faire du feu.
Bataille de Calcinato. — Le 19, à la petite pointe du jour, l'armée se mit en marche du côté de Calci- nato^, qui est à deux lieues et demie de Castiglione et qui étoit un des quartiers des Impériaux, aussi bien que Montechiaro, Carpenedolo, Gavardo, Breno et Salo, comme je l'ai remarqué en parlant des quartiers
l'Opéra ; il n'en est même pas fait mention dans le Dictionnaire des Opéras de Félix Clément.
1. Ci-dessus, p. 154.
2. Ci-dessus, p. 158-160.
3. VHistoire militaire de Quincy (t. V, p. 81) raconte les divers stratagèmes employés par Vendôme pour faire croire aux ennemis que sa santé et le manque d'approvisionnements l'empêchaient d'entrer tout de suite en campagne.
164 MÉMOIRES [Avril 1706]
d'hiver qu'ils prirent à la fin de la campagne dernière^ . Nous arrivâmes à huit heures, c'est-à-dire la tête de l'armée, à un quart de lieue de Galcinato. Gomme il faisoit un beau soleil, nous aperçûmes l'infanterie des ennemis, qui n'a voit rien su de notre marche, qui se mettoit en bataille précipitamment sur la hauteur qui est à côté de Galcinato. Nous restâmes un quart d'heure à faire halte; nous en profitâmes pour déjeuner. Le projet de M. de Vendôme avoit été d'abord d'attendre que toute son armée fût arrivée pour attaquer les ennemis ; mais, jugeant, par les mouvements qu'ils faisoient, qu'ils avoient été surpris, il fit marcher sans perdre de temps trente-quatre bataillons qui étoient arrivés, pour charger les Impériaux. Notre régiment, qui étoit de la brigade de la Vieille-Marine, étoit de ces bataillons^. M. de Montgon, lieutenant général, remon- tra à M. de Vendôme qu'il étoit plus prudent d'at- tendre que le reste de son armée fût arrivé pour combattre les ennemis. « Eh bien ! Monsieur, lui « répliqua le prince, allez le chercher, et, auparavant « qu'il soit arrivé, et vous, j'aurai battu les ennemis; » ce qui arriva effectivement.
Il est nécessaire de parler ici, premièrement, de la situation où les ennemis nous attendirent, et ensuite de leur disposition.
Galcinato est un bourg qui appartient aux Vénitiens et qui est situé au bas d'une petite montagne, sur laquelle il y a un château assez bien fortifié. La rivière
1, Ci-dessus, p. 151.
2. Cette brigade était formée de trois bataillons de la Marine, d'un de Béarn et de deux de Bourgogne, sous le commande- ment du comte du Bourk (ci-après, p. 166).
[Avril 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 165
de la Chiese passe derrière ce château ; il y avoit un pont au-dessous et un autre à San-Marco^ Les Alle- mands étoient maîtres seulement du bourg, où ils avoient fait un chemin couvert bien palissade. A l'égard du château, il y avoit environ cent cinquante soldats vénitiens en garnison. Entre Calcinato et la montagne où l'infanterie des ennemis s'étoit rangée en bataille, il y avoit un ravin assez profond; à la gauche de l'infanterie allemande, une plaine, où M. de Falkenstein^, qui commandoit la cavalerie allemande, la fit mettre en bataille, sur la même Hgne à peu près que son infanterie.
Après que nous eûmes passé un petit ruisseau, nous ne perdîmes pas de temps à nous former sur deux lignes, et sur-le-champ nous grimpâmes la montagne, non sans quelque difficulté, car il y avoit des endroits fort escarpés. Ce qu'il y a de surprenant est que le régiment du Colonel général^ marchoit sur notre droite et à la même hauteur que nous, et qu'il chargea en même temps les Impériaux, qui nous attendirent à la portée du pistolet pour faire leur décharge. Comme nous avions ordonné à nos soldats de ne point tirer, ils en eurent ensuite bon marché ; car ils entrèrent la baïonnette au bout du fusil dans leurs bataillons, qui furent bientôt renversés et poursuivis vivement du haut de la montagne jusqu'en bas. Il ne faut pas s'étonner s'il
1. Ponte-San-Marco, à quelque distance au nord de Calci- nato, à l'endroit où la route de Brescia à Vérone traverse la Chiese.
2. Sans doute Jean-Léopold-Donat de Trautson, comte de Falkenstein, qui était grand chambellan de l'Empereur.
3. Colonel général de la cavalerie, ci-dessus, p. 159.
166 MÉMOIRES [Avril 1706]
y en eut beaucoup de tués. Comme notre brigade for- moit la gauche de l'infanterie, elle eut ordre de ne point poursuivre les ennemis, mais de rester sur la hauteur d'où nous les avions chassés. Cet ordre fut un bonheur pour la brigade d'Anjou^, qui a voit été des- tinée pour l'attaque du bourg de Calcinato. Elle fut vive; les Impériaux, qui n'avoient d'autre retraite que par ce bourg et par le pont de San-Marco, firent bor- der le chemin couvert d'une partie de cette infanterie que nous avions chassée, qui repoussa vigoureusement cette brigade. J'en avertis M. du Bourk^, notre briga- dier, qui sur-le-champ fit marcher notre brigade. Ayant joint celle d'Anjou, elles attaquèrent conjointe- ment ensemble les ennemis dans leur chemin couvert, que nous forçâmes. Ensuite, nous marchâmes au châ- teau, dont nous nous serions aussi emparés sans M. du Bourk, qui nous en empêcha. Les soldats vénitiens ne faisoient que nous crier : « San-Marco ! »
Après avoir passé le pont de la Ghiese à Calcinato même, nous suivîmes les ennemis pendant trois heures par une chaleur terrible, les officiers à pied, nos che-
1. Tome I, p. 323. Elle se composait de deux bataillons d'Anjou, deux de Mirabeau, un de Bigorre et un de Vivarais, sous le commandement de M. de Maulévrier. [Mémoires mili- taires, t. VI, p. 623.)
2. Walter, comte du Bourk, ancien lieutenant-colonel anglais, qui commandait depuis 1699 un régiment irlandais de son nom, servait en Italie depuis 1701 et était brigadier du 10 février 1704. Passé en Espagne en 1707, il devint maréchal de camp en 1709 et mourut en mars 1715. Il ne faut pas le confondre avec ce Toby, chevalier du Bourk, dont Saint- Simon a raconté l'existence aventureuse : Mémoires, éd. Bois- lisle, t. XII, p. 444-448.
[Avril 1706] DU CHEV.\LIER DE QUINCY. 167
vaux ne nous ayant rejoints qu'à notre retour de la poursuite des ennemis. Si notre cavalerie s'étoit com- portée aussi bien que l'infanterie, il est à présumer que toute cette armée auroit été anéantie. M. de Fal- kenstein, qui, comme j'ai dit, commandoit celle des Allemands, ne voulant pas donner le temps à sa cava- lerie de voir la déroute de son infanterie, la fit mar- cher au petit galop pour combattre la nôtre, qui, au premier choc, fut renversée et poussée vigoureuse- ment jusqu'à une haie, derrière laquelle le régiment de Solre*, qui venoit d'arriver, s'étoit mis en bataille. Il arrêta les cuirassiers : ce qui donna le temps à notre cavalerie de se rallier, et de marcher ensuite contre eux avec la brigade du Perche - et quelques escadrons de cavalerie et de dragons que M. de Vendôme envoya à son secours fort à propos. M. de Falkenstein fut pris, comme je l'ai entendu dire à lui-même, par nos fuyards, en poursuivant, trop vivement pour un géné- ral, notre cavalerie. Celle des ennemis, voyant la défaite de son infanterie et s'apercevant que la nôtre ^, s'étant ralliée, marchoit à elle, soutenue d'un corps d'infanterie, elle prit le parti de la retraite, ou plutôt d'une véritable fuite. La nôtre la suivit promptement, et, en la poursuivant, elle trouva l'infanterie que nous avions battue un peu en deçà de Monte-Rosato^, qui,
1. Tome I, p. 328.
2. Le régiment du Perche, formé en 1644, ne portait ce nom que depuis 1690; il prit celui de Lorraine en 1744. Le colonel était M. Cotron.
3. Notre cavalerie.
4. Il semble que notre auteur ait fait ici confusion entre Monte-Rosato, hameau situé entre Lonato et Padenghe, près
168 MÉMOIRES [Avril 1706]
jointe avec le reste de l'infanterie ennemie qui n'avoit pas pu arriver à Galcinato, faisoit un corps considé- rable et respectable, d'autant plus qu'elle forma sur- le-champ un bataillon carré. Elle marchoit lentement dans une plaine ; mais MM. d'Albergotti, le comte de Mursay et le chevalier de Luxembourg ordonnèrent à notre cavalerie d'aller à toute bride sur ce bataillon, malgré le feu continuel qui en sortoit ; elle entra et elle pénétra dedans. La plus grande partie fut tuée, et le reste, ayant mis les armes bas, demanda quartier^ Cette dernière action coûta aux ennemis plus de deux mille hommes au moins de tués, beaucoup de blessés, presque tous leurs équipages pris, trois mille prison- niers, six pièces de canon, douze étendards, vingt- cinq drapeaux. Nous ne perdîmes de notre côté qu'en- viron mille hommes, tant tués que blessés. Il n'y a rien d'extraordinaire, puisque les Impériaux, après notre première attaque, ne songeant qu'à se retirer, ne se défendirent que foiblement, et que nous n'avions à faire qu'à la moitié de leur armée. Cette moitié alloit à quatre mille chevaux et à douze mille hommes d'in- fanterie. Elle étoit commandée par M. de Reventlaw, qui étoit Danois^. Le reste de cette armée ayant dis- paru, M. de Vendôme fît retourner la sienne à Calci-
du lac de Garde et à l'est de Galcinato, et le bourg de Rezzato, à l'ouest du champ de bataille, sur la route de Brescia; c'est dans cette dernière direction qu'eut lieu cet épisode final du combat.
1. Relation de Vendôme : Mémoires militaires, t. VI, p. 151.
2. Christian, comte Reventlaw (1671-1738), avait amené en 1702 un contingent danois à l'Empereur. Le prince Eugène lui avait confié pendant l'hiver le commandement des troupes du Bressan, comme feld-maréchal-lieutenant.
[Avril 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 169
nato, où elle coucha sur le premier champ de bataille ^ Gomme j'étois logé dans ce bourg auprès de notre général, et que nos cantines étoient vides, je fus sou- per chez ce prince, où je mangeai de bon appétit. M. de Vendôme a voit fait mettre M. de Falkenstein à sa droite, auprès de lui, et les autres officiers ennemis de distinction étoient à table entremêlés avec les offi- ciers françois; et, après avoir bu à la santé du pre- mier, il ordonna tout haut qu'on apportât du vin de Bourgogne et du vin de Champagne à M. de Falkens- tein. Ce général remercia M. de Vendôme, en lui disant qu'il ne buvoit point de vin et qu'il n'en avoit jamais bu. « Gomment, dit ce prince, un Allemand ne boire c( point de vin! Gela est surprenant. Qu'on lui donne « donc de l'eau de Nochère. » Gette excellente eau venoit d'une fontaine à deux lieues de Rome, très renommée par rapport à sa bonté et à sa fraîcheur-. Après que l'on eut un peu mangé et un peu bu, l'on commença à parler de ce qui s'étoit passé pendant la bataille. M. de Falkenstein nous avoua franchement qu'il étoit très mécontent de tous les officiers généraux
1. Sur la bataille de Calcinato, on peut voir les nouvelles apportées par M. de Maulévrier dans le Journal de Dangeau, t. XI p. 84-85, les Mémoires de Sourches, t. X, p. 63-64, et la Gazette, p. 213-216; la relation officielle du duc de Vendôme, dans les Mémoires militaires, t. VI, p. 145-152, et dans Sourches, p. 69-73; une autre relation détaillée, dans le Mer- cure d'avril. Le récit de V Histoire militaire de Quincy n'est que la paraphrase de la lettre de Vendôme.
2. Nocera-Umbra, petite ville de la province de Pérouse, au pied des montagnes d'Ombrie et à une assez grande dis- tance de Rome, où se trouve une source d'eau minérale renom- mée dès le XVI® siècle.
170 MÉMOIRES [Avril 1706]
de son armée, qu'aucun n'avoit paru durant toute l'action, sans en excepter M. de Reventlaw. « Et, « dit-il, si j'avois été secondé, nous n'aurions pas « perdu cette bataille; car. Monseigneur (adressant « la parole à M. de Vendôme), j'ai bien étrillé votre « cavalerie, et je l'aurois menée encore plus loin, si « quelques-uns des fuyards de ce corps ne m'avoient « fait prisonnier. Ce sont d'honnêtes gens, poursui- « vit-il ; car ils se sont contentés de prendre dans mes « poches tout ce que j'y avois; mais ils m'ont laissé « mes habits et ma croix. » Il étoit chevalier de l'ordre Teutonique^ M. de Vendôme lui demanda si le prince Eugène arriveroit bientôt. « Monseigneur, lui répon- « dit-il, nous l'attendions ce soir, et, en cas qu'il soit « arrivé, il sera sans doute surpris de la déroute de « son armée. » Nous apprîmes depuis qu'il étoit arrivé dans le temps même de la plus grande déroute^. Jugez quelle fut sa surprise et le chagrin qu'il eut d'avoir resté trois ou quatre jours de plus qu'il ne devoit à Vienne ; car je ne doute point qu'il n'eût pris d'autres précautions que n'en avoit pris M. de Re- ventlaw^.
1. Fondé en 1190 en Palestine, cet ordre militaire fut trans- féré en Prusse en 1309 pour y combattre les païens. En 1525, le grand maître Albert de Brandebourg se fit luthérien et sécularisa les biens de l'ordre, qui ne fut plus qu'un corps militaire au service de la Prusse. Ceux qui en faisaient partie portaient, comme signe distinctif, l'ancienne croix pattée de sable de l'ordre chargée d'une croix potencée d'or.
2. Saint-Simon dit : le lendemain du combat (t. XIII, p. 351).
3. « Ce qui avoit retardé le prince Eugène, c'est qu'il n'avoit jamais voulu partir, avant d'avoir vu ses recrues, ses renforts et l'argent qu'il avoit demandé fort avancé vers l'Italie. » [Ibidem, p. 352.)
[Avril 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 171
Après le discours de M. de Falkenstein, M. de Ven- dôme se mit à rire de tout son cœur, en regardant le chevalier de Broglie, lieutenant général des armées du Roi^ « Eh bien! dit-il, chevalier, vous avez voulu « faire valoir les prérogatives de la cavalerie; vous « m'avez forcé à changer ma première disposition. « J'avois fait mettre les régiments de dragons en fi première ligne; vous avez voulu que votre cava- « lerie prit leur place ^ ; vous voyez ce qui vous en « est arrivé. » — « Cela veut dire, répliqua le cheva- « lier de Broglie, que, si nous avions été bien battus, « Monseigneur en seroit charmé. » — « Non, en « vérité, lui répondit M. de Vendôme; mais je ne suis « pas fâché que vous ayez essuyé ce petit malheur. » Il faut cependant rendre justice à cette cavalerie ; elle le répara bien en attaquant le bataillon carré. M. de Vendôme dit encore à M. de Falkenstein : « Monsieur, « la vanité du prince Eugène est la cause de la déroute « de son armée. Il a voulu étendre ses quartiers plus « que n'avoit fait M. de Linange ; il les a poussés par « une pointe dans nos quartiers mêmes. C'est, répli- « qua-t-il, la plus grande faute qu'un général puisse fi faire de s'établir ainsi. S'il étoit là présent, je le lui
1. Ci-dessus, p. 42; le chevalier de Broglie n'était encore que maréchal de camp; il faut remarquer que ci-dessus, p. 168, notre auteur n'a pas parlé du chevalier de Broglie comme commandant de la cavalerie, mais du chevalier de Luxembourg.
2. On peut voir dans le P. Daniel (t. II, p. 451-453) les règlements de 1678, 1690 et 1708 qui subordonnaient les dra- gons à la cavalerie légère pour la hiérarchie des corps, mais laissaient cependant au général toute faculté pour faire mar- cher les dragons en tête de la cavalerie, s'il le jugeait à pro- pos pour le bien du service.
172 MÉMOIRES [Avril 1706]
« dirois à lui-même. Vous voyez, Monsieur, que cette « disposition lui coûte la défaite de son armée. » Le prince Eugène fît cette même faute, l'année 1712, avant l'affaire de Denain. Il avança ses postes au milieu de nos places, savoir : Marchiennes, Denain, le Ques- noy et Landrecies, faute dont le maréchal de Villars profita habilement. J'en parlerai dans le temps.
Nous restâmes à Calcinato jusqu'au 21 , que nous allâmes camper à Mocasina'*, que nous quittâmes le 2l2 pour aller attaquer les ennemis, qui étoient campés sur les mêmes hauteurs de Moscolino, où nous avions campé au commencement de la précédente campagne^. Les Impériaux avoient commencé à s'y retrancher. Le lendemain 23, nous devions les attaquer à la pointe du jour ; mais ils décampèrent à sept heures du soir si précipitamment, qu'ils abandonnèrent une partie de leurs équipages et plusieurs chariots. M. de Vendôme, qui en fut averti, les suivit avec un détachement de mille chevaux et avec tous les grenadiers de l'armée. Il marcha toute la nuit, et il arriva le 24, sur les huit heures du matin, près de Salo. Le provéditeur vint au-devant de lui, qui lui dit que l'arrière-garde de l'armée des Impériaux avoit traversé à six heures du matin cette petite ville. Comme le chemin depuis Salo jusqu'à Maderno est fort étroit et est toujours sur le bord du lac de Garde, le chevalier de l'Aubépin, qui commandoit nos galiotes, les fit canonner pendant deux ou trois heures. M. de Vendôme, ayant appris qu'ils avoient du canon à leur arrière-garde, ordonna
1. Hameau sur la Chiese, à mi-chemin entre Bedizzole et Gavardo.
2. Ci-dessus, p. 94.
\
[Avril 1706] DU CHEV.y.IER DE QUINCY. 173
à M. d'Albergotti de se mettre à la tête des grenadiers pour tâcher de le leur enlever.
Voici enfin notre nec plus ultra, le terme de notre bonheur et le commencement de nos malheurs, com- mencement qui, je puis le dire, a été la cause funeste de la perte générale de toute l'Italie. Ce fut un mal- heur pour la France et pour la gloire de nos armes, qui, depuis que M. de Vendôme commandoit en Italie, avoient acquis une si belle réputation, ce fut un mal- heur, dis-je, de ce que ce prince avoit donné ce com- mandement à M. d'Albergotti, qui, voulant apparem- ment faire parler de lui, donna dans une des plus belles embuscades. Le prince Eugène, voyant que notre Italien le suivoit vivement, l'attira dans un endroit de la montagne qui lui parut très avantageux pour le faire repentir de sa témérité. Cet endroit est comme un amphithéâtre qui s'élève d'un grand ravin, par où il falloit nécessairement que nos grenadiers passassent pour attaquer les ennemis, qui étoient en bataille sur plusieurs lignes sur cet amphithéâtre. Le feu dura cinq ou six heures, sans que nos grenadiers pussent jamais gagner un pouce de terrain ; ce qui obligea M. d'Albergotti et M. de Ceberet de se retirer, après avoir perdu l'élite de nos grenadiers ^ M. de Berthelot-, colonel du régiment de Bretagne-infante-
1. Les Mémoires militaires (t. VI, p. 153) ni V Histoire mili- taire de Quincy (t. V, p. 87) ne parlent pas d'embuscade, mais disent seulement que l'arrière-garde ennemie s'étant retran- chée derrière un ravin on ne put la déloger et qu'il fallut abandonner la poursuite.
2. Michel-François Berthelot de Rebourseau (1675-1734) avait le régiment de Bretagne depuis 1704; il le quittera en 1719 en devenant maréchal de camp.
174 MÉMOIRES [Avril 1706]
rie, y fut blessé. Nous avions fait, pendant cette marche, auparavant de cette belle action, environ mille prisonniers et beaucoup d'officiers, et nous leur avions pris dans Salo les équipages qui n'avoient pas pu suivre.
Le prince Eugène n'ayant plus rien à craindre sur la gauche du lac de Garde à notre égard, il ne perdit point de temps à faire embarquer plusieurs bataillons pour les envoyer de l'autre côté du lac, afin de s'em- parer au plus vite du poste de la Ferrare^. M. de Ven- dôme, qui connoissoit aussi bien que lui l'importance de ce poste, envoya vingt-deux bataillons et un régi- ment de dragons pour occuper ledit poste auparavant que les Impériaux y arrivassent. Malheureusement pour nous, M. d'Albergotti fut encore chargé de cette expédition. Notre régiment étoit de ces vingt-deux bataillons. Nous partîmes le 25 à la petite pointe du jour, et nous fîmes une si grande diligence que, après avoir passé le Mincio à Ponti^, nous arrivâmes à Cavaione ^ , village qui est entre le lac de Garde et l' Adige, à quatre heures du soir; ainsi, nous avions presque fait trente milles. Après m'ètre un peu reposé, je m'en allai à l'ordre. M. d'Albergotti le donnoit; je m'aper- çus dès ce moment que ce général n'avoit pas tant d'esprit qu'on le croyoit : je n'ai jamais entendu don- ner l'ordre si mal, ni avec des termes si embrouillés et une répétition continuelle^. Le fait est qu'il fit un
1. Il a déjà été question de la montagne de la Ferrare en 1703, lors de l'expédition du Trentin : tome I, p. 290.
2. Ci-dessus, p. 152, note 4.
3. Cavaione-Veronese, dans le district de Caprino.
4. Fénelon [Correspondance , t. I, p. 504) représente Alber-
[Avril 1706J DU CHEVALIER DE QUINCY. 175
détachement de toutes les compagnies de grenadiers des vingt-deux bataillons qui étoient à ses ordres et de tous les piquets, auxquels il mit doubles officiers, pour partir à l'entrée de la nuit, afin que, à la petite pointe du jour, nous puissions nous emparer du poste de la Ferrare. J'étois de ce détachement. Nous mar- châmes et nous montâmes, pendant toute la nuit, par un chemin fort étroit et fort escarpé. Comme le jour commençoit à paroitre, nous aperçûmes deux batail- lons ennemis à deux cents pas de nous. Ces deux bataillons étoient du régiment d'Harrach; le comte d'Harrach^, qui en étoit colonel, le commandoit. Ses mouvements furent si beaux, qu'il en imposa à M. d'Al- bergotti. A mesure que nous avancions pour l'atta- quer, il se retiroit lentement, et de temps en temps il faisoit faire halte à ses deux bataillons et demi-tour à droite, comme si son dessein étoit de nous attendre, ce qui nous faisoit marcher avec plus de précaution et retardoit notre marche. Aussitôt que ces deux bataillons furent proches d'un ravin, ils se précipi- tèrent du haut en bas, toujours en bataille, et ils grim- pèrent la montagne de la Ferrare, qui étoit à l'oppo- site de celle qu'ils venoient d'abandonner, et, lorsqu'ils furent à demi-côte, ils firent demi-tour à droite, et ils se mirent en bataille comme s'ils vouloient nous attendre de pied ferme dans cette situation. Nous les suivions assez vivement, la baïonnette au bout du fusil, et nous
gotti comme « ambigu dans ses conseils et dans ses ordres, quelquefois extraordinaire dans ses projets. » Au contraire, Saint-Simon ne parle que de sa valeur et de ses « grands talents pour la guerre. » 1. Ci-dessus, p. 23.
176 MÉMOIRES [Avril 1706J
commencions, après avoir passé le ravin, à monter la montagne où ils nous attendoient, pour les attaquer : nous fûmes bien surpris de l'ordre de notre pauvre général, qui, craignant apparemment d'essuyer la même disgrâce qu'il avoit eue en deçà de Salo*, nous fît faire halte, demi-tour à droite, et nous fit remon- ter cette montagne que nous venions de descendre. Dès que nous eûmes gagné le haut, il nous fit travail- ler à nous retrancher, et sans savoir quel parti il pren- droit, et dans une irrésolution extraordinaire. Tantôt il vouloit nous faire marcher aux ennemis, et tantôt il prenoit le parti contraire. Nous entendions qu'il disoit et qu'il répétoit souvent : « Mais il n'y a que ces deux « bataillons! » Enfin il envoya un aide de camp à Cavaione, où nos bataillons étoient restés, pour don- ner ordre à autant de piquets que nous étions de nous venir joindre. Les deux bataillons impériaux, charmés de notre belle manœuvre, gagnèrent à leur aise le sommet de la montagne de la Ferrare, et, pour en imposer davantage à notre Pantalon, ils jouoient la navette pour lui faire croire qu'il leur arrivoit beau- coup de bataillons. Ce ne fut que le soir qu'il leur en arriva huit, comme nous l'apprîmes le soir même de plusieurs déserteurs. Le renfort des piquets, qui nous arriva sur les deux heures après-dîné, ne nous donna pas plus d'hardiesse pour marcher aux ennemis : nous restâmes tout le reste du jour à nous regarder, les Impériaux et nous. Pour surcroît de bonheur, la pluie nous prit à dix heures du matin, et elle ne nous quitta point qu'après notre retour dans notre camp.
1. Ci-dessus, p. 173.
[Avril 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 177
Nous nous mîmes en marche à l'entrée de la nuit pour nous y en retourner; bonne précaution, car les enne- mis n'auroient pas été si complaisants que nous : ils nousauroient certainement attaqués dans notre retraite. Nous fûmes bien heureux de sauver deux vits-de- mulet^ que nous avions menés avec nous. La faute de ne point nous emparer du poste de la Ferrare, comme il nous étoit aisé de le faire, nous coûta bien cher ; elle ne contribua pas peu à la perte de l'Italie, La rai- son en est simple : avec dix bataillons seulement pos- tés à la Ferrare, nous aurions empêché une armée de cent mille hommes de pénétrer de ce côté-là, et il en fallut quarante pour défendre le poste de Cavaione, qui est à quatre heues plus en deçà que la Ferrare. Les trente bataillons de plus auroient été dispersés le long de l'Adige, ce qui auroit augmenté beaucoup les difficultés au prince Eugène de passer cette rivière, ce qu'il fit fort aisément, comme nous le dirons dans la suite. Deux jours après la cacade^ de M. d'Albergotti, M. de Vendôme vint nous voir; il nous parut très mécontent de ce général.
Le lendemain 30 de l'arrivée du duc de Vendôme, nous fûmes camper à Rivoli, qui est presque vis-à-vis de la Ghiusa^, parce que les Impériaux, qui avoient
1. On appelait ainsi des canons de petit calibre, employés surtout comme pièces de montagne.
2. Nous avons déjà eu cette expression dans le tome I, p. 282.
3. La Chiusa était un défilé fort étroit frayé par l'Adige entre des rochers escarpés, et où passait la route de Vérone à Trente; dès l'époque romaine, un château y avait été bâti pour défendre le passage, et un village s'était établi à l'entrée de la gorge.
II 12
178 MÉMOIRES [Mai-Juin 1706]
reçu un renfort considérable, faisoient mine de vou- loir passer l'Adige à ce dernier bourg. Toute l'armée françoise fut dispersée le long de l'Adige; ce prince prit toutes les précautions possibles pour empêcher les Allemands de passer cette rivière.
Ce fut dans ce camp de Rivoli que nous apprîmes la levée du siège de Barcelone par le roi d'Espagne^; elle s'étoit faite la nuit du 1 1 au 1 21 de mai; et ensuite la nouvelle de la perte de la bataille de Ramillies, qui se donna le 23 du même mois^. Un marchand françois établi à Vérone nous en donna la première nou- velle. Les ennemis firent des réjouissances de ces deux malheureuses affaires en notre présence. Nous pré- vîmes dès lors les malheurs qui alloient nous accabler.
Le duc de Vendôme ne fut pas longtemps sans rece- voir une lettre du Roi, par laquelle il le prioit très instamment de venir se mettre à la tête de l'armée de Flandre, en ajoutant qu'il étoit seul capable de redon- ner courage aux troupes qui composoient cette armée, dont la terreur panique s'étoit glissée, non seulement dans l'esprit du soldat et de l'officier particulier, mais encore dans l'esprit des officiers généraux^.
1. Mémoires de Saint-Simon, éd. Boislisle, t. XIII, p. 396-399.
2. Ibidem, p. 371 et suivantes.
3. Chamillart avait d'abord écrit, le 10 juin, à Vendôme pour lui annoncer l'intention du Roi de le charger de réparer les fautes du maréchal de Villeroy; mais ce fut seulement le 24 juin que Louis XIV lui adressa la lettre officielle. Elles se trouvent toutes deux dans la copie de la correspondance de Vendôme, ms. franc. 14178, fol. 76 v° et 85 v°. Les réponses du duc au Roi et au ministre ont été publiées dans les Mémoires militaires, t. VI, p. 639-643. Le Roi disait : « La nécessité d'avoir en Flandres un général à la tête de mes armées, qui
[Juin 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 179
Nous le vimes donc partir, ce prince, non sans en être vivement touchés. Auparavant de son départ, il est nécessaire de dire les mouvements des deux armées. Le prince Eugène ayant reçu tous les renforts qu'il attendoit, par lesquels son armée étoit beaucoup supé- rieure à la nôtre, d'autant plus qu'on avoit été obligé d'en détacher dix mille hommes pour aller renforcer l'armée qui faisoit le siège de Turin, il fit tous les pré- paratifs nécessaires pour passer l'Adige, et M. de Ven- dôme prit toutes les précautions convenables pour s'y opposer. Il nous fit décamper de Rivoli pour aller occuper les hauteurs de Cavaione, toujours aux ordres de M. d'Albergotti, qui nous fit faire un retranche- ment depuis le lac de Garde jusqu'à l'Adige. Nous travaillâmes jours et nuits jusqu'à sa dernière perfec- tion : cent mille hommes ne nous y auroient pas for- cés. Malgré la bonté de ce retranchement, il nous en fit faire un double, et je crois que nous y travaille- rions encore, si M. de Vendôme, qui avoit appris son inquiétude outrée, ne nous en eût débarrassés. Vérita- blement il nous avoit mis sur les dents; il ne nous laissoit dormir ni jour ni nuit. Ce prince nous envoya M. Dillon pour commander en sa place. Ce dernier se contenta de trente bataillons, et il en envoya dix à M. de Vendôme. Nous commençâmes alors de goûter un peu de repos. J'étois logé à Bardolino', village situé sur le bord du lac de Garde ; j'avois la plus belle
puisse redpnner de la confiance aux troupes et arrêter le cours des progrès de celles de mes ennemis, m'a déterminé à vous tirer d'Italie. »
1. Village du Véronais, célèbre par ses vins, situé entre Garda et Peschiera.
180 MÉMOIRES [Juillet 1706]
vue du monde. L'air y étoit excellent. J'allois me pro- mener à un couvent de Gamaldules qui n'en étoit qu'à un pas, d'où la vue étoit encore plus diversifiée. Nous y restâmes jusqu'au 1 6 de juillet, qu'il en fallut partir assez précipitamment pour se retirer derrière leMincio. Nous repassâmes cette rivière à Monzambano, à l'endroit même où le régiment de Bretagne avoit empêché, l'année précédente, le prince Eugène de la passer ^ et où les Impériaux la passèrent en 1701. Nous étions aux ordres de M. de Mursay, qui étoit logé dans une assez grande maison. Il y avoit une grande salle où, d'un côté, ce passage du prince Eugène étoit représenté sur la muraille, peint à fresque, et vis-à-vis étoit représentée l'armée fran- çoise, qui paroissoit être dans l'indolence malgré ce passage des Impériaux ; M. le maréchal de Gatinat paroissoit seulement être occupé à regarder une grosse vivandière habillée à la romaine. Un petit amour vol- tigeoit au-dessus de la vivandière, qui lançoit un trait au général des François.
En nous retirant de notre camp de Gavaione, nous apprîmes la cause de notre retraite précipitée, qui étoit que le prince Eugène, après avoir fait plusieurs mouvements pour donner l'échange^ au duc de Ven- dôme, avoit enfin passé l'Adige le 1 3, à Garpi, au même endroit où il avoit passé cette rivière la première année de cette guerre, et où M. de Saint-Frémond fut battu. G'étoit encore lui malheureusement qui
1. Ci-dessus, p. 89,
2. Les lexicographes de l'époque signalent comme défec- tueux cet emploi d'éc/iange pour change.
[Juillet 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 181
étoit chargé de défendre ce passage ; il y a des gens destinés pour être malheureux. Le général Patte avoit passé l'Adige, avec le corps de troupes qu'il comman- doit, dès le 7 juillet, à Masi\ vis-à-vis la Badia^ où il nous fit quelques prisonniers^.
Nous ne restâmes que deux jours sur le Mincio. Nous en partîmes le jour même (qui étoit le 1 9) que M. le duc d'Orléans et le maréchal de Marcin, nos nouveaux généraux, dévoient faire la revue des troupes répandues le long de cette rivière. Le prince Eugène, sans perdre de temps, après son passage de l'Adige, marcha du côté du Pô. Gomme il avoit fait ramas- ser beaucoup de barques et de bateaux sur le Tar- taro, à Bosaro'*, et les ayant fait charger de grena- diers, il fit descendre, pendant la nuit du 16 au 17 de juillet, sa petite armée navale sur le canal de Polesella^, qui se rend dans le Pô, et, après avoir fait traverser cette rivière à ses barques, ses grenadiers débarquèrent de l'autre côté sans aucune opposition de notre part; car le régiment de Senne- terre-dragons ^, ayant été surpris, ne songea qu'à la retraite. Le prince Eugène fit travailler sur-le-champ à faire construire un pont pour faire passer son armée.
1. Dans le Padouan, en aval de Legnago et de Carpi.
2. Badia-Polesine, dans la province de Rovigo, presque à l'endroit où l'Adigetto se sépare de l'Adige.
3. Histoire militaire de Quincy, t. V, p. 140-141.
4. Village de la Polesine de Rovigo, au sud de cette ville, entre le Tartaro et le Pô.
5. Ce canal joint le Tartaro au Pô et tire son nom du village de Polesella.
6. Régiment formé en 1675, et que M. de Senneterre avait vendu depuis janvier 1705 au marquis de Bélabre.
182 MÉMOIRES [Juillet 1706]
Elle ne fut pas plus tôt au delà du Pô, qu'il la fit mar- cher dans le Ferrarois.
Pour nous, de Monzambano nous fûmes camper à Pradella, près Mantoue^ Je profitai de cette occasion pour aller voir la chère comtesse-. Je dînai chez elle avec son mari. L'on me fit beaucoup de reproches de ce que je n'étois pas venu les voir une seule fois depuis le commencement de la campagne, comme les autres officiers qui étoient venus voir leurs amis. Je m'étois fait un système, dès que nous étions sortis du quartier d'hiver, malgré la grande tendresse que j'avois pour mes maîtresses, de ne point les aller voir pen- dant toute la campagne : je craignois toujours qu'il n'arrivât quelque affaire lorsque j'aurois été absent 3. Après dîné, nous montâmes, le comte, la comtesse et moi, dans leur calèche, pour aller à leur maison de campagne, qui étoit à une lieue de Mantoue; nous y fîmes collation. Ensuite ils me menèrent à notre camp, où je leur dis un éternel adieu. J'en fus très touché ; ils me parurent tous deux fort fâchés de mon départ.
Le lendemain %0, nous fûmes camper à San-Nicolo, près du Pô, dans le Serraglio^, et le jour d'ensuite, 2i1 , après avoir passé cette rivière ^, nous campâmes à San-Benedetto, qui est une abbaye magnifique^. Je vis
1. Petit village qui donnait son nom à la principale porte de Mantoue : tome I, p. 204, 207 et 248.
2. Ci-dessus, p. 154-156.
3. Déjà dit, tome I, p, 269.
4. Hameau de la rive gauche du Pô, en aval de Borgoforte et en face d'une île très importante.
5. Sur un pont de bateaux, à Corregioli.
6. San-Benedetto-del-Po, dans le Mantouan, sur la route de
[Juillet 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 183
la chapelle où est enterré le prince de Gommercy tué à la bataille de Luzzara^ ; son épée nue étoit suspen- due par une corde sur sa tombe. Nous y séjournâmes le 22 juillet. Le lendemain 23, nous nous retirâmes à Guastalla. Nous nous retranchâmes sous le canon de cette place, où je vis pour la première fois le duc d'Orléans, depuis que j'étois sorti de France, et le maréchal de Marcin. En deux jours de temps, notre retranchement fut parfait. Nos généraux s'imaginoient que les Allemands nous y viendroient attaquer^. Mais le prince Eugène, guidé par sa fortune, avoit un autre dessein; il ne fut pas longtemps sans l'exécuter. Après que ce prince eut fait quelques séjours dans le Ferrarois, et qu'il eut reçu tous les renforts qu'il atten- doit, et que son artillerie l'eut joint, il marcha, le 24 juillet, à Final-de-Modène~, sur le Panaro, et il y resta jusqu'au 27. Aussitôt qu'il fut arrivé dans ce camp, il envoya un détachement pour s'emparer de la Goncordia, sur la Secchia. La garnison, qui étoit de quarante hommes, fut faite prisonnière de guerre. Le 28, à la petite pointe du jour, il décampa, et il arriva à neuf heures du matin à Santo.
La nuit du 28 au 29, il passa la Secchia près San- Martino^, sa cavalerie à gué et son infanterie sur un
Mantoue à la Mirandole. Ce bourg avait pour origine une abbaye de bénédictins fondée en 1007 par Thibaut de Canossa, aïeul de la grande comtesse Mathilde. On l'appelait aussi Pade- lirone ou Polirone, parce qu'il était situé entre le Pô et le tor- rent du Lirone. (Aug. Lubin, Abbatiarum Italise brevis nodtia, p. 237.)
i. Tome I, p. 235.
2. Histoire militaire de Quincy, t. V, p. 146.
3. Village sur la inve gauche de la rivière.
184 MÉMOIRES [Août 1706]
pont. Il séjourna le 30 à San-Martino, et, le 31 de juillet, il fut camper sur le canal de Ledo, près de Carpi.
Le % d'août, M. Patte fut détaché avec huit batail- lons, trois régiments de cavalerie et huit pièces de canon pour investir la Mirandole, dont la garnison se rendit, après deux jours de tranchée ouverte, pri- sonnière de guerre. C'étoit le chevalier du Metz qui y commandoit; il n'avoit que le régiment de Vexin, composé d'un seul bataillon, dont il étoit colonel, pour toute garnison. Le prince Eugène ayant pourvu cette place, et voulant exécuter le grand dessein qu'il avoit de pénétrer en Piémont, il décampa le 7 août, et il marcha sur la Parmeggiana, pour faire croire à nos généraux que son projet étoit de nous attaquer dans notre camp de Guastalla, et, pour mieux cacher son dessein, il envoya un gros détachement assez près de nos retranchements, qui fit ensuite l'arrière-garde de son armée, qui marcha le 8 vers Reggio, nous ayant laissés sur sa droite. Il arriva le 9 à une demi-lieue de cette ville, et il commanda au général Kirkbaum de marcher avec un gros détachement, le 1 1 , pour l'atta- quer. M. de Narbonne, lieutenant-colonel de Mirabeau, y commandoit ; il n'avoit que cinq cents hommes pour garder la ville et le château. Le peu de troupes qu'il avoit l'obligea d'abandonner la ville après que les batteries des Impériaux eurent renversé quelques toises de la muraille, pour se retirer dans le château, qu'il rendit après deux jours de tranchée ouverte. Il fut fait prisonnier de guerre avec sa garnison * .
1. Histoire militaire, t. V, p. 147.
[Août 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 185
Laissons aller le prince Eugène en Piémont tout à son aise, et parlons un peu de nos mouvements.
Aussitôt que nos généraux eurent appris le véri- table dessein des Impériaux, et qu'ils étoient en pleine marche pour aller secourir le duc de Savoie, ils prirent le parti, non de les suivre du même côté du Pô, comme M. de Vendôme leur avoit conseillé, et dont il leur avoit donné l'exemple dans cette belle marche que fit M. de Stahremberg deux ans auparavant, quoique M. de Vendôme n'eût point de cavalerie^; ils prirent au contraire le parti de passer le Pô sur notre pont de Guastalla, et de se rendre en Piémont, toujours cette rivière entre les deux armées : conduite des plus prudentes et des plus sages. Nous jugeâmes dès lors, par ce projet timide, de leur peu de capacité, et qu'ils se défioient de leur science dans l'art militaire. Je suis persuadé que M. de Vendôme les auroit toujours suivis de si près, qu'il auroit appesanti leur marche et qu'il auroit chargé plus de dix fois leur arrière-garde; mais nous étions de bonnes gens. Ce fut encore alors que nous regrettâmes notre général, et que nous nous échappâmes contre le maréchal de Villeroy^ d'avoir été la cause véritable de ce que le Roi nous l'avoit ôté.
Après que nous eûmes passé le Pô, je fus com- mandé, à la tête de cent hommes, pour marcher sur la rive gauche de cette rivière, afin d'examiner et d'empêcher l'ennemi de la passer pour nous inquiéter dans notre marche, jusqu'à l'endroit où nous devions
1. Tome I, p. 335-346, et spécialement p. 343.
2. On a vu que le chevalier, de longue date, n'aimait pas Vil- leroy : tome I, p. 84.
186 MÉMOIRES [Août 1706]
camper. Arrivé, je fus rendre compte au chevalier de Luxembourg, aux ordres de qui nous étions. Il me fît mille compliments et mille politesses d'avoir si bien exécuté ses ordres. Je fus charmé de son discours obligeant ; mais, un moment après, arriva un sergent qui vint lui rendre compte aussi de ce dont il avoit été chargé. Quelle fut ma surprise alors, lorsque je l'en- tendis faire le même discours et le même compliment qu'il m'avoit fait ! Je fus pénétré et touché du peu de distinction qu'il mettoit entre un capitaine et un ser- gent. On m'a dit depuis qu'il auroit eu les mêmes politesses envers un savoyard. 11 est nécessaire cepen- dant qu'un officier général mesure ses termes selon le grade des personnes à qui il parle.
Nous partîmes donc le 1 7. En deux jours de marche nous arrivâmes à Crémone ; nous y trouvâmes quan- tité de chariots, sur lesquels les soldats qui ne pou- voient point marcher se mirent. Nous forçâmes nos marches, afin de regagner les deux que le prince Eugène avoit gagnées sur nous, et afin d'arriver plus tôt que lui devant Turin.
Ce prince passa, le 1 4, la Lenza ; il resta jusqu'au soir près de cette petite rivière. Il fit quatre camps* pour arriver à Stradella. M. de Saint-Amour, grand partisan^, faisoit toujours l'avant-garde de son armée avec un corps de troupes. Gomme l'ennemi ne trou- voit aucun obstacle dans toutes ses marches, il arriva
1. C'est-à-dire quatre étapes; il campa quatre fois.
2. Il avait le rang de colonel dans les troupes impériales, et le bruit de sa mort avait couru après Calcinato, Il fut employé en Hongrie en 1711 avec le grade de général, et on le retrouve lieutenant-feld-maréchal en 1734, à l'armée d'Italie.
[Août 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 187
facilement à Gastelnuovo, sur la Bormida', le 25, pendant que son avant-garde passoit cette rivière à Bosco-, après qu'on y eut fait plusieurs ponts. Le 26, le prince Eugène, l'ayant passée, fut camper à Castel- laccio^; il y séjourna le 27, et, le 28, il fut camper à Masio^ près le Tanaro^ Le 29, il passa cette rivière, et, après avoir ordonné que l'on envoyât les gros bagages et les malades à Albe, il partit de ce camp pour aller joindre M. de Savoie, qui étoit venu au-devant de lui près de Carmagnole ^ L'entrevue de ces deux princes se fit dans une prairie près de cette ville, et, après s'être embrassés plusieurs lois, ils se rendirent à la Motta', quartier général du duc de
Savoie.
Le 3 1 , l'armée ennemie vint camper à Villa-Stellone ^ . Le 1^' septembre, M. de Savoie fut joindre avec sa cavalerie l'armée impériale, qui fit une triple salve d'artillerie et de mousqueterie en réjouissance de cette jonction. Le 2, les deux princes allèrent entre Quiers^ et Turin pour observer de dessus les hauteurs nos lignes de circonvallation. Le 4, l'armée ennemie décampa de
1. Non pas sur la Bormida, mais sur la Scrivia, au nord de Tortone.
2. Nouvelle erreur : c'est l'Orba que les Impériaux passèrent aux environs de Bosco.
3. Sur la rive droite de la Bormida (tome I, p. 347-348).
4. Entre Asti et Alexandrie.
5. Histoire militaire, t. V, p. 149.
6. Dans le Piémont, sur la rive droite du Pô, en amont et au sud de Turin.
7. Hameau près de Carmagnole.
8. Sur le Pô, entre Moncalieri et Carignan.
9. Chieri, à l'est de Turin, sur la route d'Asti.
188 MÉMOIRES [Août 1706]
Villa-Stellone ; elle passa le Pô sur deux ponts que le duc de Savoie y avoit fait construire, et elle alla cam- per dans la plaine de Millefleurs^, après avoir passé la petite rivière de Sangon^.
Auparavant de continuer à faire le détail du reste des mouvements des ennemis et de ce qui se passa avant la bataille de Turin, il est à propos de revenir à ceux que nous avons faits.
Après que le duc d'Orléans eut gagné les deux jours de marche que les Impériaux avoient sur nous, il mesura nos marches et nos camps selon les mouve- ments que les ennemis faisoient, afin de les empêcher de passer le Pô.
Le 20 août, qui est le jour que nous devions aller camper près de Pavie, je m'en allai, avec un capitaine de notre régiment, deux heures auparavant que notre armée se mît en marche, pour aller voir la Chartreuse de Pavie. La Bussière nous avoit priés de le prendre en passant; comme nous le trouvâmes encore au lit, nous jugeâmes à propos de continuer notre chemin sans lui. Nous arrivâmes de bonne heure à la Char- treuse, qui est à deux lieues de la ville. C'est le plus beau couvent que j'aie jamais vu. L'église est magni- fique ; elle est toute revêtue de marbre ; il y a de très beaux bas-reliefs, beaucoup de statues fort estimées. Chaque chartreux a sa maison, où il y a appartement d'hiver et appartement d'été. Il y a des fontaines et des jets d'eau dans chaque maison^. Après que nous
1. Mirafiori, au delà de la Sangone, en vue de Turin.
2. Petit affluent de la rive gauche du Pô. — Voyez Y Histoire militaire, t. V, p. 150.
3. On trouvera dans le Grand dictionnaire géographique de
[Août 1706] DU CHEV.M.IER DE QUINCY. 189
eûmes satisfait notre curiosité, le Père procureur, qui nous conduisoit, nous pria d'aller déjeuner, ce que nous acceptâmes. Dans le moment que nous allions nous mettre à table, La Bussière arriva. Il remit après le déjeuner à voir la maison; mais il déjeuna si bien, qu'il ne fut point en état d'accomplir le dessein de son voyage : il remit à un autre temps à l'exécuter. Pen- dant tout le chemin, il ne faisoit que chanter : Quand on CL bien bu, on a tout vu. Nous campâmes dans l'en- droit même où François P"" fut battu et pris.
Chivas. — Enfin, le 31 août, nous arrivâmes sur le midi à Chivas, petite ville sur le Pô, à cinq bonnes lieues de Turin. M. de Vendôme s'en étoit emparé, l'année précédente, après plusieurs jours de tranchée ouverte. Nous y fîmes une halte de quatre heures. Il faisoit une chaleur extraordinaire ; nous étions une tren- taine d'officiers dans une grande salle. Quelque temps après que nous y étions, nous vîmes entrer un jeune officier du régiment Dauphin-dragons ; il s' étoit échappé de ses camarades. Étant au milieu de la salle, il défait ses culottes et se met en devoir de pousser sa selle devant nous, en nous regardant tous les uns après les autres. Quelques-uns voulurent d'abord se fâcher contre lui ; mais on s'aperçut bientôt de l'état où étoit ce jeune homme : il avoit un flux de sang accompa- gné d'un transport au cerveau. Plusieurs officiers de son régiment arrivèrent enfin, et ils le ramenèrent; nous apprîmes qu'il étoit mort trois jours après.
Ce jour-là, nous fûmes camper à Volpiano^ En
Bruzen de la Martinière, t. VII, p. 157, une description de la chartreuse de Pavie au milieu du xviii^ siècle.
1. Village à l'ouest de Chivas et au nord de Turin, sur la route d'Ivrée.
190 MÉMOIRES [Sept. 1706]
arrivant dans ce camp, nous apprîmes que nous avions été chassés de la demi-lune et des deux contre-gardes, avec une très grande perte de notre part, tant offi- ciers que grenadiers ; ces ouvrages n'étoient point murés. Apparemment que l'approche de l'armée ennemie fit prendre ce parti au duc de la Feuil- lade^
Le 1^"^ septembre, nous arrivâmes de bonne heure au camp devant Turin. Nous trouvâmes les troupes qui faisoient ce siège dans un état pitoyable : beau- coup de malades, officiers, soldats, cavaliers et dra- gons, et ceux qui se portoient le mieux avoient des visages effilés, pâles et maigres. Enfin, cette armée étoit dans une si grande consternation, qu'elle parois- soit n'être point touchée de notre arrivée. Nous étions persuadés, après la longue et pénible marche que nous venions de faire, qu'on nous laisseroit reposer quelques jours. Il en arriva le contraire. En arrivant dans notre camp, la brigade fut commandée pour monter la tranchée le lendemain, second du mois. Pendant que j'y étois, j'examinai et je parcourus toutes les tranchées et toutes les batteries. Les travaux étoient immenses; il y avoit une fois plus de tranchées qu'il n'en falloit^. Je vis une batterie de quarante pièces de
1. La Feuillade voulut, le 31 août, s'emparer de la demi-lune et des contre-gardes, qu'il avait déjà attaquées quelques jours auparavant, et le duc d'Orléans lui fournit onze compagnies de grenadiers pour cette expédition. Les deux ouvrages furent d'abord emportés; mais les troupes furent obligées de les éva- cuer à cause du feu terrible des assiégés. [Mémoires militaires, t. VI, p. 268-273, lettres du duc d'Orléans et du maréchal de Marcin.)
2. L'Atlas àe?! Mémoires militaires contient un plan du siège; on y peut voir l'étendue démesurée des lignes de circonvalla-
[Sept. 1706J DU CHEVALIER DE QUINCY. 191
canon qui à peine pouvoit battre les cheminées de Turin. Je suis persuadé qu'on avoit employé à ce siège les plus grands imbéciles, tant pour le génie que pour l'artillerie, à l'exception du chevalier de Saint-Périer ^ à qui on avoit donné le commandement de l'artillerie peu de jours auparavant la bataille de Turin. Il est certain qu'il avoit commencé à réparer les fautes de son prédécesseur^.
En descendant la tranchée, je fus me mettre au lit ; je dormis bien douze heures de suite. La veille de la bataille, je fus commandé à la tête de cent hommes pour perfectionner les lignes de circonvallation entre le Pô et la Doire. Il auroit été à souhaiter que les ennemis nous eussent attaqués de ce côté-là.
Revenons présentement où nous avons laissé l'ar- mée des ennemis, qui décampa de la plaine de Mille- fleurs le 5, pour marcher du côté de Pianezza. Gomme elle nous prêtoit le flanc, elle marchoit avec grande précaution sur trois colonnes : l'infanterie faisoit celle de la droite, la cavalerie celle de la gauche, et l'artil- lerie et le peu d'équipages qui étoient restés dans cette armée celle du centre. Elle mit sa droite à Rivoli et sa gauche à la Doire, vers Pianezza.
Défaite entière de notre convoi^. — En arrivant dans
tion, qu'une armée trois fois plus nombreuse aurait à peine pu garder, et l'immensité des travaux d'approche.
1. César-Joachim, chevalier puis marquis de Saint-Périer, devint lieutenant général en 1734.
2. On trouvera dans les Mémoires militaires, t. VI, p. 2G4- 265, le rapport adressé au Roi par le duc d'Orléans sur le mauvais état du siège.
3. La défaite du convoi que notre auteur va raconter fut peu connue en France, ou plutôt la nouvelle s'en confondit avec celle
192 MÉMOIRES [Sept. 1706]
ce camp, le duc de Savoie apprit qu'un convoi consi- dérable, qui étoit parti de Suse, marchoit à notre armée. Il ordonna sur-le-champ à M. de Langalerie^ de prendre plusieurs escadrons et quelques compa- gnies de grenadiers pour aller attaquer les troupes qui escortoient ce convoi. Une partie de ce détachement ayant passé la Doire à Albignano, et l'autre partie près de Pianezza, elles attaquèrent notre convoi en queue et en tête si vivement, que le marquis de Bonnelles, qui le commandoit, fut obligé de se jeter dans le châ- teau de Pianezza avec le seul régiment de Chastillon- ca Valérie^ et de se rendre prisonnier de guerre avec ce régiment, après s'être défendu quelques heures \ au même M. de Falkenstein que nous avions pris à la bataille de Calcinato et qui avoit été échangé depuis^. Tout le convoi fut pris (il étoit composé de quantité de chevaux et de mulets chargés de farine, de poudre
du désastre de Turin. La Gazette n'en parle pas, non plus que les Mémoires militaires du général Pelet ; Dangeau ne la men- tionne que le 14 septembre (p. 205), et le marquis de Sourches le 17, à propos de la mort du marquis de Bonnelles (p. 175). Seule, V Histoire militaire de Quincy (t. V, p. 151-152) en donne un récit plus détaillé que celui de notre auteur, et émanant certainement d'un témoin oculaire.
1. Cet officier général était passé aux Impériaux pendant le quartier d'hiver précédent. Voir A. de Boislisle, Les aven- tures du marquis de Langalerie, dans la Revue historique de janvier-février et mars-avril 1898.
2. Régiment de dragons levé en décembre 1702 par Philippe- Gaucher de Chastillon, et qui était passé en 1703 au frère du premier mestre de camp, Alexis-Madeleine-Rosalie, comte de Chastillon; il fut licencié en 1714.
3. M. de Bonnelles était grièvement blessé et mourut peu après.
4. Ci-dessus, p. 167.
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 193
et autres munitions de guerre et de bouche), à l'ex- ception de deux cent cinquante mulets, qui se sauvèrent dans nos lignes avec la tête des troupes qui escortoient ce convoi, et qui nous apportèrent la nouvelle de cette belle défaite. Mauvais présage de ce qui devoit nous arriver !
Je fais une réflexion. Presque toutes les grandes batailles perdues ont été précédées par une autre défaite : la bataille de Turin par la prise de notre con- voi, celle d'Hochstedt par le combat de Donauwerth, celle de Malplaquet par la défaite d'un gros corps de notre cavalerie dont tous les cavaliers furent tués ou pris : il alloit pour reconnoître l'armée ennemie ; cette action arriva trois jours auparavant de la bataille de Mal- plaquet. La veille de la bataille de Fleurus, la gendar- merie battit un corps de cavalerie ennemie qui étoit le double de notre gendarmerie. Le gain de la bataille de Luzzara, quoique le prince Eugène nous dispute sans raison cette victoire, fut précédé par la défaite entière de trois mille chevaux commandés par le général Visconti, à Santa-Vittoria, sur le Crostolo. Le combat de Gassano le fut par l'affaire du Paradiso, où nous empêchâmes le prince Eugène de passer l'Adda ; la bataille de Villaviciosa par le combat de Brihuega, et tant d'autres.
N'est-il pas bien extraordinaire que nos généraux, qui dévoient être informés de la marche des ennemis du côté de Pianezza, et sachant que ce convoi devoit y passer, n'envoyassent pas un ordre pour le faire retourner à Suse, ou qu'ils ne marchassent avec toute notre armée pour aller au-devant? Mais ce n'est pas encore leur plus grande faute, comme l'on verra dans II 13
194 MÉMOIRES [Sept. 1706]
la suite : premièrement, par l'opiniâtreté du maréchal de Marcin à vouloir attendre les ennemis dans ses lignes, malgré le sentiment du duc d'Orléans, qui vouloit en sortir pour leur livrer bataille dans la plaine de Millefleurs ; nos troupes rassemblées, nous étions une fois plus fort qu'eux'^, et une partie de ces troupes venoient de Lombardie, qui a voient acquis une répu- tation des plus grandes : elles avoient toujours battu les Impériaux sous les ordres de M. de Vendôme; secondement, par le parti que nous prîmes après la bataille de nous retirer à Pignerol sans aucune néces- sité, au lieu de passer le Pô et de nous retirer du côté d'Alexandrie, comme il avoit été d'abord résolu. Ce funeste parti nous fit perdre entièrement l'Italie.
Le 6, l'armée des ennemis passa la Doire sur plu- sieurs ponts, toujours en nous prêtant le flanc. Elle campa, sa droite appuyée au bourg de Pianezza et sa gauche à la Vénerie, qui est, comme tout le monde sait, le Versailles du duc de Savoie^, où ce prince et le prince Eugène firent leur quartier général. La Vénerie est située près de la Sture : ainsi l'armée occupoit tout le terrain qui est entre cette dernière rivière et la Doire, ce qui fait environ une lieue.
Comme M. de Savoie étoit bien informé de la négli- gence que nous avions eue de ne faire aucune ligne de circonvallation entre ces deux rivières, il avoit pris le dessein avec le prince Eugène, depuis quelques
1. D'après la Gazette d'Amsterdam, n°* lxxiv et lxxvii, l'armée impériale était forte de trente-six mille hommes, et celle des Français comptait trente-quatre mille fantassins et treize mille cavaliers.
2. Tome I, p. 194.
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUIXCY. 195
jours, de nous venir attaquer de ce côté-là, et, pour exécuter son projet, il fit décamper son armée le 7, avant le jour, et il la fit marcher sur dix colonnes, dont huit d'infanterie et deux de cavalerie, après avoir fait distribuer son canon aux brigades d'infan- terie.
M. le duc d'Orléans^ fut informé par ses espions, la nuit du 6 au 7 à minuit, que les ennemis se prépa- roient à venir nous attaquer du côté de Lucento^. Il se rendit sur-le-champ chez le maréchal de Marcin, qui étoit couché et qui dormoit très tranquillement, pour lui faire part de ce qu'on venoit de lui rapporter. « Eh ! Monseigneur, lui dit le maréchal, tranquillisez- « vous ; je sais le dessein des ennemis : ils vont res- « ter le plus de temps qu'ils pourront dans leur camp « de la Vénerie, pour nous ôter la communication de fi Suse. Soyez certain qu'ils ne nous attaqueront « point. » M. le duc d'Orléans s'en retourna. Mais, deux heures après, on vint encore l'avertir que les ennemis étoient en mouvement pour venir du côté de Lucento. Il retourna promptement chez le maréchal^, qui, enfin revenu de son opiniâtreté et de son assou- pissement, un peu trop tard pour le malheur de la France, s'habilla, monta à cheval et se rendit avec le duc d'Orléans entre la Doire et la Sture. Comme il n'y avoit aucune ligne de ce côté, ils firent tirer un
1. Il faut comparer le récit qui va suivre avec celui de Saint- Simon, rédigé d'après les lettres et les conversations du duc d'Orléans [Mémoires, éd. Boislisle, t. XIV, p. 48 et suivantes); il y a entre les deux une grande analogie.
2. Sur la rive gauche de la Doire, très proche de Turin.
3. Saint-Simon ne parle pas de cette seconde intervention du prince auprès de Marcin.
196 MÉMOIRES [Sept. 1706]
relranchement depuis Lucento, qui est sur la Doire, jusqu'à la Sture. La cavalerie qui étoit campée dans ce terrain fut employée à ce travail. Elle y travailla environ trois heures : jugez du retranchement; aussi ne nous couvroit-il pas les genoux; Pina\ capitaine au régiment, y reçut un coup de fusil dans la jambe au-dessous du mollet.
Pendant que les ennemis marchoient pour venir nous attaquer, tranquilles dans notre camp, nous ne songions nullement à eux; nous tâchions de nous réparer des fatigues que nous avions essuyées pen- dant les trois nuits précédentes, que nous avions cou- ché sous les armes derrière nos lignes. Il falloit plutôt être bien alertes celle-ci ; nous n'aurions pas été sur- pris, et nous nous serions mieux préparés à recevoir le duc de Savoie et le prince Eugène.
Bataille de Turin. — Ce jour fatal étant donc arrivé 2, après avoir dormi la longue matinée (car il étoit bien six heures et demie lorsque je me levai), je me fis raser, et je montai à cheval pour aller voir
1. Le chevalier de Pina, d'une ancienne famille du Dau- phiné, était le fils d'un conseiller au parlement de Grenoble. Il fut tué en 1713, et notre auteur dira alors qu'il était parent du général des Chartreux.
2. On trouvera l'indication de tous les récits contemporains ou modernes de la bataille de Turin dans le commentaire des Mémoires de Saint-Simon par M. de Boislisie, t. XIV, p. 51, note i, et des lettres inédites du duc d'Orléans dans l'appen- dice II. Il convient seulement de signaler ici, outre les relations de Quincy dans son Histoire militaire et celles des Mémoires militaires (t. VI, p. 652-685), le Journal historique du siège, publié en 1838 et rédigé par le comte Solar de la Marguerie, commandant l'artillerie à Turin, dans lequel il y a un très bon plan du siège et de la bataille.
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 197
M. d'Esgrigny, intendant de l'armée. Il étoit environ huit heures et demie lorsque j'arrivai chez lui. Dès qu'il me vit, il me dit : « Chevalier, que venez-vous « faire ici, dans le temps que les ennemis, à ce que « l'on dit, paroissent du côté de Lucento pour venir « nous attaquer? M. le duc d'Orléans vient d'envoyer « chercher dans le moment le chevalier de Saint-Périer, c( afin qu'il fit marcher du canon de ce côté. » A ce discours, je remontai vite à cheval et je me rendis à notre régiment, qui étoit campé à une heue de l'en- droit où demeuroit M. d'Esgrigny; nous couvrions la maison où demeuroit le duc de la Feuillade. L'on avoit battu la générale; mais nos généraux, qui ne vouloient pas encore se persuader que le véritable dessein des ennemis étoit de nous attaquer entre la Sture et la Doire, nous laissèrent encore une bonne heure à la tète de notre camp. Nous eûmes le temps de man- ger un morceau , excellente précaution auparavant d'une action. Enfin, le marquis de Dreux, notre ancien colonel, qui étoit pour lors maréchal de camp^, vint prendre la brigade. Il nous fit marcher comme des tortues. Quand nous eûmes fait environ une demi- lieue, nous vîmes paroitre un aide de camp du duc d'Orléans, qui dit au marquis de Dreux qu'il falloit précipiter notre marche, que les ennemis attaquoient nos Hgnes entre la Sture et la Doire, et que ce prince nous attendoit avec beaucoup d'impatience. En peu de temps nous arrivâmes à Lucento, où nous passâmes la Doire. Je remarquai beaucoup de désordre dans ce village ; il étoit rempli d'équipages qui tàchoient de
1. Depuis 1704.
198 MÉMOIRES [Sept. 1706]
passer le pont pour se sauver : ainsi il fallut défiler entre ces équipages. Je vis des officiers généraux qui certainement ne prenoient pas le chemin où se faisoit l'attaque ; ains au contraire, ils tournoient le cul à la mangeoire''. Nos soldats leur reprochoient assez haut, surtout à un, dont ils nommoient le nom. En sortant de Lucento, nous rencontrâmes M. de la Feuillade paré comme s'il alloit au bal : il avoit un habit d'écarlate brodé en or sur toutes les coutures, ses cheveux étoient bien poudrés, il montoit un beau cheval gris. Avec plus de raison, il auroit du porter un habit noir; car ce fut le dernier jour de son règne. Dès qu'il vit la tête de la brigade : « Pressez, Messieurs, votre « marche, nous dit-il ; il y a longtemps que nous vous « attendons. » Nous passâmes entre les chevaux des dragons, qui avoient mis pied à terre pour border les lignes du côté de Lucento. Dans le temps que nous arrivions, nos troupes repoussoient vigoureusement les ennemis pour la seconde fois ; tous nos soldats et nos dragons jetoient leurs chapeaux en l'air pour en marquer leur joie. Je remarquai avec plaisir M. de la Bussière^, lieutenant-colonel du régiment de Bretagne, dont la brigade étoit à notre droite, qui étoit monté sur le retranchement pour encourager ses soldats; il avoit l'épée à la main et il n'avoit qu'une veste de chamois. Le feu que nous fîmes en arrivant sur les ennemis fut des plus vifs ; nous en couchâmes beau-
1. Figurément et proverbialement, pour dire qu'un homme fait tout le contraire de ce qu'il devrait faire [Dict. de Trévoux).
2. D'une famille poitevine, dont plusieurs membres étaient au service; il ne faut pas le confondre avec M. de la Bussière, capitaine au régiment de Bourgogne (ci-dessus, p. 188).
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 199
coup par terre. Ils se rallièrent à la portée du fusil de nous, soutenus par leur cavalerie, qui étoit en bataille sur deux lignes. J'eus, dans ce temps-là, la manche de mon habit percée d'une balle de fusil d'un de nos soldats de recrue.
Les ennemis s'étant ralliés, ils marchèrent quelque temps après en avant, et ils s'arrêtèrent à la demi- portée de fusil de nous. Nous leur faisions un feu con- tinuel de mousqueterie et de canon. Dans le temps que nous croyions qu'ils nous viendroient attaquer pour la troisième fois, nous vîmes un officier général qui fit faire aux deux lignes de leur infanterie à gauche et les fît marcher précipitamment. Voici la cause de ce mouvement. Une de leurs colonnes ayant attaqué les troupes de notre droite, elle les fît pher. Rien n'étoit plus facile ; car il y avoit si peu de troupes de ce côté-là, que les soldats étoient sur un seul rang der- rière notre mauvais retranchement. Le maréchal de Marcin fut blessé dans ce moment d'un coup de fusil qui lui cassoit les reins, en faisant tout ce qu'il pou- voit pour arrêter les soldats. Apparemment que son cheval avoit été tué sous lui ; car, lorsqu'il passa der- rière le régiment pour se retirer, il étoit monté sur le cheval d'un dragon. Il nous demanda où étoit M. le duc d'Orléans, qui avoit été blessé au bras droit, un peu au-dessus du poignet. Le maréchal mourut le len- demain, et on l'enterra au couvent des Capucins de la plaine, situé du côté où s'est donné ce combat^.
1. Notre auteur ne dit pas que Marcin fut pris parles Impé- riaux et mourut prisonnier. Saint-Simon paraît croire que la capture du maréchal fut simultanée avec sa blessure; il semble au contraire, puisque notre chevalier le vit passer derrière le
200 MÉMOIRES [Sept. 1706]
Pour en revenir à la colonne des ennemis qui avoit pénétré notre ligne et qui poursuivoit nos troupes vivement, elle fut bientôt obligée de se retirer préci- pitamment; car nos carabiniers la chargèrent si à pro- pos et avec tant de valeur, qu'ils la firent repasser le retranchement bien plus vite qu'elle ne l'avoit passé. Nos carabiniers ne se contentèrent pas de l'avoir chas- sée en delà de nos lignes ; ils les passèrent eux-mêmes pour la poursuivre. Cette action hardie fut la cause de notre malheur ; car le prince Eugène, attentif à profiter des fautes que nous ferions, jugeant par la manœuvre des carabiniers que nos retranchements étoient bien foibles, puisqu'ils les avoient passés à cheval, fit marcher sur-le-champ toute l'infanterie de Brandebourg, qui n'avoit point encore donné et qui formoit une grosse colonne. Nos généraux n'avoient pas pu l'apercevoir parce qu'elle étoit dans un fond. Elle fit un si grand feu sur nos carabiniers, qu'ils furent obHgés de se retirer dans nos lignes. Les ennemis les suivirent et passèrent nos retranchements, qu'ils aplanirent pour faire un passage à leur cavalerie. Ensuite ils marchèrent, toujours en colonne, sur leur droite, le long et en deçà de nos retranchements. A mesure qu'ils avançoient, ils faisoient pUer notre infanterie, et insensiblement ils gagnèrent notre bri- gade, qui fut obligée aussi de faire comme les autres, malgré tout ce que nous pouvions faire, le marquis de Vibraye^ et nous, pour arrêter le soldat. Je tirai
régiment pour se retirer, qu'il ne fut pris que plus tard, dans la cassine où on l'avait mené, lorsque les ennemis, ayant forcé les lignes, pénétrèrent dans le camp français.
1. Henri-Éléonor Hurault, marquis de Vibraye, était lieute-
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 201
deux coups de fusil à l'officier général qui étoit à la tête de cette colonne ; je suis persuadé que le second porta : je le vis se laisser aller sur le pommeau de sa selle.
Dans le temps que nous nous retirions assez lente- ment, je m'aperçus qu'un soldat qui marchoit devant moi avoit une branche verte à son chapeau ^ Je lui demandai de quel régiment il étoit; sa réponse fut en allemand. Cet homme, qui étoit gris, s'imaginoit être avec les siens. Je lui fis ôter seulement son fusil ; je ne sais ce qu'il est devenu depuis.
Comme je me retirois avec une partie du régiment du côté de Lucento (car je n'aurois pas voulu suivre l'autre partie, qui se précipita dans la Doire pour se sauver, où il y eut plusieurs de nos soldats de noyés, aimant mieux périr d'un coup de feu que par l'eau), je vis un régiment irlandois, je crois que c'étoit Ber- wick, dont les soldats, fâchés de notre manœuvre, hurloient contre nous; ils avoient quelques raisons; mais, un moment après, je m'aperçus que, pendant que les soldats de la gauche de ce régiment se met- toient en bataille, les soldats de la droite défiloient et fuyoient encore plus vite que nous. Je ne pus m'em- pêcher de rire. Auparavant d'arriver à Lucento, je trouvai un lieutenant des grenadiers du régiment,
nant général depuis octobre 1704; il avait servi en Flandre jusqu'au commencement de 1706, où il passa en Italie. Il avait épousé la fille du premier mariage du comte de Grignan, et sa mère était cette Polyxène Le Coigneux dont il est tant question dans le tome VI des Lettres de A/™® de Sévigné.
1. On a vu ci-dessus, p. 47, que les alliés adoptaient ce signe de ralliement, et les troupes françaises la cocarde blanche.
202 MÉMOIRES [Sept. 1706]
nommé Cavalier, qui étoit couché sur le ventre ; il avoit un coup de fusil dans la cuisse qui l'empêchoit de mar- cher. Dès qu'il me vit, il se mit à crier : « Monsieur le « chevalier, ayez pitié de moi ! Faites-moi , je vous « prie, emporter. » Je priai et menaçai soldats et gre- nadiers de lui faire ce plaisir ; mais mes prières et mes menaces ne servirent de rien : tant il est vrai qu'aussitôt que la terreur panique s'est emparée de l'esprit du soldat, il n'a plus ni oreilles, ni yeux, ni cœur. Je fus obligé de le prendre entre mes bras et de marcher ainsi l'espace de deux cents pas en le traî- nant ; car il ne pouvoit point du tout se soutenir. Il avoit la veine cave cassée; son sang sortoit de sa cuisse à gros bouillons. Il mourut entre mes bras en arrivant à Lucento. Je le mis dans une baraque de vivandiers ; je n'ai plus entendu parler de lui ; car je fus blessé un moment après, et voici comment.
Le village de Lucento étoit bien retranché ; il flan- quoit une partie de nos mauvaises lignes. Je montai sur le retranchement pour examiner ce que faisoient nos ennemis ; nous étions pêle-mêle, officiers, soldats, grenadiers et dragons. Je n'y fus pas plus tôt, qu'un officier du régiment, qui étoit Gascon et qui avoit l'épée à la main, se mit à crier : « Gadédis ! est-ce « que nous laisserons approcher ces coquins-là (en « parlant des ennemis) si près de nous? Il faut les faire « repentir de leur témérité. » A ce discours, je vis partir officiers, grenadiers, dragons et soldats, qui se précipitèrent du haut du retranchement dans le fossé et qui, après l'avoir monté, marchèrent comme des furieux aux ennemis. Je ne fus pas longtemps sans les joindre. Il est à remarquer que le Gascon qui
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 203
occasionna cette action resta ferme sur le retranche- ment et qu'il nous laissa faire la besogne. Nous étions environ cent cinquante. Nous donnâmes sur un batail- lon qui nous prêtoit le flanc, que nous culbutâmes, et qui entraîna avec lui un autre bataillon. Ce fut dans ce moment que je reçus un coup de fusil dans le bras droit. La balle, après avoir jeté un bouton de mon habit et deux boutons de ma veste, qui étoient de cuivre doré, par terre, perça ma chemise et ma cra- vate, qui étoit entortillée dans ma chemise, et ensuite cette balle pénétra mon bras au-dessus du coude jus- qu'à l'os. Je crus mon bras cassé ; un demi-doigt de plus, j'étois tué. Je ne laissai pas de continuer à suivre nos ennemis. Il est certain que, si nous avions été suivis, peut-être aurions-nous fait changer la fortune; car souvent il ne faut qu'un rien pour ramener la vic- toire. Mais, comme il n'y avoit aucun officier général resté à Lucento pour faire marcher des troupes à notre secours, nous fîmes notre retraite sans être suivis.
Dès que M. de Barette, notre lieutenant-colonel, me vit (je rendois beaucoup de sang), il m'ordonna d'al- ler me faire panser; il me donna un sergent pour m' accompagner. Je repassai le pont de la Doire à Lucento. Gomme je ne trouvai point mes chevaux, je pris celui de Choart, capitaine du régiment. A un quart de lieue du pont, je trouvai le marquis de Mau- lévrier-Langeron, colonel du régiment d'Anjou, à la tête de sa brigade, à qui je dis : « Monsieur, vous « venez trop tard ; les ennemis ont pénétré jusqu'à « Turin. Plût à Dieu qu'il ne nous arrive que ce mal- « heur! » Après lui avoir fait un petit détail de la
204 MÉMOIRES [Sept. 1706]
bataille, et qu'il m'eut fait un compliment sur ma bles- sure, je le quittai pour chercher un chirurgien. Celui de son régiment étoit resté au camp. Je trouvai enfin derrière une haie le chirurgien-major de la Reine-in- fanterie^. Il se préparoit à panser le chevalier de Mau- lévrier-Colbert, maréchal de camp et inspecteur géné- ral de l'infanterie % qui avoit reçu un coup de fusil qui lui perçoit le bras. Pendant toute l'opération, il ne fit pas le moindre cri ; mais je lui voyois tomber du front des gouttes d'eau grosses comme le doigt. Il n'en fut pas de même de moi : je criai comme un diable, sur- tout lorsqu'il vint à faire une nouvelle ouverture, avec ses ciseaux, jusqu'à l'os, pour tirer la balle.
Dans le temps qu'on nous pansoit tous deux, un officier général vint où nous étions, non pour se faire panser, il n'en avoit pas besoin, mais pour se mettre en état de ne l'être point. Il fit le détail à M. de Mau- lévrier de tout ce qui s'étoit passé et de ce qu'il fal- loit faire. Cet homme parloit infiniment bien de la guerre. Il faut se méfier de ces claque-dents-là ^. Lorsqu'il fut parti, je dis à M. de Maulévrier : « En « vérité. Monsieur l'officier général devroit être bien « plutôt à la tête des troupes que de venir nous répé-
1. Régiment levé vers 1634, qui porta d'abord le nom de son colonel, puis prit en 1659 celui de Mazarin-français. En 1661, à la mort du cardinal, il fut donné à la reine Marie-Thé- rèse et conserva son nom jusqu'en 1790, chaque reine en étant colonel.
2. Henri Colbert, dit le chevalier de Maulévrier, neveu du grand ministre, était maréchal de camp depuis septembre 1704 et inspecteur de l'infanterie depuis août 1705.
3. Ce terme signifie « un braillard, un homme qui ne fait que parler sans savoir ce qu'il dit. » [Dictionnaire de Trécoujc.)
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 205
« ter une malheureuse affaire que vous savez mieux « que lui. » Nous entendions encore dans ce temps-là la mousqueterie, qui continuoit vivement. Combien y en a-t-il de ces messieurs, qui parlent si parfaitement bien et en si beaux termes de la guerre, qu'ils en imposent à la cour et à la ville? On les croit des Alexandre, des César, et, dans le fond, ils sont pires que des poules mouillées. Le nombre en est grand.
Après avoir été pansé, je me rendis au camp. Le régiment y étoit arrivé. Les tentes étoient encore ten- dues ; il sembloit que nous venions seulement de pas- ser en revue. Aussitôt que je fus arrivé, j'envoyai demander à mon camarade Pina de ses nouvelles et quel ordre on avoit donné pour les officiers blessés. Sa réponse fut qu'ils avoient ordre de passer le Pô et que nous en recevrions de nouveaux au delà du pont qui étoit sur cette rivière. Il est nécessaire de faire attention à cet ordre par rapport au parti que Mes- sieurs les officiers généraux prirent ensuite.
Pendant que nous dînerons (nous en eûmes le temps), parlons un peu de ce que les ennemis firent après que les lignes furent abandonnées.
Après notre petit combat (je parle de celui où je fus blessé), les ennemis étant maîtres de tous nos retranchements depuis la Doire jusqu'à la Sture, ils ne perdirent point de temps à marcher droit à Turin, après avoir laissé une ligne d'infanterie et une ligne de cavalerie pour masquer nos troupes, qui s'étoient retirées à Lucento. En chemin faisant, ils trouvèrent que les troupes de notre droite s'étoient ralliées et qu'elles formoient une bonne ligne. Cela les obligea de s'arrêter pour attendre du canon; il ne leur en
206 MÉMOIRES [Sept. 1706]
manquoit point : nous leur en avions déjà abandonné une quarantaine, qui étoient répandues ^ le long de nos lignes, entre la Sture et la Doire. Dès qu'ils en eurent assez, ils marchèrent à notre ligne, qui fut obligée de se retirer derrière quelques redoutes et quelques cas- sines, où il y avoit le second bataillon du régiment Dauphin, qui favorisa sa retraite; et de là une partie de cette ligne gagna le pont de la Sture, où elle passa cette rivière pour se retirer à Ghivas, et l'autre par- tie, après avoir passé le Pô au Pilon ^, fut joindre les troupes qui étoient sur la hauteur des Capucins aux ordres de M. d'Albergotti.
Il est temps de parler de cet officier général qui commandoit ce poste, qui étoit la partie la mieux retranchée de toute la circonvallation. Il avoit quarante bataillons. Le comte de Santena^ avoit un corps de dix mille hommes, dont plus des deux tiers étoient composés de milice, avec lequel il s'approcha de nos lignes. Il fit plusieurs mouvements, qui en imposèrent si fort à M. d'Albergotti, qu'il crut à tout moment d'être attaqué. Le duc d'Orléans et le maréchal de Marcin,
1. Ce féminin se rapporte au mot pièces de canon, sous- entendu par l'auteur.
2. Le pont du Pilon, avec une chapelle dédiée à la Vierge, se trouve sur le Pô, en aval et au nord de Turin. Les Français l'avaient fortifié, et c'était, avec le pont de Cavoretto, au sud, la seule communication qu'il y eût entre les postes des Capu- cins et de la rive droite, commandés par Albergotti, et le gros de l'armée qui attaquait Turin vers l'ouest.
3. C'était un Piémontais, fils du marquis de Tana, qui avait rendu Montmélian en 1705 à M. de la Fare. Les Broglie étaient alliés à sa famille, et plusieurs d'entre eux avaient même porté le titre de comte de Santena.
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 207
enfin convaincus que le dessein des ennemis étoit absolument de nous attaquer du côté de Lucento, lui envoyèrent aides de camp sur aides de camp pour lui ordonner de leur envoyer vingt bataillons : il ne voulut jamais envoyer, non seulement les vingt bataillons, mais pas un seul ^ . Ne peut-on pas rejeter sur lui la perte de l'Italie par la manœuvre qu'il fit, au com- mencement de la campagne, près de Salo et à la Fer- rare 2, et à son opiniâtreté de n'avoir jamais voulu secourir le duc d'Orléans d'un seul bataillon? Cepen- dant, il auroit été à souhaiter que M. d'Albergotti eût été avec M. le duc d'Orléans pendant la bataille. Il faut lui rendre justice : c' étoit un très bon second; mais, le plus souvent, lorsqu'il commandoit en chef, la tête lui tournoit, comme il lui arriva dans cette occasion. Vingt bataillons, bien retranchés comme ils étoient, certainement étoient capables de résister à dix mille hommes dont les deux tiers étoient de milice. Les autres vingt bataillons nous auroient bien servi.
Assurés de leur victoire, le duc de Savoie et le prince Eugène, au lieu de songer à nous suivre dans notre retraite, firent leur entrée dans Turin. Quelle joie pour ce peuple de se voir délivrer d'un long et pénible siège par leur souverain, tout couvert de lau- riers ! Aussi la fit-il bien éclater par des acclamations continuelles. La première action que fit M. de Savoie, après son entrée dans sa capitale, fut d'aller à la
1. Saint-Simon (t. XIV, p. 52) accuse la Feuillade d'avoir empêché Albergotti d'obéir aux ordres du prince.
2. Ci-dessus, p. 173-177.
208 MÉMOIRES [Sept. 1706]
cathédrale pour remercier Dieu de cette grande vic- toire. Il fit chanter le Te Deum, et il y eut des réjouis- sances à Turin pendant plusieurs jours. J'ai su ce détail d'un capitaine du régiment Dauphin qui fut fait prisonnier dans cette bataille. Laissons le comte de Thaun* et les principaux officiers de cette garnison recevoir les louanges qu'ils méritoient certainement sur la belle défense qu'ils venoient de faire, et reve- nons à notre camp.
Après avoir dîné, nos équipages étant chargés et le régiment s'étant mis en bataille à la tète du camp, nous montâmes à cheval, Pina, La Volvenne, les autres officiers du régiment blessés et moi, et nous nous mîmes en marche pour nous rendre au delà du Pô, selon l'ordre que les officiers blessés avoient reçu. Ayant marché quelque temps, je fus surpris que, au lieu d'aller droit à cette rivière, nous nous jetions sur notre droite. Nous suivions tous les autres officiers blessés de l'armée. J'en demandai la raison à M. de Siougeat^, qui est présentement lieutenant général des armées du Roi et gouverneur de Thionville. Il me répondit : « Vous ne pouvez pas mieux faire que de « suivre le même chemin que prend M. le duc d'Or- « léans, blessé comme vous ; il est dans cette chaise « de poste qui est devant vous. » J'appris ensuite la
1. Philippe-Laurent, comte de Thaun, avait le grade de général d'artillerie dans l'armée impériale, et Victor-Amédée l'avait laissé dans Turin pour défendre la ville; il eut plus tard la vice-royauté de Naples pour l'Empereur.
2. Le manuscrit porte : M. de Ciujac; c'est M. de Siougeat, que nous avons déjà rencontré ci-dessus, p. 74, qui était alors brigadier, et qui devint lieutenant général en 1734.
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 209
cause du misérable parti que nous prenions ; la voici.
L'on mena à M. d'Arène, lieutenant général, un officier des ennemis, qui, selon toutes les apparences, s'étoit laissé prendre exprès; car nos deux princes savoyards ne négligeoient rien de tout ce qui pouvoit leur être utile. Il lui demanda ce que les ennemis fai- soient actuellement et s'il ne savoit pas le parti qu'ils alloient prendre. Il faut remarquer que notre armée se mettoit en mouvement pour exécuter le premier projet qui avoit été résolu dans le conseil de guerre, qui étoit de passer le Pô pour se retirer du côté de Casai ou d'Alexandrie; mais le malheureux génie qui dominoit, pendant toute cette année, la France, nous fit prendre le plus mauvais de tous les partis. Cet officier répondit à M. d'Arène qu'il étoit parti un corps de dix mille hommes, il y avoit plus de deux heures, pour Moncalieri\ afin de nous empê- cher de nous retirer en Italie. M. d'Arène mena cet officier au duc d'Orléans, qui avoit déjà traversé la moitié de notre pont sur le Pô pour se rendre de l'autre côté. Cette fausse nouvelle fit retourner sur-le- champ le duc d'Orléans, qui, sans approfondir, aussi bien que Messieurs les officiers généraux, si la chose étoit vraie ou supposée, après avoir tenu un petit con- seil avec eux, prit le parti de se rendre à Pignerol, et ordonna que l'armée l'y suivit, malgré tout ce que put dire M. de Visconti, commissaire général du Mila- nois et des troupes d'Espagne-. On prétend qu'il dit
1. Bourg situé au sud de Turin, sur une colline qui domine la rive droite du Pô.
2. Jules Visconti avait succédé en 1704 à son frère Pirro
II 14
210 MÉMOIRES [Sept. 1706]
au duc d'Orléans : « Monseigneur, est-il possible que « vous vouliez nous abandonner et que vous jDreniez « le parti de quitter l'Italie? Vous n'avez rien à « craindre. Faites marcher votre armée du côté a d'Alexandrie. Il est vrai qu'elle sera trois jours « sans pain; mais vous permettrez la maraude, et, « aussitôt que votre armée sera arrivée près de cette a ville, elle ne manquera de rien^. »
Un quart d'heure après que j'eus appris la raison du parti que nous prenions, je vis paroître M. de Fenestre, capitaine du régiment, qui venoit de Mon- calieri et qui alloit joindre le régiment ; il descendoit de la grande garde, avec cent hommes, de cette ville même. Je lui demandai s'il étoit vrai qu'il y eût un corps de dix mille hommes près de Moncalieri. Il m'assura qu'il n'y avoit pas un chat et qu'il n'y avoit qu'une demi-heure qu'il en étoit parti. Gela nous fit soupçonner, et la chronique scandaleuse le disoit hautement, que le duc d'Orléans vouloit s'approcher de sa maîtresse M"® de Séry^, qu'il aimoit passionné- ment dans ce temps-là^, et que Messieurs les officiers
comme commissaire général; il se rallia par la suite aux Impé- riaux, devint en 1725 grand maître de la maison de l'archidu- chesse gouvernante des Pays-Bas, et vice-roi de Naples en 1733.
1. D'après Saint-Simon, le duc d'Orléans ne se laissa pas si facilement convaincre par ce témoignage suspect, et il ne donna l'ordre de revenir vers Pignerol que quand il vit que les munitions et les vivres avaient pris cette route par la déso- béissance des officiers généraux.
2. Marie-Louise-Madeleine-Victoire Le Bel de la Boissière de Séry était fille d'honneur de Madame. Le duc d'Orléans venait de lui donner la terre d'Argenton, qu'il fit ériger pour elle en comté en 1709. Ils se séparèrent en 1710.
3. Le voyage que M"^ de Séry va faire à Grenoble, et dont il
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 211
généraux étoient bien aises de sauver l'argent qu'ils avoient amassé dans l'Italie ^ Lorsque nous eûmes fait une demi-lieue de chemin, nous entendîmes un bruit épouvantable : c'étoit notre magasin à poudre que nous taisions sauter, après avoir abandonné les tranchées.
Aussitôt que nos généraux eurent pris le parti de se retirer du côté de la France, ils envoyèrent ordre à M. d'Albergotti de lever son camp au plus vite et de repasser le Pô pour revenir joindre l'armée, qui alloit se retirer à Pignerol. M. d'Albergotti, surpris de l'ordre qu'il venoit de recevoir, envoya un officier pour représenter à M. le duc d'Orléans qu'il ne pou- voit pas croire que cet ordre fut de sa part ; que, de nous retirer dans les montagnes du Dauphiné, c'étoit abandonner entièrement l'Italie ; que , toutes nos troupes rassemblées, nous serions une fois encore plus forts que les ennemis ^ Remarquez que nous avions perdu au plus huit cents hommes à la défense de nos lignes, pendant que le duc de Savoie y avoit perdu deux fois plus que nous ; il est vrai qu'ils firent plusieurs prisonniers ^ Il ajouta que, en nous retirant
sera parlé ci-après, paraîtrait confirmer cette accusation; cepen- dant, il y a toute vraisemblance qu'elle s'y décida seulement lorsque la nouvelle du retour de l'armée en Dauphiné arriva à Paris, et que le duc d'Orléans n'en sut rien à l'avance. D'autre part, les correspondances, conformes au récit de Saint-Simon, prouvent que le prince fit tout ce qu'il put pour ramener l'ar- mée sous Alexandrie, et ne prit la route de Pignerol que sous la pression de son entourage et forcé par les circonstances.
1. Saint-Simon porte aussi cette accusation contre les officiers généraux [Mémoires, t. XIV, p. 57-58 et 63).
2. Déjà dit ci-dessus, p. 194.
3. Trois mille prisonniers, d'après le marquis de Quincy;
212 MÉMOIRES [Sept. 1706]
en Italie, le duc de Savoie et le prince Eugène seroient bien embarrassés à faire subsister leurs troupes, et qu'enfin il étoit trop bon sujet du Roi pour obéir à un pareil ordre. On eut beau lui envoyer ordre sur ordre, il ne voulut jamais aller joindre l'armée^.
Cependant, un peu devant la nuit, voyant que toutes nos troupes avoient disparu devant Turin et qu'elles en étoient déjà bien éloignées, il prit enfin le parti de décamper, et, après avoir passé le Pô sur le pont de Cavoret^, auquel il fit mettre le feu après, il marcha avec sa petite armée, en si bon ordre que M. de Langalerie, qui avoit été détaché à la tête de mille chevaux pour attaquer son arrière-garde, n'osa jamais s'y présenter^.
Notre armée campa cette nuit le long de la petite rivière de Non^, presque à l'endroit où s'étoit donnée la bataille de la Marsaille^. Quelles réflexions nos
six mille, dont trois cents officiers, suivant l'historien du prince Eugène. [Mémoires militaires, p. 671 et 682.)
i. Notre auteur est le seul qui parle de cette résistance d'Albergotti; il n'y en a aucune trace dans les correspon- dances. Cependant on a vu plus haut (p. 173-177 et 206-207) qu'il est mal disposé pour Albergotti, et ne lui attribuerait pas sans certitude une conduite énergique. L'histoire du prince Eugène dit d'ailleurs qu'il ne voulut obéir qu'à un ordre écrit. [Mémoires militaires, p. 682.)
2. Cavoretto, village au sud de Turin, sur la rive droite du Pô; ci-dessus, p. 206, note 2.
3. Saint-Simon dit aussi qu'Albergotti fit très bien l'arrière- garde « nonobstant la longueur de la queue, l'embarras des défilés continuels et la confusion de la nuit. » Il y en a d'ailleurs un rapport officiel.
4. Torrent qui se jette dans le Pô près de Moncalieri.
5. Gagnée par Catinat, le 4 octobre 1693, sur Victor- Amé- dée et le prince Eugène.
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 213
généraux ne devoient-ils pas faire en arrivant sur ce terrain !
Pour nous autres blessés, tristes et abattus, nous continuâmes notre chemin pour tâcher de gagner Pignerol. Nous entendions les cris affreux des blessés, les uns à cheval, en chaise, en charrette, à pied, et les autres sur des brancards. Le pauvre abbé de Gran- cey\ qui n'avoit jamais voulu quitter le duc d'Orléans dans le plus grand feu, nous suivoit sur un brancard ; il avoit la cuisse cassée; il mourut le lendemain. 11 m'a été rapporté que lui et le marquis de la Fare^ avoient fait tout ce qu'ils avoient pu pour engager le duc d'Orléans de faire sortir toutes les troupes des lignes, malgré l'ordre contraire de la cour, afin d'at- taquer les ennemis dans le temps qu'ils étoient dans la plaine de Millefleurs ; ils lui donnèrent l'exemple de Monsieur qui étoit sorti de ses lignes pour aller au devant du prince d'Orange qui venoit le combattre pour lui faire lever le siège de Saint-Omer^.
Ayant marché deux heures de nuit, n'en pouvant
1. Hardouin de Rouxel, oncle de M. de Médavy que nous allons voir battre le prince de Hesse-Cassel, était premier aumônier du duc d'Orléans, après l'avoir été de Monsieur. « Médiocre prêtre, mais fort brave et fort bon homme, » dit Saint-Simon. Il aimait la guerre et avait à plusieurs reprises accompagné les troupes en campagne. Il fut inhumé aux Jésuites de Pignerol. [Saint-Simon, éd. Boislisle, t. XIV, p. 76.)
2. Charles-Auguste, marquis de la Fare-Laugères, était capi- taine des gardes du duc d'Orléans; il mourut en 1712. C'est le père du roué, que nous rencontrons ci-après dans le récit de la campagne de 1708.
3. Monsieur livra au prince d'Orange la bataille de Cassel le 11 avril 1677, et fut victorieux.
214 MÉMOIRES [Sept. 1706]
plus de lassitude, nous prîmes le parti, Pina, La Vol- venne et moi, de nous mettre sous un arbre. Nous étions à la discrétion des housards ennemis et des paysans piémontois ; car nous n'avions aucune troupe avec nous. Nous fîmes notre petit soupe avec bon appétit, et après nous nous endormîmes si bien, que ce fut le grand jour qui nous réveilla. Nous montâmes à cheval et nous arrivâmes d'assez bonne heure à Pignerol. Il fallut chercher un logement. Nous cher- châmes longtemps : toutes les portes des maisons étoient fermées; car le bourgeois dormoit encore. Nous nous étions séparés pour mieux réussir. Lorsque je commençois à perdre patience, je vis une jeune femme qui entr'ouvroit la porte de sa maison. Je la priai très instamment de vouloir bien me donner une chambre chez elle, en lui promettant que je ne l'in- commoderois point. Elle ne fît aucune difficulté. J'en- trai chez elle ; je lui dis que je lui aurois toute l'obliga- tion possible, si elle vouloit ajouter à la bonté qu'elle avoit de me permettre de loger chez elle, celle de vouloir souffrir que mon camarade, qui étoit aussi blessé, vînt loger avec moi. Elle ne voulut pas d'abord y consentir; mais je la pressai si vivement, qu'enfin elle le permit. C'étoit une jeune veuve âgée seulement de dix-huit ans, qui avoit perdu son mari il y avoit six mois. Elle logeoit avec sa mère. Elle avoit un frère qui étoit allé à Lyon pour acheter des draps et autres marchandises pour les officiers qui passeroient leurs quartiers d'hiver à Pignerol. Il ne s'attendoit pas que nous serions battus devant Turin et que nous abandonnerions non seulement l'Italie, mais Pignerol même, ce qui arriva pour cette dernière ville trois
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 215
jours après. Il en fut pour ses marchandises. La Vol- venne, qui apprit que j'étois bien logé, vint aussi se mettre avec nous. Pour revenir à ma petite veuve, elle eut grand soin de moi ; elle fit elle-même mon lit, elle m'apporta un bon bouillon ; elle venoit de temps en temps s'asseoir auprès de moi; elle me charmoit. Je m'aperçus aussi qu'elle se plaisoit beaucoup à venir me tenir compagnie. Cette conversation ne contribua pas peu à me donner la fièvre, jointe aux fatigues que j'essuyai depuis pour me rendre à Briançon et au peu de ménagement que j'eus dans le manger.
Gomme je me portois parfaitement bien pendant le peu de temps que nous restâmes à Pignerol, j'étois fort gai et je badinois beaucoup sur l'humeur sombre de mes deux camarades ; je comparois l'un à Mithri- date, qui est sur le point de mourir après la défaite de son armée par Pompée, et l'autre à Alcibiade après avoir été assassiné par les Grecs mêmes étant chez Artaxercès. Mais La Volvenne eut bien depuis sa revanche à Briançon, comme je le dirai dans la suite.
Il y avoit une dame de Turin qui logeoit chez ma petite veuve; elle étoit sortie de cette ville, n'ayant pas voulu essuyer ce siège. Cette femme, quoique assez belle, étoit impertinente. Gomme la chambre où nous étions donnoit sur la grande rue, elle étoit tou- jours à la fenêtre de cette chambre. Elle tenoit des propos contre la nation françoise qui nous piquoient vivement; elle ne faisoit que badiner sur les offi- ciers blessés qui passoient, et, entre autres, d'un, qui, quoique fort blessé, rioit de quelques discours qu'on lui tenoit. « En voilà, dit-elle, un qui me paroît battu, « content et peut-être c... » Elle m'impatienta si fort,
216 MÉMOIRES [Sept. 1706]
que je la priai très instamment de sortir au plus vite de la chambre, et j'ajoutai que, si elle ne sortoit point, je la ferois jeter par la fenêtre. Ce discours nous déli- vra pour toujours de cette babillarde.
Je n'avois qu'un seul écu pour tout argent lorsque je fus blessé. Je priai mon lieutenant de me faire le plaisir d'aller de ma part au marquis de Dreux pour le prier de me prêter quelques louis. Groira-t-on que le gendre de M. de Ghamillart n'avoit pas le sol? Cependant ce fut la réponse qu'il fit à mon lieutenant. J'en fus extraordinairement piqué; cet homme n'a jamais fait plaisir à qui que ce soit^ Mes camarades ne firent pas de même; un chacun venoit me présen- ter sa bourse. Je pris ce qu'il falloit, que j'ai bien rendu, k l'exception de douze louis que me prêta M. Serin, commissaire des guerres, qui est mort à Briançon de la blessure qu'il avoit reçue au siège de Turin; malgré toutes les informations que j'ai pu faire, il m'a été impossible de savoir qui sont ses héri- tiers. G'étoit un galant homme; j'avois été mousque- taire avec lui. Il fut blessé en faisant plus que son devoir ; il avoit beaucoup de valeur.
Le même jour, qui étoit le 8, que nous arrivâmes à Pignerol, notre armée y arriva à midi. Il y eut le soir une très grande alarme : l'on voyoit paroître à une lieue de cette ville une grande poussière. L'officier général, l'officier particulier et le soldat s'imaginèrent que c'étoit l'armée des ennemis qui venoit à eux pour achever leur victoire. La terreur panique s'empara si
1. Il s'est déjà plaint à plusieurs reprises de l'égoïsme de M. de Dreux et en parlera encoi'e quelques pages plus loin.
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 217
bien de l'esprit de tout le monde, que l'on ne songeoit qu'à se retirer précipitamment dans les montagnes; l'on en faisoit déjà la disposition, lorsqu'on apprit que c'étoit le corps des troupes de M. d'Albergotti qui venoit nous rejoindre. Tant il est vrai que le sol- dat, ayant perdu la confiance qu'il avoit dans ses offi- ciers généraux, devient d'un brave soldat un homme timide et pire qu'une femme.
Lorsque M. d'Albergotti fut arrivé, il alla chez M. le duc d'Orléans pour lui rendre compte des rai- sons qu'il avoit eues de ne pas obéir à ses ordres. Le duc de la Feuillade, qui étoit dans la chambre de ce prince, lui fit des reproches des plus vifs de ce qu'il n'avoit jamais voulu envoyer un seul bataillon au secours du duc d'Orléans des quarante qu'il avoit sous ses ordres, et que par conséquent c'étoit lui qui étoit cause de tous les malheurs qui venoient d'arri- ver. La réponse de M. d'Albergotti fut si piquante, que le duc de la Feuillade, oubliant le respect qu'il devoit à S. A. R., lâcha un coup de poing dans l'es- tomac de l'Italien. Le duc d'Orléans, qui étoit dans son lit, se tourna sur-le-champ du côté de la ruelle, afin que les deux champions eussent la liberté de finir leur querelle; mais cela n'alla pas plus loin, plusieurs officiers s'étant mis entre eux deux'^.
Enfin, après avoir séjourné trois jours à Pignerol, nous en décampâmes le 1 1 pour abandonner entière- ment le plus beau pays du monde et pour nous reti- rer dans nos affi^euses montagnes de Dauphiné, et
1. Pareil récit de la même anecdote est donné par Saint- Simon (éd. Boislisle, t. XIV, p. 69-71).
218 MÉMOIRES [Sept. 1706]
cela le même jour que M. le duc d'Orléans reçut un courrier envoyé par M. de Médavy, qui lui faisoit part de la victoire complète qu'il venoit de remporter sur le prince héréditaire d'Hesse-Gassel* dans une plaine une demi-lieue en deçà de Gastiglione-delle-Stiviere^.
Bataille de Castiglione. — Ce prince, qui faisoit le siège du château de cette petite ville, ayant appris que M. de Médavy marchoit à lui pour lui en faire lever le siège, décampa au plus vite afin d'aller au devant de notre armée. La victoire fut balancée pendant quelque temps; mais enfin elle se déclara pour le général françois, qui marcha ensuite à Castiglione, dont il fit lever le siège ^.
Pignerol. — Auparavant de quitter Pignerol, il est nécessaire de parler de cette ville. Pignerol est du Piémont ; elle servoit autrefois d'apanage aux puînés des princes de cette maison. Elle est située au com- mencement des montagnes, sur la rivière de Gluson. Louis XIII s'en empara par un traité qu'il fit avec le duc Victor-Amé^ l'an 1631 ^. Par cette acquisition, il eut une porte pour entrer en Italie. La ville et la cita-
1. Frédéric de Hesse-Cassel, général de cavalerie hollandaise dans l'armée impériale : tome I, p. 332.
2. Ci-dessus, p. 149.
3. On peut voir sur ce combat les références indiquées par M. de Boislisle dans le commentaire des Mémoires de Saint- Simon, t. XIV, p. 80-82. M. de Médavy reçut en récompense le collier du Saint-Esprit.
4. Victor-Amé ou Amédée I", duc de Savoie de 1630 à 1637, qui était beau-frère de Louis XIII, ayant épousé Christine de France, fille de Henri IV.
5. Traité signé à Millefleurs [Mira fier i), près Turin, le 19 oc- tobre 1631.
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 219
délie étoient très fortes. Louis XIV l'a remise au duc de Savoie l'an 1695^ la ville et la citadelle démante- lées. Elle est à sept lieues de Turin.
Ce ne fut pas sans peine que je quittai ma petite veuve. Je m'aperçus avec plaisir qu'elle étoit très touchée de mon départ. Je lui promis de revenir le plus tôt que je pourrois pour lui marquer ma recon- noissance de toutes les bontés et de tous les soins qu'elle a voit eus pour moi.
Lorsque je fus à une demi-lieue de cette ville, le marquis de Putanges^ vint à moi, et il me dit : « Chevalier, savez-vous une nouvelle? » Je lui deman- dai de quoi il étoit question. « Le comte de Médavy, a mon oncle, vient de battre à plate couture le prince « d'Hesse-Cassel ; le courrier en est arrivé ce matin. » — « Hé! mon Dieu! lui dis-je, pourquoi abandon- « nons-nous donc l'Italie? » — « Pourquoi? me répli- « qua-t-il ; afin que nos officiers généraux mettent à « couvert tout l'argent qu'ils ont pillé ^. » Étant sur le sommet de la première montagne, d'où l'on voit cette belle plaine de Piémont, je ne pus m'empêcher d'être vivement touché de la sottise de nos généraux d'abandonner sans aucune raison ce beau pays.
Après avoir laissé La Pérouse* derrière nous, nous
1. En 1696.
2. Thérèse-Hardouin de Morel, marquis de Putanges, n'était aloi's que capitaine ; il eut un régiment de cavalerie en 1709 et parvint, en 1743, au grade de lieutenant général. Son père avait épousé Henriette-Léonore Rouxel, sœur du futur maré- chal de Médavy.
3. Déjà dit ci-dessus, p. 211.
4. Petit bourg fortifié sur le Cluson, entre Pignerol et Fenes- trelle.
220 MÉMOIRES [Sept. 1706]
fûmes coucher, mon ami Pina et moi, dans un village de la vallée de Saint-Martin éloigné de la Pérouse de deux] lieues. Cette dernière place est aussi du Pié- mont, et elle n'est fortifiée que d'ouvrages de terre. Nous fûmes loger chez Grandmaison, commandant de notre second bataillon, qui nous fit donner un bon bouillon à chacun.
La vallée de Saint-Martin ^ est l'habitation des héré- tiques nommés Vaudois ou Barbets, anciennement appelés les Pauvres de Lyon 2. Pierre de Vaud, natif du village de Vaud situé sur le Rhône et près de Lyon, en est l'auteur vers l'an 1160. Ses hérésies s'établirent depuis à Albi en Languedoc, ce qui a donné à ces hérétiques le nom d'Albigeois. Leurs erreurs approchent beaucoup de celles des calvinistes^.
Fenestrelle. — Le lendemain 12, nous en partîmes de bon matin pour aller coucher à Barbotti^, une lieue en deçà de Fenestrelle. La place de Fenestrelle^ est assez bien fortifiée par rapport à la situation. Elle est
1. C'est la vallée du torrent de la Germanasca, torrent qui se jette dans le Cluson à la Pérouse ; un mauvais chemin sui- vait la vallée et se dirigeait vers Mont-Dauphin par le col Saint-Martin.
2. M. le pasteur E. Arnaud a publié en 1896 un ouvrage sur les Vaudois de Dauphiné .
3. Les doctrines des deux hérésies sont en réalité fort diffé- rentes, ainsi que Bossuet l'a montré dans son Histoire des Variations.
4. C'est sans doute le hameau de Balbutet ou Balboulet, dépendant de la commune piémontaise d'Usseaux et situé en deçà de Fenestrelle, du côté de France.
5. Petite ville sur le Cluson, à six lieues de Pignerol. La citadelle, bâtie par Louis XIV, était très forte et servit, comme Pignerol, de prison d'Etat.
[Sept. 1706J DU CHEVALIER DE QUINCY. 221
située dans le Dauphiné ^ et couvre la vallée de Prage- ias-, qui a été cédée, aussi bien que Fenestrelle et la vallée d'Oulx, au duc de Savoie, par la paix d'Utrecht. En chemin faisant, il me prit une faim si canine, que je mangeai la moitié d'un pain de munition que j'avois acheté d'un soldat un écu. Nous fûmes logés dans une grange. Après que notre chirurgien-major nous eut pansés, Pina et moi, il pansa en notre présence un lieutenant du régiment nommé Bonnafont ; il avoit un coup de fusil dans le gras de la fesse. Sans façon, il ôta sa culotte, présenta son derrière, se tenant tou- jours debout. Le chirurgien lui mettoit des tampons de charpie plus gros que le doigt. Le pauvre garçon ne fit aucune plainte, quoique nous souffrions nous- mêmes de le voir panser.
Le 13, nous allâmes à Césanne, petit bourg situé sur la Doire, en bas et au delà du mont Genèvre à l'égard de la France^. Le 14, après nous être fait ramasser^ chacun par quatre jeunes filles pour monter le mont Genèvre et le descendre, nous arrivâmes d'assez bonne heure à Briancon. Il fallut aller chez le maire de la ville, qui étoit médecin. Il y avoit une si grande quantité d'officiers blessés chez lui, qui deman- doient comme nous un logement, que nous eûmes toute la peine du monde à en avoir un, et, sans la
1. Mais sur le versant italien des Alpes.
2. C'est le nom que porte la vallée du Cluson entre la Pérouse et Césanne, et qui lui vient du village de Pragelas ou Prage- lato; Fenestrelle en occupe le point central.
3. Tome I, p. 190.
4. Ramasser se dit en parlant des personnes qu'on fait des- cendre sur les neiges, le long des montagnes, dans des espèces de traîneaux appelés ramasses. [Dictionnaire de Trévoux. j
222 MÉMOIRES [Sept. 1706]
femme du médecin, qui étoit assez belle, je crois que nous y serions encore; elle pressa si fort son mari, qu'il nous en donna un des plus jolis de la ville.
Faisons présentement une petite récapitulation des fautes que nos généraux ont faites depuis le départ de M. de Vendôme pour la Flandre, et de celles de la cour, qui ont été la cause funeste de la perte de l'Ita- lie. Il semble que nous étions d'accord avec nos enne- mis de tous les mouvements que nous faisions. Pre- mièrement, à quoi pensoit la cour de charger un duc de la Feuillade de faire un siège comme celui de Turin, qui étoit défendu, pour ainsi dire, par un duc de Savoie, un des grands hommes du siècle^? Seconde- ment, de n'avoir pas voulu souffrir que le maréchal de Vauban, célèbre pour la défense et pour l'attaque des places, en eût la direction? Tout le monde sait qu'il s'étoit offert comme un bon citoyen à servir sous les ordres du duc de la Feuillade^. Troisième- ment, de nous donner à la place du duc de Vendôme le duc d'Orléans, qui étoit né avec une grande valeur, mais qui n'avoit aucune expérience^, et le maréchal
1. Tous les contemporains s'accordent pour reconnaître l'incapacité du gendre de Chamillart, quoi qu'en ait dit Marcin mourant dans sa lettre au Roi : « Il s'élève un grand capi- taine avec M. le duc de la Feuillade, entendu, pénétrant et brave. »
2. Le général Pelet a publié dans les Mémoires militaires (t. VI, p. 599 et suiv.) la lettre et les mémoires par lesquels Vauban s'offrait pour coopérer au siège et indiquait ce qui lui semblait indispensable, comme artillerie et matériel de guerre, pour prendre la place.
3. Le prince n'avait en effet jamais encore commandé en chef; à Steinkerque et à Nerwinde, il n'avait eu que le commande- ment de la cavalerie.
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 223
de Marcin, qui avoit très peu de capacité; et contre qui? Contre un prince Eugène et contre un duc de Savoie. Il est vrai que les Impériaux avoient passé l'Adige et le Pô, lorsque le duc d'Orléans et le maré- chal de Marcin arrivèrent à notre armée. Mais ne devoient-ils pas s'opposer à leur passage de la Sec- chia? Us le pou voient. Nous nous contentâmes d'aller camper sous Guastalla, et, au lieu de suivre les enne- mis du même côté du Pô, comme avoit fait M. de Vendôme, qui fit périr une bonne partie de l'armée de M. de Stahremberg, quoiqu'il n'avoit aucune cava- lerie avec lui, nous eûmes la bonté de leur laisser toute la liberté de se rendre en Piémont, en prenant le parti de nous y rendre par l'autre côté de cette rivière. Nous aurions pu encore les arrêter pendant quelques jours à la Bormida, les empêcher de passer le Pô si près de nos hgnes de circonvallation devant Turin, marcher à eux pour les combattre lorsqu'une partie de leur armée avoit passé cette rivière, assem- bler toutes nos troupes, à l'exception de quelques bataillons qu'on auroit laissés aux ordres de M. d'Al- bergotti, au poste des Capucins de la montagne, qui étoit bien retranché, pour s'opposer au comte de Santena, afin de les combattre dans la plaine de Mille- fleurs. Nous étions beaucoup plus forts qu'eux, comme je l'ai dit, et nos soldats étoient infiniment plus aguer- ris. Nous aurions pu encore attaquer ou leur avant- garde ou leur arrière-garde lorsqu'ils passèrent la Doire (ils nous prêtoient le flanc), et retrancher le ter- rain qui est entre la Sture et la Doire, où les ennemis nous attaquèrent. Nous étions, pendant tous les mou- vements et toutes les marches qu'ils faisoient, immo-
224 MÉMOIRES [Sept. 1706]
biles comme la statue du Festin de pierre, et notre immobilité ne nous quitta que lorsqu'il ne fut plus temps. Ajoutez à toutes ces fautes l'opiniâtreté, disons plutôt la timidité, de M. d'Albergotti de n'avoir jamais voulu nous envoyer un seul bataillon des quarante qu'il avoit sous ses ordres. Cet homme s'imaginoit toujours d'être attaqué par le comte de Santena, qui n'avoit que dix mille hommes, dont sept mille de milice. Enfin finissons par la plus grande de toutes les fautes, qui est le parti que l'on prit de nous reti- rer en France. Il falloit rassembler toutes nos troupes, rester près de Turin ; les vivres nous seroient venus de France et d'Italie, et nous aurions tenu en échec nos ennemis. Si nous avions pris ce parti, queseroient- ils devenus? Gomment auroient-ils pu subsister?
Quand je pense encore à toutes nos manœuvres, je ne puis m'empêcher de croire ce que j'ai entendu dire plusieurs fois, qui est que nous étions trahis par une certaine personne delà cour^ Et, pour me confirmer
1. Le chevalier va se faire l'écho de bruits qui furent très répandus à l'époque, qu'on retrouve dans les Mémoires de Tessé comme dans ceux de Noailles rédigés par l'abbé Millot, et que Michelet a vulgarisés de nos jours en son style imagé [Histoire de France, t. XIV, p. 183-185) : la duchesse de Bour- gogne, aidée en cela par M™® de Maintenon, aurait trahi la France et, grâce à la complicité de Marcin, fait échouer le siège de Turin pour sauver son père. Rien cependant n'est moins prouvé. Voltaire, dans le Siècle de Louis XIV, avait déjà repoussé cette accusation. De nos jours, les documents réunis par M. Fr. Combes dans son livre sur la princesse des Ursins, et les lettres de la duchesse de Bourgogne retrouvées aux archives de Turin, la disculpent entièrement. Un passage ambigu d'une lettre de M™'' de Maintenon (recueil Geffroy, t. II, p. 307) semblait l'accuser; mais M. Geffroy a montré
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 225
dans ma pensée, voici ce qui m'a été rapporté un jour. Je m'étois donné un tressaillement de nerfs^ à une jambe ; j'envoyai chercher Boute-en-cuisse ^. Pen- dant qu'il me pansoit, quelqu'un vint à parler du siège de Turin. Il nous dit sur-le-champ : « J'étois « bien persuadé que nous ne prendrions point cette « ville. Un jour, continua-t-il, que je pansois la pre- « mière femme de chambre de M""^ de Maintenons, « qui s'étoit donné une entorse à un pied (elle aimoit « beaucoup cette femme ; je la pansois dans un coin a de la chambre même de sa maîtresse, pendant « qu'elle étoit dans son Ht), arrive M™^ la duchesse « de Bourgogne tout en pleurs. Embrassant M"® de « Maintenon, elle lui dit : « Eh bien! ma chère tante, « voilà donc Turin qui va être pris. » — « Tranquil- « lisez-vous, Madame, lui répliqua M™^ de Maintenon, « je vous donne ma parole d'honneur qu'il ne le sera a jamais. » Soit que M""^ de Maintenon ait voulu tran- quilliser la duchesse de Bourgogne, ou qu'elle avoit fait donner des ordres pour nous empêcher de réus- sir dans notre entreprise, il est certain que la pro- phétie de cette dame a eu son effet.
qu'il ne s'agissait que de la conduite privée de la princesse. M. Paul Boselli a publié en 1892, dans les Atd délia Reale Aca- demia di Torino, t. XXVII, p. 470-505, une étude très docu- mentée sur la Duchesse de Bourgogne et la bataille de Turin.
1. On appelle ainsi « le déplacement d'un nerf causé par quelque effort violent. » [Dictionnaire de Trévoux.)
2. Le manuscrit porte Boutancuisse ; c'est sans doute un sobriquet donné à un chirurgien ou à un rebouteur illustre de l'époque.
3. Ce n'était plus alors la célèbre Nanon Balbien, morte en 1704.
II 15
226 MÉMOIRES [Sept. 1706]
La Volvenne m'a dit aussi qu'un de ses amis, ma- jor d'un régiment d'infanterie, étoit allé voir, au commencement du siège de Turin, le secrétaire d'un officier général. Pendant qu'ils parloient ensemble dans sa chambre, un laquais de cet officier général vint l'avertir de descendre au plus vite, que son maître le demandoit pour écrire une lettre de consé- quence. Pendant l'absence du secrétaire, le major aperçut qu'il y avoit une lettre sur la table. Sa curio- sité le porta à la lire. Quelle fut sa surprise! L'on mandoit à cet officier général qu'on prenoit des mesures pour retirer d'Italie M. de Vendôme, que leur dessein ne pouvoit point réussir sans cela, et qu'on profiteroit de la première occasion pour retirer ce prince de ce pays. La Volvenne m'a dit que cet officier, qui vit encore, est présentement major d'une place.
J'ai entendu^ dire depuis à un officier général qui avoit accompagné le maréchal de Villars lorsqu'il alloit prendre le commandement de notre armée d'Ita- lie en 1733, que, pendant que ce général étoit à Turin, on lui fit voir ce qu'il y avoit de curieux dans cette ville et aux environs, entre autres une éghse bâtie sur la montagne des Capucins, au delà du Pô, par ordre de feu le roi de Sardaigne, afin d'exécuter un vœu qu'il avoit fait à la Vierge en cas de la levée du siège de Turin ^; qu'on lui montra un tableau dans
1. Paragraphe ajouté dans la marge du manuscrit.
2. C'est sur la colline de la Superga, et non sur celle des Capucins, que Victor-Amédée fit ériger en 1717 la chapelle commémorative de la levée du siège, qui sert encore aujour- d'hui de sépulture aux princes de la maison de Savoie.
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 227
cette église, où ce prince étoit représenté à genoux aux pieds de la Vierge; que le maréchal, ayant exa- miné ce tableau, s'écria tout haut : « Mais je n'y a vois point ni la duchesse de Bourgogne, ni W^ de « Maintenons » Tous ceux qui l'accompagnoient n'entendirent que trop ce que ce discours signifioit; le grand homme avoit des reparties vives et spiri- tuelles.
Je ne ferai aucun détail des conquêtes que les enne- mis firent après notre retraite ; en deux mots, n'ayant aucun obstacle, ils s'emparèrent précipitamment de toute l'Italie, à l'exception de Mantoue et de Crémone, que nos troupes évacuèrent l'année d'ensuite pour se retirer en France^. Nos petits-neveux ne pourront jamais croire une si funeste révolution. Après notre victoire à Calcinato, le prince Eugène n'avoit pas un seul pouce de terre en Italie, et, à la fin de la cam- pagne, dont le commencement avoit été si glorieux, nous en sommes chassés honteusement par la faute et le peu de capacité de nos généraux !
Pendant que j'étois à Briançon, blessé et malade (car la fièvre m' avoit pris en arrivant dans cette ville, soit des fatigues que j'avois essuyées depuis ma bles- sure, soit d'avoir trop mangé, soit des petites conver- sations que j'avois eues à Pignerol avec la petite veuve), il courut un bruit qu'on alloit se préparer pour rentrer en Italie ; mais, comme nous apprîmes
1. Cependant on prétend encore que cette Vierge reproduit les traits de la duchesse de Bourgogne.
2. Mémoires de Saint-Simon, t. XIV, p. 89-90 et 445-449. Le chevalier oublie de mentionner le château de Milan, dont les Impériaux ne purent s'emparer.
228 MÉMOIRES [Oct. 1706]
que le Roi envoyoit M. de Bezons\ que nous appe- lions le Père des difficultés, pour s'informer si la chose étoit possible, nous jugeâmes trop bien que nous n'y rentrerions jamais de cette guerre^.
Je fus longtemps à me rétablir. Dès que je pus sor- tir, j'allai faire ma cour au duc d'Orléans. Aussitôt que ce prince me vit, il s'approcha de moi, et il eut la bonté de me demander comment je me portois. Je pris ce moment pour lui demander un congé pour venir à Paris, afin de pouvoir me rétablir entière- ment, en lui disant que l'air de Briançon m'étoit con- traire. Il me l'accorda. Je fus voir ensuite le duc de la Feuillade, qui avoit épousé, comme tout le monde sait, une fille de M. de Chamillart, dontj'étois parent^. Je lui demandai une route d'un lieutenant de cavalerie et de six cavaliers*. Il se mit à rire de ma proposi- tion : « Une route, me dit-il, pour aller à Paris? Il
1. M. de Bezons rejoignit à Briançon le duc d'Orléans, qui l'avait demandé au Roi pour l'aider à rétablir l'armée. [Dan- geau, p. 212 et 223-227.)
2. « Médiocre général d'armée, dit Saint-Simon, qui, avec une valeur personnelle, fine et tranquille, craignoit tous les dangers pour la besogne dont il étoit chargé » (t. VII de 1873, p. 161).
3. Déjà dit dans le tome I, p. 178.
4. Suivant la terminologie moderne, il faudrait dire une feuille de route. Les officiers qui menaient des recrues aux armées recevaient une feuille indiquant le nombre d'hommes et de chevaux qu'ils conduisaient; cela leur procurait, outre les frais de route, des logements chez l'habitant ou dans des casernes. Il y avait à ce sujet beaucoup d'abus; ainsi nous ver- rons, au commencement de la campagne de 1707, un ofiîcier voyageant seul, et muni néanmoins d'une route pour vingt- cinq hommes.
[Oct. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 229
« n'y a pas d'exemple ^ » Cependant il me l'accorda de bonne grâce, et il me fît encore le plaisir d'en accorder une pareille à un capitaine de dragons de mes amis pour aller chez lui. Non seulement cette route m'épargna beaucoup d'argent, mais elle me donna aussi occasion de faire plaisir à La Bussière et à Boisduval, tous deux capitaines du régiment, que je menai à Paris sans qu'il leur en coûtât un sol. Nous passâmes par la Bourgogne, où chaque place ^ m'étoit payée quarante sols.
Je restai plusieurs jours à Gap. J'y trouvai mon ami Pina chez le comte de Venta von ^ son cousin ger- main. Il étoit un des lieutenants de roi de la province; il nous fit la plus grande chère du monde, aussi bien que le frère de Pina, doyen de l'éghse de Gap'^.
En arrivant à Moirans, petit bourg entre Grenoble et Lyon (nous étions logés chez la veuve Paris, au Grand-Saint-François, mère des fameux Paris ^), après avoir dîné, étant à la fenêtre, nous vîmes une troupe
1. Les routes, en effet, ne devaient être délivrées que pour se rendre aux armées.
2. « Place, en matière d'étapes et de logements, est la ration de pain ou le logement pour chaque homme. » [Dictionnaire de Trévoux.)
3. François de Morges, lieutenant de roi aux bailliages d'Em- brun et de Gap. Ventavon est une petite paroisse à quatre lieues de Gap.
4. Claude de Pina, doyen du chapitre de Gap depuis 1693. Il ne mourut qu'en 1753 et remplit à diverses i-eprises les fonc- tions de vicaire général. (Abbé Albanès, Gallia christiana novissima, t. I, p. 550.)
5. Déjà dit dans le tome I, p. 188.
230 MÉMOIRES [Oct. 1706]
de femmes et d'hommes qui revenoient du café*. Les femmes avoient beaucoup de rouge, ce qui nous les fit prendre d'abord pour des comédiennes. Étant plus près de nous, je reconnus M"^ de Séry, la marquise de Nancré^ et l'abbé Dubois, depuis cardinal^, qui étoient accompagnés de plusieurs hommes et de plu- sieurs femmes. Cette troupe gaillarde alloit à Gre- noble, où le duc d'Orléans devoit arriver. Il auroit été à souhaiter pour la France que M"® de Séry eût été à Milan, aussi bien que l'argent de nos officiers généraux, après que les ennemis nous eussent forcés dans nos lignes : je suis persuadé que nous aurions pris le parti de nous retirer de ce côté-là, et non pas du côté de la France, comme nous fîmes malheureu- sement.
Étant à Lyon, nous allâmes à la comédie, que je trouvai assez bonne.
Villefranche. — De Lyon, nous fûmes à Villefranche, qui est la capitale du Beaujolois. Il y a une académie de plusieurs personnes savantes* ; nous y dînâmes.
Mâcon. — Nous fûmes coucher à Mâcon, ville bâtie
1. La mode du café s'était très répandue depuis le milieu du XVII® siècle, et, avant 1700, il y avait de nombreuses « maisons de caffé » à Paris et dans les principales villes : A. Franklin, la Vie privée d'autrefois : le Café, le Thé et le (7/«oco/aï(1893).
2. Marie-Anne Bertrand de la Bazinière, seconde femme du feu comte (et non marquis) de Nancré, morte en 1727.
3. L'abbé Dubois avait accompagné son maître à l'armée, et ne le quitta point après la défaite. Peut-être était-il allé au- devant de M"'' de Séry; mais cela semble peu probable.
4. Il y a à Villefranche une « académie de beaux-esprits, » dit le Grand Dictionnaire géographique de la Martinière.
[Oct. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 231
sur le penchant d'une petite colline qui va jusqu'au bord de la Saône, qu'on passe sur un assez beau pont. Cette ville est capitale du Màconnois, qui a environ douze lieues de longueur et neuf de largeur. Il y a un évêché et un bailliage. Outre le chapitre de la cathé- drale, il y a celui de Saint-Pierre, dont les chanoines font preuves de noblesse. Les Commentaires de César font mention de cette ville. Il y a eu des comtes par- ticuliers, dont plusieurs auteurs célèbres font des- cendre Humbert, comte de Maurienne, tige de la maison de Savoie ^ .
Tournus. — De Mâcon, nous fûmes dîner à Tour- nus, petite ville du Maçonnais où il y a une abbaye. Dans le temps que nous y passâmes, le cardinal de Bouillon, qui en étoit abbé, y étoit relégué par ordre de la cour^.
Chalon-sur-Saône. — Le même jour, nous fûmes à Chalon-sur-Saône, ville du duché de Bourgogne. L'évéque a le titre de comte. Il y a un bailliage. Elle est ancienne : César en fait mention dans ses Commen- taires. Elle a été longtemps possédée par des seigneurs
1. Cet Humbert mourut en 1048. Les historiens ne sont pas d'accord sur son origine : les uns le font descendre des anciens comtes de Mâcon, d'autres, comme Guichenon, des ducs de Saxe; enfin Chorier, d'après des titres que lui avait commu- niqués du Bouchet, et dont on peut par conséquent suspecter l'authenticité, le rattachait au sang de Charlemagne.
2. Les circonstances de la disgrâce du cardinal ont été énu- mérées par Saint-Simon dans ses Mémoires (éd. Boislisle, t. VII, p. 100-107, 154-158, 196-199). Cluny, dont il était abbé, lui avait été assigné comme lieu d'exil ; mais il avait la faculté d'aller aussi à l'abbaye de Tournus et au prieuré de Paray-le-Monial, qu'il possédait également.
232 MÉMOIRES [Oct. 1706]
particuliers, dont est venue l'ancienne maison de Cha- lon qui est fondue dans la maison d'Orange-Nassau. Ghalon est capitale d'un petit pays dit le Chalonnois ou la Bresse chalonnoise.
Beaune. — Le lendemain, nous fûmes coucher à Beaune, ville de Bourgogne, assez jolie et assez bien bâtie. Elle est fort renommée par rapport à ses vins et par rapport à son hôpital, qui est un très beau bâti- ment, fondé par Nicolas Rollin, chancelier de Philippe le Bon, duc de Bourgogne^CettevilIe est fort ancienne.
Nuits. — De Beaune, nous fûmes dîner à Nuits, petite ville de Bourgogne sur l'Armançon. 11 y a un bailliage, dont le père d'un lieutenant du régiment étoit lieutenant général, qui vint dîner avec nous. Il n'eut pas seulement la politesse de nous faire apporter une bouteille de son vin ; il a les meilleures vignes de ce canton.
En allant coucher à Dijon, nous laissâmes sur notre droite la fameuse abbaye de Gîteaux, qui a été bâtie, l'an 1098, par le duc Othon. Plus de mille soixante- dix monastères, tant d'hommes que de femmes, dépendent de cette abbaye^.
Dijon. — Dijon est la ville capitale de la province. Elle est sur deux petites rivières, l'Ouche et le Suzon. Il y a un parlement institué par Louis XI, une chambre
1. Ce célèbre hôpital, qui existe encore aujourd'hui avec sa règle primitive, fut fondé en 1443 par le chancelier Rollin et enrichi encore par son fils Jean Rollin, évêque d'Autun et car- dinal. Une partie de sa dotation consistait en vignobles du célèbre cru de Beaune qu'il possède encore de nos jours.
2. Ce paragraphe concernant Cîteaux a été ajouté sur la marge du manuscrit.
[Oct. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 233
des comptes, une cour des monnoies et un siège pré- sidial. Dès que nous y fûmes arrivés, La Bussière fut voir M. Bauyn, conseiller au parlements qui, le len- demain, nous donna un très grand dîner avec madame sa femme' et la femme d'un président à mortier. I^r^ Bauyn, qui n'avoit jamais vu Paris, nous disoit à tout moment que nous étions bien heureux d'y aller passer l'hiver et qu'elle souhaiteroit de tout son cœur d'être à la place d'un de nos domestiques pour avoir ce plaisir. L'on dit que, lorsqu'on se marie dans cette ville, la prétendue exige de son futur époux qu'il l'amènera à Paris au moins une fois pendant sa vie.
Après avoir dîné, M. Bauyn nous mena dans son car- rosse voir la Chartreuse, qui est une des belles du royaume 3. On y voit dans l'église les tombeaux des ducs de Bourgogne, qui sont très bien travaillés. Ensuite nous fûmes nous promener au Cours, beau- coup plus beau que celui de Paris. Je n'ai point vu de plus beau pays que celui qui est entre Dijon et Lyon. Chanceaux. — Après être restés deux jours à Dijon, nous fûmes coucher à Chanceaux^ Nous y mangeâmes de bonnes perdrix rouges. C'est des environs de cette petite ville qu'on tire l'épine-vinette, dont on fait de
1. Jean-Baptiste Bauyn, reçu conseiller au parlement de Dijon le 8 août 1674, mourut le 8 septembre 1727.
2. Louise Rémond, fille d'un maître en la Chambre des comptes de Bourgogne.
3. Elle était située à l'extrémité du faubourg d'Ouche, et avait été fondée par le duc Philippe le Bon. Il y en a une des- cription dans le Dictionnaire géographique de la France, par l'abbé Expilly, t. II, p. 643.
4. Commune du département de la Côte-d'Or, canton de
Flavigny.
234 MÉMOIRES [Oct. 1706]
bonnes confitures. Le lendemain, nous passâmes la Seine à sa source * , qui est à deux lieues de Saint-Seine^ ; nous y mîmes pied à terre pour en boire de l'eau, et ensuite nous allâmes diner à Flavigny^, petite ville dans le pays d'Auxerrois, assez bien située.
Montbard, Auxerre. — Nous fûmes coucher à Mont- bard, petite ville, et, de Montbard, coucher à Auxerre, ville sur les confins de la Bourgogne, sur l'Yonne, avec titre de comté. Il y a un bailliage, présidial, élec- tion et évéché. Elle est fort ancienne; il y a eu des comtes particuliers. Louis XI l'a réunie à la couronne.
Joigny, Villeneuve-le-Roi. — D'Auxerre, nous fûmes dîner à Joigny, petite ville sur l'Yonne avec titre de comté ; elle a eu ses seigneurs particuliers ; ils étoient pairs du comté de Champagne. Nous fûmes coucher à Villeneuve-le-Roi, sur l'Yonne^.
Sens. — Le lendemain, nous dînâmes à Sens, ville sur le confluent de l'Yonne et de la Vanne, capitale du Sénonois. Avant le roi Robert, elle avoit des comtes particuliers ; ce prince la réunit à la couronne l'an 1 005. La cathédrale est très belle. Il y a dans le diocèse de Sens neuf cent paroisses et vingt-cinq abbayes^. Saint
1. La source de la Seine est exactement au pied de la ferme des Vergerots, près de Saint-Germain-la-Feuille , à quatre kilomètres sud de Chanceaux.
2. Saint-Seine-l'Abbaye, à vingt-six kilomètres de Dijon.
3. Département de la Côte-d'Or, sur l'Armançon.
4. Ou Villeneuve-sur- Yonne, chef-lieu de canton de l'arron- dissement de Joigny.
5. D'après Dom Beaunier, sept cent soixante-cinq paroisses et vingt-neuf abbayes ; sept cent soixante-quatorze paroisses et vingt-six abbayes d'après le Dictionnaire d'Expilly. MM. Henri Stein et Paul Quesvers ont publié en 1894 le pouillé de ce diocèse.
[Oct. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 235
Savinien a été le premier évêque, envoyé par saint Pierre ^ Les archevêques prennent le titre de primat des Gaules et de Germanie^. Il y a un présidial et un bailliage, qui est un des quatre anciens du royaume». Le pays du Sénonois a dix-sept lieues de longueur et huit de large. Il y a eu, du temps de Hugues Capet, un archevêque du nom de Sevin; ce fut lui qui sacra à Orléans Robert son fils*.
Montereau. — Nous fûmes coucher à Montereau- fault-Yonne, ville située dans l'endroit où cette rivière se jette dans la Seine. Tout le monde sait que Jean, duc de Bourgogne, fut assassiné sur le pont de cette ville l'an 1419. Il y avoit autrefois une maison royale.
1 L'épiscopat de saint Savinien, comme celui de tous les premiers évoques des Gaules, doit être reporté au milieu du me siècle, ainsi que l'a établi M. l'abbé Duchesne, et que l'avaient pensé avant lui les auteurs de la GalUa chnstiana.
2 Ce titre et la juridiction y afférente avaient été conférés à l'archevêque Ansegise, en 876, par le pape Jean VIII, à la prière de Charles-le-Chauve, et ses successeurs en jouirent pendant deux siècles malgré les réclamations des autres évêques. En 1079, Grégoire VII donna à Lyon la primatie sur les quatre Lyonnaises; mais les archevêques de Sens conservèrent leur
ancien titre.
3. Ces quatre premiers bailliages établis par l'autorité royale sont ceux de Vermandois, de Mâcon, de Sens et de Saint-Pierre- le-Moutier.
4 Sewin ou Seguin, que la Gallia christiana fait neveu du comte de Sens Rainart, fut élu archevêque en 977 et mourut en 999. C'est le 1«^ janvier 988 qu'il sacra le roi Robert a Orléans. Notre chevalier, en relevant le nom de ce prélat, ne cherche pas à le rattacher à sa famille, ce qu'il aurait été difH- cile d'établir : à cette époque, Sevin était un nom de baptême comme Hardouin, Guérin, Liévin, etc., et il n'existait pas encore de noms patronymiques.
236 MÉMOIRES [Nov. 1706]
Le lendemain à Melun, et le surlendemain à Paris ; il y avoit cinq ans que j'avois quitté ma patrie.
Je croyois faire ma cour de rester en Italie ; mais je m'aperçus trop tard que les absents ont tort. Mon frère ^ m'avoit mandé depuis longtemps qu'il demandoit un régiment pour moi et qu'il m'avoit fait mettre sur la liste, il n'y avoit jamais pensé, et un jour je fus bien surpris de la proposition qu'il me fit en allant à Ver- sailles, qui étoit qu'il demanderoit une pension pour moi. Je compris par ce discours qu'il n'avoit nulle- ment pensé à moi. Je lui fis sentir combien j'en étois étonné, et ce ne fut que de ce jour-là que je fus sur la liste pour un régiment.
Après avoir resté trois ou quatre jours à Paris, je m'en allai à Quincy. J'y trouvai M. de Quincy, sa femme 2 et du Plessis^, qui avoit quitté le service de dépit de n'avoir pas eu le régiment du marquis de Bandeville, notre cousin issu de germain du même nom que nous, tué à la bataille d'Hochstedt que nous perdîmes l'année 1704^ Le Roi avoit accordé à mon frère ce régiment. Lorsqu'il fut pour en remercier M. de Chamillart, ce ministre lui dit que c'étoit en vain que S. M. lui avoit accordé ce régiment; qu'il ne pouvoit pas profiter de cette grâce, puisque ce régi- ment avoit été entièrement détruit à la bataille d'Hoch- stedt. Mon frère eut beau lui dire qu'il le rétabliroit si bien que le Roi et lui en seroient contents, il ne
1. Charles, marquis de Quincy, l'auteur de V Histoire mili- taire, qui avait été lieutenant général de l'artillerie en Alle- magne pendant les campagnes de 1703 et de 1705.
2. Geneviève Pecquot de Saint-Maurice, tome I, p. 69.
3. Pierre Sevin, tome I, p. 6.
4. Tome I, p. 51.
[Nov. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 237
put jamais vaincre l'opiniâtreté de cet homme, quoique nous étions très proches parents de sa femme, et que certainement nous lui faisions honneur. Du Plessis, piqué au vif de son procédé, lui dit : « Monsieur, il y « a quatre ans que vous me remettez toujours pour « un régiment ; je vois bien qu'il n'y a nulle grâce à a obtenir de vous. Ainsi, je prends mon parti : vous « pouvez nommer à ma compagnie ; je n'y mettrai « jamais les pieds ; » et il le quitta ensuite brusque- ment. M. de Ghamillart lui fit dire qu'il pouvoit comp- ter sur le premier régiment vacant et qu'il lui conseil- loit de ne point quitter. Ses promesses furent inutiles. Ce ministre, pour lui donner le temps de la réflexion, ne nomma à sa compagnie que six mois après. Du Plessis fit très mal d'avoir abandonné le service ; je suis persuadé qu'il n'auroit pas été longtemps sans avoir un régiment. M"^ de Margeret*, sœur du capi- taine aux gardes, mort depuis maréchal des camps et armées du ï\oi% étoit avec eux à Quincy. Je m'aper- çus bientôt de l'amitié qu'il y avoit entre elle et du Plessis. Aussi, trois mois après que nous fûmes de retour à Paris, ils s'épousèrent^. Sans être belle, la demoiselle étoit fort aimable ; elle étoit grande, bien faite et ragoûtante^. Ils ont toujours parfaitement bien vécu ensemble.
1. Marie-Françoise de Margeret, fille de Pierre de Margeret, grand audiencier de France.
2. Pierre de Margeret de Pontaut, capitaine aux gardes en 1696, brigadier en 1710, fut fait maréchal de camp en février 1719; il ne se démit de sa compagnie qu'en 1727 et mourut le 16 février 1738, à soixante-dix ans.
3. Le 1" février 1707; ils n'eurent pas d'enfants.
4. Ragoûtant se dit figurément pour dire agréable : une physionomie ragoûtante. [Dictionnaire de Trévoux.)
238 MÉMOIRES [Dec. 1706]
Étant de retour à Paris et m'étant fait habiller, je priai mon frère de Quincy de me faire le plaisir de me présenter à M. de Chamillart. Nous nous rendîmes à Versailles, où nous dînâmes avec ce ministre. Après le repas, mon frère pria le marquis de Dreux de vou- loir bien lui-même me présenter à son beau-père : « Vous avez été, lui dit-il, son colonel ; vous savez de « quelle manière il a servi ; vous m'en avez dit beau- ci coup de bien. Il convient que vous en rendiez « compte vous-même à M. de Chamillart. » Nous fûmes bien surpris, mon frère et moi, de sa réponse : il nous dit franchement qu'il s'en garderoit bien, que nous avions plus de crédit que lui auprès de son beau- père. A ce propos, nous le quittâmes brusquement. Ensuite, mon frère me présenta à M. de Chamillart, qui me fit cent politesses, et qui me dit en propres termes qu'il chercheroit les occasions de me faire plaisir, et qu'il prenoit beaucoup de part à ma bles- sure. Je n'oubliai point de lui demander un régiment : ce qu'il me promit. Depuis ce jour, je n'ai jamais voulu aller voir le marquis de Dreux. Son procédé me fit ressouvenir de la cruauté qu'il avoit eue de se refuser à me prêter quelques louis, étant blessé à Pignerol. Quoique gendre du ministre, il ne s'est jamais employé pour qui que ce soit au monde ; c'est un homme bizarre, farouche et insociable. Cependant il faut lui rendre justice : il a beaucoup d'esprit, beau- coup de valeur et beaucoup de capacité à la guerre, et il est d'une très grande exactitude pour faire faire le service.
Mon quartier d'hiver se passa à faire ma cour à M. de Chamillart; mais, par malheur pour moi, il n'y eut pas de régiment vacant : je pris patience.
[Février 4707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 239
Pendant le carnaval, il nous arriva, à du Plessis et à moi, une petite aventure. ]VP^ de Chamillart, qui étoit la dame du monde la plus attentive à faire plai- sir dans les moindres petites occasions à sa famille, voulant donner un bal à M"^ la duchesse de Bour- gogne^, nous envoya des billets pour nous en prier. Nous allâmes à Versailles tous quatre, savoir : mon frère de Quincy, sa femme, du Plessis et moi. Nous fûmes loger aux Treize-Cantons^, près delà Surinten- dance^, où demeuroit M. de Chamillart. Ayant soupe, du Plessis ne se souciant pas trop d'aller au bal, je restai pour lui tenir compagnie. Ainsi nous laissâmes aller M. de Quincy et sa femme. Pendant que nous buvions une bouteille de vin de Champagne auprès du feu, deux servantes fort jolies venoient de temps en temps nous voir. Elles nous promirent de venir coucher avec nous sur les trois ou quatre heures du matin ; nous devions coucher, du Plessis et moi, dans la même chambre. Sur les quatre heures, nous dor- mions profondément, un grand bruit nous réveilla.
1. ci-après, p. 241, note.
2. M. Le Roi, dans son Histoire de Versailles, n'a pas relevé cette enseigne d'auberge parmi celles qu'il indique en diverses rues de la ville.
3. L'ancienne Surintendance avait été bâtie en 1670, pour le surintendant des bâtiments, dans les dépendances du château, vers le sud, auprès du Grand-Commun. Etant bientôt devenue trop petite, en raison des magasins nécessaires à ce service, le Roi fit construire, en 1683, une nouvelle Surintendance un peu plus loin du château, vers la rue de l'Orangerie ; c'est aujour- d'hui le petit séminaire. L'ancienne fut alors affectée au loge- ment des ministres de la guerre; Louvois y mourut en 1691. (Le Roi, Histoire de Versailles, t. II, p. 176 et suivantes.)
240 MÉMOIRES [Février 1707]
Au lieu des deux servantes, nous vîmes arriver M. de Quincy et sa femme, nus en chemise, qui vinrent nous chasser de nos hts et qui, sans rien dire, s'y couchèrent; les frères aînés se servent toujours de leurs droits d'aînesse. Nous fûmes obligés, presque tout endormis, de prendre les mêmes lits qu'ils venoient de quitter, et nous nous aperçûmes promp- tement de ce qui les avoit contraints de se sauver de cette chambre. G'étoit une puanteur épouvantable causée par des lieux qu'on vidoit et dont le conduit aboutissoit au chevet de leur lit. Comme nous étions jeunes, malgré cette puanteur et le bruit que les gadouarts^ faisoient, nous nous endormîmes, sans nous mettre en peine du rendez-vous. Une demi-heure après que mon frère nous eut chassés de notre chambre, les deux servantes ouvrent doucement la porte, entrent et la ferment. « Hé bien ! dirent-elles, « dormez-vous, Messieurs? » L'une s'approche du lit où étoient couchés mon frère et sa femme ; elle ouvre le rideau. Quelle fut sa surprise, au lieu d'entendre la voix d'un homme, d'entendre celle d'une femme! G'étoit celle de ma belle-sœur, qui s'étoit réveillée en sursaut. Les deux filles ne demandèrent pas leur reste; elles s'enfuirent précipitamment, et, ayant refermé la porte, elles gagnèrent leurs lits. Mon frère se lève et crie au voleur de toutes ses forces : ce qui fit venir l'hôtesse et réveilla toutes les personnes qui étoient logées dans cette hôtellerie. On chercha partout, et l'on ne trouva qui que ce soit; on crut que mon frère et
1. On appelle ainsi « ceux qui vident et curent les retraits. » Ce nom vient de gadoue, vieux mot qui désigne la matière fécale. [Dictionnaire de Trévoux.)
[Mars 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 241
sa femme avoient rêvé. Tout le monde n'en fut pas la dupe ; car cette petite aventure fut le sujet de toutes les conversations de Versailles : pendant quelques jours, il fut question de nous et de notre rendez-vous. Nous manquâmes le bal et notre bonne fortune. Mon frère fut plus heureux. Il étoit déguisé en Turc, il étoit beau comme les amours : aussi M"^ la duchesse de Bourgogne, qui a voit ouvert le bal avec M. le duc de Berry, vint prendre mon frère, après avoir dansé avec ce prince, et, comme il eut l'honneur de danser plusieurs fois avec la princesse, cela donna occasion, et à la ville et à la cour, de dire qu'elle s'étoit éprise d'amour pour le beau Turc*.
A la fin d'avril, il fallut abandonner les plaisirs de Paris pour aller joindre le régiment en Dauphiné.
J'ai oublié de dire que, le M de mars 1707, M. le marquis de Beringhen, premier écuyer, fut enlevé entre le Point-du-Jour et Sèvres par un partisan nommé Guethem, qui avoit un passeport des ennemis pour aller à la guerre. Le Roi donna de si bons ordres, que ce partisan fut arrêté à une demi-lieue au delà de Ham, et par conséquent Monsieur le Premier fut
1. Ce fut le dimanche 27 février que ce bal eut lieu. Voici le récit de Dangeau (t. XI, p. 309-310) : « M"'^ la duchesse de Bourgogne alla à quatre heures chez M™^ de Chamillart, où il y eut grand jeu jusqu'à dix heures. M™*^ la duchesse de Bour- gogne alla souper avec le Roi, comme à son ordinaire, et, après le coucher du Roi, elle se masqua et alla au bal chez M™* de Chamillart, qui fut magnifique et qui dura jusqu'à huit heures du matin. Mgr le duc de Berry était en masque avec M™* la duchesse de Bourgogne. » Le lendemain, la princesse, qui avait déjeuné et entendu la messe en sortant du bal, ne se leva qu'à cinq heures du soir, pour aller reti'ouver le Roi à Marly. II 16
242 MÉMOIRES [Mars 1707]
délivré et ramené à Versailles. J'y étois dans ce temps-là. Cette action hardie, quoiqu'elle ne réussît pas, ne laissa pas d'inquiéter beaucoup la cour; le guet fut augmenté de moitié. Ce partisan étoit parti d'Ath dans le dessein d'enlever Mgr le Dauphin ou quelque prince du sang. Ainsi celui qui de voit prendre fut pris lui-même. M. Guethem, pour exécuter son projet, avait laissé à Saint-Ouen une chaise de poste et un détachement de son parti, et un autre détache- ment à Chantilly, et, sans la complaisance qu'il eut pour Monsieur le Premier de ne le vouloir pas fati- guer, il auroit certainement conduit son prisonnier dans le pays ennemie
1. Saint-Simon raconte en détail cette mésaventure du premier écuyer [Mémoires, t. XIV, p. 352-361), et le commen- taire de M. de Boislisle donne tous les renseignements dési- rables sur cette hardie tentative. Pierre Guethem, né à Tour- coing, avait d'abord servi dans les troupes de Bavière, puis dans celles de l'Empereur, et étoit parvenu au grade de colonel.
[Avril 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 243
CAMPAGNE DE 1707.
A la fin d'avril 1707, il fallut abandonner les plai- sirs de Paris. J'en partis avec mon ami La Bussière, dont l'esprit liant et l'aimable conversation ne ser- virent pas peu à me consoler du départ de la grande ville. Gomme nous avions une route \ et que rien ne nous pressoit pour arriver au régiment, nous faisions de petites journées. En arrivant à Nemours, nous empêchâmes qu'on fît une affaire criminelle à un lieu- tenant du régiment de Lyonnois. Cet officier avoit bien cinquante-cinq ans ; il avoit les cheveux tout gris, sa figure étoit fort mince et fort petite. Il avoit une route d'un lieutenant et de vingt-cinq hommes. N'ayant qui que ce soit avec lui, pas même un valet, et par con- séquent sa route ne pouvant lui servir de rien, pour remédier à cet inconvénient, il effaça le mot de vingt, et il ne laissa que celui de cinq. On ne s'aperçut point à Gorbeil ni à Melun de la supercherie de ce lieute- nant; mais le maire de Nemours, plus attentif que ses confrères, découvrit la fausseté de la route. Nous arri- vâmes à l'hôtel de ville dans le temps qu'il l'alloit faire arrêter. Nous le priâmes très fort de ne lui point faire de la peine et de se contenter seulement de lui ôter cette route. Ge ne fut pas sans peine qu'il se ren-
1. On a vu ci-dessus, p. 228, l'explication de ce terme.
244 MÉMOIRES [Avril 1707]
dit à nos prières ; il y avoit de quoi le faire pendre. Le pauvre diable, échappé de ce malheur, n'étoit plus en état de se rendre à son régiment : nous en eûmes pitié, La Bussière et moi ; nous lui offrîmes de venir avec nous, ce qu'il accepta bien vite. Pendant tout notre voyage, il nous servoit d'aide de camp. Il nous dit qu'il y avoit très longtemps qu'il servoit et que, lorsqu'il étoit à la tète des lieutenants et le premier à avoir une compagnie, il avoit l'imprudence de faire quelques sottises, ce qui le faisoit casser; ensuite, par ses amis, il obtenoit une sous-lieutenance dans un autre régiment; et que, depuis qu'il étoit au service, de sous-lieutenant il devenoit lieutenant, et de lieute- nant sous-heutenant ; beau moyen de s'avancer! Dès qu'il arrivoit dans une hôtellerie (le drôle étoit pail- lard comme un chien d'ermite ^) , il ne faisoit que caresser les servantes.
Il lui arriva une aventure assez tragique à Gosne, où il y a une hôtellerie des plus renommées. On y est bien servi ; vous y voyez toujours cinq ou six ser- vantes bien jolies et fortes comme des Turcs ^. Il n'y fut pas plus tôt arrivé, qu'il ne cessoit de les fatiguer, de les empêcher de faire leurs ouvrages et même de nous servir à table. Une, outrée et excédée de ses poursuites, fit semblant de se rendre à sa pro- position. Elle lui donna un rendez- vous une heure après que tout le monde se seroit mis au lit ; elle exi- gea d'avance du galant un gros écu, qu'il lui donna, seul argent peut-être qu'il possédoit. A deux heures
1. Locution pi'overbiale que les dictionnaires ne donnent pas.
2. Le Dictionnaire de Furetière (1694) citait déjà cette expres- sion, qui est certainement bien plus ancienne.
[Avril 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 245
environ après minuit, nous fûmes réveillés par un tin- tamarre épouvantable, et, quelque temps après, nous entendîmes quelqu'un qui se glissoit dans notre chambre. Nous criâmes précipitamment : « Qui est « là! » — « C'est moi, nous répondit le petit Rago- « tin d'une voix entrecoupée ; j'ai une si violente « colique que j'ai été obligé de me lever, et, en reve- « nant, j'ai trouvé ce chien de baquet dans lequel tout « le monde va pisser; j'ai pensé m'y noyer. » Nous sentîmes dans le moment une odeur de pissat si vio- lente, que nous le priâmes très fort d'aller coucher dans une autre chambre, ce qu'il fît, et par là il laissa nos pauvres nez en repos. Le lendemain, nous apprîmes la scène qui s'étoit passée; la voici. L'homme à bonne fortune fut très exact au rendez -vous ; il s'étoit levé, et il étoit sorti de notre chambre sans faire aucun bruit. La servante s'y étoit aussi rendue; et, dans le temps que le drôle commençoit à la caresser, les autres servantes, de concert, se jetèrent sur lui, l'enlevèrent comme un corps saint ^ et, après l'avoir couché proprement au milieu du baquet, elles s'en- fuirent au plus vite dans leurs chambres, et elles s'y barricadèrent. Le petit homme, qui n'avoit pas laissé que de boire, après avoir nagé quelque temps, sort enfin de ce bain odoriférant. Il court après les femelles ; mais, comme il étoit hors de lui-même et qu'il n'y avoit point de lumière, il trouva malheureusement l'escalier, et il se précipita du haut en bas, en criant comme un aveugle qui a perdu son bâton. Par bon-
1. On peut voir dans le Dictionnaire de Trévoux, aux mots Corps et Caorcin, et dans celui de Littré, à Corps 6°, et à Cor- sin, la curieuse étymologie de cette locution.
246 MÉMOIRES [Mai 1707]
heur pour lui, l'escalier n'étoit pas haut. C'est ce grand bruit qui nous réveilla, La Bussière et moi. Un peu remis de sa chute, le petit bonhomme remonte l'esca- lier, et il regagne la chambre le plus doucement qu'il put, d'où nous le renvoyâmes coucher ailleurs. Le lendemain, il ne fut pas plus tôt réveillé et habillé, qu'il chercha partout les servantes pour se venger de leur mauvais procédé; mais elles, prudentes, s'étoient cachées dans la maison voisine de leur hôtellerie, et elles ne parurent que lorsque le petit Ragotin en sor- tit à cheval. Dès qu'elles le virent, celle du rendez- vous se mit à crier d'une fenêtre haute : « Monsieur, « n'y a-t-il rien pour les servantes ? d — « Ah ! mal- ce heureuse, lui répliqua l'homme à bonne fortune, « en s'élevant sur ses étriers, je ne t'ai que trop « donné; mais tu me l'as bien rendu. » Il voulut ensuite descendre de cheval; mais nous l'en empê- châmes. Il n'en fut pas encore quitte; car, pendant plusieurs jours, nous le badinâmes touchant sa bonne fortune. Il en badinoit lui-même; il prenoit fort bien la chose.
Pendant notre voyage, il ne nous arriva plus rien d'extraordinaire. Seulement, en soupant à Guillestre, nous entendîmes un beau concert qui se faisoit dans la chambre à côté de la nôtre. Nous nous y rendîmes sur-le-champ. Nous trouvâmes une trentaine de musi- ciens, parmi lesquels il y avoit de très belles voix. Nous apprîmes, par un officier du régiment de Pont- du-Château * qui avoit été soldat dans notre régiment,
1. Ce régiment venait d'être formé en février 1706 pour ser- vir en Dauphiné ; son premier colonel fut Denis-Michel de Montboissier-Beaufort-Canillac, baron de Pont-du-Château.
[Juin 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 247
qu'il avoit eu l'adresse d'engager soldats dans son régiment tous les musiciens de l'Opéra de Marseille en état de porter les armes, et même celui qui battoit la mesure. Tous les soirs, pendant sa route, cet offi- cier se donnoit le même plaisir. Ces pauvres musi- ciens avoient pris ce parti parce qu'ils mouroient de faim à Marseille.
Le surlendemain, nous nous rendîmes dans la val- lée de Queiras"^, où nous trouvâmes notre régiment cantonné à Ristolas^, village à trois lieues au delà du château de Queiras et à trois lieues en deçà de Lucerne, petite ville fortifiée qui appartient au duc de Savoie^ et qui n'est pas éloignée du mont Viso, montagne qui s'élève dans les nues en pain de sucre et où l'on trouve la source du Pô. C'étoit Pascal, capitaine de notre régiment*, qui commandoit dans le château de Queiras.
Gomme nous étions dans un poste ouvert, très proches des Piémontois et éloignés d'être secourus, nous étions très alertes. Par notre situation, nous étions à portée de nous rendre en Savoie, ou dans le Dauphiné, ou dans la Provence.
Nous restâmes un mois après notre arrivée de Paris dans cette vallée, sans savoir le parti que prendroit le duc de Savoie, qui devoit avoir une armée très supérieure à la nôtre ; elle étoit de quarante mille hommes. Outre cette armée, les Anglois et les HoUan-
1. C'est la vallée de la haute Durance, ou plutôt du Guille. Le fort de Queiras est sur le bord de ce torrent.
2. Hameau au débouché du col du mont Viso.
3. Lucerna, bourg du versant italien des Alpes, au sud-est de Pignerol, sur le Cluson.
4. Tome I, p. 265.
248 MÉMOIRES [Juillet 1707]
dois dévoient envoyer une flotte formidable dans la Méditerranée pour favoriser les desseins de ce prince, à qui tous les alliés avoient de si grandes obligations. Enfin le maréchal de Tessé, nommé par le Roi géné- ral de l'armée de Dauphiné, nous envoya des ordres de quitter la vallée de Queiras et de marcher en dili- gence en Provence. Le Savoyard et le prince Eugène y marchoient pour tâcher de faire la conquête de cette grande province.
Barcelonnette. — Le 17 juillet, nous fûmes camper à un village à deux lieues en deçà de Barcelonnette, petite ville qui a donné le nom à la vallée dans laquelle elle est située. Cette ville, anciennement, étoit de Pro- vence ; elle a été bâtie en 1 231 , sous le règne de Ray- mond-Bérenger, comte de cette province ^ Elle appar- tenoit, auparavant de la paix d'Utrecht, aux ducs de Savoie ; elle a été cédée au Roi par la même paix en compensation des vallées d'Oulx et de Pragelas, que S. M. a cédées au duc de Savoie^. Ces deux dernières vallées n'avaient jamais été démembrées du Dauphiné^ ; elles étoient très importantes à la France pour entrer en Italie.
1. Raymond-Bérenger V donna à cette ville le nom qu'elle porte en souvenir de Barcelone, dont ses ancêtres étaient originaires.
2. C'est par l'article IV du traité particulier entre Louis XIV et Victor-Araédée, signé à Utrecht le 11 avril 1713 (Du Mont, Corps diplomatique, t. VIII, 1'"'= partie, p, 362-363), que le ter- ritoire de Barcelonnette revint à la France, et les vallées d'Oulx et de Pragelas, avec la place de Fenestrelle, à la Savoie. Cet article posait comme principe que la limite des deux pays devait être la ligne de partage des eaux des Alpes.
3. Elles formaient ce qu'on appelait les Prévôtés dauphi- noises.
[Juillet 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 249
Le 1 8 juillet, nous fûmes camper, après avoir tra- versé Barcelonnette et après avoir laissé un petit fort, nommé le Fort-Dauphin, à notre gauche, à un village à huit lieues de Barcelonnette. Notre marche étoit si précipitée, qu'en peu de jours nous nous rendîmes à Toulon, malgré la chaleur qu'il faisoit, après avoir passé par Digne et par Riez.
Digne. — La ville de Digne n'est pas grande ; il y a un évêché suffragant d'Embrun, un siège de lieute- nant du sénéchal de la province et un bailliage. La ville est assez jolie, située dans un beau pays, quoique bâtie entre des montagnes. La rivière de Bléone^ qui la traverse, va se jeter dans la Durance. Elle est renommée par ses bains chauds^, et elle est fort ancienne.
Jllez. — A l'égard de la ville de Riez, elle est assez jolie, située dans un beau pays rempli de vignobles, d'oliviers et de quantité d'arbres à fruits. 11 y a un évêché suffragant d'Aix. Nous fûmes voir l'évêque^, qui étoit frère de M. Desmaretz qui dans la suite fut fait contrôleur général des finances'^. On compte les vins de Riez les meilleurs de la Provence.
1. Ou Bléonne.
2. Ils sont situés à deux kilomètres de la ville; leurs eaux sulfureuses étaient renommées pour la guérison des ankyloses et des blessures d'armes à feu.
3. Jacques Desmaretz reçut l'évêché de Riez en 1685 et passa en 1713 au siège archiépiscopal d'Auch ; il mourut en 1725. C'était un original, et Saint-Simon rapporte une curieuse anecdote sur lui. (Mémoires, éd. 1873, t. IX, p. 426.)
4. Nicolas Desmaretz, neveu de Colbert, eut en 1702 une place de directeur des finances et succéda à Chamillart comme conti^ôleur général en 1708. Destitué après la mort de Louis XIV, il mourut en 1721.
250 MÉMOIRES [Juillet 1707]
Dans cette marche, nous passâmes dans un village où il y avoit une compagnie de dragons en cantonne- ment. Le capitaine nous pria si obligeamment, trois ou quatre capitaines de notre régiment et moi, à dîner, qu'il nous fut impossible de le refuser. Au commen- cement du repas, je m'aperçus qu'il se ménageoit beaucoup, quoiqu'il nous pressât très fort de boire. Je l'imitai, persuadé que j'aurois besoin de ma tête à la fin du repas. Ce que j'avois prévu arriva : le fruit* étant servi et les domestiques retirés. Monsieur le capi- taine, se réveillant comme en sursaut, commence à nous attaquer, le verre à la main. Ce fut alors que je me livrai. Mes camarades et ceux du capitaine de dragons étoient déjà dans les vignes ^ ; ainsi nous ne fûmes pas longtemps sans les terrasser sous la table. Ce repas me fit beaucoup d'honneur parmi les ivrognes, et je passai pour un homme qui étoit ferme à table et qui bu voit bien. Lorsqu'il fallut partir pour aller rejoindre le régiment, qui alloit camper à quatre lieues de là, nous eûmes une peine extraordinaire de faire mettre mes camarades à cheval, et moi, en mon particulier, de les conduire au régiment, car nos domestiques se portoient aussi bien qu'eux; ainsi j'en eus toute la peine.
A deux lieues en deçà de Toulon, le maréchal de Tessé vint au-devant de nous; il nous gracieusa et nous fit mille remerciements d'avoir si fort pressé notre marche. Elle fut véritablement si rapide, que nous faisions douze à quinze lieues de Provence par
1. C'est-à-dire le dessert.
2. On dit d'un homme qui est pris de vin qu'il a rais le pied dans la vigne du Seigneur [Furetière).
[Juillet 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 251
jour, par une chaleur excessive. Nous partions à la petite pointe du jour, et nous n'arrivions aux endroits où nous devions camper qu'à une ou deux heures de nuit. Il est vrai que nos soldats trouvoient de temps en temps du vin ou de l'eau-de-vie, qu'on leur distri- buoit pour rassurer leurs forces. Nous en perdions beaucoup par les coups de soleil. Enfin, nous arri- vâmes le 25 juillet à Toulon, à cinq heures après midi, sans presque aucuns soldats à nos drapeaux. Il est certain que, si le duc de Savoie, qui arriva à la tête de son avant-garde à la Valette, village éloigné seulement d'une lieue de Toulon S dans le même temps que nous arrivions devant cette place, avoit marché à nous sur- le-champ, il est certain, dis-je, que nous n'étions pas en état de lui résister, vu le peu de troupes que nous avions, et que par conséquent nous aurions été obli- gés d'abandonner Toulon, dont les fortifications sont très foibles, à ses propres forces.
Bien des personnes croient que le Savoyard nous a bien servis dans ce moment, ne se souciant pas trop que les Anglois et les Hollandois s'emparassent d'un port si considérable auprès de ses États. En voici une preuve.
M. de Court, à présent lieutenant général de la marine et alors capitaine de vaisseau^, m'a dit qu'a-
1. Au nord-est de Toulon, sur la route d'Hyères.
2. Claude-Elisée de la Bruyère de Court, capitaine de vais- seau depuis 1704, devint chef d'escadre en août 1715, en même temps que Duguay-Trouin, eut une place au conseil de marine en 1719, le grade de lieutenant général en avril 1728, celui de vice-amiral en 1750, quoique octogénaire, et mourut à Paris le 19 août 1752, à quatre-vingt-huit ans. Il avait été choisi par
252 MÉMOIRES [Juillet 1707J
près la levée du siège de cette ville il alla rendre visite à M. de la Valette \ dans le château duquel M. de Savoie étoit logé pendant le siège, qui lui fit part que, une heure après que ce prince fut arrivé à la Valette, M. de Schulenbourg 2 y arriva, qui lui dit : « Monsei- « gneur (en s'approchant de lui), je souhaiterois avoir « l'honneur d'entretenir Votre Altesse Royale en par- ce ticulier. » A quoi le Savoyard dit : « Vous pouvez, « Monsieur, parler haut; M. de la Valette est un hon- « nête homme, et nous pouvons nous confier en lui ; » qu'à cet ordre M. de Schulenbourg avoit répliqué qu'il ne tenoit qu'à S. A. R. de faire la conquête à bon marché de la ville de Toulon ; que, dans le temps qu'il examinoit cette place, il avoit vu arriver nos bataillons, qui se campoient actuellement entre Toulon et la montagne ; qu'il n'y avoit presque aucun soldat avec les drapeaux, et qu'il étoit persuadé qu'en mar- chant seulement avec l'avant-garde, que ces bataillons abandonneroient bien vite le terrain pour se retirer au delà de la Durance ou dans la ville ; qu'à ce dis- le Régent comme sous-gouverneur de son fils le duc de Chartres et resta jusqu'à sa mort auprès de ce prince avec la charge de premier maître d'hôtel. Dangeau lui reconnaît du mérite; mais Saint-Simon prétend que « son nom n'étoit point faux, et que c'étoit de plus un pédant achevé. » En février 1744, c'est- à-dire vers l'époque à laquelle écrit notre auteur, il remporta un petit avantage sur les Anglais devant les îles d'Hyères.
1. François de Thomas, seigneur de la Valette, d'une ancienne famille de Provence, mort en 1714.
2. Mathias-Jean, comte de Schulenbourg, général d'artillerie au service de l'Empereur, s'était distingué à la tête des Saxons contre Charles XII et les Suédois. En 1711, il passa au service de Venise et resta pendant vingt-huit ans général-feld-maré- chal des troupes de terre de la république.
[Juillet 1707J DU CHEVALIER DE QUINCY. 253
cours, le duc de Savoie avoit dit qu'il falloit, aupara- vant de prendre un parti, que le général de l'Empe- reur (c'étoit le prince Eugène) fût arrivé au camp, afin de concerter ensemble ce qu'il convenoit de faire. Il est à remarquer que le prince Eugène faisoit l'ar- rière-garde et qu'il ne devoit arriver qu'à la fin du jour : ainsi cela donnoit le temps à nos soldats d'arri- ver au camp. Après que M. de Scliulenbourg fut sorti, M. de Savoie dit à M. de la Valette : « Ma foi, Mon- « sieur, en voilà assez pour l'argent que les Anglois « et les Hollandois me donnent, » marquant par ce discours que son dessein n'étoit pas de se rendre maître de Toulon.
L'on dit aussi que l'évêque de Fréjus, que nous avons vu depuis cardinal et premier ministre \ avoit eu plusieurs conférences secrètes avec le Savoyard - :
1. André-Hercule de Fleury avait l'évêché de Fréjus depuis 1698. Nommé pi'écepteur de Louis XV par le testament de Louis XIV, il remplaça le duc de Bourbon comme premier ministre en 1726 et mourut dans cette fonction en 1743. Il était cardinal de la promotion de septembre 1726. La phrase de notre auteur semble indiquer que le cardinal était déjà mort à l'époque où ceci a été écrit.
2. Saint-Simon [Mémoires, éd. 1873, t. V, p. 306, et Addi- tion au Journal de Dangeau, t. XI, p. 426-431) a raconté que l'évêque, séduit par les politesses du duc de Savoie, le reçut solennellement à la porte de sa cathédrale et fit chanter le Te Deum pour l'occupation de la ville, et que le Roi en fut dans une telle colère, que Torcy, ami du prélat, eut bien de la peine à empêcher sa disgrâce. Au contraire, le Dictionnaire de Moréri exalte sa conduite patriotique, et Fréret, dans son Eloge du cardinal [Histoire de V Académie des inscriptions, t. XVI, p. 359), rapporte une réponse pleine de dignité qu'il fit à Victor-Amédée quand celui-ci l'invita à le reconnaître pour son souverain. Malgré le caractère de panégyrique de ces deux ouvrages, il
254 MÉMOIRES [Juillet 1707]
ce qui fut la cause que l'armée de ce prince fut si longtemps à se rendre devant cette place. Plusieurs allèguent deux autres raisons de la marche pesante de cette armée : la première, qu'elle étoit obligée de côtoyer les bords de la mer, parce qu'elle tiroit sa subsistance de la flotte ennemie, qui essuya pendant quelques jours les vents contraires; la seconde raison, qu'elle étoit obligée de marcher lentement, non seule- ment par rapport aux corps de troupes que comman- doit le marquis de Sailly\ qui l'avoit arrêtée plusieurs jours au passage du Var, mais encore par rapport aux paysans qui l'harceloient continuellement.
Il est à présumer cependant que, si M. de Savoie avoit voulu paroitre à la tête de l'avant-garde de son armée, il étoit impossible que la foiblesse de nos bataillons nous eût permis de soutenir la moindre attaque, et, par conséquent, que nous aurions été obli- gés de nous retirer bien vite.
Le lendemain 26, tous nos soldats avoient joint leurs drapeaux à dix heures du matin. Je jugeai que, puisque les ennemis ne nous avoient pas attaqués jusqu'à ce moment, nous étions en état de faire échouer
ne semble pas qu'il y ait lieu d'admettre dans son intégrité le récit de Saint-Simon, que rien ne vient confirmer formellement. Sourches, Dangeau ni la Gazette n'en parlent pas, non plus que la Gazette d'Amsterdam, qui cependant (Extr. lxhi) raconte qu'à Grasse l'évêque vint complimenter Victor-Amédée et lui offrir une contribution.
1. Aymard-Louis, marquis de Sailly (1655-1725), était lieu- tenant général depuis le mois d'octobre 1704 et avait épousé une Saint-Hermine, parente de la comtesse de Mailly, dame d'atour de la duchesse de Bourgogne. M. de Sailly commandait un petit corps isolé de cinq ou six bataillons.
[Juillet 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 255
entièrement le projet qu'ils a voient sur Toulon. J'écri- vis dès le même jour à mes amis et à mon frère, auteur de V Histoire militaire de Louis XIV, que cette place étoit sauvée; car nous avions vingt-six bons bataillons retranchés dans un camp, dans lequel nous étions comme dans une citadelle : car il commençoit à notre droite depuis le glacis jusqu'à la montagne de Sainte-Anne \ où étoit appuyée la gauche de la pre- mière ligne, et, s'étendant sur cette montagne, il cou- vroit la droite de notre seconde ligne, dont les troupes qui la composoient nous tournoient le dos et par con- séquent faisoient face du côté de Marseille; et ensuite ce retranchement se rendoit sur le glacis de la place. La première ligne étoit composée de dix-huit bataillons^, savoir : trois de la Marine, deux de Vexin, brigadier M. Le Guerchoys; deux de Bourgogne, deux d'Esgrigny^ et un de Gotentin, brigadier M. le cheva- lier des Touches ; deux de Mirabeau et un de l'Ile-de- France, brigadier le marquis de Broglie; deux de Tessé, deux de Forez* et un de Bugey^ brigadier le
1. Contrefort de la montagne du Faron, au nord de la ville.
2. La disposition qui va suivre est conforme à celle indiquée par le général Pelet d'après les documents du Dépôt de la guerre. [Mémoires militaires, t. VII, p. 399.)
3. Régiment levé en 1701 par M. de Montandre et que M. d'Esgrigny, fils de l'intendant de l'armée (tome I, p. 205), avait eu en décembre 1704, après M. Berthelot de Rebourseau (ci-dessus, p. 173). C'est par erreur que nous avons fait mou- rir M. d'Esgrigny au siège de Verue (tome I, p. 205).
4. Créé en 1684, ce régiment était commandé depuis 1704 par Jean-Baptiste, comte de Polastron.
5. Un des douze régiments formés par l'ordonnance du 4 oct. 1692; son colonel était Jacques de Béranger, comte du Guast.
256 MÉMOIRES [Juillet 1707J
marquis de Tessé. La seconde ligne de huit bataillons, savoir : un bataillon de la Sarre, un de Bassigny et deux de Sanzay\ brigadier le marquis de Sanzay^; deux de Brie^ et deux de Limousin ''^j brigadier M. de [Raffetot]^
Outre ce camp retranché, il y en avoit un autre sur la montagne de Missiessy^, de dix-sept bataillons, dont la droite étoit appuyée au château de Missiessy, et la gauche longeoit vers Saint-Antoine'''. Il y avoit une petite rivière^ qui couloit un peu en deçà de ce retran- chement, qui en faisoit un second. Les bataillons de ce camp étoient^ : deux de Lyonnois, deux de
1. C'était le régiment que le futur maréchal de Tessé avait formé en 1689, et qui était ensuite passé à son fils avant d'être commandé par M. de Sanzay.
2. Lancelot Turpin de Crissé, comte et non marquis de San- zay, était brigadier depuis le mois de février 1704; il mourut en septembre 1720.
3. Créé en 1684 avec des compagnies du vieux régiment de Picardie.
4. Levé par le marquis de Calvisson en 1635, ce corps prit en 1684 le nom de Limousin; M. Phelippes de la Houssaye en était colonel en 1707.
5. Ce nom est en blanc dans le manuscrit. Antoine-Alexandre de Canouville, marquis de Raffetot, était colonel du régiment de Brie et avait le grade de brigadier depuis décembre 1702 ; il fut fait lieutenant général en 1718.
6. Les hauteurs de Missiessy sont deux mamelons isolés au sud-ouest de la ville et dominant la petite rade. Au bas du mamelon le plus au sud est le château de Missiessy.
7. Hameau situé au nord-ouest de Toulon, sur un contrefort de la montagne du Faron.
8. Le torrent du Las.
9. La disposition qui va suivre diffère un peu de celle donnée par les Mémoires militaires, p. 399.
[Juillet 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 257
Rouergue^ et un de Cambrésis^, brigadier M. de Tri- caud^; deux d'Anjou, deux de Dauphiné^, un de Bretagne, un de Castella- Suisse^ et un de Chàteau- neuf^, brigadier le marquis de Maulévrier; un de Bigorre"^, deux de Beauvoisis et deux de Touraine*^, brigadier M. du Montet^.
Outre ces deux camps, il y avoit six bataillons des- tinés pour la garde de trois gorges qui étoient entre les montagnes de Sainte-Catherine et de Saint-Antoine.
1. Levé en 1667 par le comte de Montpeyroux, il prit en 1671 le nom de Rouergue. A la bataille de Turin, il avait beaucoup souffert, et se trouvait réduit à trois cent vingt hommes.
2. Un des vingt-six régiments portant des noms de provinces qui furent formés en septembre 1684. Son colonel, en 1707, était le comte de Marqueyssac.
3. Joseph-Anselme de Tricaud, d'une famille de Lyon, était lieutenant-colonel du régiment de Lyonnais, et brigadier depuis mars 1706.
4. Ce régiment date de la même époque que celui de Cam- brésis. Il venait d'être donné en 1706 à M. de Montviel et alla, après le siège de Toulon, servir en Espagne.
5. Un des quatre régiments suisses entrés à la solde de la France en 1672. Son colonel, depuis 1702, était François- iVicolas-Albert de Castella, d'une famille de Fribourg.
6. C'était un nouveau régiment levé en 1702 et commandé par Louis Desmaretz, baron de Châteauneuf, second fils du futur contrôleur général des finances.
7. Formé en 1684 avec des compagnies du régiment de Navarre, ce corps dura jusqu'en 1762, époque à laquelle il fut licencié.
8. Le régiment de Beauvaisis datait de 1667 et prit ce nom en 1685; celui de Touraine remontait à 1625 et s'appelait ainsi depuis 1636.
9. D'une bonne famille de Bourgogne, cet officier, lieutenant- colonel d'un régiment d'infanterie, était brigadier depuis jan- vier 1702.
II 17
258 MÉMOIRES [Juillet 1707]
Ces six bataillons étoient : deux de Berry*, un d'Albi- geois^, un de Cordes^, un de Thiérache^ et un de Bois- sieux^, brigadier M. de Nisas^. Tous les camps se com- muniquoient, et ils communiquoient avec Toulon.
Siège de Toulon'' . — La ville de Toulon est belle; les rues en sont bien percées, les maisons bien bâties. Il y a un évêché sufFragant d'Arles. Elle est très ancienne, et sa situation est des plus agréables. Le
1. C'était encore un régiment de la formation de septembre 1684; en 1762, Berry fut incorporé dans Aquitaine. Son colo- nel, en 1707, était le marquis de la Gervaisais.
2. Créé en octobre 1692 et licencié en 1714.
3. Levé en 1695 et licencié en 1715.
4. Ce régiment, créé comme Albigeois en 1692, fut incorporé dans Navarre en 1714.
5. Commandé depuis février 1707 par Louis de Frétât, comte de Boissieux, ce corps ne datait que de 1702 et fut licencié en 1714.
6. Henri de Carrion, marquis de Nisas, colonel du régiment de Thiérache, n'était pas encore brigadier, puisqu'il n'obtint ce grade que pendant le siège, le 16 août; il parvint en 1734 à celui de lieutenant général.
7. Les documents du temps sur l'invasion de la Provence et le siège de Toulon sont très nombreux . Outre le tome V de V Histoire militaire de Quincy, la Gazette, les Mémoires de Sourches, le Journal de Dangeau et les Mémoires militaires du général Pelet (t. VII), le Mercure de 1707 donne, en deux volumes supplé- mentaires, un récit détaillé des événements, et les n°^ lxiv à ci [passim] de la Gazette d' Amsterdam fournissent les renseigne- ments de source étrangère. Le Dépôt de la guerre renferme, dans les volumes 2041-2042, toute la correspondance des divers chefs militaires. De nos jours, outre l'ouvrage de Charles Laindet de la Londe (1834), le baron Textor de Ravisy a publié, en 1876, V Invasion de la France en 1707, ou Chronique de la campagne de Provence et du siège de Toulon, d'après des documents iné- dits, et le docteur Gustave Lambert a consacré à cette période une grande partie du t. III de son Histoire de Toulon (1889).
[Juillet 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 259
commerce la rend une des plus riches de la Provence. Son port, un des plus beaux de la Méditerranée, fait l'admiration des étrangers. Les bâtiments que le Roi y a fait construire sont magnifiques, surtout celui où l'on fait les cordages des vaisseaux. Le climat et les environs de cette ville sont des plus charmants. Dès que le soleil étoit couché, il sembloit que nous étions dans un paradis terrestre : les orangers, les citronniers, les jasmins et toutes sortes de fleurs y régnent dans toutes les plaines; nous y étions embau- més. Toujours un beau ciel. 11 y a des glacières dans presque toutes les maisons de campagne, que ceux du pays appellent bastides. Il n'y a point à Toulon de lieux de commodité ; l'on va sur les toits des maisons : ainsi, lorsqu'il pleut, il est dangereux d'aller dans les rues. Les filles y sont assez jolies, quoique fort brunes ; mais il ne faut pas s'y abandonner. Nous restâmes dans ce camp cinq semaines environ. Il seroit à souhaiter que le climat de toute la France fût de même. On employa trois mille hommes de mihce, six mille paysans et beaucoup de nos soldats à élever tous les retranchements'. Les femmes, les filles et les petits enfants y travailloient aussi avec un zèle qui nous charmoit. Les retranchements étant achevés, on plaça cent pièces de canon de fer devant notre première ligne. Ce furent les paysans qui les y con- duisirent à force de bras ; ils étoient toujours accom- pagnés d'une musique provençale, le tambourin et le
1. Les fortifications de la ville du côté de la terre étaient presque nulles et en mauvais état, d'après une lettre de Tessé du 12 juillet [Mémoires militaires, t. VII, p. 109-111); on dut les compléter et les répai'er précipitamment.
260 MÉMOIRES [Juillet 1707]
fifre. On garnit aussi de canons tous les remparts d'où l'on pouvoit apercevoir les ennemis. Je n'ai jamais entendu tirer tant de coups de canon que pendant ce siège; on en tiroit comme de la mousqueterie ' . Le Saint-Philippe et le Tonnant, vaisseaux de quatre- vingt-dix canons chacun, furent postés vis-à-vis la plaine de la Valette, et, afin de les empêcher d'être endommagés par le canon de l'ennemi, on leur a voit mis une chemise de gros madriers^. Personne ne pou- voit paroître dans cette plaine. La tour de Sainte- Marguerite, le fort Saint-Louis, la Grande-Tour et la tour de l'Éguillette, située de l'autre côté du canal ^, étoient pareillement garnies de canons. Tous ces forts empêchoient les vaisseaux ennemis de s'appro- cher du port. On eut la précaution de mettre sous l'eau tous les vaisseaux du Roi, au nombre de trente^.
1. « On en tiroit bien quatre mille coups par jour, » disent les Mémoires de Sourches, t. X, p. 380.
2. On les avait échoués à l'entrée du port et l'on avait établi sur chacun une batterie haute et une batterie basse. [Sourches, p. 367, 379, 380.) « Le Saint- Philippe est afPourché sur ses amarres de manière que, dès qu'une bordée a tiré, on le tourne, et il tire son autre bordée pendant qu'on recharge. » [Dangeau, t. XI, p. 440.)
3. La tour ou fort Sainte-Marguerite se trouvait assez loin à l'est de la ville ; le fort Saint-Louis, sur la rade extérieure des Vignettes, près de l'embouchure du ruisseau de l'Egoutier, défendait l'entrée de la rade intérieure avec la Grande Tour, située à l'extrémité de la pointe de la Malgue; vis-à-vis de cette dernière, les tours de l'Eguillette et de Balaguier comman- daient le chenal du côté de la Seyne. L'Atlas des Mémoires militaires contient un grand plan de Toulon et de ses envi- rons à cette époque.
4. Dangeau [Journal, t. XI, p. 445) dit que dix-sept bâti-
[Juillet 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 261
Bien des gens ont blâmé ce parti, d'autant plus que la plus grande partie de ces vaisseaux n'ont plus été en état de servir. Autre faute du chevalier de Roye^ : il s'esquiva, une belle nuit, avec les galères du Roi, du port de Toulon, pour retourner au port de Marseille; ce qui mit non seulement la consternation dans la ville, mais cette retraite fut cause que la ville fut bombar- dée. Une seule galère auroit empêché ce bombarde- ment; les galiotes à bombes des ennemis n'auroient jamais osé s'en approcher. G'étoit la seule occasion où les galères du Roi auroient pu nous être utiles. Je n'ai jamais su la raison qui avoit obligé le chevalier de Roye de prendre ce funeste parti ^.
Outre les quarante-un bataillons qui étoient campés hors de la ville, il y en avoit onze dans cette place aux ordres de M. de Saint-Pater, lieutenant général^
raents seulement furent mis sous l'eau pour éviter qu'ils ne fussent incendiés par les ennemis.
1. Louis de la Rochefoucauld, d'abord appelé le chevalier de Roucy, puis le marquis de Roye, avait été fait lieutenant géné- ral des galères en 1704, peu après avoir épousé la fille de Ducasse.
2. Le marquis de Sourches dit au contraire [Mémoires, t. X, p. 367) : « Comme depuis longtemps il étoit venu de Marseille à Toulon treize galères du Roi, lorsqu'on avoit vu approcher la flotte ennemie, on avoit assemblé le conseil de guerre pour résoudre si elles resteroient à Toulon ou si on les remèneroit à Marseille. Le plus fort avis avoit été de les y remener; mais le marquis de Roye s'y étoit opposé : de sorte qu'elles étoient demeurées dans le port de Toulon. » Et l'annotateur ajoute : « On lui sut très bon gré de cette démarche. » Le 8 août, Dangeau enregistre leur retour à Marseille (t. XI, p. 482).
3. Les papiers et relations de M. de Saint-Pater existent encore dans les archives du château du Val-Pineau (Sarthe). La
262 MÉMOIRES [Juillet 1707]
qui avoit toute la valeur possible et qui savait parfai- tement bien son métier. Il fit dépaver toutes les rues ; il forma plusieurs compagnies bourgeoises destinées seulement pour éteindre le feu, il fît faire une provi- sion considérable d'eau dans chaque quartier; il fît faire un chemin couvert et deux demi-lunes à l'endroit par où les ennemis dévoient attaquer Toulon, le rem- part, comme je l'ai déjà dit, étant très mauvais.
Le marquis de Goësbriant, à qui le maréchal de Tessé avoit donné le commandement des troupes qui étoient hors de la place, ne s'endormoit pas aussi de son côté. Il faut lui rendre justice : il rendit, par son activité et par sa grande valeur, de grands services au Roi ; il étoit toujours à cheval, et il ne fatiguoit les troupes que fort à propos. Afin que ses camps ne fussent point surpris, il fit occuper par deux mille hommes, aux ordres d'un brigadier, la hauteur de Sainte-Catherine, qui étoit vis-à-vis la gauche de notre première ligne. Les deux mille hommes étoient relevés toutes les vingt-quatre heures*.
Pendant toutes ces dispositions, le maréchal de Tessé se rendoit de temps en temps à Marseille et à Aix, pour prendre toutes les précautions nécessaires afin de mettre la Provence en sûreté^.
Gazette d'Amsterdam, Extr. lxviii, donne le texte du discours patriotique qu'il adressa aux officiers de la garnison avant l'ouverture des hostilités.
1 . Sur les préparatifs de la défense et sur l'appi'oche des enne- mis, on peut voir la Gazette, p. 391, de Toulon, le 25 juillet, et les Mémoires militaires, t. VII, p. 124-125, qui énumèrent les tâtonnements des officiers généraux.
2. On craignait en effet que les ennemis n'abandonnassent le siège de Toulon pour se diriger sur Marseille, ville ouverte,
[Août 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 263
L'on envoya notre cavalerie sur nos derrières, à trois ou quatre lieues, par rapport à la commodité du fourrage, et le corps de troupes de M. de Sailly à deux lieues.
Le 30, le prince Eugène, à la tète d'un gros déta- chement, vint reconnoître nos dispositions; il y eut quelques escarmouches.
Le lendemain 31 juillet, nous nous aperçûmes que les ennemis travailloient à une batterie sur la mon- tagne de Sainte-Marguerite, qui s'étendoit jusqu'à la mer, destinée à tirer sur nos deux vaisseaux, qui les incommodoient infiniment, surtout lorsqu'ils eurent ouvert la tranchée. Elle fut ouverte la nuit du % au 3 août.
La nuit du 3 au 4, nous fîmes une sortie de deux mille hommes^; nous tombâmes sur les travailleurs et sur quelques compagnies de grenadiers, que nous cul- butâmes, et, après avoir comblé beaucoup de leurs travaux, nous nous retirâmes dans notre camp. Nous amenâmes quelques prisonniers avec nous ; nous per- ce où il y avoit des effets pour plus de deux cents millions. » M. de Bezons était d'avis que le maréchal de Tessé se postât vers les gorges d'Ollioules, dans un endroit oîi la difficulté du terrain empêchât les ennemis de forcer le passage ; mais le maréchal n'osait abandonner les bords de la Durance et la défense de la haute Provence. [Sourches, p. 366.) On peut voir dans les Lettres du maréchal de Tessé, publiées par M. de Ram- buteau, p. 281, une lettre de M. de Pontchartrain, du 10 août, sur les mesures à prendre à Toulon ; le maréchal se contenta de retourner au ministre sa lettre, sur la marge de laquelle il avait écrit de courtes réponses en style bouffon.
1. Sous les ordres de M. Desvoyaux, lieutenant-colonel du régiment de Forez. [Mémoires militaires, p. 131.)
264 MÉMOIRES [Août 1707]
dîmes peu de monde. J'étois de cette sortie. Les enne- mis avoient fait, quelques jours auparavant, une ligne depuis la mer jusqu'à la montagne de Sainte-Cathe- rine, afin d'avoir une communication libre avec la flotte angloise et hollandoise. Le 5, ils commencèrent à tirer de leur batterie de Sainte-Marguerite'.
Le 6, ils firent une communication de la droite à la gauche. Ce même jour-là, me promenant sur les rem- parts avec plusieurs de mes camarades et le major de la place, nous aperçûmes beaucoup d'hommes, de femmes et d'enfants, qui, après avoir quitté leurs ouvrages, menoient au commandant une personne qu'ils prenoient pour un espion, et ils crioient tous qu'il falloit le pendre. Nous étant approchés de cette popu- lace, nous reconnûmes que c'étoit Vérot, capitaine aide-major de notre régiment, qui, curieux comme nous, examinoit les remparts. On lui avoit ôté son épée, sa canne, son chapeau et sa perruque, et, malgré tout ce qu'il put dire, il fut très maltraité. Nous le tirâmes des mains de cette canaille. Cette aventure nous fit beaucoup rire, et elle nous donna occasion de plaisanter le sieur Vérot pendant plusieurs jours.
Le 7, toutes les batteries des ennemis étant en état, elles commencèrent à tirer sur le fort de Saint- Louis et sur le Saint- Philippe et le Tonnant^ mais sans aucun effet sur ces deux vaisseaux ; car tous les bou- lets, après les avoir frappés, tomboient dans la mer.
Ce même jour 7, nous montâmes, Costebelle et moi,
1. Sur les premiers événements du siège, voyez la Gazette, p. 381-383, 392-393. La Gazette d'Amsterdam publia (Exlr. Lxix, Lxx et Lxxii) un journal sommaire des opérations du siège, du 30 juillet au 18 août.
[Août 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 265
dans une petite chaloupe qui nous mena à nos deux vaisseaux, et, après avoir resté quelque temps, nous remontâmes dans notre chaloupe, afin de nous pro- mener dans la petite rade ; mais il prit à Costebelle un si grand vomissement, que nous fûmes obligés de gagner le port. Si nous avions resté un moment de plus dans le Tonnant, il nous seroit peut-être arrivé un malheur; car nous n'en fûmes pas plus tôt sortis, qu'il y eut une pièce de canon de fer de vingt-quatre qui creva, et dont les éclats tuèrent ou blessèrent dix- huit personnes. 11 ne se passoit point de jour qu'il n'en crevât quelqu'une le long de nos retranchements ou sur les remparts et sur les deux vaisseaux. Très mauvais voisinage!
Le poste de Sainte- Catherine surpris. — Le 8, j'étois de piquet. Pendant que je me promenois, à la petite pointe du jour, le long et en dehors de nos retran- chements, j'entendis un grand bruit de mousquete- rie du côté du poste de Sainte-Catherine. Je m'avançai dans la plaine. Un moment après, j'aperçus nos troupes qui gardoient ce poste fuir de la meilleure grâce du monde, et elles venoient de mon côté, La terreur panique étoit peinte sur le visage de nos soldats. Plu- sieurs officiers faisoient tout ce qu'ils pouvoient pour les rallier, mais inutilement. Enfin, La Bussière, qui étoit de ce détachement , vint à moi , et il me dit, presque les larmes aux yeux : « Mon ami, en vérité, « on devroit nous décimer; car devine la cause de « cette déroute : une trentaine de grenadiers seule- ce ment, qui sont tombés sur notre gauche. » Nous apprîmes depuis qu'un heutenant-colonel allemand, qui avoit trinqué toute la nuit, mais qui avoit rcmar-
266 MÉMOIRES [Août 1707]
que, le jour précédent, que notre gauche étoit en l'air et qu'il étoit aisé de la tourner, étoit tombé précipi- tamment, à la tète de ces trente grenadiers, sur les troupes qui la composoient, et qu'il les avoit atta- quées, en faisant un si grand bruit, si vivement, qu'il ne leur avoit pas donné le temps de se reconnoître ; que ces troupes, presque toutes dans le sommeil, s'étoient jetées si fort les unes sur les autres, qu'elles avoient mis la peur et le désordre dans tout le reste. Gomme nous nous entretenions, La Bussière et moi, sur cette triste aventure, M. Le Guerchoys, qui com- mandoit ces deux mille hommes, vint nous joindre. Il étoit si mortifié, qu'il avoit les yeux baissés et qu'il gardoit un morne silence. M. Dillon, lieutenant géné- ral, qui étoit de jour, accourut promptement, et, ayant appris la cause de ce désordre, au lieu de con- soler le pauvre M. Le Guerchoys, il lui dit les choses du monde les plus disgracieuses. Nous trouvâmes ce dernier bien sage et bien prudent de ne lui pas répondre un seul mot. M. Dillon avoit grand tort; car M. Le Guerchoys étoit connu pour un des plus braves hommes des troupes du Roi ; il en avoit donné des marques dans toutes les occasions où il s'étoit trouvé. On peut dire qu'il y a des moments bien malheureux, à la guerre comme dans tous les autres états de la vie, où la valeur et la prudence ne servent de rien^.
1. Cette surprise du poste de Sainte-Catherine est indiquée par VHistoire militaire (t. V, p. 371) et par le général Pelet (t. VII, p. 126-127) comme s'étant passée le 30 juillet, et non le 8 août, ainsi que le dit notre auteur. Il semble qu'il y ait eu de la part de ce dernier une erreur inexplicable, et on en peut con- clure qu'il ne suivait pas servilement l'ouvrage de son frère,
[Août 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 267
Ce poste étoit d'autant plus important au Savoyard, qu'il lui auroit été presque impossible de faire conti- nuer les tranchées devant la ville. Cette hauteur domi- noit entièrement le terrain dans lequel elles étoient poussées; on les voyoit de là en flanc et à revers.
Le 9, M. de Saint-Pater fit faire une sortie de la ville, qui n'eut aucun effet. Ce même jour, l'amiral Shovell', qui commandoit la flotte combinée des Anglois et des Hollandois, au nombre de quarante vaisseaux de ligne, se rendit à la Valette chez le duc de Savoie, où il dîna.
Le 10, quinze bataillons, aux ordres du comte de Médavy, arrivèrent à deux lieues de notre camp ; ils venoient aussi de Dauphiné.
Le 11, les ennemis avoient une cinquantaine de pièces de canon en six batteries; mais notre canon étoit si supérieur, que ceux des assiégeants ne faisoient aucun progrès.
Le 12, il ne se passa rien de considérable.
Le 1 3 et le 14 furent employés par les ennemis à canonner le fort Saint-Louis. Je montai la grande garde, que je descendis le 14 au soir.
Après avoir soupe, je me faisois un véritable plaisir de me coucher entre deux draps et de bien dormir. J'en avois grand besoin ; car il y avoit huit jours que je ne me déshabillois point : je fus pendant tout ce temps de piquet, et obligé de rester pendant toutes
mais se servait aussi de matériaux personnels, pour cette fois ■ inexacts comme date.
1 . Clowdisley Shovell, né en 1650, membre du conseil de l'Ami- rauté et contre-amiral depuis 1705, moui'ut noyé enoct. 1707.
268 MÉMOIRES [Août 1707]
les nuits le long de nos retranchements, à la tête de mes cinquante hommes. Nous avions aussi ordre toutes les nuits, depuis que les ennemis nous avoicnt chassés du poste de Sainte-Catherine, où ils s'étoient retranchés, de nous porter à la tète de nos piquets près de leurs retranchements, d'y rester quelque temps, et ensuite de faire faire une décharge de leurs côtés; la décharge faite, de nous retirer dans nos retranchements. Cette manœuvre étoit dans le des- sein, non seulement de les fatiguer, mais aussi de les accoutumer à se tranquiUiser pour le jour que nous devions faire une véritable sortie, ce qui arriva.
Je me couchai donc à onze heures du soir. Comme j'étois dans mon premier sommeil, un de mes sergents vint me réveiller pour me dire de m'habiller au plus vite, que le régiment étoit actuellement en marche pour attaquer le poste de Sainte-Catherine. Je m'ha- billai promptement, et je me rendis au régiment, que je trouvai en bataille hors des retranchements.
Belle sortie. — Le maréchal de Tessé étoit arrivé au camp le même jour. Persuadé que, pour empêcher la continuation du siège, il étoit absolument néces- saire de chasser les ennemis du poste de Sainte-Cathe- rine, il fit la disposition suivante : il ordonna trois attaques : la première, par M. Le Guerchoys, qui devoit attaquer, à la tête de la brigade de la Vieille- Marine, composée de cinq bataillons, la gauche des retranchements de Sainte-Catherine ; le chevalier des Touches, à la tête de celle de Bourgogne, composée de cinq bataillons, le centre; et M. Dillon, à la tête de cinq autres bataillons, la droite. Ce dernier, qui avoit
[Août 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 269
beaucoup de chemin à faire pour gagner le sommet d'une montagne qui dominoit la droite des retranche- ments de Sainte-Catherine, s'étoit mis en marche au commencement de la nuit du 14 au 15. Il devoit faire un signal quand il seroit à une certaine hauteur, et ce signal devoit se faire à la petite pointe du jour. Il étoit déjà une demi-heure de jour, et l'on ne voyoit rien paroitre. Nous commencions à nous impatienter, lorsque enfin nous aperçûmes trois fusées volantes tirées de la montagne. G'étoit le signal; sur-le-champ, nous nous mîmes en marche. Les grenadiers et les piquets de la brigade, avec les grenadiers et le piquet de Gastella-suisse, marchoient à la tête avec le mar- quis de Goësbriant et le comte de Montsoreau, maré- chal de camp, le premier à cheval et le second à pied. Il fallut défiler par une porte quatre à quatre, et ensuite monter et passer un coteau de vignes qui étoit en terrasse, ce qui retarda notre marche. En sortant de ce défilé, nous nous formâmes à la demi- portée de fusil des retranchements des ennemis. Comme j'étois à la tête du régiment, je remarquai une action qui me fit d'abord beaucoup de peine : je vis que la compagnie des grenadiers et les soldats du piquet du régiment de Castella-suisse se jetoient ventre à terre ; mais je fus consolé dans le moment, car ils se rele- vèrent si promptement, qu'ils furent aux retranche- ments des ennemis aussi tôt que nos grenadiers. Après l'affaire, je demandai la raison de ce mouvement. L'on me dit que c'étoit la coutume des Suisses de bai- ser la terre auparavant de combattre. Cependant ce mouvement leur sauva bien des soldats; car ils le firent dans l'instant même que les ennemis commen-
270 MÉMOIRES [Août 1707]
cèrent à faire leur décharge ^ . Il est surprenant que ces derniers ne tinrent point dans leurs retranchements, d'autant plus qu'ils étoient très bons et très élevés, et qu'ils furent avertis, la veille à neuf heures du soir, par le prince Eugène même, de se tenir alertes. « Je « sais. Messieurs, leur dit ce général, qu'il y a du « mouvement dans le camp des François ; ainsi tenez- « vous bien sur vos gardes. » Nous apprîmes, après l'action, ce discours par les prisonniers.
Nous suivîmes les ennemis presque jusqu'à la Valette, et, sans le maréchal qui fit battre la retraite, nous serions entrés dans leur camp. Lorsque je m'en reve- nois de cette poursuite, un officier allemand me cria : Ah! meinherr, quartirf Mein Gottf Quartirf C'étoit précisément mon premier caporal, nommé La Rose^, qui se mettoit en état, avec la baïonnette au bout du fusil, de tuer ce pauvre diable. Je lui ordonnai de s'arrêter. Fâché de ce que je ne le laissois pas faire, il me dit : « Mon capitaine, est-ce qu'ils nous font quar- c( tier, eux autres, lorsqu'ils ont le dessus sur nous? » — « Mais, mon camarade, lui répliquai-je, de quoi te « plains-tu? Tu n'es pas encore tué. » Je fis emporter cet officier, et je le fis conduire à l'hôpital de Toulon ; il avoit reçu un coup de fusil dans la cuisse, qui l'em- pêchoit de marcher.
1. C'est plutôt pour éviter cette décharge que les Suisses s'étaient jetés à terre.
2. On sait que les soldats et sous-officiers avaient l'habitude de prendre un nom de guerre, qui remplaçait à l'armée leur véritable nom, comme La Valeur, La Jeunesse, Belle-Humeur, etc. (Albert Babeau, les Soldats.) Notre auteur parlera plus loin d'un officier sorti du rang qui, étant soldat, s'appelait La Débauche, quoique son nom fût Du Buisson.
[Août ITOTJ DU CHEVALIER DE QUINCY. 271
Notre brigade s'étant ralliée près des retranchements que nous venions d'emporter, Monsieur le maréchal la fit marcher pour aider à la brigade de la Marine de chasser les ennemis, qui tenoient toujours ferme dans les retranchements qui environnoient la gauche de la hauteur, l'église de Sainte-Catherine et plusieurs bas- tides. Nous les attaquâmes par leurs derrières, pen- dant que la brigade de la Marine les attaquoit par devant. Ils ne purent résister à ces attaques; ils s'en- fuirent précipitamment dans leurs tranchées, qui étoient poussées déjà jusqu'au glacis de la place. Mais nous les suivîmes si vivement, la baïonnette au bout du fusil, qu'ils en abandonnèrent la plus grande par- tie. Nous enclouàmes leurs canons, et nous mimes le feu aux fascines. Ce fut dans ce temps-là que nous vîmes un de leurs officiers généraux, monté sur un cheval bai, qui faisoit tout ce qu'il pouvoit pour arrê- ter les fuyards, mais inutilement. Un moment après, nous le vîmes culbuter de son cheval. Nous apprîmes ensuite que c'étoit le prince de Saxe-Gotha, qui venoit d'être tué ^. Les ennemis le regrettèrent beaucoup.
A l'égard de l'attaque de M. Dillon, elle fut aussi heureuse que la nôtre. Ce général ne trouva aucune résistance; il jeta une si grande terreur panique dans la Valette , quartier général du duc de Savoie , que tout le monde se sauvoit.
Après ce dernier combat que notre brigade donna, nous nous remîmes en bataille en deçà des retranche-
1. Jean-Guillaume, fils cadet du duc Frédéric de Saxe-Gotha, d'abord adjudant général dans l'armée de Marlborough, puis major général de celle du prince Louis de Bade, était passé avec la même qualité dans celle du prince Eugène.
272 MÉMOIRES [Août 1707]
ments de Sainte-Catherine. Ce fut alors que nous vîmes paroître toute l'armée ennemie qui s'avançoit vers nous, et une partie de leur cavalerie sur la hau- teur de la Malgue. Cette cavalerie n'y fut pas long- temps ; car le Tonnant et le Saint-Philippe la firent bientôt disparoître. Le reste de l'armée suivit son exemple. Ainsi, ne voyant plus d'ennemi, nous fîmes raser tous les retranchements de Sainte-Catherine, et nous comblâmes beaucoup de leurs tranchées.
Nous restâmes jusqu'à trois heures après dîné sur le champ de bataille; ensuite nous nous retirâmes fiè- rement et tambour battant dans notre camp retran- ché de Sainte-Anne. L'on peut dire, à la louange du maréchal de Tessé, que cette sortie fut très bien pro- jetée et très bien exécutée. Il s'exposa beaucoup, aussi bien que le marquis de Goësbriant et M. d'Angervil- liers, intendant de l'armée^ Nous amenâmes avec nous deux pièces de canon de fonte et environ deux cents prisonniers, la plupart blessés^.
Me promenant auprès de la chapelle de Sainte- Catherine, un soldat de ma compagnie me donna une liste très exacte, nom par nom, de tous les vaisseaux
1. Ci-dessus, p. 107. M. d'Angervilliers était intendant du Dauphiné depuis 1705 et avait été chargé de l'intendance de l'armée depuis qu'elle avait repassé les Alpes en septembre 1706.
2. Sur ce combat de Sainte-Catherine ou de la Croix-Faron, on peut voir la Gazette, p. 417, les Mémoires militaires, t. VII, p. 143-146 et 400-404 (lettre de Tessé au Roi), V Histoire mili- taire de Quincy, t. V, p. 375-377, la relation donnée dans les Mémoires de Sourches, t. X, p. 383-385, celle de la Gazette d'Amsterdam, n°^ lxix et lxx, et Extr. lxxii, et les ouvrages modernes indiqués ci-dessus, p. 258, note 7.
[Août 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 273
du Roi qui étoient dans le port de Toulon ; il l'avoit trouvée dans la poche d'un officier allemand tué qu'il venoit de dépouiller.
Ce fut un enseigne du régiment, nommé Mazan- court, âgé seulement de seize ans^, qui fit prisonnier M. de Wartmann, colonel d'un régiment des troupes de Saxe-Gotha. Celui-ci, étant retourné dans son armée, envoya au jeune homme un beau cheval polo- nois, en récompense de lui avoir sauvé la vie. Nous fîmes plusieurs autres officiers prisonniers, entre autres M. Pistiguardi, colonel au service du duc de Savoie, et M. de Kulsteben, lieutenant-colonel des troupes de Hesse-, tous deux blessés. De notre côté, nous eûmes un capitaine du régiment d'Esgrigny tué, et quelques soldats de la brigade, dont plusieurs le furent d'une bordée de canon du lonnant et du Saint-Philippe. Dans le temps que nous poursuivions les ennemis, un boulet tiré de l'un de ces vaisseaux vint labourer la terre auprès de moi, et il m'en couvrit entière- ment. Pendant les trois attaques, M. de Saint-Pater fit faire une sortie de la ville, commandée par un capitaine de grenadiers. Il mit quelque désordre à la gauche de la tranchée des ennemis.
Lorsque nous étions encore près de la chapelle, je vis tuer assez près de moi un homme de vingt-deux
1. Joseph- Joachim Merlin de Mazancourt, né en juillet 1690, devint lieutenant, puis capitaine au régiment de Bourgogne; en 1726, il fut nommé gouverneur des pages du Roi, et ne mourut qu'en 1773.
2. La Gazette d'Amsterdam (Extr. lxxii) dit : « MM. Prasti- gardi, Piémontois, et Kulsleben, Hessois. » Il faudrait lire sans doute Pizziguardi et Kunstleben.
II 18
274 MÉMOIRES [Août 1707]
ans environ, bourgeois de la ville de Toulon. Ce fut bien sa faute ; car je l'avois averti plusieurs fois de ne point trop avancer au delà de la chapelle. Il n'eut aucun égard à mon avis; au contraire, il me répon- dit : « Je ne crains rien, Monsieur. » Il n'y fut pas plus tôt, qu'il reçut un coup de fusil, dont il tomba roide mort.
Nous y vîmes un autre spectacle qui nous fit bien de la peine. Nous avions mis le feu dans les fascines qui étoient dans la partie de la tranchée qui étoit près de ce poste. Un officier ennemi blessé, qui apparem- ment avoit la cuisse ou la jambe cassée, se trou- voit malheureusement au milieu des flammes. Nous envoyâmes quelques soldats pour le délivrer; mais, comme les ennemis n'étoient pas loin de là, ils tirèrent sur nos soldats. On eut beau leur crier que c'étoit pour sauver des flammes un de leurs officiers blessé ; soit qu'ils n'entendoient pas ce qu'on leur disoit, soit cruauté de leur part, ils ne cessoient de tirer sur eux. Nos soldats voyant que, pour sauver la vie à un pauvre malheureux, ils hasardoient à perdre la leur, aban- donnèrent cet officier, qui faisoit des hurlements ter- ribles et qui mourut cruellement.
Je me suis peut-être un peu trop étendu sur le détail de cette sortie; mais, comme elle a occasionné la levée du siège, je me suis persuadé qu'il étoit nécessaire d'en rapporter toutes les circonstances. J'étois si fatigué en arrivant de notre expédition, que je fus me coucher bien vite : je dormis au moins douze heures sans me réveiller.
Les ennemis, après avoir été chassés du poste de Sainte-Catherine, n'étoient pas plus avancés que le
[Août 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 275
premier jour de l'ouverture de la tranchée. Ainsi, depuis ce temps-là, ils renoncèrent sérieusement à en faire la conquête; mais ils travaillèrent à se mettre en état de bombarder et la ville et nos vaisseaux ; et, pour exécuter leur dessein, ils songèrent à s'emparer de la tour de Sainte-Marguerite et de celle de Saint- Louis, qui empéchoient la flotte ennemie de s'avancer dans le canal. Ils firent battre si vivement par leurs canons la tour Sainte-Marguerite, et ils y jetèrent tant de bombes, qu'ils en obligèrent le commandant de se rendre prisonnier de guerre avec la garnison, compo- sée de deux lieutenants et de quatre-vingt-dix soldats. Il n'y avoit plus d'eau dans ce fort.
La nuit du 16 au 17, le duc de Savoie commença à faire bombarder la ville du côté de la terre. Ce bom- bardement continua le 17 et le 18.
Prise de la tour de Saint-Louis^. — Le 18 au soir, M. Daillon, capitaine de grenadiers du régiment de Vexin, abandonna le fort de Saint-Louis dans le temps que les ennemis marchoient pour donner l'assaut ; il y avoit une brèche considérable. Il s'embarqua, lui et sa garnison, dans des chaloupes, après avoir fait mettre le feu à un saucisson, qui fit si bien son effet, quelque temps après, que la plus grande partie du fort sauta ; il y eut quatre-vingt-dix hommes des enne- mis de tués ou de blessés. M. Daillon se retira dans la ville ; il fut reçu du maréchal de Tessé et de tous les officiers généraux le plus gracieusement du monde. Il le méritoit bien; car il fit une très belle défense. Il avoit eu des ordres de notre général d'abandonner le fort trois jours auparavant.
i. Gazette, p. 418; Mémoires militaires, p. 147-148.
276 MÉMOIRES [Août 1707]
Dès que les ennemis furent maîtres de ce fort, ils y établirent une batterie de mortiers pour bombarder la ville et nos vaisseaux. Le 210, ils firent approcher quatre galiotes à bombes à la hauteur du fort ; ensuite ils ne cessèrent de jeter des bombes dans la ville et dans le port.
Un jour, en me promenant dans la ville pendant ce bombardement, il y eut une bombe qui tomba dans une maison située dans une rue où je me promenois. Elle brisa l'escalier, et elle mit le feu à la maison. Une vieille femme, tout éperdue, crioit d'une croisée du second étage : « A moi, Messieurs! Je suis morte! A « mon secours, je vous prie! » Elle étoit dans une situation des plus critiques; elle ne pou voit descendre. Nous nous mîmes plusieurs personnes à planter une échelle, qui étoit heureusement assez grande pour aller jusqu'à elle; par ce moyen, nous la sauvâmes. Un peu plus tard, elle auroit été écrasée sous les ruines de la maison ; car elle s'écroula un moment après. Ce même jour, étant de retour au campement, une bombe tomba près d'un gigot de mouton que notre fouille- au-pot^ faisoit cuire. Il ne perdit point la tramontane^ : il eut l'adresse, en s'enfuyant, d'emporter avec lui notre souper. Plusieurs bombes, après avoir passé au- dessus de la ville, venoient tomber dans notre camp.
Levée du siège. — Enfin, les ermemis voyant qu'il leur étoit impossible de faire la conquête de Toulon, et les vivres commençant à leur manquer par rap-
1. Fouille-au-pot, marmiton. [Dictionnaire de Trévoux.)
2. Le mot tramontane signifie l'étoile polaii'e qui sert à gui- der les vaisseaux; on dit fîgurément perdre la tramontane pour dire être déconcerté, avoir perdu le jugement et la raison. [Ibid.)
[Août 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 277
port aux vents contraires qui empêchoient l'amiral Shovell de leur en envoyer de sa flotte, ils songèrent sérieusement à lever le siège. Après avoir fait embar- quer leurs canons, leurs blessés et leurs malades, ils décampèrent à la sourdine, la nuit du 21 au 22, et ils gagnèrent le Var en tenant la même route qu'ils avoient prise en venant à Toulon ^ .
Le même jour 22, l'amiral Shovell continua à bom- barder la ville et le port. Le Diamant et la Perle furent brûlés 2. La chronique scandaleuse disoit que celui qui avoit donné le conseil de mettre sous l'eau tous nos vaisseaux avoit fait mettre le feu à ces deux vaisseaux, seuls hors de l'eau, pour se justifier à la cour de cette mauvaise manœuvre.
Les ennemis, en abandonnant leur camp, y laissèrent quinze ou seize pièces de canon, plusieurs mortiers, beaucoup de poudre, de boulets, de bombes, et une partie de leurs équipages. On prétend que ce projet coûta aux ennemis plus de douze mille hommes de tués, de blessés ou morts de maladies, sans ceux qui furent transportés dans leurs vaisseaux^.
1. M. Mireur a fait au Comité des travaux historiques [Bul- letin historique et archéologique, 1886, p. 319 et suiv.) une très intéressante communication sur la cause de la levée inattendue du siège de Toulon. D'après une conversation de Victor-Amé- dée avec les consuls de Fréjus, l'armée assiégeante se serait retirée sur la menace faite par le roi de Suède Charles XII, alors en Saxe avec son armée victorieuse, d'envahir la Bohême et la Silésie, si Toulon était pris par les alliés.
2. Selon la Gazette (p. 418), les deux vaisseaux brûlés étaient le Sage et le Fortuné.
3. Sur la retraite des ennemis, il faut voir l'Extr. lxxh de la Gazette cT Amsterdam.
278 MÉMOIRES [Août 1707]
Le marquis de Tessé fut envoyé à la cour pour por- ter au Roi la nouvelle de la levée du siège. On la sa voit déjà lorsqu'il y arriva : M. de Langeron, qui comman- doit la marine à Toulon ^ avoit expédié un courrier à M. de Pontchar train pour faire sa cour à ce ministre. Ce courrier avoit fait une si grande diligence, qu'il arriva à la cour vingt-quatre heures devant le mar- quis de Tessé 2. M""® la duchesse de Bourgogne fut très fâchée contre M. de Langeron, d'autant plus que le marquis de Tessé étoit son premier écuyer^. Le Roi le fit maréchal de camp.
Cette nouvelle fit beaucoup de plaisir à S. M.*. En effet, si les ennemis s'étoient emparés de Toulon, dans le port duquel nous avions trente vaisseaux de ligne ^, cinq mille pièces de canon et des magasins qui avoient coûté au Roi des sommes immenses, ils auroient, non
1. Joseph Andrault, comte de Langeron, lieutenant général des armées navales et gouverneur de la Charité, mourut le 28 mai 1711. M. Lalanne, dans une note de la Correspondance de Bussy-Rabutin (t. III, p. 348), cite une curieuse chanson sur son compte et sur celui de M"^* de Grignan.
2. Cet envoi d'un courrier par M. de Langeron à Pontchar- train, qui devança ainsi Chamillart auprès du Roi pour l'an- nonce de la levée du siège, produisit un « scandaleux éclat » entre les deux secrétaires d'État, Chamillart accusant Pont- chartrain d'une « entreprise formelle sur sa charge. » [Mémoires de Saint-Simon, éd. 1873, t. V, p. 317-318.)
3. Par résignation de son père, qui avait eu cette charge en 1696, lors de la formation de la maison de la princesse, dont il venait de négocier le mariage.
4. Il avait été question que les ducs de Bourgogne et de Berry se rendissent en Provence pour animer les peuples à la résistance; mais la retraite des ennemis fit renoncer à ce projet.
5. Les Mémoires militaires (p. 153) disent qu'il y avait dans le port cinquante-cinq vaisseaux.
[Sept. 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 279
seulement fait la conquête de la Provence, et peut-être du Languedoc, où les Camisards* nous faisoient une cruelle guerre, mais ils nous auroient aussi enlevé le commerce de la Méditerranée.
La retraite du Savoyard fut si précipitée, que son armée fit en deux jours ce qu'elle avoit fait en six 2. Enfin, après plusieurs jours de marche, elle arriva le 30 à Saint-Laurent, et, le \'' septembre, elle repassa le Var. Nous la suivîmes, tous nos grenadiers à la tête de notre armée, jusqu'assez près du Var, et ensuite nous nous repliâmes sur Grasse, afin de nous rendre en Dauphiné. Nous marchions sur plusieurs divisions; la nôtre étoit commandée par M. Dillon. Depuis Tou- lon jusque bien au delà du Luc, la vallée est superbe. Il n'y a pas un plus beau pays; elle est couverte d'orangers, de citronniers, de figuiers, d'oliviers, et de tout ce qu'il y a de plus odoriférant. Nous ne pou- vions nous rassasier de figues ; elles ne nous faisoient aucun maF.
Luc est un petit village* qui appartient à MM. de Vintimille, qui prétendent descendre des anciens comtes de Marseille ; mais les généalogistes du pays leur dis-
1. Nom qu'on donnait aux révoltés protestants des Cévennes, qui étaient alors presque complètement soumis.
2. Les ennemis regagnèrent le Var en dix jours; ils en avaient mis quinze à venir jusqu'à Toulon. Le pays, épargné en venant, fut dévasté par eux dans cette retraite.
3. La note suivante a été ajoutée en interligne et en marge : a Nota. Le P. Ogier, jésuite de la maison de la ville d'Aix, fit ces deux vers latins sur l'entreprise de M. de Savoie :
Victor abit victus, late vastavit olivas ; ■ Intactos lauros linquere cura fuit. »
4. Aujourd'hui chet-lieu de canton du Var, sur le Riotord.
280 MÉMOIRES [Sept. 1707]
putent cette origine, ou plutôt leur maison est très peu de chose ^ Ce bourg est éloigné de Toulon de quinze lieues.
Grasse. — Nous séjournâmes à Grasse. Cette ville est bien située, riche et peuplée. Les environs sont beaux. Elle dépend de la haute Provence; il y a un évèché suffragant d'Embrun. La justice est subordon- née au parlement d'Aix.
Nous fîmes plusieurs doubles séjours. Je ne sais à quoi pensoit le maréchal de Tessé, qui, pendant notre marche, qui fut des plus lentes pour nous rendre en Dauphiné, s'en alla à Aix, afin de jouir du plaisir de s'entendre louer par des chansons qui se chantoient dans les rues de cette ville, au lieu de précipiter notre marche pour tacher d'arriver à Suse auparavant l'ar- mée du duc de Savoie. Cette négligence, ou plutôt cette affectation, me fait toujours présumer qu'il y avoit une convention entre le duc de Savoie et la cour de France afin que Toulon ne tombât point entre les mains des alliés, et que, par compensation, nous don- nerions la facilité au duc de Savoie de faire la con- quête de Suse, comme cela arriva.
Castellane. — Auparavant d'entrer dans le Dau- phiné, nous séjournâmes à Castellane, ville qui a donné le nom à une très ancienne maison de Provence^.
1. Si leur descendance des comtes de Marseille n'est en effet rien moins que cei'taine, du moins il faut reconnaître que la filiation des comtes de Vintimille semble établie depuis le xn* siècle.
2. Les Castellane sont en effet une des plus anciennes et des plus illustres familles de Provence. M. de Grignan, gendre de ]\jme (jg sévigné, en descendait ; un de ses ancêtres avait pris
[Sept. 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 28!
Pendant notre séjour, nous fûmes rendre visite à M. de Soanen, évêque de Senez^ qui faisoit sa rési- dence à Castellane, où il avoit fait bâtir une assez belle maison. Ce prélat avoit été un célèbre prédicateur pendant qu'il étoit Père de l'Oratoire-. Nous trouvâmes qu'il étoit bien triste à un si grand homme d'être, pour ainsi dire, enseveli dans un désert, au fond d'une province ; car le séjour de la ville de Castellane n'est pas aimable. Elle est située dans une vallée assez étroite, environnée de montagnes, sur la rivière du Verdon. Elle est du diocèse de Senez, suffragant d'Embrun; elle a titre de baronnie. Ces deux villes sont éloignées l'une de l'autre de deux lieues ; comme le séjour de Senez est encore plus triste que celui de Castellane, les évêques font leur résidence dans cette dernière ville. M. de Soanen est mort exilé dans l'ab- baye de [la Chaise-Dieu^], âgé de [quatre-vingt-treize ans]^. Le concile d'Embrun, où présidoit M. de Ten-
au XVI® siècle le nom et les armes d'Adhémar de Monteil, par suite d'une substitution.
1. Jean Soanen, né en 1647, petit-neveu du P. Sirmond, était évêque de Senez depuis le mois de septembre 1695 ; ayant refusé de recevoir la constitution Unigenitus, il fut relégué en 1727 à l'abbaye de la Chaise-Dieu, où il mourut en 1740.
2. M. Soanen avait été admis en 1661 dans la congrégation de l'Oratoire, dont le P. Quesnel était alors directeur. Il avait prêché devant le Roi les carêmes de 1686 et de 1688.
3. Abbaye bénédictine du diocèse de Clermont, fondée au XI® siècle. — Les mots entre crochets sont en blanc dans le manuscrit.
4. Soanen étant mort en 1740, cette partie des Mémoires de notre auteur a donc été rédigée postérieurement (voyez ci- dessus, tome I, p. 27, note 4), peut-être même après 1743 (ci- dessus,' p. 252 et 253, notes).
282 aiÉMOIRES [Sept. 1707J
cin, archevêque d'Embrun ^ le condamna à y passer le reste de ses jours ^. Il étoit accusé de jansénisme et de quesnellisme^.
Plus nous avancions du côté du Dauphiné, et plus nous trouvions un pays bien différent de celui des environs de Toulon : ce n'étoit que montagnes affreuses, précipices et torrents. Nous traversâmes la vallée de Queiras. Pascal, capitaine de notre régiment, qu'on avoit laissé commandant du château et de la vallée de ce nom, vint au-devant de nous; il nous donna un très bon dîner. Pendant le repas, il nous dit que, quatre jours auparavant. M""® la comtesse de Soissons, belle-sœur du prince Eugène*, y avoit passé; qu'elle venoit de Turin ; que quatre gardes du corps du duc de Savoie l'avoient conduite jusqu'à l'entrée de cette
1. Pierre Guérin de Tencin, frère de la célèbre marquise de Tencin, devint archevêque d'Embrun en 1724, cardinal en 1739, archevêque de Lyon en 1740, et mourut en 1758.
2. Ce concile provincial, réuni le 16 août 1727 par M. de Tencin, prononça la condamnation de Soanen le 20 septembre, et le déclara déchu de toute fonction sacerdotale et épiscopale. Soanen en appela au parlement de Paris et suscita une polé- mique très vive, à laquelle l'autorité royale mit fin en l'inter- nant à la Chaise-Dieu.
3. Du nom du P. Quesnel, ce célèbre directeur de l'Oratoire, ami du grand Arnauld et auteur des Réflexions morales sur les Actes et les Épures des apôtres, qui avait dû se retirer à Bruxelles, comme janséniste, en 1685.
4. Uranie de la Cropte de Beauvais, mariée en novembre 1688 au comte de Soissons. « Belle comme le plus beau jour, » dit Saint-Simon, qui la prétend bâtarde, la passion du comte de Soissons et la « vertu inébranlable » de M"*^ de Beauvais firent cet « étrange mariage. » (Mémoires, éd. Boislisle, t. X, p. 261-262; voir surtout l'appendice XXI, où sont réfutées les allégations de Saint-Simon.)
[Sept. 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 283
vallée ; qu'elle lui avoit demandé à dîner, qu'elle lui avoit dit que le duc de Savoie, fâché d'un discours qu'elle avoit tenu, lui avoit ordonné de sortir de ses États. Elle avoit eu l'imprudence de dire, dans le moment qu'elle apprit la levée du siège de Toulon : « Il faut espérer que nous aurons encore le plaisir de « voir Messieurs les François en Piémont. » Discours imprudent qui fut rapporté au Savoyard. Tout le monde sait que cette princesse étoit Françoise, fille d'un simple gentilhomme nommé Beauvais^ dont les terres sont en Périgord, que le comte de Soissons, frère aine du prince Eugène 2, avoit épousée par incli- nation^.
En arrivant à Briançon, le 19 septembre, nous apprîmes que les ennemis s'étoient emparés du Pas- de-l'Ane*, qui couvroit Suse, des retranchements et des hauteurs qui dominoient et protégeoient cette ville ; que celui qui y commandoit l'avoit abandonnée pour se retirer dans la citadelle et dans la Brunette^, et que, les ennemis étant maîtres du défilé et des hau- teurs de Chaumont^ il nous étoit impossible de secou- rir Suse.
1. François-Paul de la Cropte, baron de Beauvais, écuyer du grand Condé, mort en 1656, peu après la naissance de sa fille.
2. Louis-Thomas-Amédée de Savoie, né en 1657, tué devant Landau, en 1701, dans les rangs de l'armée impéinale.
3. Ci-dessus, p. 282, note 4.
4. Le célèbre Pas-de-Suse, enlevé par Louis XIII le 6 mars 1629. [Mémoires de Saint-Simon, t. I, p. 172-174, et appen- dice III, et t. XIV, p. 451.)
5. Ce fort était situé sur la rive droite de la Doire, sur une colline isolée qui domine la ville.
6. Chiomonte : tome I, p. 192.
284 MÉMOIRES [Oct. 1707]
Nous séjournâmes à Briançon le 20. Ce fut dans ce temps-là que les officiers commencèrent à être mal payés. On ne leur donnoit que des billets pour leurs appointements, qu'ils étoient d'obligés d'escompter à perte.
Le 21 , nous fûmes camper sur les hauteurs de Césanne^, et le lendemain 22 à Barbote^, village à deux lieues en deçà de Fenestrelle, dans la vallée de Pragelas, dans lequel camp nous restâmes deux mois. Pendant que nous y étions, nous apprîmes la prise de Suse, qui se rendit le 5 octobre, M. Masselin^, commandant, et sa garnison, composée de trois cent quarante soldats du régiment de Beauvoisis, prison- niers de guerre^. Le 6, elle fut conduite à Turin.
Ainsi, notre campagne, qui avoit été si heureuse dans le commencement, n'eut pas les suites que nous devions espérer. A qui peut-on en attribuer la cause? J'ai dit mon sentiment là-dessus en parlant de la len- teur de notre marche après la levée du siège de Tou- lon, et je m'y tiens; car certainement nous pouvions arriver à Suse bien auparavant les ennemis, notre chemin étoit beaucoup plus court que le leur pour
1. Tome I, p. 190.
2. C'est le village qu'il a appelé Barbotti, ci-dessus, p. 220.
3. C'était un ancien lieutenant-colonel du régiment Royal- Comtois, qui avait été fait brigadier d'infanterie.
4. « On eut nouvelle que le duc de Savoie, après avoir fait semblant d'aller à la Pérouse, avoit tout d'un coup investi Suse, où il n'y avoit que quatre bataillons aux ordres de Mas- selin, brigadier d'infanterie ; qu'à la vérité on avoit fait un bon retranchement au-dessus de la ville, mais qu'il auroit fallu douze bataillons pour le garder. « [Mémoires de Sourches, t. X, p. 404.)
[Oct. 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 285
nous y rendre. Le chevalier de Folard ' en attribue injustement la faute à M. de Vraignes^, maréchal de camp, et à M. de Bar, brigadier des armées du Roi^. Que pouvoient-ils faire avec deux mille hommes qu'ils avoient, dont la plus grande partie étoit de la milice? Il falloit garder la vallée de Saint-Martin, la Pérouse, la vallée de Pragelas, le Pas-de-l'Ane, les retranche- ments et les hauteurs qui protégeoient Suse. Ainsi il n'est pas étonnant que ces deux messieurs aient été obligés de céder à une armée commandée par le prince Eugène. Le chevalier de Folard, se laissant aller à son esprit caustique et convulsionnaire (voyez ce qui est rapporté à la fin de cette partie touchant les convulsions du sieur Folard^), a voulu apparem- ment se venger du dernier, qui l'avoit fait mettre en prison à Modène; je n'en sais point la raison. Vouloir se venger d'un homme mort, et par la plume, ne convient nullement à un officier. Il y a un autre moyen plus honnête et plus facile de se faire raison. Je suis persuadé que le chevalier de Folard n'auroit jamais osé regarder impunément entre les deux yeux celui qu'il maltraite si mal dans son Commentaire de Polybe^; car M. de Bar étoit connu pour un des plus braves hommes des troupes du Roi. Il en a donné des marques dans toutes les occasions où il s'est trouvé,
1. Ci-dessus, p. 91.
2. Ci-dessus, p. 155.
3. Tome I, p. 272.
4. Ci-après, p. 289.
5. Cet ouvrage, le plus important de Folard, et qui contient toutes ses théories militaires, parut en six volumes in-4°, de 1727 à 1730.
286 MÉMOIRES [Nov. 1707]
surtout au combat de Chiari en 1701, à la tête du régiment de Bourgogne, dont il étoit lieutenant-colo- nel ; il en fut fait brigadier.
Suse étant pris, et voyant que l'arrière-saison nous chassoit de nos tentes pour entrer en quartier d'hiver, je fus voir le comte de Muret, lieutenant général des armées du Roi, mon cousin*, qui commandoitLaPérouse, ville fortifiée seulement de terre, aux environs et dans la vallée de Saint-Martin. Après m'avoir donné un très bon dîner, il me donna une route sous le nom de deux lieutenants d'infanterie prisonniers et restés malades à Turin, pour se rendre à Paris. Comme je n'avois pas beaucoup d'argent, elle me servit pour me rendre dans la grande ville, où je passai l'hiver.
Je n'y fus pas plus tôt arrivé, que je fus à Versailles pour faire ma cour à M. de Ghamillart, qui étoit tou- jours ministre de la guerre et contrôleur général des finances^. Il me reçut très gracieusement, et il me promit l'un des premiers régiments vacants. J'allois deux fois la semaine à Versailles, afin d'être à portée de savoir quand il y en auroit de vacant, et pour me faire voir à ce ministre. Un jour, me chauffant dans la pièce qui précède le cabinet où il travailloit, je m'en- tretins longtemps avec le marquis de Sailly, lieute- nant général des armées du Roi, touchant le retarde- ment qu'il avoit causé à M. de Savoie par la défense que les troupes qu'il avoit sous ses ordres avoient faite pour empêcher les ennemis de passer le Var, et
1. Ci-dessus, p. 134.
2. Ce sera seulement en 1708 que Chamillart cédera à Des- maretz le Contrôle général, pour ne garder que la Guerre, qu'il résignera aussi en 1709.
[Nov. 1707J DU CHEVALIER DE QUINCY. 287
touchant les mesures qu'il avoit prises pour les retar- der dans leur marche S de tout ce qui s'étoit passé pendant le siège de Toulon, de la levée du siège, et enfin de la retraite précipitée du duc de Savoie. Mon frère ^ arriva dans le moment de notre con- versation, à qui ce général demanda, satisfait appa- remment du discours que j'avois eu avec lui, quel régiment j'avois. Bien des gens s'imaginent, et sur- tout à la cour, que ce sont les emplois qui forment les personnes. Us ne peuvent pas s'imaginer qu'un simple capitaine puisse savoir l'art militaire comme un colonel, un colonel comme un brigadier, ainsi de tous les autres grades à proportion, et ils sont persuadés que, dès que vous avez une dignité supérieure dans ce métier, vous en avez toutes les qualités requises, quoique la plupart, je parle des colonels et même des officiers généraux, ne s'appliquent nullement à étu- dier ce qui forme les véritables officiers généraux. L'abus qu'il y a en France d'acheter les régiments est la véritable cause qu'il y a si peu de bons officiers généraux. On donne l'agrément, à un enfant qui sort du collège, d'acheter un régiment. Il se dit à lui- même : Dans huit ans, je serai brigadier, dans qua- torze maréchal de camp, dans vingt ans lieutenant général. Ainsi, sans se donner la moindre peine et sans aucune application, il devient officier général par l'ordre du tableau. Grand Dieu, quel officier général! J'ai entendu dire une fois à un jeune colonel : « J'ai- « merois mieux faire mille fautes à la tête de mon régi-
1. Ci-dessus, p. 254.
2. Le marquis de Quincy.
288 MÉMOIRES [Nov. i707]
« ment que de consulter mon lieutenant-colonel. » Belle disposition pour devenir un grand homme! Revenons à la demande du marquis de Sailly : quel régiment j'avois? Mon frère lui dit que j'étois seule- ment capitaine dans le régiment de Bourgogne, mais que je sollicitois pour en avoir un, lorsqu'il vaqueroit. M. de Sailly lui dit sur-le-champ : « Ne perdez point « de temps à parler au ministre. J'apprends dans le « moment, poursuivit-il, que M. de Barville^ colonel « d'un régiment portant son nom^, vient d'être assas- « sine. » Il n'eut pas plus tôt achevé, que M. de Cha- millart sortit de son cabinet. Mon frère lui dit de quoi il étoit question. « Apportez-moi un mémoire cette « après-dînée, lui repartit ce ministre; j'en parlerai « au Roi auparavant de travailler avec lui. » Nous ne manquâmes point de nous trouver à la porte de son cabinet dans le temps qu'il en sortit pour aller chez S. M. Dès qu'il nous aperçut, il tendit la main pour
1, André-Jules, comte de Barville, d'abord colonel d'un régiment d'infanterie de son nom qu'il avait formé en 1695 et qui fut licencié en 1698, avait le régiment de Soissonnais depuis août 1705 et avait été fait brigadier à la suite de la levée du siège de Turin. Devenu maréchal de camp en 1718, il mourra en 1731. Son régiment avait concouru à la défense de Toulon avec celui de Bourgogne.
2. Le général Susane, dans son Histoire de V infanterie, tout en disant que M. de Barville eut le régiment de Soissonnais de 1705 à 1716, lui attribue encore, de 1704 à 1710, un régi- ment de son nom, levé en 1702 par M. de Richebourg, et qui aurait aussi fait la campagne de 1707 en Provence, comme celui de Soissonnais; mais le général Pelet, dans les Mémoires militaires, ne cite jamais le régiment de Barville dans les tableaux des troupes en ligne ou en quartiers.
[Dec. 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 289
recevoir mon mémoire. Quel plaisir de me voir enfin colonel ! Mais ce plaisir ne dura pas longtemps ; car le ministre, en sortant de chez le Roi, nous dit : « Mes- « sieurs, on s'est trompé; ce n'est point M. de Bar- « ville le colonel qui a été assassiné, mais son frère « le capitaine^. Ainsi, chevalier, en m'adressant la « parole, consolez-vous en attendant une autre occa- « sion, que je serai charmé de trouver pour vous faire « plaisir. »
L'amour et les amusements de Paris ne m'occupèrent guère pendant cet hiver; l'ambition seule faisoit tous mes plaisirs. Qui n'auroit pas cru, étant parent et ami comme j'étois du ministre de la guerre et de la finance, que je ferois une fortune brillante? Cependant, mes frères et moi, nous restâmes, pour ainsi dire, dans le bourbier 2 : il y a des familles que la fortune abandonne entièrement, malgré les circonstances qui pourroient leur être favorables. Je passois donc la plus grande partie de mon temps à Versailles, afin d'être toujours à portée de faire ma cour, et d'être averti lorsqu'il y auroit quelque régiment vacant; mais, malheureuse- ment, il n'y en eut point. Ainsi, il fallut partir pour le Dauphiné, où le régiment avoit passé son quartier d'hiver. Je partis de Paris le 20 avril 1708 pour m'y rendre, comme je le rapporterai dans la suite.
Touchant les convulsions du chevalier de Folard. — Dans le temps que les convulsions régnoient si fort à
1. Bertrand, chevalier de Barville, capitaine dans le régi- ment de Soissonnais et commandant du château vieux de Per- pignan.
2. Sauf le marquis de Quincy, qui était lieutenant général de l'artillerie.
Il 19
290 MÉMOIRES [1707]
Paris ^ le chevalier de Folard s'y abandonna comme beaucoup d'autres personnes; je ne sais dans quelle vue et dans quel dessein. Le chevalier se donnoit en spectacle tous les jours chez lui; hommes, femmes et filles de toutes sortes d'espèces se rendoient dans son appartement, curieux de voir cabrioler un tel Don Quichotte. En attendant les convulsions, le cheva- lier faisoit servir galamment du café aux spectateurs, et, de temps en temps, il regardoit sa montre, et il leur disoit : « Dans une heure, dans une demi-heure, « dans un quart d'heure, les convulsions vont me « prendre. » Un moment auparavant qu'il les sentoit venir, il avoit la prudence d'ordonner à son laquais de mettre de bons oreillers sur le parquet ; car il crai- gnoit, sans cette précaution, de se casser la tête et de se briser les côtes. L'heure venue. Monsieur le cheva- lier se mettoit doucement sur ses carreaux, et ensuite, pendant une heure, il s'élançoit en l'air et cabrioloit le mieux du monde. Les uns regardoient comme un miracle les mouvements extraordinaires du person- nage, et les autres, avec plus de raison, en rioient sous cape.
On prétend que les convulsions venoient d'une liqueur que les personnes buvoient, et que ce fut un garçon maréchal-ferrant, qui avoit vécu quelque temps
1. C'est à partir de 1727 que se produisirent au cimetière Saint-Médard, sur la tombe du diacre Paris, et aussi chez des particuliers, les scènes de convulsions si connues. Carré de Montgeron publia, de 1737 à 1748, en trois volumes in-4°, la Vérité des miracles de Paris, et M. Mathieu a fait paraître en 1862 une Histoire des convulsionnaires de Saint-Médard et du diacre Paris.
[1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 291
avec les Quakers ou Trembleurs en Angleterre ^ qui en avoit apporté la recette.
Il y a plusieurs sortes de convulsions. En voici une autre, dont le chevalier de Folard s'occupoit aussi. Il s'étoit enlevé la peau de dessus Tos de l'une de ses jambes. Avec ses ongles, qu'il laissoit croître exprès, il se faisoit saigner, et ensuite il mettoit dessus de la terre qu'il faisoit prendre dans le cimetière où est enterré M. l'abbé Paris. Le sang disparoissoit sur-le- champ, et, un moment après, il se regrattoit de nou- veau jusqu'au sang, car il ne pouvoit, disait-il, s'en empêcher, et ensuite il se remettoit de cette terre sur la plaie. Ainsi pendant un temps infini. Il passoit les nuits et les jours à cette belle occupation. Est-ce miracle? Est-ce imposture? C'est l'un ou l'autre.
Il ne faut pas s'étonner si le chevalier de Folard donnoit à plein collier dans les convulsions, lui qui a eu la témérité de critiquer les actions militaires des plus grands capitaines, et qui cependant n'avoit été que capitaine dans un bataillon de milice qui fut incor- poré dans le régiment de Berry ^. Pendant la Régence, il extorqua un brevet de colonel réformé du duc
1. Notre auteur écrit Coacres. — Secte fondée vers 1647 par Georges Fox et transplantée en Amérique, en 1681, par William Penn, qui l'établit dans la nouvelle colonie de Penn- sylvanie.
2. Le chevalier de Folard, sous-lieutenant dans le régiment de Berry en 1688, époque à laquelle il y eut une levée de milice, fit toutes les campagnes jusqu'à la paix de Ryswyk. Il ne fut nommé capitaine qu'en 1702, et grâce à Vendôme, qui l'esti- mait et le prit pour aide de camp. Il accompagna en 1706 ce général en Flandre et servit jusqu'en 1714. Plus tard, il se ren- dit auprès de Charles XII et y resta jusqu'à la mort de ce prince.
292 MÉMOIRES [1707]
d'Orléans^. On sait que ce prince multiplioit les êtres^ très aisément^.
1. En 1718, il fut en effet nommé mestre de camp à la suite et fit en cette qualité la courte campagne de 1719.
2. C'est une allusion à cet axiome de logique à propos des entités ou êtres de raison : « Il ne faut pas multiplier les êtres sans nécessité. » [Dictionnaire de Trévoux.)
3. Notre auteur avait dû certainement voir de près le che- valier de Folard en Italie; en effet, l'attaque de la cassine de la Bouline (ci-dessus, p. 95) fut faite d'après ses plans, et il était à Cassano auprès de Vendôme. Le caractère bizarre, entier et vaniteux à l'extrême de Folard avait indisposé tout le monde contre lui.
[Juin 1708] DU CHEVALIER DE QUINCY. 293
CAMPAGNE DE 1708.
Quoique le maréchal de Villars fût général de l'ar- mée du Roi en Dauphiné pendant la campagne de 1708, les événements cependant n'en furent nullement heureux pour la France, comme il se verra dans la relation suivante.
Nous partîmes, mon ami La Bussière et moi, de Paris le 8 mai, et nous arrivâmes, au commencement de juin, à Saint-Golomban, village dans la montagne, à une lieue et à la gauche d'Exilles\ fort qui est situé dans la vallée d'Oulx et éloigné de Suse de trois grandes heues. Nous y trouvâmes notre régiment campé sur une hauteur, presque vis-à-vis de la Bru- nette, à deux lieues de ce fort, qui étoit alors peu important, mais que les rois de Sardaigne ont rendu depuis une des places les plus fortes de l'Europe^. L'officier étoit logé bien à son aise ; l'air y étoit très bon, les promenades charmantes; il y avoit plusieurs fontaines dont les eaux étoient bien pures et bien fraîches, les vivres à très bon marché ; la chaleur y étoit modérée; nous y passions la vie agréablement. Pendant que nous y étions, nous vîmes un orage se
1. Au nord-ouest d'Exilles et dominant cette place.
2. C'est surtout Charles-Emmanuel, successeur de Victor- Amédée, qui y fît travailler.
294 MÉMOIRES [Juin 1708]
former sous nos pieds à un quart de lieue de nous, quoique alors nous avions le plus beau temps du monde. Le tonnerre faisoit un bruit épouvantable, et d'autant plus terrible que les échos des montagnes nous le répétoient mille fois ; il s'élançoit quelquefois des nuées comme un jet d'eau. L'orage fini, nous apprîmes que la vallée avoit été inondée de grêle, dont il y en avoit de grosses comme un œuf.
Nous montions la grande garde à une redoute for- tifiée seulement de terre, qui étoit à la droite de la Doire, à mi-côte d'une montagne^, en bas de laquelle il y avoit un camp des ennemis. Un jour que j'y étois de garde, un de mes sergents vint m'avertir, à deux heures de nuit, qu'il n'avoit trouvé aucune des quatre sentinelles que nous avions postées hors de la redoute afin de n'être point surpris. J'ordonnai au sergent d'en faire mettre quatre autres. Une demi-heure après, l'on vint me dire que ces quatre autres senti- nelles avoient aussi déserté 2. Cela me fit prendre le parti de n'en faire poser aucune dehors. Je fis fermer la barrière, et j'ordonnai que tous les soldats fussent sous les armes; car, comme nous étions à la portée de la carabine des ennemis, je croyois avec raison d'être attaqué, ce qu'ils ne firent pas.
Nous devions être sur la défensive, l'armée du duc
1. Dans un mémoire du 22 octobre 1707 [Mémoires mili- taires, t. VIII, p. 541 et suiv.), M. de Chamlay avait proposé de faire au-dessus d'Exilles deux redoutes qui domineraient cette petite place et empêcheraient les ennemis de l'attaquer.
2. « M. de Toralva, qui commande auprès d'Exilles, écrit Villars au Roi le 12 juin, mande que la désertion est grande. Votre Majesté sera sans doute surprise des premières revues que j'aurai l'honneur de lui envoyer. » [Ibid., p. 200.)
[Juin 1708] DU CHEVALIER DE QUINCY. 295
de Savoie étant supérieure à la nôtre. Outre cette rai- son, nous étions obligés de garder la Savoie, le Dau- phiné et la Provence, dans lesquelles trois provinces les régiments qui dévoient composer l'armée du maré- chal de Villars étoient dispersés. Il y avoit vingt-trois bataillons et huit escadrons en Provence, trente-un en Dauphiné, et douze en Savoie et quatorze escadrons ; en tout, soixante-six bataillons et vingt-deux esca- drons ^ L'armée du duc de Savoie devoit être com- posée de quarante-cinq mille hommes effectifs"^; le prince Eugène commandoit les troupes de l'Empereur. Le régiment resta jusqu'au 211 juillet à Saint-Golom- ban, pendant lequel temps le marquis de Broglie, inspecteur général de l'infanterie^, en fît la revue. Gomme il étoit dû plusieurs prêts aux soldats^, il se fît subitement, pendant sa revue, un soulèvement dans les bataillons; plusieurs soldats se mirent à crier : a Notre paye! Notre paye! » M. de Broglie ordonna sur-le-champ aux tambours de battre un ban. Ensuite il imposa silence aux soldats, et il menaça de mort celui qui le romproit. Il fît une manière d'harangue
1. L'état des effectifs et de la disposition des troupes fran- çaises au 8 juin 1708 reproduit par le général Pelet [Mémoires militaires, t. VIII, p. 592-593) donne des chiffres un peu diffé- rents : 21 bataillons et 8 escadrons dans la Provence, le comté de Nice et la principauté de Monaco, 41 bataillons en Dauphiné et dans la vallée de Barcelonnette, 12 bataillons et 12 esca- drons en Savoie : en tout, 74 bataillons et 20 escadrons.
2. Elle comptait seulement 41,900 hommes d'après le géné- ral Pelet (p. 597).
3. Ci-dessus, p. 20 et 106-107.
4. Dès le mois d'octobre précédent, Tessé signalait que le prêt des soldats était fort en retard. (Mémoires militaires, p. 545.)
296 MÉMOIRES [Juin 1708]
qui contenta le soldat. Il étoit beau parleur; c'est dans une occasion pareille à celle-ci où il faut qu'un offi- cier parle avec fermeté aux soldats, et qu'il fasse punir dans le moment celui qui lui paroît le plus coupable ; par cet exemple, il arrêtera certainement la révolte du soldat.
Nous eûmes ensuite la revue du maréchal de Vil- lars^ qui, étant informé de ce qui s'étoit passé au régiment, fit aussi sa harangue. Il la finit en promet- tant aux soldats que, dans quelques jours, tout ce qui leur étoit dû seroit payé, et qu'en cas que l'argent n'arrivât pas assez à temps, il vendroit sa vaisselle d'argent pour les satisfaire. Après la revue, je lui remis une lettre de mon frère, qui avoit commandé l'artillerie en Allemagne sous ses ordres^; il lut la lettre et il me dit, en présence du régiment, qu'il cher- cheroit avec plaisir les occasions de me rendre service.
Ce fut dans ce camp que je séparai deux lieute- nants du régiment qui se battoient, l'épée à la main, derrière une petite colline où le hasard m'avoit con- duit pour me promener. Je les mis aux arrêts ; ensuite j'en rendis compte au marquis de Soyecourt, notre colonel, qui les raccommoda.
Nous montions aussi la garde dans le fort d'Exilles. J'étois le premier du régiment à la monter, lorsque nous reçûmes des ordres pour nous rendre en Savoie. Si je l'avois montée, j'aurois essuyé le siège de cette petite place, et peut-être aurois-je empêché M. de la Boulaye, qui en étoit lieutenant de roi^, de se rendre
1. Le 20 juin [Mémoires militaires, p. 210).
2. Pendant les campagnes de 1703 et de 1705.
3. Jacques de la Boulaye, lieutenant-colonel du régiment
[Juillet 1708] DU CHEVALIER DE QUINCY. 297
plus tôt qu'il ne devoit. Par là, je lui aurois fait éviter le funeste jugement qu'il essuya : ce qui fut la cause de sa mort, comme il sera rapporté dans la suite de cette relation^.
Tous les préparatifs des ennemis étant faits pour entrer en campagne, le duc de Savoie marcha à la tète d'une partie de son armée, afin de passer le Mont-Genis pour se rendre dans la Savoie, pendant que ses autres troupes marchoient par la vallée d'Aoste pour le joindre. Ce furent ces mouvements qui nous obligèrent à décamper de Saint-Colomban, pour nous opposer aux projets du Savoyard-.
Nous nous mîmes en marche le %\ juillet. Nous apprîmes ce jour-là la triste nouvelle de la bataille d'Oudenarde en Flandre, que nous perdîmes le 1 1 juil- let, fâcheux événement qui fut la cause de la perte de la ville et de la citadelle de Lille, de Gand et de Bruges ^
Lorsque nous étions à une lieue de Gésanne, où nous allions camper, il arriva une aventure assez risible. Nous entendîmes un bruit qui venoit de l'ar- rière-garde : « Soldats, serrez-vous à droite et à « gauche. » Ordinairement ce bruit se fait pour laisser
d'Aunis depuis 1690, avait la lieutenance de roi d'Exilles depuis le mois de mai 1706.
1. Ci-après, p. 323-324.
2. C'est le 19 juillet que le duc de Savoie avait marché au Mont-Cenis, et, le 20, son armée commença à descendre sur Lans-le-Bourg; ce qui força les garnisons françaises à se replier. [Mémoires militaires, p. 233 ; Mémoires de Sourches, t. XI, p. 140.)
3. L'armée française était commandée par le duc de Bour- gogne et par Vendôme.
298 MÉMOIRES [Juillet 1708]
passer un officier général. Mais quelle fut la surprise de notre colonel, lorsqu'il envisagea le personnage qui avoit occasionné ce bruit! C'étoit le sieur Gaudion^, trésorier général de l'armée, qui, malheureusement, lui avoit refusé de l'argent deux jours auparavant, a Ah ! c'est vous, M. Gaudion, qui faites ouvrir les « rangs des soldats, lui dit M. de Soyecourt; vous êtes « bien insolent! Grenadiers, poursuivit-il brusque- « ment, faites descendre cet homme, et faites-le mar- (L cher à pied à votre tète. » L'ordre fut exécuté dans le moment, d'autant plus que le soldat étoit persuadé que c'étoit lui qui lui retenoit sa paye. Il y marcha bien pendant l'espace d'une heure. Gomme je le con- noissois, je priai M. de Soyecourt de faire cesser cette comédie, a Je le veux bien par rapport à vous, me « dit-il ; mais que cela ne lui arrive plus. » M. Gau- dion me remercia, et il remonta sur son cheval, bien honteux et bien mortifié. C'est lui que nous voyons présentement grand cordon de l'ordre de Saint-Louis^ et garde du Trésor royal.
Nous nous rendîmes à grandes journées, par Gre- noble, proche le Fort-Barraux^. Deux jours de marche auparavant que notre régiment se rendît à Grenoble, j'y arrivai avec Pina, mon camarade, neveu de M*"® la
1. Nicolas Gaudion, d'abord greffier des commissions extraor- dinaires du Conseil, puis secrétaire du roi (1691), devint tré- sorier général de l'armée de Dauphiné (1706), puis de la marine (1710), et enfin fut garde du Trésor royal de 1731 à 1749; il mourut en octobre 1751, à soixante-dix ans.
2. Il devint en 1719 trésorier de l'ordre de Saint-Louis et conserva cette charge jusqu'à sa mort.
3. Village fortifié sur la route de Grenoble à Chambéry, à une lieue sud-ouest de Montmélian.
[Juillet 1708] DU CHEVALIER DE QUINCY. 299
présidente de Ponnat^ Après nous être adonisés^, il me mena chez elle. Nous y fîmes un concert, et, le jour que le régiment traversa cette ville, la présidente, plusieurs dames et demoiselles se rendirent dans une boutique pour le voir passer. Il pleuvoit à verset..
Notre armée s'assembla dans la plaine sous le Fort- Barraux. Le quartier général étoit à la Bussière^ notre droite à l'Isère et la gauche à la montagne. Le Fort-Barraux est à une lieue et vis-à-vis de Mont- mélian.
M. de Médavy, qui commandoit en Savoie, ne se croyant plus assez fort, abandonnoit le terrain à mesure que M. de Savoie avançoit, et enfin, à force de reculer, ses troupes nous joignirent au camp de la Bussière. J'étois auprès du maréchal lorsque ce géné- ral vint lui rendre compte des raisons qui l'avoient obligé de se conduire de cette manière. Il en fut très mal reçu^ A l'égard du duc de Savoie, il s'avança
1. Femme de Gaspard de Ponnat, président au parlement de Grenoble depuis 1678.
2. « Ce verbe, qui est un terme de plaisanterie et de pure conversation, s'emploie pour marquer le trop grand soin que prend un homme de s'ajuster, pour paroître plus jeune ou plus beau. » [Dictionnaire de Trévoux.)
3. Ici se place dans le manuscrit une courte anecdote, que son allure par trop soldatesque nous oblige à supprimer. Probablement elle n'eût guère effarouché la pruderie de nos pères ; mais il n'en serait certainement pas de même aujour- d'hui.
4. Village au sud de Fort-Barraux, sur la route de Grenoble à Montmélian.
5. Il en résulta une brouille entre Villars et son lieutenant, et M. de Médavy s'en alla prendre les eaux. [Mémoires de Sourches, t. XI, p. 150.)
300 MÉMOIRES [Juillet 1708]
jusqu'à Saint-Jean-de-Maurienne, à Saint-Remy et à la Chambre ' .
Pendant que nous restâmes dans le camp de la Bussière, il nous arriva, pour La Bussière et pour moi, vingt-deux galériens faits à peindre, excepté un seul, qui, par bonheur, ne tomba point dans mon lot. Gomme ils étoient en haie, M. de Gostebelle^, capi- taine au régiment, le reconnut; il avoit mangé avec lui à table d'hôte il y avoit trois ou quatre ans. « Eh! « Monsieur, lui dit Gostebelle, quel malheur vous « est-il donc arrivé? » — « Monsieur, lui répliqua ce « misérable, j'aurai l'honneur de vous en dire la rai- « son en particulier. » Nous apprîmes depuis que, étant capitaine au régiment de [la Sarre], il avoit eu le malheur de tuer un homme par derrière, que les officiers de son régiment, ne voulant point qu'un de leurs camarades fût rompu vif, avoient tenu un conseil de guerre, par lequel ils l'avoient condamné, comme déserteur, aux galères, et qu'ils l'avoient fait partir sur-le-champ. Il est à remarquer que le régiment où il avoit été capitaine étoit précisément de notre bri- gade^, et qu'il arrivoit souvent que les caporaux de la compagnie dont il avoit été capitaine le mettoient en faction. Les soldats l'appeloient le Petit Capitaine; il se faisoit aimer de tout le monde. Il avoit un frère
1. La Chambre est un bourg situé au nord de Saint-Jean-de- Maurienne, au confluent de l'Arc et du Glandon; le village de Saint-Remy est un peu en aval de la Chambre.
2. Ci-dessus, p. 264; c'était sans doute un membre de la famille Pastour de Gostebelle. (Saint- Allais, Nobiliaire de France, t. I, p. 105.)
3. C'était le régiment de la Sarre; notre auteur avait laissé plus haut le nom en blanc.
[Juillet 1708] DU CHEVALIER DE QUINCY. 301
capitaine de grenadiers d'un vieux régiment; il étoit bon gentilhomme et d'une ancienne famille de Paris. Deux ans après, car La Bussière lui avoit donné son congé absolu, je le trouvai à Gambray : il étoit lieute- nant dans un régiment espagnol; les officiers m'en dirent beaucoup de bien.
Soit que le dessein du duc de Savoie fût de faire la conquête de son duché, soit que ce fût une feinte pour attirer l'armée du Roi dans la Savoie afin de se jeter ensuite sur Briançon, ce prince, voyant que toutes les troupes qui la composoient étoient arrivées dans la plaine sous le Fort-Barraux , fit marcher promptement son armée par le col de la Roue S pour tâcher d'arriver devant nous à Briançon. Si son pro- jet avoit réussi, il auroit fait le siège de cette place, et il nous auroit ôté la communication des vallées d'Oulx, de Pragelas et de Queiras; peut-être auroit-il fait aussi la conquête du Mont-Dauphin. Mais le maréchal de Villars, à qui on avoit dit que le maréchal de Gati- nat avoit passé autrefois à la tête de huit cents hommes le mont Galibier^, prit le parti d'y faire pas- ser son armée, après avoir laissé deux régiments de dragons et douze bataillons, aux ordres du comte de Médavy, en Savoie.
Nous levâmes donc le camp de la Bussière le 31 juillet, et, après avoir traversé un petit ruisseau
1. Col peu fréquenté, entre Modane et Bardonèche, qui fai- sait communiquer la vallée de l'Arc et celle de la Doire; pour atteindre Briançon, il fallait encore que Victor-Amédée passât le col du mont Genèvre.
2. Massif montagneux qui sépare la vallée de la Durance du point le plus méridional de la vallée de l'Arc.
302 MÉMOIRES [Août 1708]
qui sépare le Dauphiné d'avec la Savoie*, nous fûmes camper sous Montmélian. Notre régiment eut ordre d'aller loger dans la ville. Notre colonel et tous les capitaines qui étoient mes anciens étant absents (ils étoient allés à Grenoble pour se divertir), je me trou- vai commander le régiment, honneur qui ne m'étoit pas encore arrivé. Ainsi l'on apporta chez moi les six drapeaux^. Je me persuadai que c'étoit un bon augure pour moi, et que l'année ne se passeroit pas sans être colonel; mais inutilement je me flattai de cette idée.
Montmélian. — Les fortifications de Montmélian, qui avoit été une des plus fortes places de l'Europe, étoient entièrement rasées ; la ville étoit ouverte par- tout^. Elle est à deux lieues de Chambéry, sur la rive droite de l'Isère. Elle étoit la seule place forte que le duc de Savoie avoit dans ce duché.
Saint-Jean-de-Maurienne. — Le 1" août, nous fûmes camper à Saint-Jean-de-Maurienne, ville éloi- gnée de Montmélian de sept lieues. La marche fut bonne pour une armée. Nous campâmes dans le même terrain où les troupes de M. de Savoie a voient campé ^. Cette ville est la capitale du comté de Mau- rienne, située dans une vallée sur l'Arc, petite rivière
1. Le Glandon, petit affluent de l'Isère, un peu au sud de Montmélian.
2. Chaque bataillon avait alors deux drapeaux. - :!
3. La ville de Montmélian s'était rendue le 11 décembre 1705 au duc de la Feuillade, après deux ans de siège. Depuis 1697, le duc de Savoie l'avait beaucoup fortifiée; aussi se décida-t-on à en faire sauter les fortifications lorsqu'on en fut maître. [Mémoires de Saint-Simon, éd. Boislisle, t. XII, p. 419, et t. XIII, p. 187.)
4. Ci-dessus, p. 299-300.
[Août 1708] DU CHEVALIER DE QUINCY. 303
qui prend sa source au col de Galèse ^ et qui va se jeter dans l'Isère, à deux lieues et demie au-dessus de Montmélian. Il y a un évêché suffragant de Vienne^. Plusieurs comtes et ducs de Savoie sont enterrés dans la cathédrale. Ce petit pays est un des premiers domaines de la maison de Savoie, que bien des per- sonnes font descendre des anciens comtes de Màcon, quoique les princes de Savoie font descendre leurs ancêtres de la maison de Saxe, qui tiroit son origine du grand Witikind, qui donna tant d'affaires à Char- lemagne^. La ville de Saint-Jean est sans murailles. Nous y séjournâmes.
Le 3 août, nous nous mîmes en marche pour mon- ter cette fameuse montagne du Galibier^. Le chemin en est fort étroit; d'un côté, la montagne fort escar- pée, et de l'autre, un précipice qui faisoit frémir en le regardant. Je montai ce jour-là mon petit mulet que j'avois acheté d'un capitaine du régiment des gardes du duc de Savoie après que nous eûmes désarmé les troupes de ce prince au camp de la Secchia, l'an- née 1703^. Mon mulet ne fit aucun faux pas. Il y eut plusieurs chevaux d'équipages qui se précipitèrent; M. de Montgon y perdit un mulet qui portoit sa vais- selle d'argent.
1. Ou plutôt de la Galise; il fait communiquer la haute val- lée de l'Isère avec celle de l'Orco.
2. L'évêché de Maurienne ne date que du milieu du vi*^ siècle.
3. C'est du moins le sentiment de Guichenon, que la plupart des historiens ont suivi, quoique ce fût très incertain. Voyez ci-dessus, p. 231.
4. Le M'' de Sourches l'appelle mont Gaultier (t. XI, p. 154).
5. Tome I, p. 316-317.
304 MÉMOIRES [Août 1708]
A mesure que nous montions, nous sentions que le froid nous saisissoit. Enfin nous gagnâmes le som- met, qui a une lieue de chemin, que nous traversâmes, ayant dix pieds de neige sous nos pieds. Il fallut ensuite descendre par un défilé aussi affreux que celui dont nous nous étions servis pour gagner le sommet. A mesure que nous descendions, la chaleur nous gagnoit imperceptiblement. Elle devint enfin si vio- lente et si insupportable, lorsque nous fûmes en bas de la montagne, que nous regrettions le froid que nous venions de quitter.
Nous apprîmes, en arrivant dans la vallée de Mones- tier^, que les ennemis a voient voulu passer la petite rivière de [la Glarée^], mais que M. d'Artagnan^, qui commandoit de ce côté-là, avoit envoyé deux batail- lons aux ordres d'un lieutenant-colonel, dont je suis bien fâché d'avoir oublié le nom, pour s'opposer à ce passage. Ces deux bataillons arrivèrent si à pro- pos, et ils se présentèrent avec une si belle contenance, qu'ils firent repasser la rivière à l'avant-garde de l'ar- mée ennemie, M. de Savoie croyant qu'ils étoient soutenus par toute notre armée, qui étoit encore bien éloignée de là. Le Savoyard, persuadé que le maré- chal de Villars arriveroit plus tôt que lui à Briançon, prit le parti de se rendre sur le mont Genèvre, où il y a un petit village, qu'il fit brûler. Il est certain que ce prince y seroit arrivé plus tôt que nous, sans la
1. Le village de Monestier est situé à quelques kilomètres au nord-est de Briançon.
2. Petit affluent de la Durance. — Le nom est en blanc dans le manuscrit.
3. Tome I, p. 80.
[Août 1708] DU CHEVALIER DE QUINCY. 305
valeur du lieutenant-colonel et de ces deux bataillons, et qu'il en auroit formé le siège. Nous campâmes au bas de la montagne.
Le 4, nous fûmes camper au village du Monestier, où nous séjournâmes le 5.
Le 6, à Ghantemerle^ où nous séjournâmes le 7.
Le 8, nous fûmes camper sous Briançon, où nous séjournâmes le 9.
Le 1 0, l'armée, au nombre de cinquante-cinq batail- lons, de deux régiments de dragons et d'un de cava- lerie, fut camper sur le mont Genèvre.
Action de Césanne. — Le maréchal, en y arrivant, apprit que l'armée ennemie étoit campée sur les hau- teurs de Césanne^, au delà de la Doire. Il marcha sur- le-champ à la tète de vingt-cinq compagnies de gre- nadiers et de quinze cents fusiliers, qu'il fît suivre par douze bataillons aux ordres du marquis de Thouy, lieutenant général^, du comte de Muret, maréchal de camp, de M. Le Guerchoys, brigadier, et de MM. d'Au- trey^ et de Pajot^, colonels. Il trouva entre le mont
1. Hameau de la commune de Saint-Chaffrey, à six kilomètres de Briançon.
2. Tome I, p. 190-191; sur le versant italien.
3. Antoine-Balthasar de Longecombe, marquis de Thouy, ancien colonel du régiment d'Angoumois, était lieutenant géné- ral depuis 1704. A la paix d'Utrecht, il continua à servir en Espagne contre les Catalans et reçut le grade de capitaine général. Gouverneur de Belle-Isle en 1722, il mourut en 1726.
4. Ci-dessus, p. 75. Il était colonel du régiment de la Sarre, ainsi que l'auteur le dira tout à l'heure, p. 307.
5. Pierre-Maximilien Pajot, seigneur de Villeperrot, colonel du régiment de Beauvaisis depuis août 1707, parviendi'a en 1734 au grade de maréchal de camp. C'était le fils cadet du contrôleur général des postes.
II 20
306 MÉMOIRES [Août 1708]
Genèvre et Césanne huit à neuf cents hommes, qu'il fît attaquer par nos grenadiers et par cinquante dra- gons à cheval commandés par le chevalier de Gastel- lane^, qui fît une très belle action, dont je fus témoin; car j'avois suivi le comte de Muret, mon parent. M. de Castellane attaqua avec ses seuls dragons un corps de grenadiers posté sur une hauteur; il les en chassa et il les poursuivit jusqu'à Césanne. Les neuf cents enne- mis, ayant été obligés de céder le terrain à nos troupes, se retirèrent à Césanne, où ils trouvèrent une partie de leur arrière-garde, qui favorisa leur retraite; mais ils n'y furent pas longtemps, car M. de Thouy fît attaquer sur-le-champ cette petite ville, dont la moitié est en deçà de la Doire et l'autre en delà^, et, malgré le feu vif et continuel de la mousqueterie des ennemis, qui étoient soutenus par leur armée, que nous voyions en bataille de l'autre côté de la ville, il les força de l'abandonner^. Ce général eut ses deux aides de camp blessés à ses côtés. Nous perdîmes dans ces deux actions cent cinquante hommes de tués ou de blessés, six officiers de blessés, dont M. d'Ar- genson^, capitaine dans le régiment de ***. Cet officier
1. Sans doute un des cinq chevaliers de Malte fils de Jean II de Castellane-Esparron.
2. Dangeau dit même : les deux Césanne, ainsi que les Mémoires militaires, cette place formant deux villes distinctes, que la Doire séparait.
3. Mémoires de Sourches, t. XI, p. 154; Journal de Dan- geau, t. XII, p. 202; lettre du maréchal de Villars, du 12 août, dans les Mémoires militaires, t. VIII, p. 258-260.
4. Félicien de Bossin, chevalier d'Argenson, d'une famille toute différente de celle des Voyer de Paulmy, avait été aide de camp de Vendôme en 1705 ; il devint par la suite comman-
[Août 1708] DU CHEVALIER DE QUINCY. 307
étoit de Grenoble. Gomme on le transportoit à Brian- çon sur un brancard, le maréchal s'approcha de lui, et il lui fit beaucoup de politesses. Après les deux actions, qui durèrent bien deux heures, les officiers généraux et particuliers qui s'y étoient trouvés vinrent au-devant du maréchal. Nous fûmes tous étonnés du compliment (ju'il fit au comte d'Autrey, colonel du régiment de la Sarre, qui s'y étoit certainement bien signalé et qui y avoit essuyé bien des coups de fusil, et cela à la vue du général et des officiers généraux : « M. d'Autrey, « lui dit-il, vous voudriez bien avoir tous les jours une c( besogne aussi facile que celle-là à faire? » Ge dis- cours fit hausser les épaules à tout le monde, et on en fut indigné. Quoiqu'il n'adressât la parole qu'à M. d'Autrey, on ne s'apercevoit que trop que ce dis- cours s'adressoit aussi aux officiers généraux et à tous les officiers particuliers qui s'étoient trouvés dans les deux actions^.
Le maréchal de Villars ne faisoit plaisir à qui que ce soit, quand même on auroit fait les actions les plus éclatantes. Au contraire, il étoit très dangereux à l'of- ficier, pour peu qu'il n'eût pas entièrement rempli son devoir. Il ne songeoit qu'à lui, tant pour s'attirer à lui seul la gloire d'une affaire, que pour en avoir la récompense^.
Le duc de Savoie fit décamper son armée des hau-
deur de l'ordre de Saint-Louis et gouverneur de Gap (juillet 1716); il mourut le 10 juin 1734, à cinquante-quatre ans.
1. Et cependant, dans sa lettre au Roi citée ci-dessus, p. 306, note 3, le maréchal qualifie M. d'Autrey de « très bon officier ».
2. C'est exactement ce que dit Saint-Simon. {Mémoires, éd. Boislisle, t. X, p. 311, 315 et 318.)
308 MÉMOIRES [Août 1708]
teurs de Césanne à l'entrée de la nuit, pour se retirer, une partie dans la vallée de Pragelas, et l'autre dans la vallée d'Oulx. A l'égard du maréchal, il remonta le mont Genèvre, où il coucha. Je fus souper ce soir-là chez lui. On étendit des nappes sur l'herbe, et on ser- vit dessus le souper. Il nous parut très content de sa journée. Pendant le repas, il demanda où étoit donc M. de Montgon, lieutenant général. On ne lui eut pas plus tôt dit qu'il étoit resté malade à Briançon, qu'il se mit sur-le-champ à chanter :
Il est en embuscade
Dans les beaux yeux d'Iris ^ .
Notre général étoit un peu ratier et malin ; car tout le monde sa voit que M. de Montgon ne se piquoit pas beaucoup de valeur. Gomme il avoit beaucoup d'es- prit, il en badinoit même le premier^. Gette action est la seule qui se soit passée à notre avantage dans le Dauphiné.
Le 1 1 , notre armée fut camper sur les hauteurs du col de Sestrières^, que les ennemis avoient abandonné le jour d'auparavant.
Le 121, nous y séjournâmes. Le terrain où nous étions campés étoit rempli de manne ^.
1. Villars était « un répertoire de romans, de comédies et d'opéras, dont il citoit à tout propos des bribes ». [Mémoires de Saint-Simon, éd. Boislisle, t. X, p. 311.)
2. Notre chevalier est d'accord avec Saint-Simon [ibid., t. III, p. 120 et 122, IV, p. 166, et X, p. 80-82) sur le courage douteux de cet officier, chez qui « l'esprit réparoit la valeur ».
3. Ce col fait communiquer, à la hauteur de Césanne, la val- lée du Cluson avec la haute vallée de la Doire-Ripaire.
4. La manne de Briançon est une liqueur épaisse, une sorte
[Août 1708] DU CHEVALIER DE QUINCY. 309
Le 13, notre général fit une fanfaronnade. Aupara- vant de décamper pour marcher du côté d'Oulx, il fit tirer plusieurs coups de canon, comme pour avertir le commandant du fort d'Exilles qu'il marchoit à son secours. Cependant, il devoit avoir appris que ce châ- teau s'étoit rendu, la garnison prisonnière de guerre : il n'y avoit pas un seul officier dans l'armée qui n'en sût la nouvelle^. Lorsqu'elle fut confirmée, il entra dans une colère si affreuse, qu'il dit tout haut qu'il feroit pendre le sieur de la Boulaye^. Il apprit presque en même temps que la Pérouse s'étoit aussi rendue, la garnison prisonnière de guerre^, et que les habi- tants de la vallée Saint-Martin s'étoient soumis à leur
de gomme, qui découle des branches du mélèze. [Dictionnaire de Trévoux.)
1. Exilles s'était rendu la veille, 12 août, après trois jours de siège.
2. C'est en effet ce qu'il dit dans ses lettres des 14 et 30 août à Chamillart. [Archives de la Bastille, t. XI, p. 439 et 442.) — Le marquis de Sourches écrit le 24 septembre (t. XI, p. 183-184) : « On avoit su ce jour-là que, le maréchal de Villars ayant envoyé redemander au duc de Savoie, par un trompette, La Boulaye, lieutenant de roi d'Exilles, et ce prince le lui ayant refusé, il avoit fait assembler un conseil de guerre, dans lequel La Boulaye avoit été condamné à être pendu, à être dégradé des armes, et ensuite les officiers de la garnison condamnés à assister à la potence, mais que ces officiers, ayant appris cette condamnation, avoient écrit au maréchal de Villars pour se plaindre du tort qu'on leur avoit fait, disant qu'ils n'avoient pu empêcher le com- mandant d'Exilles de rendre sa place, ni distinguer si l'ordre de se rendre qu'il leur avoit fait voir étoit véritable ou faux, mais qu'ils étoient persuadés que ce malheureux ne toucheroit jamais un sol des quarante mille écus que le duc de Savoie lui avoit promis pour lui livrer Exilles. »
3. Le 10 août.
310 MÉMOIRES [Août 1708]
souverain. Tout le monde sait que c'est le séjour des Barbets, autrement Vaudois'^.
Le 14, le maréchal fut reconnoître, à la tête d'un gros détachement des grenadiers, sur des hauteurs entre Salbertrand ^ et le fort d'Exilles, la situation des ennemis.
Le 1 5, il marcha, à la tête de plusieurs bataillons, au col d'Argueil ^, pour en chasser les ennemis, ce qu'il fit. Je suivis le comte de Muret à cette promenade, et j'entendis de mes propres oreilles ce discours du maréchal. Il y avoit dix bataillons ennemis campés entre Exilles et un très bon ravin. « Voilà, dit-il, un a camp inattaquable. » Une petite réflexion : si dix bataillons étoient inattaquables dans ce poste, com- ment notre général auroit-il pu y forcer toute l'armée des ennemis lors du siège du fort d'Exilles? Ainsi l'on doit regarder comme une gasconnade lorsqu'il dit que, si M. de la Boulaye ne s'étoit pas rendu si tôt, il en auroit fait lever le siège; la chose étoit impossible. Je ne veux pas, pour cela, excuser ce commandant, qui, au jugement de tout le monde, auroit pu tenir encore deux jours ; mais il hasardoit aussi, en tenant plus longtemps, d'être obligé de se rendre à dis- crétion .
Le soir, après cette promenade, on vint dire au maréchal qu'il y avoit un commis des vivres qui venoit de Turin lui apporter une lettre de M. de la Boulaye.
1. Déjà dit ci-dessus, p. 220.
2. Sur la Doire, entre Exilles et Oulx.
3. C'est par ce col que se faisait la communication la plus directe entre Exilles et Fenestrelle. — Argeuille, dans le manuscrit.
[Août 1708] DU CHEVALIER DE QUINCY. 311
Ce commis avoit été dans Exilles pendant le siège. Dès qu'il l'aperçut, il lui tint ce discours : « Eh bien, Mon- a sieur, votre M. de la Boulaye vient de faire une a belle défense? » — « Oui, Monseigneur, lui repli- er qua le commis, il s'est défendu en très brave « homme. » — « Gomment, coquin, dit le maréchal « en se levant brusquement, tu as la hardiesse de me « dire que ce jean-f... s'est bien défendu! » Nous fîmes signe sur-le-champ à ce pauvre diable de se retirer bien vite : ce qu'il exécuta bien à propos ; car, dans la fureur où étoit M. de Villars, je crois qu'il l'auroit étranglé. Il est à remarquer que le maréchal jouoit au piquet '^ avec le lieutenant-colonel du régi- ment de Ponthieu-, qui fut si étourdi de cette sortie, qu'il oublia de compter un quatorze de dames qu'il portoit, lorsque le maréchal vint se remettre à son jeu. Celui-ci, qui n'avoit pas oublié dans sa colère un quatorze de valets qu'il avoit, les lui compta sur-le- champ après que cet officier eut joué sa première carte. Nous admirâmes l'esprit présent de notre géné- ral, lorsqu'il s'agissoit de l'intérêt.
Après s'être emparé du col d'Argueil, le maréchal voulut aussi occuper celui de la Valette-^. Il envoya pour cet effet M. Le Guerchoys et le chevalier de
1. Ce jeu était connu assez anciennement. Littré cite un exemple du mot au xvi^ siècle.
2. Régiment créé en juin 1685, et qui, en 1749, fut incorporé dans celui de Provence. Nous n'avons pu trouver le nom de son lieutenant-colonel.
3. Ou plutôt des Valettes ; un peu plus à l'est que le col d'Ar- gueil, il faisait communiquer les deux mêmes vallées d'Oulx et de Pragelas.
312 MÉMOIRES [Août 1708]
Givry\ à la tête de mille hommes, dont moitié grena- diers, pour en chasser les ennemis; mais ces Mes- sieurs trouvèrent qu'il étoit impossible d'y pouvoir réussir^.
Le 16, l'armée de Villars fut camper au Puy-de-la- Riva^, la droite au Cluson, petite rivière qui prend sa source à une lieue au delà de Césanne, et qui, après avoir passé près de Fenestrelle, la Pérouse et Pigne- rol, va se jeter dans le Pô à Gasalgrasso*, et la gauche de l'armée au col de Collet^. Cette gauche étoit en l'air; elle n'étoit appuyée à rien. Les ennemis pou- voient très bien la tourner. Le comte de Muret le représenta plusieurs fois au maréchal, qui n'eut aucun égard à ses remontrances. L'armée resta dans ce camp pendant tout le temps que les ennemis employèrent à faire le siège de Fenestrelle.
Le lendemain 17, le chevalier de Givry, excellent officier, très alerte, et qui connoissoit parfaitement bien le pays, fut détaché à la tête de mille hommes, dont moitié grenadiers, pour occuper le col d'Alber- gian®. Le maréchal le suivit, avec la brigade de Gas-
1. Thomas-Alexandre du Bois de Fiennes, chevalier puis bailli de Givry (1674-1744), était colonel du régiment de la Marche; il parvint en 1734 au grade de lieutenant général, et mourut en 1744 de blessures reçues à la conquête du comté de Nice.
2. Mémoires militaires, t. VIII, p. 261.
3. Ou le Puy-en-Pragelas.
4. Village du marquisat de Saluées, situé sur le Pô, en amont de Turin.
5. Appelé plutôt le col de Blegier.
6. Le mont Albergian forme une avancée assez considérable dans le versant sud de la vallée du Cluson; en traversant cette arête, on pouvait atteindre Fenestrelle par le sud-est.
[Août 1708] DU CHEVALIER DE QUINCY. 313
tella-suisse pour le soutenir; mais les ennemis les avoient prévenus, et ils occupoient ce poste avec tant de troupes, que notre général jugea à propos de se retirer sans rien hasardera Nous arrivâmes ce jour-là au camp ; nous étions restés à deux lieues derrière.
Le maréchal, qui vouloit absolument empêcher les ennemis de se rendre maîtres de Fenestrelle, fit plu- sieurs tentatives pour tâcher de faire une communica- tion de son armée avec cette place ; et, pour exécuter son dessein, il alla lui-même, le 18, avec un gros déta- chement de grenadiers et de piquets, dont j'étois, pour occuper le col Fabier, autrement dit le col de l'Assiette 2. Nous y avions monté la grande garde, l'année d'auparavant, aux ordres de M. Phelippes^, colonel de Limousin. Au nombre de cinq cents hommes, dix mille hommes ne nous auroient pas fait peur; nous jugions ce poste inattaquable. Il est entre la vallée de Pragelas et celle d'Oulx. Mais les ennemis étoient trop habiles pour ne l'avoir pas occupé. Ceci nous fit juger qu'il nous étoit impossible de sauver Fenestrelle et que nous aurions le chagrin de le voir prendre à notre barbe.
Ce même jour 18, l'armée du Savoyard arriva à Barbote, village où nous avions campé pendant deux mois la campagne précédente^; elle y resta pendant
1. Mémoires militaires, p. 262-263.
2. Ce col traverse les hauteurs dites de l'Assiette, que les Français avaient couvertes de retranchements l'année précé- dente.
3. Nicolas-Léon Phelippes de la Houssaye commandait le régiment de Limousin depuis 1706; il devint lieutenant général en 1738.
4. Ci-dessus, p. 284.
314 MÉMOIRES [Août 1708J
tout le temps du siège. M. de Rehbinder*, fort estimé dans les troupes impériales, fut chargé d'en faire le siège ^; il fit ouvrir la tranchée la nuit du 17 au 18.
Est-il possible qu'on aura toujours confiance aux grands parleurs, et que ces claque-dents en impose- ront toujours à la cour, aux généraux d'armée et au public? Un partisan, né dans la vallée de Pragelas, beau parleur, ou plutôt grand discoureur, qui se van- toit de connoître parfaitement bien toutes les mon- tagnes, toutes les vallées et tous les cols du pays, en imposa si bien au maréchal de Villars, que, le 213, il ordonna au comte de Muret de marcher à la tète de six mille hommes, pour tomber sur un corps de troupes de l'armée ennemie qui étoit campé sur la rive droite du Gluson, entre Fenestrelle et nous. Je suivis à mon ordinaire M. de Muret, et je lui servis d'aide de camp. Nous nous mîmes en marche une heure avant le jour. Après avoir passé le Gluson près du camp, nous marchâmes pendant l'espace de deux heures sur le grand chemin qui va de Césanne à Fenestrelle ; ensuite nous fîmes halte en bas d'une montagne, pour attendre que tout notre détachement fût arrivé. Pendant ce temps-là, je postai trois cents hommes sur le grand chemin, afin que les ennemis ne nous coupassent point la communication avec notre armée, et pour favoriser notre retraite. Toutes nos troupes étant arrivées et s'étant un peu reposées, nous
1. C'était un Livonien, qui, d'abord au service de l'électeur palatin, était passé à celui de Savoie avec le grade de lieute- nant général ; il remplissait alors les fonctions de général de l'artillerie.
2. Le siège de Fenestrelle.
[Août 1708] DU CHEVALIER DE QUINCY. 315
nous remîmes en marche, tous les officiers à pied, et même le comte de Muret (nous avions laissé nos che- vaux avec le détachement de trois cents hommes), pour monter, ou plutôt pour grimper une montagne inac- cessible jusqu'alors aux hommes. Certainement il n'y avoit que des chamois et des marmottes qui l'eussent fréquentée. Nous montions à quatre pattes, et souvent, au Heu d'avancer, nous reculions, nous glissions et nous faisions glisser avec nos derrières ceux qui nous suivoient, et par conséquent ceux-ci faisoient glisser toute la file. Il étoit risible de voir grimper ainsi six mille hommes, le général à la tête. Nous fûmes bien quatre heures pour gagner le sommet de la mon- tagne.
Dès que nous y fûmes, nous reconnûmes que Mon- sieur le partisan en avoit imposé bien hardiment au maréchal de Villars. Le comte de Muret ne put pas s'empêcher de faire éclater sa colère contre lui, et de lui dire qu'il méritoit une punition exemplaire. « Avez- « vous, lui dit ce général, des ailes à donner aux sol- d dats pour aller jusqu'au camp de l'ennemi? » Du sommet de la montagne jusqu'en bas, où étoient cam- pés les ennemis, il y avoit une bonne lieue ; elle étoit aussi escarpée que les tours de Notre-Dame de Paris. Ainsi, pour se rendre dans ce camp, il falloit s'y pré- cipiter. Nous jetâmes pendant un demi-quart d'heure plusieurs grosses pierres, ce qui ne laissa pas d'y jeter du désordre : nous voyions les ennemis qui âbandon- noient leur camp précipitamment. Mais il fallut songer à la retraite bien vite, de crainte que le duc de Savoie n'envoyât une partie de son armée pour nous couper la retraite ; car nous n'en avions point d'autre que par
316 MÉMOIRES [Août 1708]
le chemin où nous avions laissé nos trois cents hommes. Si le spectacle étoit plaisant de voir six mille hommes grimper une montagne, il l'étoit encore plus de les voir dégringoler. Nous nous mîmes tous sur nos der- rières, et nous nous laissions ainsi aller à la pente rapide de la montagne. Nous allions beaucoup plus vite que nous ne voulions ; pour nous arrêter et prendre haleine, nous appuyions fermement nos deux mains sur le terrain. Nous eûmes beaucoup de têtes et de côtes cassées ; car, comme le terrain étoit rem- pli de cailloux, on en envoyoit sans le vouloir à ceux qui descendoient devant vous. Ce ne fut pas sans peine et sans une cruelle fatigue que nous arrivâmes en bas de la montagne. Nous avions tous nos pauvres der- rières en sang, et nous nous rendîmes à notre armée presque tous sans culotte. J'étois si fatigué, que je n'eus pas la force de suivre le comte de Muret, lorsqu'il fut rendre compte au maréchal de son expédition. Je me rendis bien vite dans ma tente pour me coucher ; je dormis comme une marmotte : il n'y a pas de métier où l'on goûte le sommeil avec plus de plaisir. J'appris le lendemain que Monsieur le partisan avoit eu la tête bien lavée par M. de Villars; il le méritoit bien^.
C'est la dernière tentative que nous fîmes pour jeter du secours dans Fenestrelle, qui se rendit le 31 août. Une bombe, qui étoit tombée dans le magasin à poudre deux jours auparavant, fut la cause que le comman- dant demanda à capituler, et qu'il se rendit, lui et sa garnison, prisonniers de guerre. La garnison étoit composée de huit cents hommes, qui furent conduits
1. Les Mémoires militaires font mention de cette expédition (tome VIII, p. 267).
fSept. 1708] DU CHEVALIER DE QUINCY. 317
à Turin, et de là dispersés dans plusieurs villes du Piémont.
Par la conquête de cette dernière place, le duc de Savoie mit ses États au delà des monts à couvert de toute insulte, et il nous ferma le passage pour entrer en Italie.
Dès que le maréchal fut informé de la prise de Fenestrelle, il fit décamper son armée, et, en deux jours de marche, elle fut camper au mont Genèvre, où elle resta huit jours, et ensuite elle vint camper aux environs de Briançon.
Pendant le temps que nous restâmes dans ce camp, je fis connoissance avec M"® de "*, âgée d'environ quinze ou seize ans. Cette demoiselle n'étoit point jolie ; mais, comme elle étoit fort bien faite et qu'elle avoit beaucoup d'esprit et une fort aimable voix, elle s'atti- roit beaucoup de soupirants. Par le moyen de ma basse de viole (je l'appelois mon passe-partout), qui me suivoit toujours, j'eus bientôt l'entrée chez la demoiselle, et insensiblement, à force de l'accompa- gner de mon instrument, l'amour se glissa dans nos cœurs. Nous n'étions contents l'un et l'autre que lorsque nous étions seuls ensemble. Le père, qui aimoit sa fille à l'adoration (elle étoit fille unique et elle avoit perdu sa mère il y avoit six mois), avoit la complaisance de nous y laisser. Dans cette situation, la porte fut bientôt fermée aux autres amants, et même au comte de Muret; l'amour n'aime point la subordination. Les journées nous paroissoient s'éva- nouir bien vite. Nous ne faisions que concerter* ; de
1. « Tenir concert, faire un concert : on concerte souvent chez un tel. » [Dictionnaire de Trévoux.)
318 MÉMOIRES [Oct. 1708]
temps en temps cependant, ma basse de viole et sa voix se reposoient. Je crois que nous aurions passé le reste de notre vie de cette manière, sans l'ambition qui me persécutoit toujours, et qui enfin m'obligea de partir pour Paris. Ce départ nous fit verser beaucoup de pleurs ; nous nous promîmes de nous aimer tou- jours et de nous écrire souvent. Mais les promesses des amants s'effacent aisément par l'absence. Notre commerce de lettres dura environ deux mois, après lequel temps nous nous sommes si fort oubliés, que je ne sais ce qu'elle est devenue.
Je partis de Briançon avec le marquis de la Fare\ colonel du régiment de Gàtinois^, un très aimable sei- gneur^, M. d'Avignon"^, commandant le second batail- lon de Limousin, que le Roi venoit de nommer à la lieutenance de roi de la Bastille, Boisduval et Rouge-
1. Philippe-Charles, marquis de la Fare, fils de celui que nous avons vu ci-dessus, p. 213, avait le régiment de Gâtinais depuis 1704; il succéda à son père en 1712 comme capitaine des gardes du corps du duc d'Orléans, reçut la Toison d'or en 1722 à l'occasion d'une mission en Espagne, et l'ordre du Saint-Esprit en 1731, parvint en 1746 au grade de maréchal de France, et mourut en 1752. Ce fut un des roués du Régent.
2. Régiment créé en 1692, et qui fut incorporé en 1749 dans celui de Lorraine.
3. « C'est un fort aimable homme, de bonne compagnie, dit Saint-Simon. Sans blesser l'honneur et avec un esprit gaillard, mais fort médiocre, il a su... se faire beaucoup d'amis et faire ainsi peu à peu une très grande fortune, qui a dû surprendre, comme elle a fait, mais qui n'a fâché personne. » [Mémoires, t. VII de 1873, p. 326.)
4. Laurent d'Avignon, frère de l'aide-major des gardes du corps, obtint la lieutenance de roi de la Bastille le 20 novembre 1708; il mourut le 7 août 1710.
[Oct. i708J DU CHEVALIER DE QUINCY. 319
mont, capitaines de notre régiment. Le voyage jusqu'à Lyon se fit le plus agréablement du monde. Nous res- tâmes quelques jours dans cette ville ; j'étois chargé par mes camarades de l'habillement du régiment, dont ils furent très contents. Nous étions logés dans la meilleure hôtellerie, qui est située dans le Terreau'', place de l'Hôtel-de-Ville. A dîner et à souper, nous avions toujours les violons. M., M°^ et M''® de *", qui revenoient de recueillir une succession à Grenoble, témoins de quelle manière nous passions le temps, nous envoyèrent un valet de chambre pour nous prier de souffrir qu'ils mangeassent avec nous. Nous ne fûmes point cruels, d'autant plus que M"® de ***, âgée de quinze ans, étoit une des plus aimables personnes que j'aie vues. Sur-le-champ nous allâmes tous pour les prier de vouloir bien nous faire cet honneur. Gomme nous apprîmes dans la suite qu'ils s'en retour- noient à Paris, nous nous offrîmes, MM. d'Avignon, Boisduval, Rougemont et moi, de les accompagner pendant tout le voyage : ce qu'ils acceptèrent très volontiers. Nous prîmes la route de la Bourgogne. Jamais voyage ne m'a fait tant de plaisir; toujours les violons à dîner et à souper ; après souper, nous dan- sions jusqu'à temps que nous allions nous coucher. Nous faisions séjour et double séjour dans les villes qui nous plaisoient le plus. Enfin, il fallut nous sépa- rer à Melun. M"^ de **' me fit promettre d'aller la voir souvent à Paris; je lui tins ma parole très exacte- ment.
Je me rendis à Q[uincy], où je ne trouvai que ma
1. Le quartier des Terreaux, le plus central de la ville, dans la presqu'île entre le Rhône et la Saône.
320 MÉMOIRES [Nov. 1708]
belle-sœur^; mon frère, qui commandoit l'artillerie en Allemagne, n'étoit point encore arrivé, et mon frère du [Plessis] et sa femme ^, n'ayant pu vivre avec elle, s'étoient retirés au V..., terre qui appartenoit à l'oncle de M"*® du [Plessis]. Ainsi, il faut l'avouer, j'étois fâché d'être parti si tôt du régiment ; car l'es- prit inquiet, capricieux et non décidé de ma belle- sœur ne me convenoit point du tout. J'étois cepen- dant trop avancé pour m'en retourner : il fallut donc avaler la pilule de bonne grâce. Au bout d'un mois, mon frère arriva. Nous passâmes une grande partie de l'hiver dans cette terre. Je lisois beaucoup, et nous faisions un peu de musique; ma belle-sœur jouoit parfaitement bien du clavecin, mon frère du théorbe^ et de la guitare, et moi j'accompagnois à livre ouvert de la basse de viole. Nous y restâmes jusqu'au mardi gras, que nous nous rendîmes à Paris. Je n'y fus pas plus tôt, que je recommençai à aller à Versailles pour faire ma cour. Je la faisois très exactement à M. de Ghamillart ; je dînois souvent chez lui avec mon frère, qui y soupoit toutes les fois qu'il alloit à Versailles.
Vers la Saint-André ^ nous eûmes pendant sept ou huit jours un froid excessif; mais le temps se radou- cit si fort, que nous étions persuadés que l'hiver étoit passé. Nous fûmes bien trompés dans nos idées. La
1. La marquise de Quincy, Geneviève Pecquot de Saint- Maurice.
2. M"'' de Margeret : ci-dessus, p. 237.
3. Le théorbe ou tuorbe (le Dictionnaire de Trévoux dit que ce dernier nom est le seul usité) était un instrument à cordes, assez semblable au luth, mais avec des cordes basses plus longues que celles de ce dernier instrument.
4. Le 30 novembre.
[Janvier 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 321
veille des Rois, revenant de souper hors de chez moi à deux heures après minuit, je sentis un froid bien âpre, qui ne fît qu'augmenter les jours suivants; et enfin il devint si violent et il dura si longtemps, qu'on a nommé l'hiver de 1708 à 1709 le Grand hiver ^ La plupart des arbres, tant fruitiers qu'autrement, les oliviers en Provence, en Languedoc, en Italie et en Espagne, périrent; les blés et les légumes furent gelés : ce qui mit dans ce royaume une famine presque géné- rale, et par conséquent une misère affreuse. Les usu- riers, qui tâchent de profiter toujours du malheur public, poussèrent leurs usures au plus fort. On ne donnoit à l'officier que des billets pour leurs appoin- tements, qu'on appeloit billets de subsistance, sur les- quels nous perdions quatre-vingt-trois livres pour cent; reste dix-sept francs. Un jour (c'étoit quelque temps avant de partir pour l'armée), je fus voir un de ces Messieurs usuriers. Je lui demandai à combien de perte étoient les billets de subsistance. « Je n'en « sais rien. Monsieur, » me répondit-il. — « Et la « raison pourquoi vous ne le savez pas? » lui répli- quai-je. — « Monsieur, ajouta-t-il, il est dimanche « aujourd'hui ; je ne travaille point les fêtes et les « dimanches. » Quelle conscience timorée, le bon apôtre ! C'étoit un des plus grands fripons de Paris.
1. Saint-Simon [Mémoires, éd. 1873, t. VI, p. 311 et suiv.) et bien d'autres ont raconté la rigueur de ce terrible hiver, la famine et la misère qui suivirent. On en trouvera les détails, ainsi que l'indication des mesures prises par les intendants pour atténuer la disette, dans la Correspondance des contrôleurs généraux, t. III, n°^ 87, 137, 155, 202, 234, 237, 313, 316, 324, 338, 344, etc.
II 21
322 MÉMOIRES [Février 1709]
Malgré la misère du temps et le peu d'argent qu'on voyoit paroître, je me fis faire deux habits magni- fiques, dont un d'un beau drap bleu, les manches, la veste et la culotte d'un bel écarlate, avec un bordé de trois doigts brodé en or, les manches de l'habit et de la veste, aussi bien que les pattes, en plein. Il faut que la parure fasse infiniment effet sur l'esprit des dames. La première fois que je mis cet habit, je fus chez M. le comte de Truzzi, envoyé du duc de Mantoue à la cour de France*; il y avoit jeu, concert et bal. Dès que j'y arrivai, je me vis suivi par trois dames de qualité; elles me suivoient partout, et enfin elles m'at- taquèrent de conversation. La connoissance fut bien- tôt faite; elles me prièrent toutes trois d'aller les voir. Un galant homme ne refuse point de telles proposi- tions ; je les voyois très souvent, et surtout une, dont je devins amoureux ; son frère a été un de mes meil- leurs amis.
J'allois quelquefois aussi souper chez M. de ***, avec qui nous avions fait le voyage de Lyon à Paris ^. Made- moiselle sa fille, qui devenoit de jour en jour plus aimable, me faisoit des reproches de ce que je la négligeois. Nous allions souvent aux bals d'après-dîner ensemble; sa mère nous y menoit. J'aurois dû m'y attacher plus sincèrement, j'aurois pu l'épouser : elle y consentoit, et sa mère ; c'étoit un parti au moins de
1. Joseph, comte Truzzi, ancien secrétaire du duc et son envoyé extraordinaire depuis 1702, avait conservé ce poste même après que son maître eut été détrôné par les Impériaux. Il avait épousé en 1705 la fille d'un ancien gouverneur des pages de Monseigneur, et resta à Paris jusqu'à sa mort, en 1726.
2. Ci-dessus, p. 319.
[Février 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 323
deux cent mille écus ; elle étoit fille unique. Mais, occupé de l'amour que j'avois pour M""® de ***, je ne songeois point à cet établissement. Que je m'en suis repenti depuis !
Pendant mon séjour à Paris, j'appris la funeste catastrophe arrivée au pauvre M. de la Boulaye, com- mandant du fort d'Exilles. Cet officier, instruit par ses amis des discours fâcheux que le maréchal de Villars tenoit sur son compte, demanda la permission au duc de Savoie d'aller en France pour se justifier, et, pour ce, de vouloir bien qu'il fût échangé pour un autre officier de ses troupes. On prétend que ce prince, connoissant le mérite et la valeur de M. de la Bou- laye, fit au monde tout ce qu'il put pour l'engager d'entrer dans son service, et qu'il lui offrit un très bon parti, en lui disant qu'il devoit craindre le maré- chal de Villars, à qui il falloit une victime lorsqu'il n'avoit pas réussi dans une entreprise, afin qu'on ne lui en imputât point la faute, mais que M. de la Bou- laye lui avoit répondu, après lui avoir fait mille remerciements, que, sa réputation et son honneur étant attaqués, il étoit obligé de se justifier, non seu- lement par rapport à la cour de France, mais aussi par rapport au public. M. de Savoie, entrant dans ses raisons, lui permit enfin de se rendre à Paris, après l'avoir échangé. Il n'y fut pas plus tôt, qu'il se mit de lui-même à la Bastille et qu'il demanda vivement qu'on le mît au conseil de guerre, ce qui lui fut accordé. On le transféra à Grenoble. Le conseil de guerre assemblé, le comte de Médavy, commandant dans le Dauphiné, y présidant, il fut condamné à être con- duit sur un échafaud pour être dégradé des armes, et
324 MÉMOIRES [Mars 1709]
ensuite à une prison perpétuelle*. Dans le temps qu'on l'y conduisoit, il ne faisoit que répéter ces mots de la comédie : « Tu l'as voulu, Georges Dandin, » se ressouvenant apparemment, dans ce moment, des offres que le duc de Savoie lui avoit faites. Le major de la ville de Grenoble, qui fut chargé de le dégrader, fut si honteux et si mortifié de cette triste commis- sion, et d'avoir paru ainsi devant le public, qu'il en mourut de chagrin huit jours après. M. delà Boulaye, ne pouvant survivre à son malheur et vivre désho- noré, mourut au bout de deux mois, dans sa prison^. Pendant tout le temps que cet officier avoit été au service, il s'étoit acquis une grande réputation de valeur; il étoit tout couvert de blessures. S'il en a
1. Une partie des pièces relatives au procès de M. de la Bou- laye se trouvent à la bibliothèque de l'Arsenal, dossier Bas- tille 10586, et M. Ravaisson a publié, en outre, quelques-unes de celles du Dépôt de la guerre dans les Archives de la Bastille (t. XI, p. 439-450). Sur l'ordre de Chamillart, M. d'Angervil- liers fît une première enquête, dont les résultats sont consi- gnés dans les Mémoires militaires (t. VIII, p. 606-608). M. de la Boulaye, connaissant les bruits qui couraient sur son compte, écrivit au ministre pour se justifier. Echangé et entré de lui- même à la Bastille, comme le dit noti'e auteur, le lieutenant de police d'Argenson lui fît subir huit interrogatoires, du 15 jan- vier au 28 février. Renvoyé devant un conseil de guerre, il quitta la Bastille le 12 mars et fut transféré d'abord à Gre- noble, tandis que se faisaient de nouvelles informations, puis à Briançon, où se réunit le conseil de guerre. Ce fut seule- ment en décembre 1709 que le jugement fut rendu; M. de la Boulaye fut condamné à la dégradation, à la détention perpé- tuelle et à la confiscation de ses biens.
2. C'est une erreur. M. de la Boulaye, enfermé à Pierre- Encise, où il resta jusqu'en décembre 1714, fut ensuite exilé à Chaumont-en-Bassigny ; on ignore l'époque de sa mort.
[Mars 1709] DU CHEVALIER DE QUIN'CY. 325
manqué en se rendant trop tôt, le proverbe espagnol est donc vrai, qui dit : Tel homme a été brave dans cette action ; voulant dire par là qu'on n'est pas brave toujours dans toutes les actions de guerre, qu'on l'est plus ou moins^
Je fis pendant l'hiver une très belle recrue, que j'envoyai en Flandres joindre le régiment qui venoit d'y arriver de Dauphiné. Je faisois toujours faire mes affiches pour la cavalerie, non pour tromper, mais pour faire venir les personnes chez moi, à qui je disois sur-le-champ que c'étoit pour l'infanterie. Quelques- uns ne vouloient pas s'engager, et d'autres, voyant ma bonne foi, s'engageoient avec plaisir. C'est ce qui m'arriva à l'égard du fils d'un milord, jeune homme de vingt-deux ans fait à peindre. Lui ayant dit que c'étoit pour l'infanterie, et que je lui donnerois la même paye, et plus, qu'il ne recevroit étant cavaher, et qu'il auroit un cheval de moins à panser, il accepta volontiers ma proposition. Je lui donnois quatre sols par jour de mon argent, sans la paye du Roi. Il me fut recommandé par un seigneur de la cour de Saint- Germain. Il étoit officier dans un régiment anglois qui étoit en Espagne au service de l'Archiduc ; il avoit eu une affaire d'honneur contre un officier de son régiment, qu'il avoit tué : ce qui l'obligea d'abandon- ner l'Espagne et de se réfugier en France. Étant à Paris et n'ayant point d'argent, il fut obligé de s'engager.
1. Déjà dit ci-dessus, p. 3.
326 MÉMOIRES [Juin 1709]
CAMPAGNE DE 1709
ET l'hiver suivant.
Le froid, depuis la veille des Rois^ fut si violent, et il dura si longtemps, que les troupes, tant celles des ennemis que les nôtres, sortirent très tard de leurs garnisons et de leurs quartiers d'hiver pour entrer en campagne. Comme rien ne pressoit, je ne partis de Paris, avec mon ami La Bussière, que le 9 juin, pour nous rendre en Flandres. Nous avions envoyé deux mois auparavant nos chevaux au régiment ; ainsi nous fûmes obligés de nous en aller par le carrosse d'Ar- ras. Une amie de ma maîtresse, qui avoit une terre en deçà de Senlis, lui proposa de venir me conduire dans son carrosse et de coucher dans son château la nuit que le carrosse de voiture^ coucheroit à Senlis : ce que nous acceptâmes très volontiers. Je laissai donc aller le carrosse d'Arras, et je m'en allai avec ces deux dames. Par ce moyen, je passai encore vingt-quatre heures avec une personne que j'aimois tendrement et qui, je puis dire, m'aimoit de même. Enfin il fallut nous séparer. Je partis en poste à la petite pointe du jour pour Senlis; j'y arrivai une heure auparavant que le carrosse en sortît. Je trouvai La Bussière, qui
1. Voyez ci-dessus, p. 321.
2. On a vu, tome I, p. 107, ce que signifiait ce terme.
[Juin 1709J DU CHEVALIER DE QUINCY. 327
me dit : « Mon ami, nous avons de quoi passer notre « voyage agréablement. Deux dames de Bruxelles, « qui s'en retournent dans cette ville, sont de notre « voyage. Elles sont toutes deux fort aimables. Il y en « a une qui est remplie de diamants et de bijoux. « Celle-ci veut absolument nous donner tous les jours « à déjeuner et à goûter. Sa conversation est spiri- « tuelle et des plus amusantes. » J'écoutai ce dis- cours avec assez d'indifférence : je quittois une maî- tresse qui occupoit si fort mon cœur, que rien ne me faisoit plaisir. Dans le carrosse, je faisois semblant de dormir pour rêver à mon aise à la personne que je venoisde quitter. Nous arrivâmes à Pont^, et le dîner se passa sans que je me mêlasse en aucune manière de la conversation.
Pont. — Pont est une petite ville située sur l'Oise, rivière qui prend sa source dans les Ardennes, à deux lieues en deçà de Chimay, et qui, après avoir passé à Guise, à Ghauny, à Noyon, à Compiègne, à Beaumont, va se jeter dans la Seine près de Pontoise.
Cependant, l' après-dîner, me réveillant comme en sursaut, je pris part à la conversation. La dame aux pierreries, une des belles personnes que j'aie vues, me badina infiniment sur le triste et morne silence qui m'avoit occupé jusqu'à ce moment. Je ne lui répli- quois que par monosyllabes, et ce fut ainsi que nous arrivâmes à Gournay, bourg dans un fond.
Gournatj. — Pendant qu'on faisoit le souper, nous fûmes nous promener dans le jardin du château, qui appartenoit à M. Amelot, président à mortier du par-
1. Pont-Sainte-Maxence.
328 MÉMOIRES [Juin 1709]
lement de Paris ^ Je donnai le bras à la dame des bijoux, qui recommença son badinage. Le souper fut très gai; je mangeai assez bien pour un amoureux.
Roye. — Le lendemain, nous dinâmes à Roye, petite ville assez bien située, qui a donné le nom à une ancienne maison qui est fondue dans celle de la Roche- foucauld^.
A une lieue en deçà de Roye, nous trouvâmes Til- loloy^, terre appartenante à la mère de notre colonel^. Le château, l'avant-cour et les écuries sont très bien bâties ; il y a une avenue de tilleuls d'Hollande qui a trois quarts de lieue.
Nous fûmes coucher à un village en deçà de Péronne. Insensiblement, je m'accoutumois aux conversations enjouées de ma pèlerine^. Nous fîmes un très bon souper, qui fut poussé assez loin. Comme il y avoit
1. Le possesseur de ce marquisat, en 1709, était Michel-Jean Amelot, conseiller d'Etat, alors ambassadeur extraordinaire en Espagne, qui mourut en 1724, et qui n'appartint au Parle- ment que comme conseiller, au début de sa carrière. Ce fut son fils, Charles-Michel, mort en 1730, qui fut fait président à mortier en 1712.
2. Par le mariage, en 1557, de Charlotte de Roye, héritière de la branche du Plessis, avec François III, comte de la Roche- foucauld. Les généalogistes font remonter l'ancienne maison de Roye jusqu'au xi* siècle.
3. Dans le département de la Somme, arrondissement de Montdidier, canton de Roye. Une « maison royale », dit M"*^ de Sévigné {Lettres, t. IX, p. 538).
4. M""^ de Boisfranc : ci-dessus, p. 92.
5. « Pèlerin se dit fîgurément et familièrement pour rusé, dissimulé : voilà une bonne pèlerine. ^) [Dictionnaire de Trévoux.) Dans le présent passage, n'aurions-nous pas plutôt le sens de compagne de voyage?
[Juin 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 329
très peu de chambres dans l'hôtellerie où nous étions logés, nous fûmes obligés de coucher tous quatre dans la même chambre, chacun son lit''
Péronne. — Le 12, nous fûmes dîner à Péronne, ville anciennement frontière et une des clefs du royaume. Elle est située dans des marais que la Somme forme. Les bourgeois, en l'absence du gou- verneur et du lieutenant de roi, commandent dans la ville^. Elle est du Santerre. La rivière de la Somme prend sa source à Fervacques, à trois lieues au-dessus de Saint-Quentin ^ Après avoir passé à Ham, à Péronne, à Corbie et à Abbeville, elle va se jeter dans la mer à Saint-Valery.
Bapaume. — Ce même jour, nous fûmes coucher à Bapaume, petite ville très bien fortifiée, dans l'Artois. Les François en sont les maîtres depuis l'année 1 641 , sous le règne de Louis XIIL Sa jurisdiction s'étend fort loin et est très considérable^.
Arras. — Le 13, nous arrivâmes à Arras, grande ville bien fortifiée, située sur la Scarpe, petite rivière qui prend sa source à trois lieues plus bas que Saint- Pol, et qui va se jeter dans l'Escaut près de Mortagne,
1 . Ici encore nous supprimons une anecdote trop soldatesque.
2. C'était en souvenir de la belle résistance des habitants lors du siège de la ville, en 1536, par le prince Henri de Nassau.
3. Fervacques, au xvu^ siècle, n'était déjà plus qu'une ferme dépendant du village de Fonsomme et dans la cour de laquelle bouillonne une source [fervas aquse) qui donne naissance à la Somme; mais, au xi^ siècle, il avait été fondé en cet endroit même une abbaye d'Augustins, qui, plusieurs fois ruinée pen- dant les guerres de religion et pendant celles de la Fronde, avait été transportée en 1648 à Saint-Quentin.
4. Le bailliage comprenait soixante-douze paroisses.
330 MÉMOIRES [Juin 1709]
après avoir passé à Arras, à Douay, aux abbayes d'Anchin, de Marchiennes et de Saint-Amand^ ; cette rivière sépare la Flandre d'avec le Hainaut. L'évèché d' Arras est suffragant de Cambray. Cette ville est à la France depuis l'année 1610. Elle est divisée en deux : la cité, où est bâtie la cathédrale, et la ville, dans laquelle il y a deux places. L'évêque étoit du nom de Sève de Rochechouart ^ et parent de ma première femme ^.
Notre souper ne fut pas si gai qu'à l'ordinaire. Nous devions, le lendemain, quitter pour toujours nos deux dames, elles pour aller à Bruxelles, et nous pour rejoindre le régiment à l'armée. J'appris enfin qui étoit la dame aux bijoux : son mari avoit fourni des fourrages sous le ministère du comte de Bergeyck^, dans le temps que les Espagnols possédoient le Bra- bant et la Flandre espagnole. Comme il étoit dû beau- coup à son mari, elle étoit venue à Paris, où étoit alors le comte de Bergeyck^, pour se faire payer.
Le lendemain 1 4, il fallut nous séparer. Nous nous promîmes fort de nous écrire. Pendant quelques mois
1. Toutes trois abbayes de l'ordre de Saint-Benoît : la pre- mière fondée au xn* siècle, les deux autres dès le vii*^.
2. Guy de Sève, dit de Rochechouart, évêque d'Arras depuis 1670, mort en 1724.
3. Madeleine de Sève, née vers 1678, épousa en premières noces Anne Potier, seigneur de Notre-Dame-du-Parc, puis, en secondes noces, le 28 mai 1714, notre chevalier de Quincy; elle mourut le 2 octobre 1729.
4. Jean de Brouchoven, comte de Bergeyck (1644-1725), avait été trésorier général des finances aux Pays-Bas de 1688 à 1699, et faisait fonction de premier ministre de l'Electeur.
5. D'après Dangeau (t. XII, p. 463), il n'arriva à Versailles que le 6 juillet.
[Juin 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 331
nous exécutâmes nos promesses; à la fin, nous nous sommes oubliés pour quelque temps ^ C'est ce qui arrive ordinairement dans les amours passagers.
Nos domestiques nous amenèrent nos chevaux de bon matin, et nous nous rendîmes à l'armée, qui étoit campée dans la plaine de Lens, dans le même terrain où le Grand Gondé remporta, l'année 1648, une vic- toire signalée sur l'armée espagnole^, commandée par l'archiduc Léopold en personne^ et le comte de Fuen- saldagnc*.
Lens. — La ville de Lens est à cinq lieues d'Arras, à quatre heues de Lille et à trois de Douay. Elle est située sur la petite rivière de Souchet, qui prend sa source à Garency^, près du Mont-Saint-Éloi*^, et elle va se jeter dans le canal de Douay à Lille ^. Elle a une jurisdiction qui est fort étendue. Elle étoit fortifiée anciennement; le maréchal de Gassion^ fut blessé
1. Notre auteur avait écrit toujours, qu'il a corrigé en quelque temps; en effet, il revit cette dame quelques années plus tard.
2. Voyez Y Histoire des princes de Condé, par M. le duc d'Aumale, t. V, p. 226 et suivantes.
3. Léopold-Guillaume (1614-1662), fils de l'empereur Fer- dinand II, évêque de Strasbourg et de Breslau et grand maître de l'ordre Teutonique, était alors gouverneur des Pays-Bas espagnols.
4. Alonzo Ferez de Vivero, comte de Fuensaldana, était capitaine général des Pays-Bas sous l'archiduc.
5. Arrondissement d'Arras, chef-lieu d'une principauté qui a donné son nom à une branche de la maison de Bourbon.
6. Abbaye de chanoines réguliers de l'ordre de Saint-Augus- tin, à une lieue nord-ouest d'Arras.
7. Ou plutôt dans la Deule canalisée.
8. Jean de Gassion, né en 1609, avait servi d'abord sous Gustave-Adolphe, dont il fut un des élèves les plus brillants ;
332 MÉMOIRES [Juin 1709]
mortellement en faisant le siège de cette ville en l'an- née 1 647 ; il mourut de cette blessure quelques jours après, à Arras.
La droite de l'armée étoit appuyée au canal de Douay à Lille, près de Courrières^ la gauche à Cam- brin, près de Béthune^, et le quartier général étoit à Lens, la Bassée à une petite demi -lieue devant le front de nos lignes. Le maréchal de Villars, qui s'étoit chargé avec plaisir du commandement de l'armée de Flandres^, quoiqu'elle devoit être d'un tiers moins forte que celle des alliés, et qu'elle devoit être dis- persée depuis la Sambre jusqu'à la mer, prit toutes les précautions possibles pour s'opposer aux projets des trois plus grands capitaines de l'Europe, le prince Eugène, le duc de Marlborough et M. de Cadogan*. Il fit travailler, dans les endroits où il n'y avoit point de marais et d'inondations, à un bon retranchement, flanqué par des redans avec doubles fossés devant le
il contribua puissamment à la victoire de Rocroy, qui lui valut le bâton de maréchal de France.
1. Aujourd'hui Pas-de-Calais, arrondissement de Béthune, canton de Carvin.
2. Chef-lieu de canton du Pas-de-Calais. Il y a une douzaine de kilomètres entre ces deux localités.
3. Le maréchal de Boufflers avait d'abord eu ce commande- ment; mais il tomba malade à la fin de l'hiver, et Villars fut désigné pour le remplacer, sous Monseigneur, qui devait nomi- nalement commander en chef.
4. Guillaume Cadogan, favori de Marlborough, qu'il n'avait pas quitté depuis 1702, était lieutenant général depuis le 1'''' janvier 1709; il eut en 1714 un titre de comte et le cordon de la Jarretière. Ses talents étaient plus estimés comme diplo- mate que comme général, et la qualification que notre auteur lui accorde ne laisse pas d'étonner.
[Juin 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 333
front de son armée, et il y fit mettre cent pièces de canon*. Dans cette situation, nous attendîmes de pied ferme les ennemis pendant quelques semaines. Gomme le pays n'est que plaine, l'on voyoit d'un coup d'œil toute l'armée, spectacle qui faisoit grand plaisir.
La Bassée. — Nous allions souvent nous promener à la Bassée à pied, ville qui avoit été autrefois très bien fortifiée^. Elle est située sur la Deule, petite rivière qui prend sa source près de cette ville et qui va se jeter dans la Lys vis-à-vis de Warneton^, après avoir traversé Lille. Il m'a été dit que cette place avoit été la cause de la fortune et de l'opulence du grand-père "* du marquis de Broglie et du maréchal de France son frère ^. Anciennement, les gouverneurs des places frontières étoient obligés d'entretenir les troupes de leurs garnisons par les contributions qu'ils tiroient du pays ennemi. Le marquis de Nancré^, gouverneur de la Bassée, ayant représenté à la cour qu'il lui étoit impossible d'entretenir sa garnison avec le peu de contribution qu'il tiroit des pays ennemis, le Roi lui
1. Mémoires militaires, t. IX, p. 34-35.
2. La Bassée est à quatre lieues à l'ouest de Béthune, sur la route de Lille.
3. Localité actuellement en Belgique, sur la rive droite de la Lys, qui forme à cet endroit la frontière française.
4. François-Marie, comte de Broglie, passa au service de France en 1643 et eut un régiment de cavalerie ; maréchal de camp en 1647, il devint lieutenant général en 1650 et mourut en 1656. C'est l'auteur de la branche des Broglie établis en France.
5. Ci-dessus, p. 20 et 42.
6. Claude-Antoine de Dreux, comte de Nancré, lieutenant général en 1672, mort en 1689.
334 MÉMOIRES [Juin 1709]
accorda le gouvernement d'Arras, et il donna celui de la Bassée à M. de Broglie\ qui trouva le moyen, non seulement d'entretenir très bien sa garnison, mais aussi d'amasser des biens immenses^. Il étoit Piémon- tois et très peu aidé de la fortune. Revenons à notre armée.
Quelque temps après que je fus arrivé, le maréchal de Villars fit la revue générale. Comme nous étions de la brigade de Piémont, campée à la droite, dès que notre général eut passé devant notre régiment, je montai à cheval et je le suivis. Je trouvai les troupes de l'armée en bon état, surtout la cavalerie de l'élec- teur de Bavière. Il se passa une chose assez risible pendant la revue. Il faisoit un temps inconstant et fort variable ; la pluie succédoit au soleil, et le soleil succédoit à la pluie. Quand le soleil paroissoit, le maréchal se coiffoit d'un beau chapeau, bordé d'un point d'Espagne d'or, avec une cocarde et un plumet blanc, et, dès que la pluie revenoit, il demandoit à son laquais un vieux chapeau sans plumet et sans cocarde. Il fit cette manœuvre sept ou huit fois, et cela en présence du chevalier de Saint-Georges (Jac- ques III, roi d'Angleterre) 2, de Monsieur le Duc^ et
1. C'est en 1650 que M, de Broglie eut le gouvernement de la Bassée; mais son prédécesseur n'était pas M. de Nancré, qui n'eut d'ailleurs le gouvernement d'Arras qu'en 1679.
2. C'est aussi ce que dit Saint-Simon dans deux Additions à Dangeau.
3. Jacques-François-Edouard Stuart, fils de Jacques II, avait été reconnu roi d'Angleterre par Louis XIV en 1701. Il servait comme volontaire dans l'armée de Villars. [Mémoires de Saint- Simon, éd. 1873, t. VII, p. 86 et 100.)
4. Louis III de Bourbon-Condé, duc de Bourbon (1668-1710);
[Juin 1709J DU CHEVALIER DE QUINCY. 335
de tous les seigneurs qui les suivoient. Gela nous parut crasseux^ et indécent.
Pendant tout le temps que nous restâmes dans ce camp, les généraux de l'armée des alliés lui firent faire plusieurs marches et contre-marches pour tâcher de surprendre le général françois, qui resta toujours ferme dans la situation où il a voit posté ses troupes.
Le 24, nous apprîmes enfin que les ennemis mar- choient sur trois colonnes pour venir nous attaquer-. La première étoit commandée par le prince Eugène, elle venoit sur la Bassée ; la seconde, commandée par milord Marlborough, marchoit le long du canal de Douay, et la troisième par la plaine de Pont-à-Marcq^. La première devoit attaquer nos lignes de la plaine de Lens vis-à-vis la Bassée : ainsi nous aurions eu affaire contre elle. La seconde devoit faire son attaque au Pont-à-SaultS et la troisième près de Berclau^ près dudit canal.
Notre armée se mit en bataille dans le dessein de les bien recevoir. Toutes nos troupes avoient une envie extraordinaire d'en venir aux mains. Mais leur fière contenance et les savantes dispositions du maré- chal de Villars empêchèrent les ennemis d'exécuter leurs projets. On peut dire, à la louange de notre général, qu'il avoit pris si bien ses mesures et que
il avait épousé une fille de Louis XIV et de M-^^ de Montespan.
1. « On dit aussi crasseux pour sordidement avare. » (Dic- tionnaire de Trévoux.)
2. Mémoires militaires, t. IX, p. 33.
3. Chef-lieu de canton de l'arrondissement de Lille.
4. Localité que les cartes n'indiquent pas ; c'était sans doute un pont sur le canal de la Bassée.
5. Billy-Berclau, à trois kilomètres est de la Bassée.
336 MÉMOIRES [Juin 1709]
ses dispositions étoient si parfaites, que milord Marl- borough et le prince Eugène jugèrent qu'ils perdroient la plus grande partie de leurs troupes, s'ils nous atta- quoient dans nos lignes, d'autant plus que le maré- chal de Villars s'étoit attiré la confiance du soldat.
Le 25, ayant appris que les généraux ennemis avoient pris le parti de se retirer, il leur fit dire par un de leurs trompettes, qui étoit venu dans notre camp dans le dessein peut-être de reconnoître notre contenance, qu'il étoit bien fâché qu'ils se fussent arrêtés au milieu de leur marche ; que, s'il ne s'agis- soit, pour avoir le plaisir de les voir, que de faire raser les lignes qui étoient devant son armée, il les feroit disparoître promptement. Les officiers généraux des deux armées regardèrent ce propos comme une véritable fanfaronnade. Il étoit connu de tout le monde pour un homme accoutumé à tenir de pareils discours.
Les ennemis, après avoir pris le parti de la retraite, mirent leur droite à la Lys et leur gauche à la Deule. Pour nous, contents de ce qu'ils n'avoient pas osé nous attaquer, nous restâmes dans notre même situa- tion, toute l'armée sur une seule ligne, excepté quelques escadrons de distance en distance, qui ser- voient de corps de réserve. Presque toute notre cava- lerie étoit campée près de Douay, par rapport aux fourrages, aux ordres du chevalier de Luxembourg^.
Après la retraite des ennemis, ils envoyèrent un gros détachement pour s'emparer de l'abbaye de Saint- Amand, située, comme il est dit ci-dessus^, sur la Scarpe.
1. Mémoires militaires, t. IX, p. 34.
2. Ci-dessus, p. 330.
[Juillet 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 337
Enfin, les généraux des ennemis ne voulant point laisser une armée aussi formidable que la leur inutile, ils prirent le parti d'entreprendre le siège de Tour- nay, place des plus considérables de toute la Flandre, non seulement par rapport à sa situation, mais aussi par rapport aux fortifications de la ville et de la cita- delle, qui est une des plus fortes de l'Europe ^ Gomme ils étoient bien instruits qu'il y avoit très peu de vivres et encore moins d'argent, ils ne balancèrent point d'en faire le siège. Le marquis de Surville, de la maison d'Hautefort-, qui s'étoit très distingué l'an- née auparavant pendant le siège de Lille, fut nommé par le Roi pour défendre cette place. M. Dolet, lieute- nant de roi de la ville^, et M. de Ravignan*, tous deux maréchaux de camp, étoient sous ses ordres avec onze bataillons, deux escadrons de dragons, deux de cavalerie, huit cents invalides, cent mineurs et cent canonniers. Milord Marlborough se chargea du siège, et le prince Eugène de l'armée d'observation,
1. Il y a une description des fortifications et de la citadelle de Tournay dans le Grand Dictionnaire géographique de Bruzen de la Martinière.
2. Louis-Charles d'Hautefort, tome I, p. 81.
3. Renaud Dolet était capitaine de grenadiers au régiment de Navarre, lorsque, en 1695, les blessures qu'il avait reçues l'ayant mis dans l'impossibilité de continuer à servir, on lui donna la majorité de la citadelle de Tournay, puis la lieute- nance de roi de cette ville ; nommé maréchal de camp en mai 1709, il mourut en 1713, gouverneur de Montlouis.
4. Joseph de Mesmes, marquis de Ravignan (1670-1742), avait été colonel du régiment de Foix ; sa belle conduite à la défense de Lille le fit nommer maréchal de camp en novembre 1708, et il devint lieutenant général en 1718.
II 22
338 MÉMOIRES [Juillet 1709]
qui mit la droite au pont de Tressin* et la gauche entre Saint- Amand et Mortagne.
Dès que le maréchal de Villars fut informé du véri- table dessein des généraux ennemis, il fit, le 218, lever le camp de son armée pour la faire camper entre Denain, où il appuya sa droite, et sa gauche à l'abbaye de Marchiennes.
Denain. — Le bourg de Denain, où il y a une abbaye^ dont le chapitre est composé d'une abbesse et de quinze chanoinesses qui font des preuves de noblesse comme à Mons et à Maubeuge, est situé sur l'Escaut, rivière qui prend sa source à Beaurevoir, près le Gatelet, et qui, après avoir passé à Cam- bray, à Bouchain, à Valenciennes, à Gondé, à Mor- tagne, à Tournay, à Oudenarde, à Gand, à Dender- monde, à Anvers, va se jeter dans l'Océan par deux branches .
Une partie de l'armée, dont nous étions, traversa Douay pour se rendre dans le nouveau camp. Nous y restâmes pendant le siège de Tournay; nous avions devant nous Valenciennes, et Bouchain derrière nous. Le marquis de la Frézelière^, lieutenant général, ami et parent de notre famille, commandoit un camp
1. Département du Nord, arrondissement de Lille, canton de Launoy.
2. Tome I, p. 36.
3. Jean-François-Angélique Frézeau, marquis de la Fréze- lière (1672-1711), avait eu une lieutenance générale d'artillerie en survivance de son père ; brigadier en 1702, il avait com- mandé, de 1703 à 1707, une partie de l'artillerie de l'armée d'Allemagne. Boufflers le demanda pour coopérer à la défense de Lille, et il fut fait lieutenant général à la suite du siège.
[Juillet 1709J DU CHEVALIER DE QUINCY. 339
volant sous Valenciennes, à l'abbaye de Saint-Sauve*. Les troupes qui le composoient étoient destinées à défendre cette dernière place en cas de siège. Je fus le voir pour le prier de servir volontaire sous ses ordres, s'il étoit assiégé. Il fut charmé du dessein que j'avois, et il me promit de me demander au maréchal; mais j'en fus pour ma bonne volonté, comme il se verra dans la suite.
Prise de Warneton. — Le 5 juillet, nous apprîmes que M. d'Artagnan, lieutenant général, ayant sous ses ordres MM. de Vieuxpont^ et de Gonflans^, maréchaux de camp, avoit fait attaquer, le jour d'auparavant, par les brigades de Navarre^, de Gharost^ et de Lan- noy^, soutenues par neuf escadrons de dragons et quatre de cavalerie, Warneton, petite ville située sur
1. Abbaye bénédictine fondée dès le vin* siècle, sur le bord de l'Escaut.
2. Guillaume-Alexandre, marquis de Vieuxpont, mort en 1728, avait été lieutenant-colonel du régiment de Bourbon; fait brigadier en 1702, il reçut le grade de maréchal de camp en 1704, après la bataille d'Hochstedt, et devint lieutenant général en 1710.
3. Jean-Chrétien de Watteville, marquis de Conflans, avait été nommé maréchal de camp en même temps que M. de Vieuxpont, et il sera fait aussi lieutenant général en 1710; il avait eu un régiment de cavalerie dès 1694.
4. Ce régiment, le quatrième des vieux corps, avait pour origine le régiment des gardes du roi de Navarre ; son colo- nel, depuis le 16 février 1709, était le marquis de Gassion.
5. C'est le régiment de Dauphiné que commandait depuis 1702 le marquis de Charost, Louis-Joseph de Béthune.
6. Louis-Auguste, comte de Lannoy, était depuis 1702 colo- nel d'un régiment de son nom, qui fut incorporé dans celui de Piémont en 1714.
340 MÉMOIRES [Juillet 1709]
la Lys et au delà, dans laquelle il y avoit environ deux mille hommes, pendant que le chevalier de Pezeux^ maréchal de camp, et M. du Buisson^, brigadier, qui étoient partis d'Ypres à la tête de deux mille cinq cents hommes, l'attaquoient par un autre côté ; qu'a- près quelques décharges de six pièces de canon qu'on avoit fait venir d'Ypres, il avoit fait donner l'assaut; que la plus grande partie de cette garnison avoit été tuée et noyée, excepté huit cents hommes qui avoient été faits prisonniers avec le commandant, un colonel, un lieutenant-colonel et une trentaine d'officiers; que, l'affaire finie, M. d'Artagnan, après avoir fait enlever les magasins de blé et de farine, avoit fait raser les retranchements et abattre les murailles, et qu'il s'étoit retiré si à propos, que le gros corps de troupes, aux ordres du général Wilkers, que le prince Eugène avoit envoyé pour le combattre, arriva trop tard. Cette action fit beaucoup d'honneur à M. d'Artagnan ^
Le 8 juillet au soir, la nouvelle vint au camp que les ennemis avoient ouvert la tranchée, la nuit du 7 au 8, à trois endroits devant la ville de Tournay^
Le prince Eugène envoya, le 18 juillet, six cents
1- Clériadus de Pra-Balesseau, chevalier, puis vicomte de Pezeux, colonel d'infanterie en 1695 et de dragons en 1702, avait servi en Italie jusqu'en 1706, et était maréchal de camp de la promotion de mars 1709.
2. C'était un Suisse, colonel réformé que le Roi avait fait bri- gadier en avril 1706; il fut blessé grièvement à cette attaque de Warneton.
3. Mémoires militaires, t. IX, p. 50-51; Histoire militaire de Quincy, t. VI, p. 159-160.
4. On pensait que Tournay résisterait trois mois, et que, par
[Juillet 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 344
grenadiers, soutenus par dix bataillons et quinze esca- drons, pour s'emparer de Marchiennes, oii nous n'avions que six cents hommes aux ordres de M. de Creny^ capitaine au régiment de Navarre, officier de distinction, et qui s'étoit attiré la confiance du maré- chal de Villars. Le comte d'Angennes, brigadier des armées du Roi^, ayant appris que cette petite ville alloit être attaquée, y marcha promptement à la tète de sa brigade, sans aucun ordre, et il fut suivi après par deux régiments de dragons. Les ennemis s'em- parèrent d'abord d'un poste proche la ville; mais l'officier général chargé de cette expédition, faisant réflexion que cette petite place pouvoit être défendue par toute notre armée, jugea à propos de se retirer. Il fît parfaitement bien ; car il auroit été très bien reçu. Deux jours après, je me rendis à Marchiennes. Je fus voir l'abbaye, qui a été fondée par une sœur du grand Clovis^. Je montai sur la grosse tour de l'éghse, d'où nous apercevions les deux armées, celle des ennemis et la nôtre. Si le spectacle de voir dans la
conséquent, les ennemis ne pourraient entreprendre rien d'autre cette campagne. [Mémoires militaires, t. IX, p. 41.)
1. Louis-Adrien de Creny, d'une famille de Normandie.
2. Charles d'Angennes de Poigny, colonel d'un régiment d'infanterie, était brigadier depuis le mois de juin 1708; il avait reçu à Oudenarde une grave blessure, et fut tué à Mal- plaquet, à l'âge de trente ans. Il avait épousé la fille de M. Des- maretz de Vaubourg, frère du contrôleur général. C'était un homme très estimé, quoique bègue. [Mémoires de Sourches, t. XII, p. 64.)
3. D'après la Gallia christiana, t. III, p. 393, cette abbaye ne fut fondée qu'en 643.
342 MÉMOIRES [Juillet 1709]
plaine de Lens notre armée d'un seul coup d'œil nous faisoit plaisir, celui de voir à vu d'oiseau deux armées si formidables, qu'une petite rivière séparoit, nous donna beaucoup plus d'admiration. Je ne pus m'empècher de faire des réflexions touchant le triste état d'un pays obligé de contenir tant de troupes. Quelle cruelle désolation ! N'y aura-t-il jamais de bornes à l'ambition des princes? Seront-ils toujours les tyrans des peuples, et non leurs pères?
Le 24 juillet, le marquis de Nangis, maréchal de camp^ le chevalier d'Albergotti, brigadier^, et M. de Montaran ^, capitaine aux gardes, attaquèrent par trois endroits différents, à la tête de cinq cents grenadiers, l'abbaye d'Hasnon*, située sur la rive droite de la Scarpe, dans laquelle il y avoit deux cents hommes,
1. Louis-Armand de Brichanteau était maréchal de camp depuis le 19 juin 1708. C'était alors « le favori des dames » et « la fleur des pois » de la cour; mais il devait devenir en 1741 un « fort plat maréchal de France. » [Mémoires de Saint- Simon, t. XII, p. 17 et 271.)
2. Jacques, chevalier d'Albergotti, neveu (Dangeau dit : frère) du lieutenant général, était lieutenant-colonel du régi- ment de son oncle, et brigadier depuis novembre 1704. [Chro- nologie militaire de Pinard, t. VIII, p. 159.)
3. Michel Michau de Montaran, d'une famille de Bretagne, reçut une grave blessure à Malplaquet, et parvint, en 1719, au grade de brigadier; il mourut le 30 juin 1731, à cinquante- six ans. Il était, dit Saint-Simon [Mémoires, t. XVI, p. 100), « estimé dans son métier, fort gros et fort honnête joueur, et par là mêlé depuis longtemps avec le meilleur et le plus grand monde. »
4. Abbaye mixte d'hommes et de femmes, fondée dans le diocèse d'Arras à la fin du vu" siècle; elle fut, au xi% donnée aux religieux de l'ordre de Saint-Benoît. C'est aujourd'hui une
[Juillet 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 343
qui furent tous sabrés ou faits prisonniers'. Nous perdîmes dans cette attaque douze grenadiers et le chevalier d'Albergotti, qui fut beaucoup regretté ; il promettoit beaucoup.
Le 23, le camp volant de M. d'Artagnan et celui de M. de Puyguyon^ arrivèrent à notre armée.
Ce jour-là, je fus voir, sur les quatre heures après dîner, le maréchal de Villars ; il n'y avoit que deux personnes avec lui. Un quart d'heure après, il nous dit : « Messieurs, je vais rendre visite au chevalier « de Saint-Georges. » Nous le suivîmes. Nous trou- vâmes ce prince avec cinq ou six personnes de sa nation; il nous ordonna de nous asseoir. Nous res- tâmes une bonne heure avec lui. Sa conversation tomba et roula beaucoup sur la ville de Londres, et, touchant le grand froid que nous avions essuyé en France pendant le dernier hiver, il nous dit que, pendant un certain hiver, la Tamise avoit été prise, ce qui étoit une marque que le froid de cette année avoit été plus violent que celui de 1709, puisque cette rivière ne l'avoit point été pendant l'hiver dernier. Il nous parut qu'il se faisoit un plaisir de parler d'une nation à qui certainement sa maison n'avoit point d'obligation. Le maréchal parla ensuite sur les ma-
commune du canton de Saint-Amand, arrondissement de Valenciennes.
1. Mémoires militaires, t. IX, p. 66-67; Mémoires de Sourches, t. XII, p. 19.
2. François de Granges de Surgères, marquis de Puyguyon, avait eu un régiment de cavalerie dès 1691 ; maréchal de camp en 1704 et lieutenant général en juin 1708, il ne servit plus après Malplaquet.
344 MÉMOIRES [Juillet 1709]
nœuvres de guerre : « Je chercherai, lui dit-il, les « occasions de combattre les alliés, malgré la supé- « riorité de leurs troupes, dans une belle place, dans « laquelle je pourrai faire manœuvrer mon infanterie « la baïonnette au bout du fusil, et, par ce moyen, « je suis presque assuré de la victoire. » Discours dont il auroit dû se ressouvenir lorsque l'armée du Roi marcha à Malplaquet pour s'approcher de celle des ennemis.
Le lendemain, un de mes amis, lieutenant au régi- ment de la Marine, vint me voir. Il me dit que le marquis de Fervacques, colonel du régiment de Pié- mont*, lui avoit donné une compagnie dans son régi- ment. « Vous allez avoir bien des affaires : tous les « lieutenants voudront en découdre avec vous, » lui répondis-je. — « Je m'y attends, » me répondit-il avec un air gai. Ce jeune homme n'avoit que dix-huit ans. Le jour suivant, il entra de bonne heure dans ma tente; sa contenance étoit fort tranquille. « Ces mes- « sieurs, me dit-il, sont venus au nombre de six, de « bon matin, pour me faire le compHment dont vous « m'aviez prévenu. J'en ai mis deux sur le carreau, « et ensuite je leur ai tenu ce discours : « Quoi, Mes- « sieurs! vous prétendez que je me batte contre tous « les lieutenants de trois bataillons? Je vous ai fait c( voir que j'étois digne d'entrer dans votre régiment.
1. Anne-Jacques de Bullion (1679-1745) avait eu d'abord le régiment de Bassigny, puis celui de Piémont en 1705; briga- dier en 1710, il recevra le gouvernement du Maine et du Perche en 1715, l'ordre du Saint-Esprit en 1724, enfin le grade de lieutenant général en 1738.
[Juillet 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 345
« En voilà deux par terre, qui mordent la poussière; « c'est assez. Le premier qui sera assez hardi pour « venir se battre contre moi, je lui casserai la tête « avec un pistolet. » Les quatre autres ne jugèrent « pas à propos de s'exposer témérairement; mais, en « s'en allant, le troisième me dit : Je vous trouverai « ailleurs, et sans être armé d'un pistolet. » Ce com- bat fit tant de bruit, que le marquis de Fervacques en fut informé dans le moment. Il ordonna les arrêts aux lieutenants, et sur-le-champ il en écrivit à la cour. Les malheureux lieutenants furent cassés. Quels reproches M. de Fervacques ne devoit-il pas se faire? ôter le pain, et, pour ainsi dire, l'honneur à de braves officiers ! Il est à présumer que ce colonel avoit tiré de l'argent du père du jeune homme. Le Roi et le ministre de la guerre devroient-ils souffrir une telle injustice?
Le 29, au matin, la nouvelle vint au camp que la ville de Tournay avoit capitulé après vingt jours seu- lement de tranchée ouverte^; on s'attendoit à une défense plus opiniâtre. Bien des gens sont excellents en second; mais, lorsque quelques affaires roulent sur leur tête, on ne trouve plus les mêmes per- sonnes^. C'est ce qui arriva à M. de Surville dans la
1. C'est le 28 juillet au soir que M. de Surville battit la cha- made, et la capitulation pour la ville fut signée le 29. M. de Surville se retira dans la citadelle avec ce qui restait de la garnison. [Mémoires militaires, t. IX, p. 69; Histoire militaire de Quincy, t. VI, p. 169-70; Gazette, p. 382-383; Gazette cV Amsterdam, n°^ lxii, lxiii et lxv; Journal de Dangeau, t. XIII, p. 1-2; Mémoires de Sourches, t. XII, p. 23.)
2. Le frère de notre chevalier, dans son Histoire, n'est pas aussi sévère pour M. de Surville ; il reconnaît au contraire qu'il
346 MÉMOIRES [Août 1709]
défense de la ville et de la citadelle de Tournay, lui qui s'étoit si fort distingué, l'année d'auparavant, au siège de Lille, sous les ordres du maréchal de Boufflers.
Pendant que les ennemis faisoient le siège de la citadelle de Tournay, le maréchal de Villars fit toutes les dispositions possibles pour empêcher que les alliés ne fissent d'autres conquêtes après qu'elle se seroit rendue. Il distribua toutes ses troupes derrière les lignes et les inondations que nous avions faites pen- dant l'espace de dix-huit lieues. Nos lignes commen- çoient à l'Escaut, et elles s'étendoient jusqu'à Saint- Venant^ sur la Lys. Il se mit à portée de se rendre plus tôt à Mons que les ennemis. Pour nous, nous étions toujours de la grande armée, composée de soixante et quatorze bataillons et environ de cent vingt-cinq escadrons, dispersés derrière l'infanterie, notre droite à Denain et notre gauche vers Mar- chiennes, comme il a été dit ci-dessus.
Le 4 septembre, nous apprîmes que la citadelle de Tournay avoit été obligée de se rendre le jour d'aupa- ravant, et que, faute de vivres, les officiers généraux
fit une belle défense avec une garnison trop faible pour une place aussi vaste, et en présence d'une armée assez nombreuse pour qu'on pût faire monter chaque jour la tranchée par des détachements plus forts que la garnison tout entière. Les trois brèches faites au corps de la place étaient praticables, et le fossé comblé depuis le 27.
1. Petite ville forte au nord-ouest de Béthune. La disposi- tion et l'étendue de ces lignes, ainsi que la répartition des troupes qu'elles protégeaient, sont exposées en détail dans V Histoire militaire, t. VI, p. 171-175.
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 347
et particuliers et toutes les troupes qui composoient cette garnison avoient été faits prisonniers de guerre ^ .
Dès que le maréchal de Villars fut informé de la nouvelle conquête que les alliés venoient de faire, il redoubla ses attentions, d'autant plus qu'il étoit per- suadé, vu la supériorité de leurs troupes, qu'ils entre- prendroient encore quelques sièges. Il ne se trompa point ; car il apprit que la capitulation n'avoit pas été si tôt signée, que le prince Eugène et Marlborough avoient envoyé un corps considérable de cavalerie et de grenadiers en croupe pour occuper le passage de la Haine^, et ensuite marcher à Mons pour l'investir^. On battit la générale, ce même jour, dans notre armée, et on se mit en état de marcher.
Auparavant de continuer cette relation, il est néces- saire de dire que nous fîmes dans ce camp la réjouis- sance de la victoire que le comte du Bourg ^ a voit remportée, le 26 août, sur le comte de Mercy^ à
1. Mémoires militaires, p. 84-86 et 342-343; Histoire mili- taire de Quincy, p. 176-183; Dangeau, t. XIII, p. 27-28; Sourches, t. XII, p. 53; Gazette, p. 442; Gazette d'Amster- dam, n°' lxxi à lxxiii.
2. Rivière qui passe au nord de Mons, traverse Saint-Ghis- lain et se jette dans l'Escaut à Condé.
3. Mémoires militaires, t. IX, p. 87.
4. Léonor-Marie du Maine, comte du Bourg (1655-1739), était lieutenant général depuis 1702 et commandait un corps séparé en Alsace. Il devint maréchal de France en 1725.
5. Claude-Florimond, comte de Mercy, petit-fils du Mercy tué à Nordlingue, avait longtemps servi en Hongrie et pris part aux campagnes d'Italie (1702-1705) et du Rhin (1706-1708) ; il était depuis 1708 feld-maréchal-lieutenant. Il fut tué près de Parme en 1734.
348 MÉMOIRES [Sept. 1709]
Rumersheim, dans la Haute-Alsace^ 11 y avoit long- temps que ce plaisir nous étoit arrivé. Le maréchal de Villars, en apprenant cette nouvelle, dit tout haut assez imprudemment : « Le comte du Bourg com- « mence donc à tirer Tépée. Je lui en fais mon com- « pliment. » On trouva cette plaisanterie très mau- vaise et dite très mal à propos. Reprenons le fil de notre discours.
Gomme le maréchal n'étoit pas instruit tout à fait du parti que les alliés alloient prendre, car ils pou- voient marcher du côté de Béthune, ou marcher à Valenciennes, il nous laissa l'espace de vingt-quatre heures dans notre camp de Denain, toujours prêts à abandonner ce camp, et nos équipages chargés. Enfin, le 5, nous nous mîmes en marche, et, après avoir passé l'Escaut sur plusieurs ponts à Denain, nous nous rendîmes, pendant une pluie continuelle, à Quiévrain ^, petit bourg situé sur la petite rivière de Honnelle^, qui prend sa source au-dessus de
1. Localité de l'ancien département du Haut-Rhin, arrondis- sement de Colmar, canton d'Ensisheim. — H y a des relations détaillées de ce combat dans la Gazette, p. 429-432, et dans les Mémoires de Sourches, t. XII, p. 46-50. M. de Mercy, blessé, se sauva à Bâle, abandonnant ses équipages aux mains des Français, qui y trouvèrent une cassette remplie de papiers fort compromettants pour la cour de Vienne et pour des membres de la noblesse de Franche-Comté, au dire de Saint- Simon (t. VII de 1873, p. 89-94). M. du Bourg reçut en récom- pense le collier des ordres.
2. Petite ville du Hainaut, entre Valenciennes et Mons.
3. Elle s'appelle indifféremment la Honnelle ou le Honneau, comme nous le verrons plus loin.
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 349
Bavay * et va se jeter dans l'Escaut presque vis- à-vis de Gondé. Nous y arrivâmes à dix heures du soir.
Le lendemain 6, nous décampâmes de Quiévrain. Notre colonne marchoit par le grand chemin de Valen- ciennes à Mons. A une demi-lieue de notre camp, nous vîmes paroître un carrosse à six chevaux, dans lequel il y a voit M. de "* et sa femme, qui nous dirent que nous arriverions trop tard, que les ennemis occu- poient déjà les hauteurs d'en deçà de Mons. Le sieur de ***, homme de fortune, étoit François, et attaché à la cour de Bavière par le jeu. Il est devenu ensuite major général de bataille dans les troupes de l'Élec- teur. Il venoit de Mons avec un passeport des enne- mis. Cette nouvelle nous fit faire halte. Après avoir mangé un morceau, je fus me promener le long des bataillons. Quelle fut ma surprise! j'aperçus le maré- chal de Boufflers, qui nous dit gracieusement : « Mes- « sieurs, vous êtes sans doute étonnés de me voir. « Je viens servir volontaire aux ordres du maréchal « de Villars et prendre part à la gloire que vous allez « bientôt acquérir. » Ce discours nous fit entendre que nous aurions bientôt une bataille : ce qui arriva quelques jours après, comme je le dirai dans la suite. Nous apprîmes depuis que, le maréchal de Villars ayant demandé au Roi un second pour une affaire générale, S. M. avoit jeté les yeux sur M. de Boufflers, qui, quoique plus ancien maréchal de France que M. de Villars, s'étoit offert comme un bon citoyen à
1. Bourg du Hainaut qui remplace une très ancienne ville, capitale des Nerviens, détruite au v^ siècle par les Barbares.
350 MÉMOIRES [Sept. 1709]
servir en second sous ce dernier, action d'un ancien et véritable Romain*.
On fit retourner les troupes à Quiévrain, où nous campâmes. Dans le temps que mes domestiques éle- voient ma tente, j'aperçus deux officiers de cavalerie qui se battoient, le pistolet à la main. Us tirèrent cha- cun leur coup ; il y en eut un qui tomba roide mort, et l'autre donna promptement des deux et disparut à nos yeux. Un moment après, l'on vint enlever le malheureux; il étoit capitaine de cavalerie.
Le soir, il y eut un grand conseil de guerre chez le maréchal de Villars, où tous les officiers généraux furent appelés. J'en vis sortir le marquis d'Hautefort, lieutenant général, qui étoit très en colère de ce que le maréchal de Villars ne vouloit pas qu'il commandât l'aile droite de la seconde ligne, en cas de bataille, quoique son rang d'ancienneté lui donnoit ce com- mandement.
Le lendemain 7, nous séjournâmes.
Le 8, l'armée se mit en marche, en remontant l'Honneau^, que nous laissâmes sur notre droite. Nous fîmes environ deux lieues, et nous campâmes, l'Hon- neau derrière nous. Ce même jour, le maréchal de Villars envoya reconnoître la disposition de l'armée ennemie par M. de *" à la tête d'un gros détachement
1. M. de Bou£Qers partit de Versailles le 2 septembre. Saint- Simon [Mémoires, t. VII de 1873, p. 82-86) qualifie l'action du maréchal dans les mêmes termes que notre auteur, et insiste surtout sur l'union et la bonne entente qui régnèrent entre les deux généraux. On peut voir aussi les Mémoires de Villars, éd. Vogiié, t. III, p. 66-67.
2. C'est la même rivière que l'Honnelle, ci-dessus, p. 348.
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 351
de cavalerie. Cet officier eut le malheur de tomber dans une embuscade des ennemis. Les troupes de son détachement furent presque toutes tuées ou faites pri- sonnières. Le soir (mon Dieu, pardon!), malgré le bruit d'une bataille, j'eus une affaire de galanterie avec mon hôtesse, qui étoit fort jolie.
Bataille de Malplaquet^ . — Le 9, l'armée se mit en marche deux heures avant le jour, sans avoir battu la générale et sans avoir sonné le boute-selle. Les troupes marchoient sans faire le moindre bruit; tous les offi- ciers généraux étoient chacun dans leur poste respec- tif. Ces messieurs faisoient aux officiers particuliers beaucoup de politesses et de gracieusetés : ce qui nous fit comprendre que certainement nous serions bien- tôt aux mains avec les ennemis. J'ai toujours remar- qué qu'ils sont plus gracieux ces jours-là que les autres. L'infanterie marchoit sur deux colonnes, ayant cha- cune une brigade d'artillerie à leur tête, et la cavale- rie sur deux autres colonnes, chacune une brigade de dragons à la leur.
'D'
1. On peut comparer ce qui va suivre au l'écit, plus com- plet et d'un caractère plus général, que le frère de notre auteur a inséré dans son Histoire militaire, t. VI, p. 186-198. On trouvera dans les pièces des Mémoires militaires, t. IX, p. 345-377, des lettres de MM. de Villars, de Boufflers, de Contades, de Broglie, d'Artagnan, et diverses relations, notam- ment celle qui est tirée de l'Histoire du prince Eugène. L'ex- posé de la Gazette, p. 451-452 et 454-456, est insignifiant; celui de la Gazette d' Amsterdam (n°^ lxxv-lxxvii) présente plus d'intérêt. L'atlas des Mémoires militaires contient un très bon plan de la bataille. Il faut voir aussi les Mémoires de Vil- lars, t. III, p. 69-73, ceux de Saint-Simon, éd. 1873, t. VII, p. 98-104, et Villars d' après sa correspondance, par M. le mar- quis de Vogiié, t. I, p. 350-380.
352 MÉMOIRES [Sept. 1709]
Ce fut de cette manière que nous arrivâmes, sur les dix heures du matin, aux deux débouchés de Mal- plaquet, sans que les ennemis fussent informés en aucune manière de notre marche sur eux^. Toute leur cavalerie étoit au fourrage, et leur infanterie en maraude; mon tambour m'amena, pendant la marche, six maraudeurs. Dès que la brigade fut vis-à-vis de la grande trouée (elle marchoit à la tète de la colonne de la gauche), je m'avançai au petit galop au delà. J'aper- çus d'un seul coup d'œil toute l'armée ennemie cam- pée, dont les tentes étoient toutes tendues. Je n'y voyois aucun mouvement; une tranquilhté étoit répandue dans tout leur camp, leur droite entre le village de Sars et le moulin de ce nom, qui étoit derrière, et leur gauche au village d'Aulnoye^. Je restai quelque temps dans cet endroit. J'eus tout lieu de remarquer à mon aise que, si le maréchal de Villars vouloit profiter de la négligence des généraux ennemis, il obtiendroit sans beaucoup de peine une victoire assurée. En m'en retournant, je trouvai nos hussards qui galopoient du côté d'où je venois, et, un moment après, le marquis de Dreux, qui me dit : « D'où venez-vous, cheva- « lier? j) Après que je lui eus fait le détail de ce que je venois de voir : « Eh! mon Dieu! me répliqua-t-il, « quoi! le maréchal ne profitera-t-il point de cette « occasion? En un moment de temps, son armée pas- ce seroit les deux trouées, et elle tomberoit sur l'ar-
1. Sur les dispositions préliminaires de la bataille, on peut voir les Mémoires militaires, p. 91-95.
2. Sars-la-Bruyère et Aulnoye ou Aulnoit sont aujourd'hui en Belgique, tandis que Malplaquet, hameau de la commune de Taisnières-sur-Hon, est français.
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 353
« mée ennemie, qui est toute dispersée, et qui ne s'at- « tend point à notre rapide marche. » — « Mais, « Monsieur, poursuivis-je, ce seroit à vous à lui en « parler. » — « Bon! » dit-il en secouant la tête; et il ne me répliqua pas autre chose. En allant rejoindre le régiment, je vis le maréchal de Villars assis sous un arbre, environné de plusieurs officiers généraux debout; il examinoit une carte, apparemment du pays. Grand Dieu ! Étoit-ce le temps d'examiner une carte?
Le prince Eugène et le duc de Marlborough profi- tèrent promptement, en grands capitaines, de leurs fautes, ou plutôt de celle de notre général. Ils firent avancer, non seulement ce qu'il leur restoit de troupes de leur armée, quoique très foibles par les raisons .énoncées auparavant, mais aussi leurs canons, vis-à- vis les trouées, et ils en imposèrent si bien au maré- chal, qu'il ne songea plus qu'à se mettre sur la défen- sive. Faute irréparable, il s'imaginoit que ces messieurs l'alloient attaquer^ ! Je suis persuadé que, si le duc de Vendôme s'étoit trouvé dans une pareille occasion, il en auroit bien profité à la gloire du Roi et de la nation.
Disposition de Vannée française. — Le maréchal de Villars appuya la droite de son infanterie au bois de la Lanière, avec ordre aux troupes de faire beau- coup d'abatis devant elles et sur leurs flancs : ce qu'elles firent, et elles mirent par là leur droite en sûreté. Ensuite l'infanterie fut postée derrière des haies, dans des fonds qui prenoient depuis ce bois et qui s'étendoient jusqu'à une petite hauteur, où le
1. Histoire militaire de Quincy, p. 190.
II 23
354 MÉMOIRES [Sept. 1709]
centre de l'infanterie fut placé, et toute notre cavale- rie derrière, sur plusieurs lignes. Ce terrain élevé con- tinuoit presque vis-à-vis le bois de Sars et avoit en avant la grande trouée ^ La gauche de l'infanterie fut postée dans la lisière du bois de Sars et au bord de la grande trouée, jusqu'à un marais qu'on croyoit impraticable, et elle avatiçoit en pointe sur l'ennemi : ainsi cette aile faisoit une manière de potence. Cette position fut en partie cause de la perte du champ de bataille; car le marais se trouva très praticable.
Faisons ici une petite réflexion. Je remarque que nous avons perdu presque toutes nos batailles faute aux généraux de ne pas reconnoître leurs terrains. A Hochstedt, on s'étoit persuadé que le marais qui étoit devant le centre de notre armée étoit impraticable; cependant ce fut par cet endroit que nous fûmes bat-< tus^. A Ramillies, le duc de Marlborough, sachant précisément que le marais qui étoit devant la gauche de l'armée de Villeroy étoit impraticable, fît passer l'aile droite de la première et de la seconde ligne de sa cavalerie pour fortifier sa gauche : ce qui le mit en état de forcer et de battre notre droite, pendant que le maréchal de Villeroy laissa tranquillement toute sa cavalerie de la gauche immobile vis-à-vis ce marais^. Quelle stupidité et quelle ignorance! Enfin, à Malpla- quet, on appuya, comme je l'ai dit ci-dessus, la gauche
1. Ce qu'on appelait la grande trouée est le passage entre les bois de Sars et de la Lanière ; elle avait une demi-lieue de lar- geur et donnait accès à la petite trouée. Saint-Simon (éd. 1873, t. VII, p. 98) explique assez clairement la disposition des lieux.
2. Mémoires de Saint-Simon, éd. Boislisle, t. XII, p. 171.
3. Ibidem, t. XIII, p. 372-373.
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 355
de l'infanterie à un marais très praticable, comme il se verra dans la suite de cette narration.
Autre faute. Le maréchal de Villars fît poster la bri- gade de Picardie et celle de Lannoy, dont étoit le régi- ment d'Alsace', dans des broussailles qui étoient dans un bois de haute futaie, qui étoit fort clair au delà, et presque vis-à-vis du centre. Ces deux brigades étoient comme hors d'œuvre, en avant de l'armée, sans aucune communication : aussi furent-elles bientôt chassées de ce poste.
En arrivant au régiment, je trouvai le marquis de Vieuxpont, maréchal de camp, qui faisoit mettre notre brigade derrière une haie, presque vis-à-vis le poste de la brigade de Lannoy, une petite plaine entre elle et nous.
Pendant qu'on postoit l'infanterie, le maréchal fit avancer assez mal à propos tous les gardes du corps et toute la gendarmerie, qui se mirent en bataille dans la trouée de la droite, entre le bois de la Lanière et le bois de haute futaie où étoient les brigades de Lan- noy et de Picardie ; et cela pour favoriser la position de l'infanterie.
Nous ne fûmes pas plus tôt postés, que le canon des ennemis et le nôtre se firent entendre avec un bruit et un fracas épouvantable. Nous avions quatre-vingts pièces de canon, et les ennemis cent vingt 2, avec plu-
1. Ce régiment, levé en 1656 par le comte de Nassau-Saar- briick, passa en 1667 entre les mains du comte de Birkenfeld et n'eut, pendant cent dix ans, que des colonels de la maison de Bavière.
2. Ces chiffres sont conformes à ceux donnés par le général Pelet dans les Mémoires militaires, t. IX, p. 93. L'armée alliée
356 MÉMOIRES [Sept. 1709J
sieurs mortiers dont lis se servirent pendant la bataille. Le premier boulet de canon que notre régiment essuya donna dans le ventre d'un caporal de ma compagnie, à côté de moi ; le pauvre diable mangeoit un morceau de pain. Il me dit en tombant : « Ah! mon capitaine, « que deviendra ma femme? » Il y a bien des hommes, à Paris et ailleurs, qui n'auroient point cette inquié- tude en mourant.
Les ennemis nous foudroyoient, aussi bien que les gardes du corps et la gendarmerie. Nous admirions la fermeté de ces deux corps : quoique les boulets empor- toient à chaque instant presque des rangs entiers, ils restèrent toujours fermes en bataille dans cette petite plaine, comme des rochers ^ Nous vîmes un spectacle qui nous fit bien de la peine. G'étoit le cheval d'un garde du Roi qui portoit le cadavre de son maître, dont un boulet a voit emporté la tête. Le cadavre étoit couché le long du dos du cheval, et, comme cet ani- mal se sentoit piqué des éperons, et qu'il n'étoit plus retenu par la bride, il galopoit tantôt du côté de l'ar- mée ennemie, et tantôt il revenoit dans la nôtre. Cette cavalcade dura bien une demi-heure.
Autre spectacle d'autant plus touchant que nous
comprenait cent soixante-deux bataillons et trois cents esca- drons, tandis que l'armée française n'avait que cent vingt bataillons et deux cent soixante escadrons.
1. D'après les tableaux donnés dans les Mémoires de Sourches, t. XII, p. 76-79, les gardes du corps perdirent trente-neuf officiers et trois cent quatre-vingt-quinze hommes; la gendarmerie, formée des chevau-légers, des gendarmes et des grenadiers à cheval, perdit dix officiers et cent soixante- sept hommes; les mousquetaires, quinze officiers et quatre- vingt-dix hommes.
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 357
l'eûmes pendant deux fois vingt-quatre heures. Un boulet de canon donna dans le ventre d'un petit gendarme, et le culbuta de son cheval à dix pas, et à la tête du régiment. Un aumônier vint lui donner la bénédiction, lui prit son épée et son ceinturon, et ensuite disparut bien vite de peur d'être tué du canon. Ce pauvre gendarme ne cessoit de nous prier de le faire achever. Quelles douleurs ne devoit-il pas souf- frir? Il avoil la peau de son ventre d'un côté et ses boyaux de l'autre ; il faisoit des cris et des gémisse- ments à fendre les cœurs les plus durs. Il mourut enfin deux jours après avoir été frappé, et une heure auparavant que la bataille commençât. Quelques heures auparavant de mourir, il nous disoit : a Hé, Messieurs, « faites-moi panser; peut-être en reviendrai-je. » A la mort même, l'espérance de vivre ne nous quitte point.
Il faut dire à la louange des officiers généraux des ennemis qu'ils ménageoient mieux et qu'ils n'expo- soient point tant leurs troupes comme nos officiers généraux les nôtres. Nous n'apercevions ni infanterie ni cavalerie, pendant que leurs canonniers voyoient presque toute notre armée à découvert. Ainsi je suis persuadé que nous perdîmes par le canon beaucoup plus qu'eux. Notre régiment perdit beaucoup de sol- dats ce jour-là, le jour suivant et le jour de la bataille, de la canonnade; car, comme nous avions six pièces de canon de vingt-quatre entre notre premier bataillon et le second (un feu, selon le proverbe, en attire un autre), les ennemis ne cessoient de pointer leurs canons de notre côté.
La nuit fît cesser les canonnades de part et d'autre.
358 MÉMOIRES [Sept. 1709]
Nous l'employâmes de nous-mêmes à faire des épau- lements pour nous garantir du canon. Tous les régi- ments firent comme nous : ce qui nous sauva beau- coup d'officiers et de soldats les deux jours suivants.
Le 10, dès que le brouillard eut disparu, la chienne de canonnade recommença de plus belle de part et d'autre. Le marquis de Coëtquen, maréchal de camp, eut le talon fracassé ' . Je fus me promener et visiter le poste où étoient les brigades de Picardie et de Lan- noy. Je trouvai leur situation des plus mauvaises. J'allai au poste des grenadiers le plus avancé ; il n'y avoit qu'une demi-portée de fusil à celui des grenadiers des ennemis.
Le maréchal de Villars, qui avoit reconnu un peu trop tard que la position de son armée ne pouvoit se soutenir, fut, à une heure après midi, reconnoître une situation plus avantageuse, après avoir ordonné à la cavalerie de faire une quantité de fascines.
Pendant qu'il étoit occupé à examiner un terrain à un quart de lieue derrière son armée, sur les trois heures environ, il y eut une suspension d'armes, qui dura une bonne heure, soit que ce fût le pur hasard qui l'eût fait naître, soit à dessein de la part des offi- ciers généraux ennemis, afin de mieux reconnoître notre position, comme je le présume. Le prince de
1. Malo-Auguste, marquis de Coëtquen (1678-1727), avait eu, en 1696, le régiment d'infanterie du maréchal de Noailles, dont il venait d'épouser la fille. Brigadier en 1704, il était maréchal de camp depuis le mois de novembre 1708. Il eut non seulement le talon fracassé, mais la jambe emportée à Mal- plaquet : ce qui ne l'empêcha pas d'être fait lieutenant général en 1718,
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 359
Hesse-Gassel^ se rendit vis-à-vis la gauche de notre centre, et, ayant fait signe qu'on ne tirât point, il demanda à parler à M. d'Albergotii, qui se trouva malheureusement dans cet endroit. Il sortit de nos retranchements. Leur conversation dura une bonne heure, pendant lequel temps M. de Gadogan se pro- mena le long de nos retranchements. Il ne s'aperçut que trop de la mauvaise position de notre gauche, dont il fît part au prince Eugène et au duc de Marlborough : ce qui fut cause en partie qu'ils prirent la résolution de nous attaquer le lendemain-. Cette grande faute de notre Italien ne méritoit-elle pas une punition exemplaire? Lui étoit-il permis de se prêter à ce pourparler ?
On se persuada, dans les deux armées, que la paix étoit faite. Une joie universelle se répandit prompte- ment dans les deux camps; nous nous embrassions, les officiers ennemis et nous. Les soldats des alliés apportoient du pain aux nôtres, qui en avoient grand besoin; car il y avoit trois jours qu'on ne leur en avoit donné : aussi, dès qu'un cheval étoit tué, ils en coupoient des tranches, qu'ils mettoient sur le brasier, et les mangeoient ensuite. Les soldats françois leur donnoient de l'eau-de-vie.
Quelle surprise pour le maréchal de Villars, lorsqu'il revint à l'armée! Il demanda la cause de cette sus-
1. Ci-dessus, p. 218.
2. L'auteur de V Histoire militaire (p. 191) n'insiste pas sur cette trêve passagère; il se contente de dire en deux mots que le hasard fit naître des pourparlers entre le prince de Hesse
.et Albergotti. Les récits des Mémoires de Villars (t. III, p. 69) et de Saint-Simon (t. VII de 1873, p. 96-97) sont plus détail- lés et confirment ce que dit notre auteur.
360 MÉMOIRES [Sept. 1709]
pension d'armes. Il n'en fut pas plus tôt informé, qu'il fit dire aux officiers généraux des ennemis de se retirer promptement ; sinon, qu'il alloit faire tirer sur eux. Ainsi notre joie ne dura pas longtemps. Le canon recommença de part et d'autre à se faire entendre avec beaucoup plus de vivacité, et il continua jusqu'à la nuit.
Le soir, nous apprîmes que les troupes, au nombre de dix-huit mille hommes, qui étoient restées sous Tournay pour combler les tranchées et les lignes de circonvallation, et pour ravitailler cette place, venoient d'arriver à l'armée des alliés. Pendant la nuit, il nous arriva plusieurs déserteurs, qui nous dirent qu'il y avoit eu un grand conseil de guerre, dont le résultat avoit été de nous livrer bataille le lendemain, malgré les remontrances des députés des États-Généraux, qui étoient de l'avis contraire*. Ainsi nous nous prépa- râmes à les bien recevoir.
Une heure avant le jour, je me fis raser et poudrer. Notre aumônier nous dit la messe, pendant laquelle nous entendions les fanfares des trompettes des enne- mis, et, après nous avoir fait une petite exhortation, il nous donna l'absolution générale. Ensuite, nous fûmes manger un morceau ; cette précaution est toujours bonne.
Le maréchal de Boufflers et M. d'Artagnan comman- doient la droite de l'armée. Ils avoient sous leurs ordres le marquis d'Hautefort^, le duc de Guiche^, le
1. Histoire militaire, p. 191.
2. François-Marie, marquis d'Hautefort, qui avait été aide de camp du Grand Condé à Seneffe; il était lieutenant général depuis 1702.
3. Antoine IV de Gramont, colonel des gardes françaises et
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 361
marquis de la Frézelière\ lieutenants généraux, et MM. de Conflans, deVieuxpont, du Bourk^, de laMarck^ d'Ourches^, de Dreux et de Ravignan, maréchaux de camp. Le maréchal de Villars s'étoit réservé de com- mander la gauche, ayant sous ses ordres MM. d'Al- bergotti, de Goësbriant, le chevalier de Luxembourg, MM. de Groy ^ de Vivans^, de Chemerault, de LegalF, de Puységur^, le prince de Birkenfeld^ et Pallavicini^*^,
lieutenant général depuis 1704; il avait épousé la fille aînée du maréchal de Noailles et devint maréchal de France en 1724.
1. Ci-dessus, p. 338.
2. Il a déjà été parlé à diverses reprises de ces trois officiers.
3. Louis-Pierre-Engilbert, comte de la Marck (1674-1750), de la branche de Lumain, était maréchal de camp depuis le mois de mars 1709.
4. Charles, comte d'Ourches, avait eu en 1693 le régiment de cavalerie du maréchal de BoufDers; il avait servi en Italie de 1702 à 1706 et y avait gagné le grade de maréchal de camp en 1704.
5. Philippe-Emmanuel-Ferdinand-François de Croy-Solre, comte de Croy (1641-1718), était gouverneur de Péronne, Roye et Montdidier depuis 1693, lieutenant général depuis 1702.
6. Jean de Noaillac, marquis de Vivans, mestre de camp de cavalerie en 1689, maréchal de camp en 1702, lieutenant géné- ral en octobre 1704, mort en 1719.
7. François-René de Legall avait été fait lieutenant général en 1702, à la suite d'un combat heureux; il avait servi brillam- ment en Espagne de 1705 à 1708, et Philippe V l'avait créé marquis. Villars estimait beaucoup ses qualités militaires.
8. Jacques -François de Chastenet, marquis de Puységur, était maréchal général des logis depuis 1690 et lieutenant général depuis 1704; il fut fait maréchal de France en 1734.
9. Chrétien III de Bavière, prince de Birkenfeld (1674-1735), était colonel du régiment d'Alsace depuis 1696 et lieutenant général depuis octobre 1704 ; il devint duc de Deux-Ponts en 1734.
10. Tome I, p. 317.
362 MÉMOIRES [Sept. 1709J
lieutenants généraux; MM. de Villars-Chandieu^ de Goigny, de Nangis et de Permangle^, maréchaux de camp. Les officiers généraux du centre étoient MM. de Gassion, du RoseP, de Puyguyon, de Bouzols'^, de Vil- lars^, de Rosen° et le prince de Rohan''', lieutenants généraux; le prince Gharles^, le prince d'Isenghien^,
1. Charles de Villars-Chandieu avait une compagnie aux gardes françaises et était maréchal de camp depuis le mois d'octobre 1704; il devint lieutenant général en 1722.
2. Gabriel de Chouly de Permangle, nommé maréchal de camp en novembre 1708, avait commandé dans Ypres sous M. de Chevilly, au commencement de la présente campagne.
3. François de Rosel de Cagny, dit le chevalier du Rosel, était entré dans l'ordre de Malte en 1665; mestre de camp de cavalerie en 1690, il devint lieutenant général en octobre 1704.
4. Louis-Joachim de Montaigu, marquis de Bouzols (1662- 1746), lieutenant général en juin 1708, avait épousé une fille du ministre Croissy; il reçut l'ordre du Saint-Esprit en 1724.
5. Armand, comte de Villars, frère du maréchal, avait servi dans la marine et passa dans l'armée de terre en 1703; maré- chal de camp en 1704, il commanda en 1705 une expédition aux îles Baléares, qui lui fit donner le grade de chef d'escadre. Revenu à l'armée de terre, il fut fait lieutenant général en 1708 et envoyé en Flandre; il mourut en 1712.
6. Reynold- Charles, comte de Rosen (1666-1744), n'était que maréchal de camp depuis le 20 mars 1709.
7. Hercule-Mériadec de Rohan-Soubise (1669-1749), fils de la belle princesse de Soubise, s'était fort distingué à Ramillies à la tête des chevau-légers et avait reçu en récompense le grade de lieutenant général (1704).
8. Charles de Lorraine -Armagnac, fils du grand écuyer (1684-1751), avait eu en 1702 un régiment de cavalerie, et le grade de maréchal de camp en 1708; il devint lieutenant géné- ral en 1712 et gouverneur de Picardie en 1748.
9. Louis de Gand de Mérode, prince d'Isenghien, maréchal de camp depuis le 20 mars 1709, parvint en 1741 au grade de maréchal de France.
[Sept. 1709J DU CHEVALIER DE QUINCY. 363
le vidame d'Amiens', de Ruffey, de la Vallière^ et de Broglie^, maréchaux de camp.
Un brouillard très épais s'éleva avec le jour; il dura jusqu'à huit heures. Dès qu'il eut disparu, le canon préluda plus violemment que jamais pendant une heure. Nous entendîmes ensuite un feu terrible et continuel de mousqueterie à l'aile gauche. Véritable- ment, Messieurs les Anglois, qui avoient la droite de l'armée ennemie, aux ordres du duc de Marlborough, commencèrent l'attaque. Elle fut très opiniâtrée pen- dant quelque temps de part et d'autre; mais, comme les Anglois l'attaquoient par le front, par le flanc et à revers, elle ne put résister à ces trois attaques. Elle plia et abandonna entièrement le bois de Sars. Il est nécessaire de dire que M. de Gadogan, qui avoit si bien reconnu ce terrain*, avoit fait braquer qua- rante pièces de canon pendant la nuit, qui foudroyèrent pendant une heure cette gauche : ce qui lui fît perdre bien du monde. Cette infanterie se rallia prompte- ment en sortant du bois, et elle se remit en bataille sur la même ligne et à la même hauteur que le reste de l'infanterie, et c'étoit là le véritable poste qu'elle
1. Louis-Auguste d'Albert d'Ailly, vidame d'Amiens, fils cadet du duc de Chevreuse, était maréchal de camp du 19 juin 1708. En 1711, il quitta le titre de vidame d'Amiens pour celui de duc de Chaulnes.
2. Charles-François de la Baume-le-Blanc, marquis de la Vallière, neveu de la maîtresse de Louis XIV, maréchal de camp en 1704, venait d'être fait lieutenant général le 18 juin 1709 et commandait la cavalerie de l'armée ; il devint duc de la Vallière en 1723.
3. Le chevalier de Broglie : ci-dessus, p. 42.
4. Ci-dessus, p. 359.
364 MÉMOIRES [Sept. 1709]
auroit dû occuper en arrivant dans ce camp. En fai- sant des abatis devant elle, les ennemis n'auroient jamais osé l'attaquer; passer des abatis, et vouloir ensuite se former à la demi-portée de fusil d'une ligne d'infanterie, c'étoit le moyen de se faire battre en détail, d'autant plus que les troupes du centre étoient plus à portée de la secourir.
Une demi-heure après cette attaque, le marquis de Vieuxpont me dit : « Monsieur le chevalier, je vous « prie de monter sur le retranchement pour obser- « ver ce que les ennemis font. » Je montai sur-le- champ ; j'aperçus que les ennemis marchoient à nous sur plusieurs colonnes, portant leurs fusils en chas- seurs ^ Je ne lui eus pas plus tôt dit qu'ils s'avançoient sur nous, qu'il demanda son cheval blanc à son pale- frenier, qui l'avoit suivi, et il lui ordonna en même temps de se tenir derrière le régiment, « parce que, « poursuivoit-il, si mon cheval est tué, tu me donne- « ras l'autre. » Le palefrenier nous donna la comédie; car il lui répondit, les larmes aux yeux, étant à genoux et tenant la bride du cheval, qui cabrioloit : « Eh! Monsieur, vous ne m'avez pas pris pour me « trouver dans une bataille et m'y faire tuer. Je ne « puis. Monseigneur, rester là. » Véritablement, les boulets nous siffloient aux oreilles continuellement.
Il ne faut pas juger de personne sur la mine. Je n'avois pas bonne opinion du marquis de Vieuxpont à son air pâle. Aussitôt qu'il fut informé que l'ennemi marchoit pour nous combattre, son visage changea,
1. Nous n'avons pu trouver l'explication de cette expression, même dans les instructions relatives au maniement du fusil et aux manœuvres de l'infanterie.
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 365
la rougeur lui vint, et il prit un air gai. Pendant toute l'attaque, il resta toujours à cheval, avec toute la fer- meté possible, derrière le second bataillon de notre régiment, et il donnoit ses ordres avec un sang-froid admirable, quoique exposé à un feu d'enfer. J'en fus témoin; car je commandois la serre-file du second bataillon ^ , par conséquent le plus éloigné des retran- chements, et, par là, le plus exposé aux feux du canon et de la mousqueterie, dont les boulets et les balles plongeoient dans le terrain bas où nous étions.
Lorsque les HoUandois (c'étoit à eux à qui nous avions à faire; ils étoient aux ordres du comte de Tilly, leur généraF) furent à une certaine distance, nos six pièces de canon de vingt-quatre tirèrent à car- touches si à propos, qu'elles firent une grande ouver- ture dans leurs bataillons.
Les brigades de Picardie et de Lannoy furent atta- quées devant nous si brusquement, en front, par leurs flancs et par leurs derrières, qu'elles furent chassées, sans beaucoup de résistance, de leur poste.
A l'égard de notre infanterie de la droite, dont nous étions, elle soutint l'attaque des HoUandois avec tant de fermeté et de valeur pendant une heure entière (les officiers, de part et d'autre, croisant leurs espon- tons^ et les soldats leurs fusils), qu'enfin ils furent obligés de se retirer précipitamment. Ce furent les six régiments écossois, au service depuis longtemps
1. On appelle serre-file le dernier rang d'un bataillon ou dune compagnie. [Dictionnaire de Trévoux.)
2. Claude de Tserclaës, comte de Tilly, commandait en chef toutes les troupes hollandaises; il mourut en 1723.
3. Tome I, p. 83.
366 MÉMOIRES [Sept. 1709]
des Hollandois, qui nous attaquèrent. Il faut leur rendre justice : ce fut avec toute la férocité possible. Les deux tiers au moins de ces régiments furent couchés par terre. Dans le temps qu'ils s'ébranloient pour se retirer, le comte d'Aubigné, brigadier des armées du Roi\ sans en avoir reçu aucun ordre, fît sauter à sa brigade le retranchement et la fit marcher sur le flanc de ces régiments. Ce mouvement leur fit perdre bien du monde. Il les suivit quelque temps, et ensuite il se replia sur les troupes qui avoient fait plier les brigades de Picardie et de Lannoy, les chassa de ce poste et s'y établit : ce qui occasionna une dis- pute entre sa brigade et celle de Lannoy. Celle-ci prétendoit se remettre dans son ancien poste; le maréchal de Boufflers, pour ne point faire de la peine au régiment d'Alsace^, qui étoit de la brigade de Lannoy, pria M. d'Aubigné de céder le poste à celle de Lannoy : ce qui fut exécuté sur-le-champ.
Il faut dire, à la louange du régiment, que je ne vis aucun de nos soldats tourner le dos aux ennemis pendant qu'ils étoient aux mains avec nous, et, dans le plus fort de l'attaque, qu'un seul, nommé Le Rouge. Il fut bien heureux ; car, l'ayant averti de se mettre dans son poste, il fit la sourde oreille, et il s'en alloit tou- jours. Je courus à lui, pour lui passer mon épée au travers du corps; je tombai, heureusement pour lui :
1. Louis -François d'Aubigny de Tigny (tome I, p. 170), d'une famille angevine que M™® de Maintenon avait essayé de rattacher à la sienne, était colonel du régiment Royal ; notre auteur se trompe en l'appelant brigadier : il n'eut ce grade que le 29 mars 1710.
2. Sans doute à cause de son colonel, de même maison que l'électeur de Bavière : ci-dessus, p. 301, note 9.
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 367
cela lui donna le temps de se jeter dans sa compa- gnie. Il m'a juré depuis que, sa compagnie manquant de poudre, il alloit en chercher. Mais son excuse étoit mauvaise; car nous avions chargé les tambours seuls d'en aller chercher à mesure que les soldats en man- queroient. Il est de la dernière conséquence de ne laisser sortir aucun soldat de son rang pendant une action : il n'en faut qu'un pour faire glisser la terreur panique dans un régiment. Il faut tuer le premier qui fuit.
Dieu merci ! je ne fus qu'un peu blessé à la main droite. Un boulet de canon donna dans un arbre près de moi, qui m'envoya une branche, dont j'eus la main tout en sang.
Dès que les ennemis eurent disparu devant notre droite, M. d'Artagnan vint me demander ce qu'ils faisoient. Je lui dis que les troupes qui nous avoient attaqués s'étoient repliées sur leur centre, derrière le bois de haute futaie. Cet avis devoit lui donner une attention particulière de ce côté-là. Il étoit à présu- mer que notre victoire étoit certaine, et nous en étions si fort persuadés, que nous allâmes, mes cama- rades et moi, manger un gigot de mouton. Aupara- vant, nous avions fait mettre des sentinelles le long du régiment, pour empêcher nos soldats de s'aban- donner à la dépouille des corps morts des ennemis, précaution nécessaire lorsqu'une action n'est pas finie.
Un moment après que les HoUandois eurent été chassés par notre droite, nous vîmes paroitre nos grenadiers à cheval, qui sortirent de nos retranche- ments; mais on les fit rentrer sur-le-champ. Peut-être que, si nous avions profité de la retraite précipitée
368 MÉMOIRES [Sept. 1709]
des ennemis en les suivant vivement, l'affaire auroit été décidée à notre avantage.
Notre repas dura une demi-heure, pendant lequel temps nous n'entendions ni canonnade ni mousque- terie. Au bout de ce temps, un grenadier, que nous avions posté sur un arbre afin de nous avertir de ce qui se passeroit, nous cria : « Alerte! » Nous nous remîmes dans nos postes. Nous aperçûmes un gros corps d'infanterie ennemie marcher précipitamment en colonne droit à notre centre; les soldats étoient habillés de rouge.
Les généraux des alliés, voyant que les HoUandois n'avoient pas pu non seulement entamer en aucune manière notre droite, mais qu'ils en avoient été repous- sés avec une perte considérable de leurs soldats, et que notre gauche, après avoir été chassée du bois de Sars et après s'être ralliée à la sortie, avoit résisté à toutes les attaques que les Anglois avoient faites (ce fut dans ces attaques que le maréchal de Villars reçut une blessure considérable à un genou ^ qui l'obligea de se retirer au Quesnoy), ils firent habilement longer leur droite, à deux fins : l'une, pour tâcher d'envelop- per notre gauche, et l'autre, afin d'occasionner un vide dans notre centre, pour y pouvoir pénétrer.
Nota-. — Si nous avions fait faire à notre droite le même mouvement, il est à présumer qu'ils n'auroient pas hasardé de s'éloigner de leur centre. Nous pou-
1. Un coup de mousquet lui fracassa l'os, au moment où il marchait aux ennemis à la tête des brigades du Roi, de la Reine et du Perche. [Mémoires militaires, t. VI, p. 195.)
2. Le paragraphe qui va suivre a été ajouté en marge dans le manuscrit.
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 369
vions le faire, ce mouvement, d'autant plus aisément, que toutes les troupes qui la composoient, après avoir chassé les Hollandois, restèrent les bras croisés, inu- tiles spectatrices de ce qui se passoit au centre et à la gauche de notre armée. La grande science d'un général est de faire combattre toutes ses troupes dans une bataille, et de faire en sorte que son ennemi n'emploie qu'une partie des siennes. C'est ce qui nous arriva malheureusement; car beaucoup de nos régiments d'infanterie ne donnèrent point.
A mesure que les ennemis longeoient leur droite, nous étions obhgés de longer notre gauche, qui insen- siblement s'éloignoit de notre centre : ce qui fit un vide très considérable, ce que le prince Eugène, qui com- mandoit les troupes de l'Empereur et de l'Empire, qui composoient le centre de l'armée des alliés et qui n'avoient pas encore donné, ayant aperçu, il les fit marcher rapidement sur le flanc gauche de la brigade des gardes, qui, après avoir fait une simple décharge, abandonnèrent sur-le-champ leur terrain. Les troupes ennemies, au lieu de les suivre, se contentèrent de se mettre sur nos retranchements, et, de là faisant un feu continuel sur la maison du Roi, elles obligèrent ce corps respectable de s'en éloignera Cette retraite leur donna le temps de faire plusieurs ouvertures pour faire passer leur cavalerie, que nous vîmes arri- ver au grand galop et se former en peu de temps en deçà de nos retranchements.
1. Le chevalier ne dit pas que, avant de se retirer, les troupes de la maison du Roi, gendarmes, mousquetaires, chevau-légers, gardes du corps, avaient chargé plusieurs fois les ennemis. [Histoire militaire, p. 197.)
II 24
370 MÉMOIRES [Sept. 1709]
Ce fut alors qu'il se donna un combat de cavalerie des plus vifs et des plus opiniâtres, où les ennemis furent toujours repoussés; mais, comme ils se reti- roient toujours sous le feu de leur infanterie, qui empêchoit notre cavalerie de pousser plus loin, et que leur cavalerie augmentoit continuellement, le maré- chal de Boufflers jugea prudemment que toutes les charges que nous avions faites et que nous pouvions faire seroient inutiles, et que nous y perdrions bien du monde. Il prit le parti d'ordonner la retraite; il la fit avec toute la fermeté, toute la conduite, toute la pru- dence et toute la valeur d'un grand capitaine.
Pendant tout le temps que notre cavalerie et celle des ennemis étoient aux mains, nous étions, comme je l'ai dit, les bras croisés, toujours fermes dans nos postes, attendant l'événement de ce combat.
Il se passa cependant une affaire de notre côté. Les ennemis ne furent pas plus tôt maîtres des retran- chements du centre, qu'il se glissa une terreur panique dans le régiment d'Alsace, qui, comme on a dû le remarquer, occupoit le même terrain d'où il avoit été chassé au commencement de la bataille. On entendit une voix qui cria : « Nous sommes coupés ! » Ce beau régiment prit si fort l'épouvante, qu'il vint précipi- tamment de notre côté, monte ^ et passe notre retran- chement, et traverse notre régiment, sans qu'aucun de nos soldats fût emporté par ce rapide mouvement. Nous avions beau crier, non seulement aux soldats, mais encore aux officiers, qu'ils n'étoient point suivis par les ennemis, ils n'avoient, et les uns et les autres,
1. Il y a bien le présent, à la suite du passé défini, dans le manuscrit.
[Sept. 1709] DU CHEViULIER DE QUINCY. 371
ni yeux ni oreilles. Le maréchal de Boufïlers se porta bien vite de notre côté. Il me fit l'honneur de me demander le nom de notre régiment, et il me dit : « Voilà deux bons bataillons, des plus braves et « des plus fermes que je connoisse ; car. Messieurs, « ajouta-t-il, le torrent de ces quatre bataillons de voit « vous emporter. » Ce général avoit été sans cuirasse pendant toute la bataille. Il en avoit mis une au commencement ; mais il s'en défit bientôt, en disant : « Gela m'incommode'. »
Aussitôt que les ennemis furent maîtres du terrain où étoit le centre de notre infanterie, ils s'emparèrent de plusieurs pièces de notre canon, qu'ils braquèrent contre nous. Entre eux et nous, il n'y avoit qu'une petite prairie. A la première décharge, ils me tuèrent mon tambour. Nous fûmes exposés ainsi pendant trois quarts d'heure à cette batterie, qui nous tua beau- coup de monde. Les canonniers ennemis nous voyoient tout à découvert, et ils nous battoient en flanc.
Au bout de ce temps, qui nous parut bien long, le marquis de Vieuxpont vint nous ordonner de nous retirer. Surpris de cet ordre, nous lui dîmes : « Mon- « sieur, pourquoi nous retirer? Nous avons battu et « fait retirer toutes les troupes qui nous ont attaqués, « vous le savez; personne n'ose paroître devant « nous. » — « Messieurs, nous répliqua-t-il, vous « devez me connoitre; je suis officier général. Reti- « rez-vous au plus vite ; car, dans le moment, vous
1. Les ordonnances des 5 mars 1675 et 1^'' février 1703 pres- crivaient l'emploi des cuirasses pour tous les officiers de cava- lerie, pour ceux des états-majors et pour les officiers généraux; mais cette prescription était rarement exécutée.
37^ MÉMOIRES [Sept. 1709]
« allez être enveloppés. Il y a une colonne de l'armée « ennemie qui marche derrière vous dans ce des- « sein. » Il fallut donc, malgré nous, abandonner un poste que nous avions si bien défendu. Nous nous retirâmes, bien fâchés et bien tristes, par notre droite. Ainsi, comme j'étois du second bataillon et que j'en commandois la serre-file'', je faisois l'arrière-garde, avec M. de Barette, lieutenant-colonel du régiment, de toute l'infanterie de la droite.
Il m'arriva une chose bien favorable. Gomme j'ai- lois traverser un petit pont de fascines, un grenadier de Piémont me prend le bras, afin de le passer devant moi : il ne fut pas plus tôt sur le pont, qu'un boulet de canon le culbute mort dans le ruisseau.
Nous gagnâmes la pointe du bois de la Lanière, et ensuite nous trouvâmes la plaine et le grand chemin de Bavay, par où nous fîmes notre retraite fièrement et sans être inquiétés nullement des ennemis.
Dans la retraite, M. d'Artagnan vint encore me demander si j'apercevois les ennemis. « Oui, Mon- « sieur, lui dis-je, voilà leur cavalerie à cent pas de « nous. » C'est un grand défaut à un général d'avoir la vue courte. Gomment peut-il apercevoir le moindre mouvement des ennemis? et par conséquent comment en profitera-t-il ?
Si notre infanterie fit une belle retraite, on peut dire aussi que notre cavalerie, que je voyois sur notre droite dans une belle plaine, la fit dans le plus bel ordre du monde. Nous arrivâmes ainsi près de Bavay. Je trouvai, entre notre champ de bataille et cette
1. Ci-dessus, p. 365.
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 373
ville, un petit gendarme qui avoit un coup de fusil dans le pied ; il marchoit avec une peine extraordi- naire. Son cheval avoit été tué sous lui. Je le fis mon- ter sur celui de mon valet; j'empêchai par là qu'il ne tombât entre les mains des ennemis. Près de Bavay il y avoit un homme tué, qui, apparemment, s'étoit traîné jusque-là. Il n'y avoit point de doigts à ses pieds. Étant vivant, comment pouvoit-il marcher? Il étoit nuit lorsque nous arrivâmes au Quesnoy. L'ar- mée campa, la droite à cette place et la gauche à Valenciennes.
On peut dire avec raison que la bataille de Malpla- quet est la plus sanglante et la plus opiniàtrée qui se soit donnée pendant le règne de Louis XIV. Il y avoit toute apparence que la victoire se déclareroit pour nous. La droite de notre armée avoit repoussé la gauche des ennemis ; la gauche , qui s'étoit ralliée après avoir été chassée du bois de Sars, avoit repoussé les ennemis dans toutes les attaques qu'ils avoient faites. Il est certain que, si les régiments des gardes françaises et suisses avoient tenu ferme comme ils le dévoient*, ils auroient donné le temps à la brigade de Navarre, et à plusieurs autres brigades qui étoient derrière nous, et qui n'avoient point combattu, d'arri- ver pour les secourir. Les ennemis, repoussés dans cette attaque, n'avoient point d'autres ressources que de se retirer. Voilà deux batailles que nous avons per-
1. Le marquis de Quincy [Histoire militaire, p. 196) n'accuse pas formellement les gardes françaises et suisses ; il dit seule- ment que cette brigade fut prise en flanc et obligée de se reti- rer. Saint-Simon i^econnait qu'on « ne parla pas bien » de leur résistance.
374 MÉMOIRES [Sept. 1709]
dues par notre centre, Malplaquet et Hochstedt, évé- nennent qui n'étoit point encore arrivé.
Les ennemis achetèrent bien cher le champ de bataille, tout couvert de leurs morts. On prétend qu'ils y ont perdu près de vingt-cinq mille hommes, tant tués que blessés*, beaucoup de leurs officiers généraux, entre autres M. Tettau, général des troupes de Brandebourg 2, MM. Heyden^, Lalo*, Oxenstiern^ et de Gorc^, lieutenants généraux, M. KeppeP, frère du comte d'Albemarle^, les comtes de Harrach'^
1. 'L'Histoire militaire donne le même chiffre, dont dix-huit cents officiers ; l'Histoire du prince Eugène parle de vingt mille hommes ; enfin, d'après les tableaux publiés dans la Gazette d' Amsterdam (Extr. lxxxi) et reproduits dans Y Histoire militaire (p. 205-206), la perte des alliés aurait été de 18,353 hommes.
2. Daniel de Tettau, né en 1670, était général-major d'in- fanterie prussienne et commandant des grenadiers de la garde royale.
3. C'est sans doute ce baron de Heyden qui était colonel du régiment de Ilolstein en 1692. [Mém. de Sourches, t. IV, p. 77.)
4. La Gazette d' Amsterdam ne lui donne que le grade de brigadier.
5. Lieutenant général, de la même maison que l'ancien chan- celier de Suède, et qui servait dans les troupes hollandaises.
6. Ni la Gazette de France ni celle d' Amsterdam ne men- tionnent ce personnage parmi les morts de Malplaquet. Sourches dit : M. de Goor. D'après l'état donné dans les Mémoires mili- taires (p. 370), il eut le bras emporté et mourut de sa blessure.
7. Il était général-major dans les troupes hollandaises.
8. Arnold- Just de Keppel, créé comte d'Albemarle en 1697 par Guillaume III, dont il était un des favoris, servait aussi dans l'armée de Marlborough et venait de recevoir le gouver- nement de ïourna}^, après la prise de cette ville.
9. Ci-dessus, p. 23. C'est par erreur que notre auteur l'in- dique comme tué ; ni la Gazette d' Amsterdam, ni notre Gazette ne prononcent son nom.
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 375
d'Hamilton^, le prince de Holstein-Beck~, MM. de Snegertsman, Stelburc, Tullibardine, Eck, Sturler, PiershilP, Wackerbarth^, Pendergrass^, Briinninghau- sen, Duyts, Heilber, Lellerbordon, Swinton*^, et beau- coup d'autres, de tués.
Le prince Eugène y fut blessé légèrement, le comte de Nassau -Vondenberg''^, le duc d'Arenberg^, le baron de Spaar^, le lord ChurchilU°, MM. de Bau-
1. C'était un cadet de la famille des ducs d'Abercorn, et il avait le grade de général-major dans les troupes anglaises.
2. Antoine-Gonthier, prince de Holstein-Beck, né en 1666, était lieutenant général dans l'armée hollandaise et gouverneur d'Ypres.
3. Nous n'avons pu identifier ces six ofGciers. D'après la Gazette cV Amsterdam, M. de Tullibardine était colonel, le comte d'Eck lieutenant-colonel, et M. Piershill fut seulement blessé.
4. Cet officier ne fut pas tué; notre auteur va d'ailleurs le comprendre parmi les blessés (ci-après, p. 376, note 5).
5. Thomas Pendergrass, ou mieux Prendergast, né en 1660, n'avait pris du service que depuis 1707 comme lieutenant-colo- nel du 5^ régiment d'infanterie anglaise ; il était brigadier général depuis le 1^"" janvier 1709. Blessé grièvement, il mou- rut peu de jours après.
6. Nous n'avons pu identifier ces cinq derniers officiers. La Gazette d' Amsterdam qualifie Swinton de colonel et Duyts le jeune de lieutenant-colonel, mais ne parle pas des autres.
7. Corneille, comte de Nassau-Vondenberg, issu d'un bâtard de Maurice, prince d'Orange, était depuis 1707 major général de la cavalerie hollandaise ; il eut le gouvernement d'Aire en 1710, et périt noyé à Denain, en 1712.
8. Léopold, duc d'Arenberg, né en 1690, devint en 1709 grand bailli de Hainaut, chambellan de l'Empereur (1712), maréchal général-lieutenant en 1717, et gouverneur de Mons en 1718.
9. De la même famille suédoise que cet Eric-Axelsson qui servait dans les troupes françaises. [Mémoires de Saint-Simon, éd. Boislisle, t. XIV, p. 28.)
10. Charles Churchill (1656-1715;, frère cadet de Marlbo- rough, lieutenant général et gouverneur de Bruxelles.
1» !«
MKMOIHKH [Sept. 1709]
Maurice', CoJlJo". Palland,
. . Lwiî ib ^. LViv^i ' SkîîniLaiefi-
•:«t», L»i3cy ^^i»^ ^ ^anfaone'.
ife^^TlWini'i mil et de
e comte d'An-
: lechevaiier
Mtôt Baodissin (1671-
mtene. -i'^^tait
Londres et m^or-
q'H lut plus I >''i "'n,--
Il f *'■
■ If. r.
a,-iîi5u-irv*l./i?;
K !.;>;»,»f+;»T*î*rvTir«i-'KVT5^ -
;*'_4i3.-*!.?!;f:*ifvnîiiiSi;»:^:vTi:i-:i; i;» ; in'iîs;
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 377
de Groy\ le marquis de Charost-, donon n'a jamais pu trouver le corps, brigadiers ; le coate de Roche- bonne^ et M. de Barentin '^, colonelsde cavalerie; MM. d'Autrey^ et de Steckemberg^, ctonels d'infan- terie; Chardon "^ et Moret^, capitaine aux gardes; Filigonde^etGoussonville^°,lieutenants-3olonels; M. de Busca^\ des gardes du corps ; le cohb de Briord^^,
1. Albert-François, chevalier de Croy, e la branche de Solre, colonel du régiment de Solre et brigadir depuis le mois de juin 1708. Il était fils du comte de Croy, i-dessus, p. 361.
2. Louis-Joseph de Béthune, né en 1681, ilonel d'un régi- ment d'infanterie de son nom, et aussi brigaier depuis 1708. On le trouva expirant sur le champ de batailldeux jours après l'action. [Mémoires de Sourches, t. XII, p. 7.)
3. Jean-Baptiste de Châteauneuf de Rochoonne, chevalier de Malte, exempt des gardes du corps, étailieutenant-colo- nel du régiment de cavalerie de Villeroy; ai père comman- dait en Lyonnais, Forez et Beaujolais.
, Charles Barentin, mestre de camp d'un-égiment de cava- en janvier 1696, nommé brigadier en 104. i-dessus, p. 75.
eutenant- colonel du régiment d'Alsce et brigadier, es Mémoires de Sourches, t. XII, p. 4.
t-ce Daniel Chardon, né en 167^ et fils aîné de ut dont parle Saint-Simon ? [Mémoires, éd. Bois- ' ^î XII, p. 254-256.) fl éit capitaine aux ■-97.
i famille Moret de Bouronville.
le seul qui mentionne tt officier, avec la
i|iii dit Teligonde ; on.'a pu l'identifier.
gardes françaises d'une famille de
' , disent les Mémres de Sourches,
j liusca, baptisé t 1667, avait suc- Ipt des gardes d corps, en février
sadeur, il avait é aide de camp du
I
à Mi é:
376 MÉMOIRES [Sept. 1709]
diss\ Armstrong^, Saint-Maurice^, Collier, Palland, Wolkersouven \ Wackerbarth^, Duyts^, Steinkalen- fels, Del Sulpeche, Webb, Ladder, Week et Stanhope^, et plusieurs autres, blessés.
De notre côté furent tués MM. de Ghemerault et de Pallavicini, lieutenants généraux^; le comte d'An- gennes^, de BueiP^, maréchaux de camp ; le chevalier
1. Wolf-Henri, comte de Baudiss ou plutôt Baudissin (1671- 1748), général-lieutenant de cavalerie saxonne.
2. Jean Armstrong (1674-1742), colonel d'infanterie, s'était distingué au siège de Bouchain; en 1710, il fonda l'arsenal de Woohvich et fut successivement ingénieur en chef d'Angle- terre, lieutenant-gouverneur de la Tour de Londres et major- général des troupes du royaume.
3. Est-ce le marquis de Saint-Maurice qui fut plus tard géné- ral d'artillerie impériale, maréchal général-lieutenant et gou- verneur de Crémone ?
4. On n'a pu identifier ces trois derniers officiers.
5. Auguste-Christophe, comte de Wackerbarth (1662-1734), d'une famille saxonne, avait longtemps servi contre les Suédois et n'était venu qu'en 1707 à l'armée du prince Eugène ; il com- mandait le contingent de Saxe, sous M. de Schulenbourg.
6. Duyts l'aîné, dit la Gazette <ï Amsterdam.
7. Officiers qu'on n'a pu identifier. M. Stanhope, que notre auteur est le seul à mentionner parmi les blessés, est peut-être ce colonel Stanhope, frère du général bien connu, qui fut tué devant Cardone en 1712. [Gazette, p. 113.)
8. Il a déjà été question de ces deux officiers dans notre tome I, p. 317 et 323. La marquise d'Huxelles écrivait au mar- quis de la Garde [Dangeau, t. XIII, p. 39) : « M"'^^ de Palla- vicin et de Chemerault font pitié ; elles se sont retirées aux religieuses Récolettes. Les deux maris amis, car ces quatre personnes n'en faisoient qu'une, ont été tués ensemble et enterrés dans la même fosse. »
9. Ci-dessus, p. 341.
10. Honorât de Bueil n'était pas maréchal de camp, mais brigadier depuis 1704 et inspecteur général de l'infanterie.
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 377
de Groy*, le marquis de Gharost-, dont on n'a jamais pu trouver le corps, brigadiers; le comte de Roche- bonne^ et M. de Barentin *, colonels de cavalerie; MM. d'Autrey^ et de Steckemberg^, colonels d'infan- terie; Ghardon"^ et Moret^, capitaines aux gardes; Filigonde^ et Goussonville^*^, lieutenants-colonels; M. de Busca^^, des gardes du corps ; le comte de Briord^^,
1. Albert-François, chevalier de Croy, de la branche de Solre, colonel du régiment de Solre et brigadier depuis le mois de juin 1708. Il était fils du comte de Croy, ci-dessus, p. 361.
2. Louis-Joseph de Béthune, né en 1681, colonel d'un régi- ment d'infanterie de son nom, et aussi brigadier depuis 1708. On le trouva expirant sur le champ de bataille deux jours après l'action. [Mémoires de Sourches, t. XII, p. 73.)
3. Jean-Baptiste de Châteauneuf de Rochebonne, chevalier de Malte, exempt des gardes du corps, était lieutenant-colo- nel du régiment de cavalerie de Villeroy; son père comman- dait en Lyonnais, Forez et Beaujolais.
4. Charles Barentin, mestre de camp d'un régiment de cava- lerie en janvier 1696, nommé brigadier en 1704.
5. Ci-dessus, p. 75.
6. Lieutenant -colonel du régiment d'Alsace et brigadier, disent les Mémoires de Sourc/ies, t. XII, p. 64.
7. Serait-ce Daniel Chardon, né en 1670, et fils aîné de l'avocat protestant dont parle Saint-Simon ? (Mémoires, éd. Bois- lisle, t. III, p. 95, et XII, p. 254-256.) fl était capitaine aux gardes depuis juin 1697.
8. Sans doute de la famille Moret de Bournonville.
9. Notre auteur est le seul qui mentionne cet officier, avec la Gazette d'Amsterdam, qui dit Teligonde ; on n'a pu l'identifier.
10. Sous-lieutenant aux gardes françaises, d'une famille de Paris; il fut seulement blessé, disent les Mémoires de Sourches, t. XII, p. 80.
11. Louis de Monlezun de Busca, baptisé en 1667, avait suc- cédé à son père, comme exempt des gardes du corps, en février 1703.
12. Fils de l'ancien ambassadeur, il avait été aide de camp du
378 MÉMOIRES [Sept. 1709]
de la gendarmerie; M. de Ghampignellei, comman- dant du second bataillon de Piémont ; et quantité d'autres.
A l'égard des blessés de considération, le maréchal de Villars^ ; le roi d'Angleterre, en chargeant à la tète de la maison du Roi, fut blessé d'un coup de sabre au bras^; le duc de Guiche^, MM. de Goëtanfao^ de Goësbriant, d'Albergotti, lieutenants généraux; MM. de Goëtquen® et de Montmorency^, maréchaux de camp ;
maréchal de Villeroy en 1702, guidon, puis sous-lieutenant dans la gendarmerie ; il avait eu un brevet de mestre de camp en mars 1706, et « se tournoit à merveilles, » dit la marquise d'Huxelles. [Journal de Dangeau, t. XIII, p. 44.)
1. C'est le même officier qu'il a appelé M. de Campanelle (tome I, p. 357-359) et M. de Champagnelle (ci-dessus, p. 6); sans doute Jacob de Rogres de Champignelle, chevalier de Malte en 1675.
2. Ci-dessus, p. 368. « Sa blessure, écrivait la marquise d'Huxelles [Journal de Bangeau, t. XIII, p. 37), a été con- sultée dans l'école de chirurgie de Saint-Côme ; il ne laisse pas d'y avoir du danger. »
3. Ce prince souffrait alors de la fièvre ; la bataille ne l'em- pêcha pas de prendre avec sang-froid son quinquina pendant l'action. [Mémoires de Sourches, t. XII, p. 67, note.)
4. Ci-dessus, p. 360.
5. François-Toussaint du Querhocnt, marquis de Coëtanfao, avait une sous-lieutenance des chevau-légers depuis 1695 ; il était maréchal de camp depuis 1704, et n'eut qu'en 1710 le grade de lieutenant général.
6. Malo-Auguste, marquis de Coëtquen (ci-dessus, p. 358). Nous avons dit qu'il eut une jambe emportée.
7. Jean-Nicolas de Montmorency-Châteaubrun, marquis de Montmorency (1659-1746), n'était que mestre de camp réformé à la suite du régiment de Duras, et ne fut maréchal de camp qu'en 1739. Notre auteur est le seul qui parle de sa bles- sure.
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 379
MM. d'Aubigné' et de Bernhold-, brigadiers des armées du Roi; le duc de Saint-Aignan^, le marquis de Gourcillon^, le marquis de Béthune^, le marquis de Nesle^ le marquis de Gondrin^, MM. du Ghayla^ et
1. Ci-dessus, p. 366. Blessé d'un coup de feu à la cuisse et d'un coup de sabre au visage, il fut renvoyé à Maubeuge dans un carrosse du prince de Wiirtemberg. iSourc/ics, p. 73.)
2. Sigefroi de Bernhold, ancien colonel d'un régiment de milice alsacienne, était brigadier depuis 1706; il devint maré- chal de camp en 1718.
3. Paul-Hippolyte de Saint-Aignan, frère consanguin du duc de Beauvillier, qui lui avait cédé son duché en 1706, était mestre de camp d'un régiment de cavalerie. Blessé d'un coup de sabre au front, il fut transporté à Cambray et soigné chez Fénelon. Il ne mourut qu'en 1776, à quatre-vingt-dix ans.
4. Philippe-Egon, fils unique du marquis de Dangeau. Il était mestre de camp du régiment Royal-Allemand ; il eut une cuisse emportée et fut longtemps en danger de mort. A la nou- velle de sa blessure, son père partit pour l'armée, et cette absence est cause de la lacune qui existe dans son Journal pour le temps de la bataille de Malplaquet et ses suites. Saint- Simon a raconté [Mémoires, éd. Boislisle, t. XIV, p. 131-133, et éd. 1873, t. VII, p. 279-280) les « pantaFonnades » de Conr- cillon, cet « original sans copie. »
5. Louis, marquis de Béthune, de la branche de Chabris, avait d'abord porté le petit collet et possédé l'abbaye de Beau- lieu; il quitta ce bénéfice pour commander un régiment de cavalerie, et mourut en 1728 à plus de quatre-vingts ans.
6. Louis III de Mailly (1689-1767), marquis de Nesle, était capitaine-lieutenant des gendarmes écossais depuis avril 1687 ; il commandait la gendarmerie à Malplaquet.
7. Louis de Pardaillan, petit-fils de M""^ de Montespan, colo- nel d'un régiment d'infanterie, mort en février 1712. Il avait épousé une fille du duc de Noailles, qui se remaria en 1723 avec le comte de Toulouse.
8. INlcolas-Joseph-Balthasar de Langlade, vicomte du Chayla (1686-1754), était cornette des chevau-légers depuis 1705, avec
380 MÉMOIRES [Sept. 1709]
d'Oppède^ colonels; MM. des Gruberts^ et d'Ari- fax^, officiers des mousquetaires; le chevalier de Janson*, MM. de Refïuge^, de Buzanval^, de Savi- gny''', de Renty^, de Saint-Saens^ et de Verde-
un brevet de mestre de camp ; il devint lieutenant général en 1738 et joua pendant la guerre de succession d'Autriche un rôle brillant, que le collier de chevalier du Saint-Esprit l'écom- pensa en 1746.
1. Charles- Roderic-Gonzalve de Forbin, chevalier d'Oppède, exempt des gardes du corps avec un brevet de colonel, mourut en 1717, à trente-trois ans.
2. Gentilhomme de Normandie, âgé de près de quatre-vingts ans, enseigne des mousquetaires gris, dont il commandait le détachement envoyé à l'armée, disent les Mémoires de Sourches (t. XII, p. 64 et 78), qui le comptent parmi les morts ; il eut les deux jambes emportées. Notre auteur et le marquis de Quincy écrivent : Desgreberg.
3. Henri de Soubeyran de la Bessière d'Arifax, d'une famille de Béarn, était entré dans les mousquetaires en 1674 et y avait passé par tous les grades ; il était cornette depuis 1704, devint maréchal de camp en 1719, et mourut en 1721.
4. Michel de Forbin, chevalier de Janson (1760-1731), était entré dans l'ordre de Malte en 1688 et avait la commanderie de Bourdeilles; il était capitaine-lieutenant des gendarmes, avec le grade de brigadier.
5. Henri-Pompone, marquis du Reffuge, était enseigne des gendarmes écossais depuis le 23 février 1709. Il eut le bras emporté; mais cela ne l'empêcha pas de continuer à servir, et il devint lieutenant général en 1744.
6. Guillaume Choart, marquis de Buzanval (1662-1742), était sous-lieutenant des chevau-légers de Bourgogne depuis 1704; à la suite de Malplaquet, il fut fait capitaine-lieutenant des che- vau-légers de la Reine.
7. Marc-Antoine d'Estoges, comte de Savigny, enseigne de gendarmerie.
8. N. de Renty, capitaine-lieutenant des gendarmes bour- guignons, fut blessé mortellement dans la bataille.
9. Charles -Louis de Limoges, chevalier puis marquis de
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 381
ronne\ de la gendarmerie ; MM. de Tambonneau-, de Brilhac^, capitaines aux gardes; M. d'Aubarède'*, lieu- tenant-colonel de la Sarre, et quantité d'autres dont je ne me ressouviens plus des noms^ Nous perdîmes aussi beaucoup d'officiers particuliers qui furent tués ou blessés^, dix à onze mille hommes, tant de la cavale- rie que de l'infanterie, de tués ou de blessés"^. Nous eûmes cent cinquante soldats de tués de notre régi- ment. M. de Puyredon, capitaine, jeune homme bien fait, fut tué au commencement de la bataille ; on vint
Saint-Saens, était, non pas officier des gendarmes, mais lieu- tenant-colonel du régiment Colonel-général de la cavalerie, qu'il commandait à Malplaquet; il devint maréchal de camp en 1734.
1. Claude -Marie de l'Aubespine, marquis de Verderonne, petit-fils du chancelier d'Aligre, était cornette des chevau- légers d'Anjou ; il eut le bras emporté et mourut de sa bles- sure.
2. Louis -Auguste -Marie Tambonneau (1684-1737), d'une famille parlementaire de Paris, avait une compagnie dans les gardes françaises depuis le mois de février 1709. Diverses aventures l'avaient fait enfermer à Saint-Lazare en 1702, puis le forcèrent en 1711 à se démettre de sa compagnie et à se constituer prisonnier dans le château de Saumur.
3. François de Brilhac, frère du premier président du parle- ment de Rennes, était capitaine aux gardes depuis 1G96; il parvint en 1719 au grade de maréchal de camp.
4. Ci-dessus, p. 63.
5. Voyez les listes données dans les Mémoires de Sourches, p. 64-66 et 76-80.
6. Dans les pièces des Mémoires militaires (p. 378-381), il y a un état par régiment des officiers tués, blessés et prisonniers.
7. D'après V Histoire militaire, l'armée française n'aurait eu que 8,137 hommes tués ou blessés; mais les relations étran- gères [Gazette d'Amsterdam, n° lxxxi) et l'historien du prince Eugène font monter la perte à dix-huit ou vingt mille hommes.
382 MÉMOIRES [Sept. 1709]
me le jeter tout nu à mes pieds ; quel cruel moment ! Nous eûmes deux autres capitaines de blessés, dont un mourut de sa blessure un mois après, et plusieurs lieutenants de tués et de blessés.
Une heure avant la bataille, un de mes intimes amis vint me demander conseil. Il avoit une fièvre des plus violentes, accompagnée d'un grand frisson. « Mon « ami, me dit-il, je souffre comme un martyr; la fièvre « me tourmente cruellement ; je n'en puis plus. Me « conseillerais-tu de m'en aller, et, si tu étois à ma c( place, le ferois-tu? » — « Non, mon cher, lui répli- « quai-je, puisque tu me demandes mon avis. Il faut « rester et prendre patience. » Il m'embrassa, en ajoutant : « Je suivrai ton conseil. » Il resta, et, mal- gré sa cruelle fièvre, il se comporta pendant toute la bataille avec toute la fermeté et toute la valeur pos- sible. Il m'a remercié plusieurs fois du conseil que je lui avois donné. C'est dans ces moments critiques qu'on ne doit jamais quitter ses drapeaux, quoique accablé des douleurs les plus insupportables. Mon ami se seroit perdu pour toujours de réputation, s'il avoit suivi sa première idée.
Je ne puis m'empêcher de faire ici l'éloge de M"® Chevalier, fameuse et très belle courtisane suivant l'armée. Elle s'étoit emmourachée d'un officier du régiment ; elle le suivoit partout. Malgré la canonnade de trois jours et la bataille, elle resta constamment à nos drapeaux. On ne peut oublier sans ingratitude les services importants qu'elle rendit au régiment. Dès qu'un officier ou un soldat étoit blessé, elle le faisoit transporter sur-le-champ, et elle l'accompagnoit jus- qu'à l'endroit où étoit notre chirurgien-major; ensuite
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 383
elle revenoit au régiment. Elle nous sauva beaucoup de soldats.
En arrivant au camp du Quesnoy, n'ayant ni tentes ni de quoi manger, après la grande fatigue que nous venions d'essuyer, nous prîmes le parti, Filleul, major du régiment, Boisduval, capitaine, et moi, de tâcher d'entrer dans le Quesnoy. Nous savions qu'il y avoit ordre de ne laisser entrer qui que ce soit, excepté les blessés. Nous imaginâmes de mettre une serviette blanche à l'entour de la tête de notre major ; la nuit nous favorisoit. Nous lui prîmes chacun un bras, et, de cette manière, nous nous présentâmes à la première barrière de la place. Dès que nous eûmes crié : « Mes- « sieurs, laissez passer un officier blessé! » on nous fit passage, et nous fûmes gagner une petite auberge. On ne nous promit point de lit, mais à souper. On nous donna une fricassée de poulets et un bon dindon, avec du vin, que nous trouvâmes excellents. Nous res- tâmes bien deux heures à table.
A la fin de notre repas, nous entendîmes un très grand fracas à la porte. Nous étions si las, que nous n'avions pas la force de nous lever, ou plutôt la volonté. A la fin, le bruit redoublant continuellement, l'aubergiste fut ouvrir la porte. G'étoit un brigadier des gardes du corps, qui, en entrant, nous dit : « Messieurs, vous n'êtes guère charitables ; il y a une « heure que je frappe à la porte, et vous avez la « cruauté de ne me pas faire ouvrir! » Tous, tant que nous étions dans cette chambre, nous lui jetâmes un coup d'œil sans lui dire une seule parole. Il est bon de remarquer qu'il y avoit six autres officiers à une autre table, qui n'avoient point d'habits uniformes.
384 MÉMOIRES [Sept. 1709]
Après que mon brigadier eut bien soupe, j'entrai en conversation avec lui. Je lui dis : « Monsieur, vous « qui étiez au centre de l'armée, vous devez savoir a mieux qu'aucun autre la cause de la perte de la « bataille? » — « Eh! Monsieur, me répliqua-t-il « brusquement, qui est-ce qui en est la cause? C'est « ce f... régiment des gardes. Il faudroit, continua- « t-il, décimer, non seulement les soldats, mais aussi « les officiers. » Malheureusement, les six officiers qui étoient à l'autre table étoient de ce régiment. Ainsi il s'éleva subitement une dispute des plus vives entre ce brigadier et ces six officiers, qui lui dirent qu'il ne convenoit point de parler de cette manière de leur régiment, « vous dont le corps a été l'unique cause « de la perte de la bataille de Ramillies. Ce ne sont « que de simples dragons hoUandois, ajoutèrent-ils, « qui vous ont bien frottés et mis en déroute^. » Cette dispute auroit été plus loin, si nous n'avions pas apaisé le brigadier et les officiers des gardes françoises. Je passai le reste de la nuit assis dans une chaise de paille.
Le lendemain 121, au matin, nous allâmes joindre le régiment. Nos équipages n'étoient pas encore arri- vés : ainsi point de soupe, et rien à manger. Je propo- sai à La Bussière d'aller dîner chez le maréchal de Boufflers. Ayant accepté ma proposition, nous retour- nâmes au Quesnoy.
En y allant, nous trouvâmes un détachement de cent cinquante grenadiers ou soldats du régiment de
1. Sur la conduite des gardes du corps à Ramillies, on peut voir les Mémoires de Saint-Simon et le commentaire que M. de Boislisle y a joint (t. XIII, p. 383-385).
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 385
Navarre, qui avoient tous sur leur tête des bonnets de grenadiers^ des ennemis qu'ils avoient tués, por- tant une vingtaine de drapeaux qu'ils avoient pris, leurs tambours battant la marche allemande. Ils mar- choient fièrement droit au Quesnoy.
Lorsque nous arrivâmes chez M. de Boufflers, nous trouvâmes que toutes les places de sa table étoient occupées. Par bonheur, le maréchal, en arrivant, s'aperçut que sa table étoit presque toute remplie d'officiers aux gardes, de capitaines de cavalerie et d'infanterie, et qu'il y avoit beaucoup d'officiers généraux debout derrière eux; et, persuadé que la subordination, même jusqu'à la table, étoit le ferme appui d'un État, il dit : « Messieurs, il faut faire place, « s'il vous plaît, à Messieurs les officiers généraux, et « à vos brigadiers, et à vos colonels. » J'étois derrière un capitaine irlandois, qui fut assez sot pour quitter sa place, dont je m'emparai sur-le-champ ; je ne l'au- rois pas quittée pour le pape même. Le marquis de Montsoreau, maréchal de camp, auprès de qui j'étois, me dit : « Vous êtes un grand homme, chevalier : « vous profitez habilement de la sottise des autres. » Ce n'est pas dans ces sortes d'occasions que les offi- ciers généraux doivent aller piquer^ la table du géné- ral. Ils devroient, non seulement la laisser aux offi- ciers particuliers, mais aussi avoir eux-mêmes une bonne table; car, les autres jours, on aime mieux manger sa soupe que celle de ces Messieurs.
1. C'était dès cette époque des bonnets à poil. • 2. « On dit qu'un homme pique les tables, pour dire qu'il va souvent manger chez ceux qui tiennent table. » [Dictionnaire de Trévoux.)
II 25
386 . itÉMOlRES [Sept. 1709]
Plusieurs ont blâmé le maréchal de Boufflers de s'être retiré entre le Quesnoy et Valenciennes. On pré- tend que le maréchal de Villars, étant blessé, lui dit, en lui abandonnant le commandement entier de l'ar- mée : « Monsieur, je vous laisse les affaires dans un « bon état ; la droite et la gauche de l'armée du Roi « sont bien assurées. Il est à présumer que la victoire « est entre vos mains; mais, si vous avez le malheur « d'être obligé d'abandonner ce champ de bataille, « permettez-moi de vous dire que vous n'avez pas « d'autre parti à prendre que de vous retirer à Bavay : « par cette position, il sera impossible aux alliés « d'entreprendre le siège de Mons. » Il est certain que, si M. de Boufflers avoit pris ce parti-là, les enne- mis auroient été très embarrassés pour faire subsister leur cavalerie. A la fin du siège, ils alloient au four- rage à huit lieues de leur camp. Si nous avions campé à Bavay, nous leur aurions ôté, non seulement le fourrage du pays qui est entre Malplaquet et à trois lieues en deçà du Quesnoy, mais aussi ils n'auroient jamais hasardé d'envoyer leur cavalerie au fourrage si loin, pendant le temps que nous aurions été campés si proche d'eux. Il y auroit eu de la témérité à l'en- treprendre.
Trois jours après que nous fûmes arrivés au camp du Quesnoy, le maréchal de Boufflers fit la revue générale de l'armée, qu'il trouva en très bon état et en bonne disposition de combattre une seconde fois les ennemis. Il fit un discours aux troupes touchant la valeur avec laquelle elles s'étoient comportées à Malplaquet.
Plusieurs généraux furent aussi chargés de les com-
[Oct. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 387
plimenter à ce sujet, entre autres M, de Brendlé^ Suisse, qui, en passant devant le régiment, nous dit : « Messieurs, en vérité, on ne peut, Messieurs. » Ce fut toute sa harangue, qui nous fit crever de rire. Tout le monde n'a pas le talent de bien parler au public. Cependant, il me fut rapporté que, dans une autre occasion, comme je le dirai dans la suite, il fit un discours des plus forts, des plus persuasifs, et avec les termes du monde les plus convenables, touchant le sujet pour lequel il le faisoit.
Nous restâmes dans ce camp pendant tout le siège de Mons, qui fut mal défendu par M. de Grimaldi-, lieutenant général dans les troupes d'Espagne. Il est vrai qu'il n'y avoit que douze bataillons espagnols et un bataillon françois, très foibles. L'ouverture de la tranchée se fit devant cette place la nuit du 25 au 26 septembre, et elle capitula le 20 octobre. On accorda à la garnison tous les honneurs de la guerre^.
Le 22, le maréchal de Boufflers envoya vingt esca- drons et dix-neuf bataillons, dont les deux du régi- ment, à Maubeuge. Dès que nous y fûmes arrivés, on nous employa à faire un camp retranché sur une hau-
1. rsotre chevalier écrit Brangdelei. — Josse de Brendlé avait débuté en 1663 comme cadet aux gardes suisses ; devenu en 1701 colonel du régiment de Stoppa, il avait été nommé maréchal de camp le 20 mars 1709; il devint lieutenant géné- ral en 1710, et ne mourut qu'en 1738.
2. Il signait : le marquis de Ceva-Grimaldi, et était lieutenant général depuis 1708 ; il reçut la Toison d'or en 1709 et eut plus tard le gouvernement de Cadix et le commandement de l'Estré- madure.
3. Sur le siège de Mons et la capitulation, on peut voir les Mémoires militaires, t. X, p. 100-110 et 390-401, et V Histoire militaire de Quincy, t. VI, p. 207-217.
388 MÉMOIRES [Oct. 1709]
leur qui commande cette ville. Ce fut dans ce camp que je vis pour la première fois le maréchal de Ber- wick; je fus charmé de voir un si grand homme, qui s'étoit déjà acquis la réputation d'un capitaine des plus renommés^.
Mauheuge. — La ville de Maubeuge est située sur la Sambre. Cette rivière la sépare en deux, et elle prend sa source près de la Capelle, passe à Landre- cies, à Maubeuge, à Charleroi, et ensuite elle va se jeter dans la Meuse à Namur. Cette ville est du Hai- naut, assez bien fortifiée, mais, comme je l'ai dit, dominée par une hauteur. Il y a un chapitre de cha- noinesses, où il faut faire, pour y entrer, les preuves de noblesse comme à celui de Mons~. Maubeuge est à la France depuis la paix des Pyrénées en 1659^.
Les alliés, contents des lauriers qu'ils a voient recueil- lis par le gain de la bataille de Malplaquet, de la prise de la ville et de la citadelle de Tournay et de Mons, après la prise de cette dernière place, ne songèrent plus qu'à faire reposer leurs troupes, qui en avoient grand besoin, aussi bien que nous.
Nous restâmes au camp de Maubeuge jusqu'à la fin de la campagne. Nos semestres* arrivés, je partis pour
1. Jacques Fitz-James, duc de Berwick, fils naturel du roi Jacques II et d'Arabelle Churchill, sœur de Marlborough, était maréchal de France depuis 1706 et avait gagné en 1707 la brillante victoire d'Almanza.
2. Les chanoinesses de Maubeuge devaient prouver trente- deux quartiers de noblesse. Elles avaient succédé, au xi® siècle, à des religieuses bénédictines dont le monastère avait été ruiné par les Normands.
3. C'est seulement au traité de Nimègue que Maubeuge fut définitivement attribué à la France.
4. « Semestre se dit, à l'armée, des congés que l'on donne aux
[Oct. 1T09] DU CHEVALIER DE QUINCY. 389
me rendre à Q[uincy], où je passai la plus grande partie de mon hiver, n'ayant plus aucune espérance d'avoir un régiment ; car le Roi avoit ôté, au prin- temps dernier, la charge de secrétaire d'État de la guerre à M. de Ghamillart' et au marquis de Cany, son fils, qui en avoit la survivance^. En allant à Q[uincy], je passai à Soissons. J'y restai pendant dix jours chez M. d'Ormesson, intendant du Soissonnois% qui me fit la plus grande chère du monde et qui me reçut mieux qu'il n'auroit fait un officier général. Il avoit épousé la sœur de la présidente de Q[uincy]^.
Soisson-s. — La ville de Soissons est située dans une petite plaine environnée de coteaux, sur l'Aisne, qui prend sa source en deux endroits, l'un au-dessus de Sainte-Menehould, où elle passe, et l'autre au-dessus de Clermont, dans le duché de Bar. Cette rivière passe à Rethel, à Chàteau-Porcien, à Soissons, et elle se jette
officiers ou aux soldats pour aller passer le quartier d'hiver chez eux ou ailleurs. » [Dictionnaire de Trévoux.)
1. C'est le 9 juin 1709 que Louis XIV avait envoyé les ducs de Chevreuse et de Beauvillier demander à Chamillart la démis- sion de sa charge de secrétaire d'État de la guerre et celle de son fils comme survivancier. [Dangeau, t. XII, p. 435.)
2. Michel II Chamillart, marquis de Cany. Le Roi lui avait donné la survivance de son père au mois de janvier 1707, alors qu'il n'avait encore que dix-huit ans. Il fut, en compensation, autorisé à acheter la survivance de la charge de grand maré- chal des logis qu'avait M. de Cavoye.
3. Antoine-François-de-Paule Le Fèvre d'Ormesson, inten- dant à Rouen en 1694, en Auvergne en 1695, et enfin à Soissons depuis 1704 jusqu'à sa mort (21 février 1712).
4. Jeanne Le Fèvre de la Barre, mariée à M. d'Ormesson le ■21 décembre 1682, morte en 1735. Sa sœur Marguerite avait
épousé Thierry Sevin de Quincy, président à mortier, oncle de notre auteur (tome I, p. 26 et 69).
Il 25*
390 MÉMOIRES DU CHEVALIER DE QUINCY. [1709]
dans l'Oise, près de Compiègne. Il y a plusieurs tom- beaux de nos rois de la première race à Saint-Médard'' dans cette ville, qui a été anciennement capitale du royaume de Soissons. Il y a un évêché sufFragant de Reims, dont l'évêque, en l'absence du métropolitain, a le droit de sacrer nos rois'^. Louis XIV l'a été par M. Le Gras^ qui en étoit alors évéquc^.
Gomme j'avois perdu presque tous les soldats de ma compagnie pendant le cours de cette campagne, dont la plus grande partie tués à la bataille de Mal- plaquet, je fis un effort, avec les dix hommes que le Roi me donna, pour la rendre complète. Je fis vingt- huit bons hommes dans Quincy et aux environs.
Je fis très peu de voyages à Paris et à la cour, m'étant fait un point d'honneur de remettre entière- ment ma compagnie. Ainsi je ne m'amusai nullement à l'amour ni à ses charmes ; je ne m'occupai que de mon devoir. Je puis dire que passer ainsi son temps, c'est le véritable bonheur de la vie. Si les plaisirs ne sont point grands, au moins les peines sont légères.
1. L'abbaye de Saint-Médard, fondée près de Soissons par Clotaire P"" en 560, possédait les tombeaux de ce roi et de son fils Sigebert.
2. Ce droit de l'évêque de Soissons était subordonné à l'as- sentiment du chapitre de Reims, qui gérait le diocèse pendant la vacance du siège.
3. Simon Le Gras, évêque de Soissons de 1624 à 1656.
4. Le 7 juin 1654. Avant Louis XIV, le même cas s'était déjà présenté pour Philippe le Hardi, qui fut sacré en 1271 par Milon de Bazoches, évêque de Soissons.
SOMMAIRE
DU TOME DEUXIEME.
I. CAiiPAGNE DE 1704. — Entrée en campagne, p. 1-2. — Aven- ture de M. de B[ellecourt], 2-4. — Défaite de l'arrière-garde de l'armée savoyarde, 4-8. — Trin, Crescentin; M. de Ven- dôme et le duc de Savoie, 8-10. — Marche sur Verceil, 10-12, — Verceil; siège de la ville, 12-23. — Capitulation de Verceil, 23-26. — MM. de Solari, 27-29. — Sortie de la garnison savoyarde; le chevalier malade de la fièvre, 29-31. — Nouvelle de la défaite d'Hochstedt; marche sur Ivrée; attaque d'un convoi, 31-35. — Siège d'Ivrée, 35-42. — Abandon de la ville; siège de la citadelle; M. de Karkbaum, 42-45. — Le chevalier dévalisé, 45-47. — Reddition de la citadelle, 47-49. — Entreprise manquée du duc de Savoie sur Verceil, 49-50. — Marche sur Verue, 51-54. — Siège de Verue, 54-57. — Attaque du chemin couvert de Guerbi- gnan, 57-59. — Continuation du siège; prise du chemin couvert, 59-64. — Sortie des ennemis; suite du siège, 64-72. — Prise de la communication de Verue à Crescentin, 72-80. — Un dîner dans la tranchée, 81-83. — Suite du siège; reddition de Verue, 83-87.
II. Campagxe de 1705 ET DE l'hiver suiva>t. — Quartier d'hiver abrégé; combat de Monzambano, p. 88-92. — M. de Soye- court, colonel du régiment de Bourgogne, 92. — Camp de Moscolino, 93-95. — Attaque de la cassine de la Bouline ou de Moscolino, 95-97. — Expédition du chevalier avec des hussards, 97-99. — Marche de l'armée le long de l'Oglio; Manerbio; M. de Toralva battu, 99-104. — Cassano sur
392 SOMMAIRE DU TOME DEUXIÈME.
l'Adda, 104. — Description de Milan, 105-106. — Le mar- quis de Broglie; défense de l'Adda, 106-111. — Lodi; com- bat du Paradiso; négligence de M. de Colmenero, 111-119. — Bataille de Cassano, 119-132. — Mort du comte de Linange; conduite de M. Cotron et de M. de Médavy, 132- 135. — Conduite du Grand Prieur; Conche et la duchesse de Bourgogne, 135-136. — Suites de la bataille de Cassano, 136-139. — Belle marche du duc de Vendôme; combat de Montodine, 139-142. — Canonnade près de Crème; prise de Soncino, 142-145. — Défense de l'Oglio; camp de Casti- glione, 145-152. — L'armée entre en quartiers d'hiver; séjour du chevalier à Mantoue; la comtesse *** et son mari, 152-156. — Entrée de la duchesse de Mantoue dans sa capi- tale, 156-158. — Assassinat d'un officier français par un garde du duc; retour du duc de Vendôme, 158-161.
in. Campagne de 1706. — Marche de l'armée à Castiglione; bataille de Calcinato, p. 162-169. — M. de Falkenstein, M. de Vendôme et le chevalier de Broglie, 169-172. — M. de Vendôme poursuit le prince Eugène; Albergotti tombe dans une embuscade, 172-174. — Vendôme envoie Alber- gotti s'emparer du poste de Ferrare ; timidité de cet officier, 174-177. — M. de Vendôme nommé à l'armée de Flandre, 178. — Le prince Eugène passe l'Adige, 179-181. — Le duc d'Orléans et le maréchal de Marcin prennent le commande- ment de l'armée, 181. — Marche du prince Eugène vers le Piémont; l'armée française le suit sur l'autre rive du Pô, 181-187. — Jonction du prince Eugène et du duc de Savoie, 187-188. — La chartreuse de Pavie; Chivas; l'ar- mée française arrive devant Turin ; mauvais état du siège et des lignes, 188-191. — Défaite d'un convoi français près de Pianezza, 191-194. — Marche des ennemis sur Turin ; le duc d'Orléans et Marcin, 194-196. — Bataille de Turin ; le chevalier blessé au bras, 196-205. — Suite de la bataille; Albergotti refuse de dégarnir le poste des Capucins, 205- 207. — Entrée des ennemis à Turin; l'armée française, sur de faux rapports, reprend le chemin des Alpes, 207-211. — Pietraite désastreuse; Pignerol; avarice du marquis de Dreux, 211-216. — Albergotti rejoint l'armée; sa dispute
SOMMAIRE DU TOME DEUXIÈME. 393
avec la Feuillade ; rentrée en Dauphiné, 216-218. — Vic- toire de Médavy àCastiglione; description de Pignerol et de la vallée de Saint-Martin, 218-220. — Fenestrelle, Césanne, Briançon, 220-222. — Fautes des généraux français à Turin, 222-224. — M»'' de Maintenon, la duchesse de Bour- gogne et la bataille de Turin; anecdotes, 224-227. — Le chevalier, malade à Briançon, obtient de revenir à Paris, 227-229. — Gap, Moirans ; rencontre de M"^ de Séry ; Mâcon, Chalon, Beaune, Nuits, Dijon, 229-233. — Chan- ceaux, Auxerre, Sens, Montereau, Paris, 233-236. — Cha- millart refuse un régiment à M. du Plessis, 236-237. — Entrevue du chevalier avec le ministre, 238. — Aventure à Versailles pendant le carnaval; enlèvement de M. de Berin- ghem, 239-242.
IV. Cajipagxe de 1707. — Départ pour le Dauphiné; aventures d'un lieutenant du régiment de Lyonnois, p. 243-246. — Le régiment de Bourgogne campé dans la vallée de Queiras, 247-248. — Marche vers la Provence; Barcelonnette, Digne, Biez; arrivée à Toulon, 248-251. — Lenteurs voulues du duc de Savoie; l'évêque de Fréjus, 251-254. — Disposi- tions des troupes qui doivent défendi'e Toulon; travaux de fortifications; description de la ville, 254-262. — Commen- cement du siège ; le poste de Sainte-Catherine sui'pris, 263- 267. — Sortie victorieuse des assiégés; Sainte-Catherine repris, 268-274. — Les ennemis s'emparent du fort Saint- Louis; bombardement de la ville, 275-279. — L'armée française retourne en Dauphiné; Grasse, Castellane, Senez, 279-282. — La vallée de Queiras, Briançon, la vallée de Pragelas; réfutation du chevalier de Folard, 282-285. — Retour à Paris; conversation avec le marquis de Sailly; le chevalier de Quincy ne peut avoir un régiment, 285-289. — Les convulsions du chevalier de Folard, 289-292.
V. Campagne de 1708. — Ouverture de la campagne en Dau- phiné ; Exilles; l'armée manque de solde, p. 293-296. — Aventure de M. Gaudion, 297-298. — Le Fort-Barraux ; un officier galérien, 299-301. — Marche sur Briançon; Montmé- lian, Saint-Jean-de-Maurienne; passage du mont Galibier, 301-305. — Action de Césanne; caractère du maréchal de
394 SOMMAIRE DU TOME DEUXIEME.
Villars, 305-308. — Reddition d'Exilles ; M. de La Boulaye, 309-311. — Efforts du maréchal de Villars pour faire lever le siège de Fenestrelle; six mille hommes escaladent inutile- ment une montagne très escarpée, 311-316. — Capitulation de Fenestrelle; séjour à Briançon; M"^ de ***, 316-318. — Départ du chevalier pour Paris; agréable voyage j arrivée à Quincy, 318-320. — L'hiver de 1708-1709; les billets de subsistance ; plaisirs de Paris, 320-323. — Condamnation de M. de la Boulaye ; belle recrue faite par le chevalier, 323-325.
VI. Campagne de 1709. — Départ pour l'armée de Flandre; Pont-Sainte-Maxence, Gournay, Roye, Péronne, Arras, Lens, p. 326-332. — Positions des troupes françaises; la Bassée; revue du maréchal de Villars; les armées en présence, 332- 336. — Siège de Tournay ; Denain, 336-339. — Prise de AVarneton; combats de Marchiennes et d'Hasnon, 339-343. — Le chevalier de Saint-Georges; duels d'officiers; capitu- lation de Tournay, 343-346. — L'armée française derrière ses lignes, 346-348. — Marche de l'armée sur Malplaquet; arrivée du maréchal de Boufflers, 349-351. — Bataille de Malplaquet; préliminaires du combat; dispositions des armées, 351-362. — Détail de la bataille, 363-372. — Les tués et blessés des deux armées, 373-381. — Suites de la bataille; anecdotes diverses, 382-387. — Siège et prise de Mons; Maubeuge ; séparation des armées; Soissons; retour au château de Quincy, 387-390.
Nogenl-le-Rotrou, imprimerie Daupeley-Gouverneur.
r^ % ê 4 "^ 4 f ^ n ^1 « t: .t. I! .* * ■ t .^- ^^ .^' A^:!
' -""'^' '#''îj %\ -c it f< 'I 11; f f- ti i^ «^ '^ ^^~ ï^ ^
.> t^ 4^ ^^ "^ *^ ^ -1 ^' ^ « '■ ■
r^ '% f;'% 4 n ^ . t ■
"■■i 'f ^ t t t .^ ^' ^
- .^ .^ -^ ^ 't f *
^ t f II a. f ï. 1^ ?, ^^
. . i -f; ^ #■■* t^ ^ '^ '^ "^- *■ * !■» > % i 4^ * -f # # f fl !■ t € % 1^ -1 M' % .^
• ti t t 1^ tj. € * f # fï * f f ^ if ^
.^ .. f # i. f * '.if irf f .t^ t:^.
y'yf "g^^ #'f ■■«■ i -t^i'f #- * t ^■" '^ '
> - î; i . ^r*^# ^ f 1^ '€ %• %: f '^^ ^' '^ * ^.,^' ^.
fl»r^t^^^^ # #'^^'t 't "^ * 'f l"'f t i ■# t '^^ ^ * i t t ^
'^ -ir M 't ^fi t #■ * f f^ f è. 4 i * -t * .«• '^
., ^ > i ^; 5 -^■■f 't f #■" t t 'f '-f; .^' f ■■* .t € *,.^ =»,,*..i,.
t;r f #rt ■«■''*^ «i '^f ^#^€'t't «f- * t.* t« tA *' *■*?
■j^ -^'i'^ .H r *"^'4% f -i f ■#,* * t t ^.^
I f # %^ f; ^ f i^ 't .^ .-■ -fi "i;/ 1 i 1^ f 'f "f ■# « Il 't * f ^ /f .^ ^. -
\ à' t 4 i^ i t ^t f * 1- f f t t i - ^ ^^J
V ^ I] if>r^>,^ V "«/•! ^« -fît t i.t j..t .1. % V > 1 t
■-1 # ^ •^.' -^ -ir^ t i. % % â t * t ^ ?^ ^ -^^ ^ ^' ^ *^.A, . % % i t i; « f! ^ 1 f ^^
4 ti €^ # Il f t »;■■% '^i t t ^. I ^* * * I: t- '*■ t * M ^ 4 ;t .^^ C ..^^. .-^^J ...
- f -t f * %: i I'. <-| î t f # .'
• f; - I '"t è i ;li ¥ f % f # i # ^ .^ r^ ■.. r-
■ '^'If f \% C ^ f « « ^ i, t. !.*.«.*;
.. !• # 'f .^ #f ir# t # t t f t.« «
r f '^: ~.i^ ^1 ■..f ^f •# 'i f 'f t f -ii f # ^ '^ ■■■' c 't ■* 'f 'f 't 4 t i^ •'^ ' ^ "^^
t ^ V t % il M- V
, 'h ^" «I ^t t I? ff-'# ■< it t t fi t * * •'
- 4 4::
, % k
' -■. > f "^ ■■
i »
f #
f t i ;
jl • il n .^s y f
^ t -I # I
i' *■ *■ i f » f 'vv ^^ f
f f^'l t
■i ■:* i^' ■
*'^^ ^. # I, ::*' •
f^ t w. » .,. ..
# # f t. ■#■ f ■ ; |
1 i |
t f * i 1 i |
PI-- !■■, |
" t t f i É i- t. I. r i^ t., .^; ' «.. iift, --ai. |
f ■#:■ |
i t^ |
lùv. -^ ■IM. ^. ^ik. |
||||
HB |
i^B ^m |
^^^ |
■■• 1 ' ^^ i w t « f ' |
•in |
|
1 |
II |
1 |
^ f ■ t * i ' # * * ^ 'l^-*:?!: * t f * ■ j^.'" ii # >■■■ *, #■ t ^ t 1 t, $:■ t_ t ^ |
||
y |
|||||
1 |
II |
1 |
|||
■ |
■ ■ |
■ |
■f i |
W '■'■ .'* »^ |
■t ■ f %■ f i. *• t- M^ f i % *. I I t- il* l- ']! 0
=:''f"i, 't^ t * t 1 t ^ '
^.i ^^
'■""' "" è i -t '^
f ■•§■■■ f #•'" t t' #. **, -i, t.. f.
■f. 1 ■#.
i^'^»
) # i I- I f # 'i ^ •* *.r *,,■ w^.^ai^ *■*'". it/ 1^ % i *■ ^ i r
it' âê -ïf ^^^ ^#
i- i -t:,*
tî # m
t ï
^"t f "f f f
t t
5^ *l •# 'l^' €
«5 ,..•■
f. r *^ !«■'
t ^' r
' ■' .* k t t fi
■ # f: # ^ ^ L.l/ '!_ f ï- t i ^
■^' % # ^ # # f r ^ f;
f^^t i
.; f # r -T? ^ ^^
t :W^I
* I t .1 ^ f f: f
■'* ^- -^
,^l If *
-^. ^;f. « i > 1^ #'^i"^
^■^ .f_,t f #i :|, ■#■ ^ ■■ . '^ /^ *^ 1^ % '^■%\. ..
, . =. ,^- 4 i 1^ ^ .f '%t ,
f t ^
I f '■# ^
fi f
^»^« ^;K_,* « J *,lffi
f « .f « '« 48 «' ■«■ «" *•' « ,1
I