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A
MÉMOIRES
DU
CHEVALIER DE QUINCY
LMPRIMEÏUE DAUPELEY-GOUVERNEUR
A NOGENT-LE-ROTROU.
MÉMOIRES
DU
'J:'P
CHEVALIER DE OUINCY
''V'
PUBLIES POUR LA PREMIÈRE FOIS
POUR LA SOCIÉTÉ DE l'hISTGIRE DE FRANCE
PAR
LÉON LECESTRE
TOME DEUXIÈME
1703-1709
293
À PARIS
LIBRAIRIE RENOUARD
H. LADRENS, SUCCESSEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DE l'hISTOIRE DE FRANCE
RUE DE TOURNON, N' 6
MDCCC XCIX
EXTRAIT DU REGLEMENT.
Art. 14. — Le Conseil désigne les ouvrages à publier, et
choisit les personnes les plus capables d'en préparer et d'en
suivre la publication.
Il nomme, pour chaque ouvrage à publier, un Commissaire
responsable, chargé d'en surveiller l'exécution.
Le nom de l'éditeur sera placé en tête de chaque volume.
Aucun volume ne pourra paraître sous le nom de la Société
sans l'autorisation du Conseil, et s'il n'est accompagné d'une
déclaration du Commissaire responsable, portant que le travail
lui a paru mériter d'être publié.
Le Commissaire responsable soussigné déclare que le tome H
des Mémoires do chevalier de Qdincy, préparé par M. Léon
Lecestre, lui a paru digne d'être publié par la Société de
l'Histoire de France.
Fait à Paris, le ^juillet ^899.
Signé : A. DE BOISLISLE.
Certifié :
Le Secrétaire adjoint de la Société de l'Histoire de France,
NOËL VALOIS.
MÉMOIRES
DU
CHEVALIER DE QUINCY
CAMPAGNE DE 1704.
C'est avec juste raison qu'on appelle la campagne
de l'année 1704, en Italie, la « campagne des sièges, »
puisque nous y fûmes occupés pendant presque une
année entière : nous sortîmes le 4 mai 1704 de notre
quartier d'hiver, et nous ne partîmes de devant Verue
que le 14 avril 1705, pour aller à Novare, où nous
arrivâmes le 16.
Le 4 mai 1704, nous partîmes de Carpignano;
nous fûmes camper à Brème, près du Pô, et, le 5,
nous nous rendîmes à Casai, où nous trouvâmes l'ar-
mée campée en front de bandière le long de cette
rivière, faisant face à l'armée du duc de Savoie, qui
étoit campée de l'autre côté, àVillanuova^ pour nous
empêcher de passer. Du moins ce prince, dont l'armée
étoit fort inférieure à la nôtre, en faisoit courir le
bruit, car elle n'étoit composée que de vingt- six
1. Villanuova-di-Casale-Monferrato, à trois kilomètres au
nord de Casai, sur la rive gauche du Pô.
II 1
2 MÉMOIRES [Mai 1704]
bataillons et de vingt escadrons ^ Celle de M. de Ven-
dôme étoit alors de quarante-deux bataillons et de
soixante-quinze escadrons, sans compter les huit batail-
lons et les sept escadrons qui étoient à Gabiano^, aux
ordres de M. d'Albergotti, et sans compter le corps
qui étoit dans le Milanois, aux ordres de M. de Las
Torrès.
Notre général, qui a voit fait construire trois ponts
sur le Pô, que les remparts de Casai protégeoient, et
qui avoit fait toutes les dispositions nécessaires pour
passer cette rivière à la vue de l'armée ennemie,
ordonna que la générale seroit battue et le boute-selle
sonné à la petite pointe du jour, l'assemblée une
demi-heure après, et que sur-le-champ on se mettroit
en marche pour passer le Pô^. M. de Vendôme avoit
fait construire, trois semaines auparavant, deux
redoutes à contenir deux cents hommes chacune, sur
la rive du Pô, pour appuyer sa droite et sa gauche.
La générale ne fut pas plus tôt battue, que je vis
entrer dans ma tente six capitaines du régiment pour
me dire qu'ils alloient faire un compliment à B[elle-
court]^, notre premier capitaine de grenadiers, qui
certainement ne lui plairoit pas, qui étoit que, s'il ne
se battoit, l'épée ou le pistolet à la main, avec son
lieutenant auparavant l'assemblée, ils venoient pour
1. Les Mémoires militaires sur la guerre de la Succession
d'Espagne, par le général Pelet, indiquent (t. IV, p. 800-801
et 808-810) les effectifs de l'armée de Vendôme, mais point
ceux des troupes de Savoie.
2. Sur la rive droite du Pô, à l'ouest de Casai.
3. Lettre de Vendôme, du 4 mai, dans les Mémoires mili-
taires, t. IV, p. 210-212.
4. Ci-dessus, tome I, p. 329.
[Mai 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 3
l'empêcher de se mettre à la tête de sa compagnie.
Ensuite, ils me demandèrent si je ne voulois pas aller
avec eux. Je les suivis, non pas dans le dessein de
faire de la peine au pauvre B[ellecourt], car j'étois si
persuadé qu'il enverroit faire f celui qui porteroit la
parole, que je ne balançai pas un moment de les suivre.
Quelle fut ma surprise lorsque j'entendis sa réponse :
« Messieurs, dit-il, je vous prie de m'accorder trois
« jours, afin qu'on me fasse mon décompte. Le compte
« fait, je quitte sur-le-champ le régiment. » Il tint
parole : son décompte fait, il partit, et nous ne l'avons
pas vu depuis. Quelles réflexions l'homme ne doit-il
pas faire ! Cet officier avoit toujours passé pour avoir
beaucoup de valeur; il en avoit donné des marques
dans toutes les occasions, surtout au combat de
Chiari', où, ayant reçu un coup de fusil dont la balle
lui perçoit le col, il ne voulut jamais quitter la tête de
sa compagnie, quoique ses deux fils, tous deux offi-
ciers dans le régiment, eussent été tués à ses côtés.
C'est ici avec raison où l'on peut appliquer le proverbe
espagnol : Cet homme a été brave dans une telle
action. Le compliment fait, nous fûmes trouver le
marquis de Dreux, que nous priâmes très fort de
renvoyer ce misérable lieutenant, dont j'ai fait le
détail de sa mauvaise action dans le récit de la cam-
pagne précédente^; il fut la cause du mauvais com-
pliment que nous venions de faire à B[ellecourt]. Le
marquis ne s'étoit pas contenté de prendre son parti ;
il venoit de le nommer à une compagnie dans le régi-
1. Tome I, p. 162.
2. Tome I, p. 329-331.
4 MÉMOIRES [Mai 1704]
ment, dont nous étions outrés. Nous ne pûmes nous
empêcher de lui en marquer notre ressentiment. Cet
homme se prévaloit un peu trop d'être le gendre du
ministre de la guerre et de la finance. Il nous pria de
patienter un peu, et que, dans un mois au plus tard,
nous en serions débarrassés. Il tint sa parole : il fit
donner une compagnie franche à ce misérable assas-
sin. Il auroit dû la faire donner plutôt à Bfellecourt],
par rapport à ses anciens services et à ses blessures.
Revenons à notre passage du Pô. L'aile droite de
la cavalerie, tant de la première ligne que de la
seconde, passa sur le pont de la droite, pendant que
l'aile gauche de la première et de la seconde ligne
passoit sur le pont de la gauche, et que Tinfanterie,
tous les grenadiers à la tête, passoit sur le pont du
centre. L'infanterie battoit aux champs, et l'air reten-
tissoit du bruit des timbales et des trompettes de la
cavalerie ^ Je n'ai jamais vu une ardeur de combattre
si marquée dans nos troupes. Aussi, en moins d'une
demi-heure, elles furent en bataille du côté de l'en-
nemi. Les remparts de Casai étoient couverts des
habitants de cette ville, persuadés qu'ils auroient le
plaisir de voir donner une bataille sans courir aucun
risque ; mais la prudence du Savoyard en avoit ordonné
autrement, car ce prince, qui étoit campé à une petite
lieue de nous, se retira précipitamment, le 7, à la petite
pointe du jour, après avoir laissé plusieurs compa-
gnies de grenadiers à Balzola- pour favoriser sa
retraite.
1. C'est le 6 mai qu'eut lieu le passage du Pô [Mémoires
militaires, p. 213).
2. A mi-chemin entre Trin et Casai.
[Mai 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 5
Défaite de V arrière- garde de Varmée de M. de
Savoie^. — Le général Vaubonne commandoit l'ar-
rière-garde de son armée, composée de huit compa-
gnies de grenadiers, des deux régiments de dragons
du prince Eugène et de Vaubonne, et de deux cents
cuirassiers. Pendant que les ennemis abandonnoient
leur camp de Villanuova, nous marchions à eux en
bataille. Aussitôt que M. de Vendôme fut informé de
leur retraite, il ordonna à M. de la Bretonnière^ de
marcher au plus vite à la tête de quatre cents che-
vaux, dont cent carabiniers, pour charger leur arrière-
garde. Les régiments de dragons de Vérac et de
Lautrec furent commandés pour le soutenir. M. de la
Bretonnière, ayant rencontré les dernières troupes de
M. de Vaubonne en deçà d'un défilé, les chargea et
les poussa jusqu'à Treno^, petit village; mais il fut
bientôt obligé de plier lui-même, après que M. de
Vaubonne eut rallié ses troupes, sous le feu de plu-
sieurs compagnies de grenadiers qui étoient postées
dans ce village. Comme MM. de Lautrec et de Vérac
suivoient de près à la tête de leurs régiments, ils lui
donnèrent le temps de se rallier, et ensuite, tous trois
ensemble, ils attaquèrent M. de Vaubonne avec une
si grande impétuosité, (ju'ils mirent en déroute la plus
grande partie de son arrière-garde et le firent pri-
sonnier. Ce fut un carabinier qui fit cette belle cap-
1. Voyez les Mémoires militaires, p. 213-214 et 802-804;
les Mémoires de Saint-Simon (éd. Boislisle), t. XII, p. 122-123;
et Y Histoire militaire de Quincy, t. IV, 343-345.
2. Gilles de Bolterel, comte de la Bretonnière, était mestre
de camp de cavalerie depuis 1694; il deviendra brigadier en
1704 et maréchal de camp en 1709.
3. Localité que nous n'avons pu identifier.
6 MÉMOIRES [Mai 1704]
ture. Il fut bien heureux de n'être pas tombé entre
les mains des housards : ils ne lui auroient fait aucun
quartier; ils étoient tous irrités contre lui : dès qu'un
de nos housards étoit pris, il le faisoit pendre au pre-
mier arbre. Toute l'armée fut charmée d'apprendre
que ce général avoit été pris ; il traitoit très mal non
seulement tous les soldats, mais même tous les offi-
ciers qu'il faisoit prisonniers ^ Comme il étoit du
Gomlat et qu'il avoit servi en France, il vouloit appa-
remment faire sa cour aux Impériaux par son mau-
vais procédé. On le mit dans une espèce de jardin ou
cimetière, entouré d'un grillage en bois vert, qui pré-
cédoit une petite chapelle, et à la garde de cinquante
hommes du régiment de Piémont, aux ordres précisé-
ment de M. de Ghampagnelle^, qui, comme je l'ai dit,
s'étoit emparé à sa barbe de Rosasco pendant le
précédent hiver^. Notre colonne d'infanterie passoit à
côté de cette petite chapelle : ainsi, chaque soldat,
1. « C'est ce fameux partisan qui en a usé si malhonnête-
ment et si cruellement avec les officiers et les soldats qu'il a
pris sur nous, en ayant fait tuer plusieurs après les avoir pris,
maltraité de paroles et fait dépouiller des officiers : ce qui a
fait que M. de Vendôme, contre son honnêteté et sa douceur
ordinaires, lui a parlé avec beaucoup de hauteur et de mépris.
Il a été traité de môme par la plupart de nos officiers qui l'ont
vu, y en ayant plusieurs... auxquels il a fait mille insultes et
tenu de très impertinents propos pendant qu'ils étoient en sa
puissance... En passant par le village de Montferrat, si l'es-
corte... n'avoit empêché les paysans, ils l'auroient assommé,
ayant pillé et exercé toutes les cruautés imaginables en ce
pays-là. » (Relation publiée par le général Pelet dans les
Mémoires militaires, t. IV, p. 804.)
2. Il a appelé cet officier M. de Carapanelle en 1703 :
tome I, p. 357.
3. Tome I, p. 357-359.
[Mai 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 7
sans que les officiers pussent l'empêcher, lui donnoit
son coup de langue en passant. Il avoit une veste de
busc^ bordé d'un galon d'or, sans habit. Il fut très
mal reçu de M. de Vendôme, et avec raison; on l'en-
voya à Casai.
Le duc de Vendôme, apprenant que son avant-
garde attaquoit l'arrière-garde du duc de Savoie, se
rendit sur-le-champ à l'endroit où se donnoit le com-
bat, et il arriva dans le temps que les ennemis se
retiroient dans Treno. Voulant cependant profiter de
l'avantage que ses troupes venoient de remporter, il
fit attaquer ce village par les dragons des régiments
Dauphin et de Lautrec-, après les avoir fait mettre
pied à terre. Les ennemis, ayant fait une seule
décharge, abandonnèrent le village. M. de Lautrec,
lieutenant-colonel de Languedoc-dragons ^ fut tué, et
il y eut une vingtaine de dragons de tués ou de bles-
sés dans cette attaque. Nos dragons les poursuivirent,
la baïonnette au bout du fusil, si vivement, qu'ils leur
tuèrent environ cent cinquante hommes, leur prirent
quatre officiers, soixante soldats et cavaliers, et deux
étendards. Ils les poussèrent jusqu'au village de
Ramassana\ où s'étoit rendue toute leur arrière-
1. « Treillis dur et piqué que les tailleurs mettent au bas du
pourpoint des hommes par-devant, pour lui donner plus de
fermeté. » [Dictionnaire de Trévoux.)
2. Les Mémoires militaires (t. IV, p. 803) disent Dragons-
Dauphin et Languedoc, ce qui est plus exact ; le régiment de
Lautrec avait pris part à la première attaque avec celui de
Vérac (ci-dessus, p. 5). Notre auteur va d'ailleurs se rectifier
trois lignes plus loin.
.3. Jean-Alexandre de Toulouse-Lautrec, cadet d'une famille
qui prétendait se rattacher aux derniers comtes de Toulouse.
4. Localité qu'on n'a pu identifier.
g MÉMOIRES [Mai 1704]
garde et le duc de Savoie. Gomme l'ennemi étoit
posté avantageusement, notre général ne jugea pas
à propos de l'attaquer. Nous eûmes dans ces diffé-
rentes attaques une cinquantaine d'hommes de tués
ou de blessés. Plusieurs officiers m'ont dit qu'ils
avoient vu souvent le duc de Savoie, et qu'il se pré-
sentoit de bonne grâce ^
Trin, Crescentin. — Nous fûmes camper ensuite à
Trin, petite ville du Montferrat^. Nous y restâmes
jusqu'au 8, que nous en décampâmes pour aller atta-
quer les ennemis qui étoient à Crescentin, autre petite
ville vis-à-vis la forteresse de Verue, le Pô entre 3. Il
en sera beaucoup fait mention par rapport au siège
de Verue. Mais, M. de Vendôme ayant bien reconnu
leur situation, et jugeant que ce poste étoit inatta-
quable, les ennemis étant comme dans une île, il nous
fit camper à Fontana*, à trois milles en deçà.
Ce fut dans ce camp où la désertion de nos troupes
fut presque générale. M. de Vendôme fut obligé,
pour arrêter ce désordre, de faire publier à la tête de
l'armée que tous les soldats, cavaliers et dragons
qu'on trouveroit déserter du côté de l'ennemi seroient
rompus vifs. Il y en eut sept ou huit arrêtés, qui
furent exécutés. Cet ordre, qui auroit été cruel dans
1. D'après les Mémoires militaires (p. 214), Victor-Amédée
n'aurait échappé à la cavalerie française que grâce à la vitesse
de son cheval.
2. Cette ville, à un mille au nord du Pô et à sept milles à
l'ouest de Casai, appartenait à la Savoie depuis 1631.
3. Sur la rive gauche et à quelque distance du Pô, Verue
étant sur la rive droite.
4. Ou plutôt Fontanetto, comme disent les Mémoires
militaires.
[Mai 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 9
un autre temps, eut son effet : il arrêta la désertion*.
Ce fat aussi dans ce camp que M. de Vendôme
envoya un de ses trompettes à l'armée ennemie pour
réclamer quelques prisonniers. Le trompette, de retour
de sa commission, rapporta à notre général qu'au
premier poste des ennemis on lui a voit bandé les yeux,
et qu'on l'avoit conduit ainsi au duc de Savoie ; qu'à
son retour on lui avoit fait la même cérémonie. M. de
Vendôme fut très piqué du procédé du Savoyard; il
ordonna qu'on usât de représailles sur le premier
trompette qui viendroit de sa part, ce qui arriva
quelques jours après. J'avois l'honneur, ce jour-là pré-
cisément, de dîner chez notre général. Lorsqu'on lui
eut présenté le trompette du duc, avec qui M. de
Vendôme badinoit quelquefois de conversation, il lui
dit : a Mon ami, je suis bien fâché d'avoir été obligé
« de vous faire bander les yeux. Dites à votre maître
« qu'il convient de nous faire la guerre plus poliment,
« sinon que je lui ferai sentir que je suis plus grand
« seigneur que lui lorsque j'ai l'honneur d'être à la
« tête des armées du Roi. » Outre ce procédé, M. de
Vendôme étoit très fâché contre ce prince de ce qu'il
avoit fait l'impossible, étant encore notre allié, pour
l'empêcher de venir commander l'armée d'Italie après
la prise du maréchal de Villeroy à Crémone-. On pré-
1 . En décembre 1684, une ordonnance royale avait supprimé
la peine de mort pour les déserteurs ; mais ils devaient être
mutilés, marqués à la joue et envoyés aux galères [Journal de
Dangcau, t. I, p. 78). Au xvin* siècle, on les incorpora par-
fois dans les troupes de la marine, au lieu de les condamner au
bagne [Mémoires du duc de Luynes, t. VIII, p. 324, et t. XI,
p. 160).
2. Cela semble difficile; car ce fut le 9 février 1702 qu'on
10 MÉMOIRES [Mai 1704]
tend qu'il avoit mandé à la cour de France qu'un
homme qui n'étoit pas en état de conduire son ménage
l'étoit encore moins pour conduire une armée*. Ce
n'étoit pas l'intérêt pour la France qui faisoit agir ainsi
ce prince; mais, comme, depuis longtemps, il s'atten-
doit (sic) avec les Impériaux et qu'il connoissoit la
probité, la candeur, la franchise et les grands talents
dans l'art militaire de M. de Vendôme, il craignoit
avec juste raison un si grand homme. M. de Vendôme
fut averti du propos du duc de Savoie : il ne l'oublia
point, comme il se verra dans la suite; car, toutes les
places qu'il prenoit en Piémont, il les faisoit raser
sur-le-champ^. Il en auroit fait autant de Turin, si le
malheur qui accabloit la France pendant l'année 1706
ne nous l'eût pas enlevé pour aller en Flandres, il
auroit mis ce prince dans la même situation où
Louis XIV avoit réduit le duc de Lorraine^.
Pendant que nous étions à Fontana, notre pont que
nous avions sur le Pô à Trin fut emporté par les eaux ;
apprit à Versailles l'affaire de Crémone; M. de Vendôme fut
désigné le soir même, sur le refus de M. d'Harcourt, et partit
le surlendemain [Dangeau, t. VIII, p. 315 et 318; Mémoires
de Saint-Simon, éd. Boislisle, t. X, p. 88-89).
1. Allusion au mauvais état des affaires de Vendôme et au
pillage de ses biens par son frère le grand prieur et par l'abbé
de Chaulieu [Saint-Simon, t. VI, p. 196-197).
2. Il exigeait aussi que les garnisons se rendissent prison-
nières de guerre, comme nous le verrons plus loin pour Ver-
ceil, Verue, etc.
3. Le duc Charles V, dont Louis XIV avait confisqué, en
1670, les Etats conquis par le maréchal de Créquy, pour le
punir de ses alliances répétées avec l'Empereur. La Lorraine
ne fut rendue à son fils Léopold qu'en 1698, par suite des sti-
pulations du traité de Ryswyk.
[Juin 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 11
celui que les ennemis avoient à Verue et un moulin
eurent le même sort, dont nous profitâmes; car l'un
et l'autre et le moulin s'arrêtèrent à Casai.
Auparavant de partir de ce camp, nous apprîmes
que la citadelle de Suse s'étoit rendue au duc de
la Feuillade le 11 de ce mois*.
Enfin, tous les préparatifs pour faire le siège de
Verceil étant faits, nous décampâmes le 30 de Fon-
tana pour aller à Desana^, qui est à moitié chemin de
ce premier village à Verceil. Nous y restâmes jus-
qu'au 5 de juin. Le marquis de Senneterre^ resta à
Trin avec trois régiments de dragons; outre cela, il
avoit encore deux régiments du même corps à Tri-
cerro* sous ses ordres, afin d'être à portée d'aller
secourir M. d'Albergotti, qui étoit toujours à Gabiano,
village au delà du Pô ; nous y avions un pont.
Le 5, nous partîmes de Desana, après y avoir laissé
neuf escadrons et six bataillons. Nous arrivâmes d'as-
sez bonne heure à Montanaro^, village à une petite
lieue en deçà de Verceil. Pendant le séjour que notre
armée y fit, les ennemis sortirent au nombre de
quatre cents chevaux et une trentaine d'housards, pour
venir insulter le quartier général, qui étoit à Monta-
naro. Ils y tuèrent quelques valets, et ensuite ils s'en
retournèrent si promptementà Verceil, que les piquets
1. Mémoires militaires, t. IV, p. 127-135; Histoire militaire
de Quincy, p. 346-347.
2. A sept kilomètres de VerceiL
3. Henri de la Ferté, comte de Senneterre : tome I, p. 288.
4. Bourgade fortifiée, dans le district actuel de Desana.
5. A quatre kilomètres de Verceil, non loin du naviglio qui
réunit la Sesia et la Doire Baltée.
12 MÉMOIRES [Juin 1704]
de l'armée ne purent les joindre. Le 7, sur le midi,
nous arrivâmes devant Verceil. Toute la cavalerie de
la garnison étoit en bataille un peu en deçà du glacis.
Les ennemis nous firent l'honneur de nous tirer
quelques coups de canon.
Verceil. — La ville de Verceil est grande, les rues
assez bien percées, les églises belles ; elle étoit connue
du temps des anciens Romains, il y a un évêché suf-
fragant de Milan ; il y a eu un concile célébré en 1 050,
par le pape Léon IX, contre Bérenger, archidiacre
d'Angers, qui nioit la réalité du corps de Jésus-Christ
dans l'Eucharistie. Cette place, qui étoit une des plus
fortes du duc de Savoie, étoit environnée de quatorze
bastions revêtus et de dix demi-lunes, avec un bon
fossé et un bon chemin couvert. On prétend que
quatre ducs de Savoie y ont fait travailler pour la
rendre aussi forte qu'elle l'étoit^. Elle est située près
de la Sesia, petite rivière qui sépare le Piémont d'avec
le Milanois ; le Cervo^, petite rivière, coule à côté de
cette place. La citadelle en est petite. La garnison
étoit composée de quatorze bataillons et de cinq cents
chevaux ; elle avoit des provisions de guerre et de
bouche suffisamment. M. des Hayes, gentilhomme de
Beauce et le premier lieutenant général du Savoyard,
en étoit gouverneur ; j'en ai dit l'histoire dans l'article
de Turin ^. M. de Préla* en étoit heutenant de roi.
1. Le Grand Dictionnaire géographique de Bruzen de la Mar-
tinière contient une longue description des fortifications de
Verceil d'après des mémoires et plans de 1698.
2. Affluent de la Sesia.
3. Ci-dessus, tome I, p. 194-195.
4. Il y a dans le manuscrit M. de Priolo, ou Praolo. C'est le
[Juin 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 13
Quarante bataillons, dont nous étions, et cinquante-
cinq escadrons furent destinés pour ce siège. On ne
fit point de ligne de circonvallation ; au contraire,
M. de Vendôme fit raccommoder les chemins par où
le duc de Savoie pouvoit venir au secours de cette
placée On se contenta seulement de faire occuper par
des détachements le village de Gasalrosso, les châ-
teaux de Montanaro, de Lignana^, et quelques autres.
Tout étant prêt pour l'ouverture de la tranchée^,
elle se fit dans la nuit du 14 au 15 par M. de Vaube-
court, premier lieutenant général de l'armée, à la
droite, du côté des Capucins, avec sept bataillons et
quatre escadrons. M. de Toralva^, maréchal de camp
espagnol, commandoit la gauche de la tranchée, qu'il
appuya au chemin qui va de Verceil à Casai, et la
droite étoit appuyée à la Sesia. On attaquoit les bas-
tions qui formoient ce qu'on appelle la citadelle parce
qu'ils étoient enfermés par des ouvrages qu'on avoit faits
au dedans de la ville. Nous perdîmes, ce premier jour,
environ soixante-dix hommes, tant tués que blessés.
La nuit du 15 au 16, la tranchée fut relevée par le
comte de Préla [Mémoires militaires, p. 814 et 816); M. des
Hayes fut malade une partie du temps, et la charge du com-
mandement revint à M. de Préla.
1. La Gazette (p. 296) dit au contraire que Vendôme fit
rompre tous les chemins venant du camp du duc de Savoie.
2. Villages situés au nord et à l'ouest de Desana.
3. Sur le siège de Verceil, voyez les Mémoires militaires,
p. 227-238; la Gazette d'Amsterdam, n°' lxiii à lxvi; les
relations données dans le Mercure de juin et de juillet; l'His-
toire militaire de Quincy, t. IV, p. 347-362; la Gazette, p. 296,
308, 319-322, 344, etc.; les lettres et mémoires insérés dans
les Mémoires de Sourches, t. VIII, p. 384-389; etc.
4. Il signait : Torralba.
U MÉMOIRES [Juin 1704]
marquis de Barbezières^ à la droite, et, à la gauche, par
M. de Valdefuentès^, maréchal de camp espagnol,
avec le même nombre de bataillons. On travailla ce
même jour, et la nuit ensuite, à deux batteries de
canon et à une de bombes.
La nuit du 16 au 17, le comte de Médavy releva la
tranchée, toujours avec pareil nombre de bataillons.
Les ennemis tentèrent, ce jour-là, de faire une sor-
tie, parce que la communication avoit été rompue par
le débordement de la Sesia, causé par la fonte des
neiges; mais, voyant qu'on étoit préparé à les bien
recevoir, ils se retirèrent promptement.
La nuit du 17 au 18, le comte de Ghemerault et le
comte d'Aubeterre relevèrent la tranchée avec sept
bataillons, dont les deux du régiment. Nous pous-
sâmes notre sape à soixante toises du glacis. Un bou-
let de canon, ayant donné sur le revers de la tranchée,
m'envoya une pierre grosse comme le pouce, qui me
frappa la mâchoire d'en bas ; j'en ai toujours la marque.
La tranchée fut relevée, la nuit du 18 au 19, par
M. de Langalerie^. Les ennemis firent ce jour-là une
1. Charles-Louis de Barbezières-Chemerault, marquis de
Barbezières (1651-1709), était lieutenant général depuis 1696.
C'était un familier de Vendôme, qui, en 1703, l'avait chargé
d'une mission secrète en Tyrol; il fut arrêté alors et jeté en
prison à Innsbruck, où il resta plusieurs mois [Mémoires de
Saint-Simon, t. XI, p. 72-74 et 262, et t. XII, p. 120-121).
2. Ferdinand de Portugal-Alencastro, second fils du duc
d'Abrantès, marquis de Valdefuentès, hérita du titre de duc de
Linarès à la mort du frère de sa mère. Philippe V, dont il avait
été un des premiers partisans, le nomma, en septembre 1704,
directeur de la cavalerie en Milanais, et lui donna en 1709 la
vice-royauté du Mexique, où il mourut en 1715.
3. Philippe de Gentils, marquis de Langalerie, venait d'être
[Juin 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 15
sortie commandée par un capitaine du régiment des
gardes du duc de Savoie; mais, cet officier ayant eu
la tête emportée d'un boulet de canon, elle n'eut aucun
effet. J'appris depuis que c'étoit le comte de Moret',
frère de MM. de Solari, mes bons amis, avec qui
j'avois été mousquetaire du Roi^; ils étoient tous deux
dans la place, ce que je ne savois pas.
Deux jours auparavant, on avoit fait une batterie
de vingt pièces de canon et de douze mortiers, qui
démontèrent plusieurs pièces de canon des assiégés.
On en avoit fait une autre, de douze pièces de huit à
ricochet^, au delà de la Sesia, qui voyoit à revers le
chemin couvert, et elle le prenoit si fort à revers,
qu'elle fit perdre beaucoup de monde aux ennemis. Il
m'a été rapporté qu'un seul de ses boulets avoit tué
neuf hommes dans le chemin couvert.
La nuit du 19 au 20, on fit une parallèle à vingt
toises du glacis, et, depuis ce dernier jour jusqu'au 25,
on travailla à la sape. Il ne se passa rien de considé-
rable à la tranchée; le régiment la monta le 24. Je
ferai ici une petite remarque. Mon frère, auteur de
fait lieutenant général en février 1704. Il passera aux Impé-
riaux au commencement de 1706 et contribuera à la défaite des
Français devant Turin. Après les aventures les plus extraordi-
naires, que M. de Boislisle a racontées dans la Revue histo-
rique de novembre 1897 et janvier 1898, il finit par mourir
dans la prison impériale de Vienne, en 1717.
1. Nous retrouverons plus loin (p. 27-29) ce comte de Moret
et ses deux frères, et notre auteur donnera alors sur leur
compte des détails assez circonstanciés. — Moretta, dans le
marquisat de Saluées, était possédé par les Solari depuis le
xiv^ siècle.
2. Ci-dessus, tome I, p. 130, 245 et 345.
3. Ce genre de tir, inventé par Vauban, avait été inauguré
par lui au siège de Philipsbourg en 1088.
16 MÉMOIRES [Juin 1704]
VHistoire militaire de Louis XIV, ne nous fait pas
monter la tranchée une seule fois. Cependant notre
régiment étoit chef de brigade \ et nous la montâmes
aussi souvent que les autres^.
La nuit du 2l5 au 26, les régiments de Lyonnois,
d'Anjou et des Vaisseaux relevèrent la tranchée, aux
ordres de MM. de Médavy, Valdefuentès et d'Orge-
mont. On travailla à une communication pour joindre
l'attaque de la gauche à celle de la droite, une espèce
de parallèle. On fit une batterie de six pièces de canon
de vingt-quatre et une de mortiers.
Pendant la nuit précédente, les assiégés firent un
feu continuel de canon et de mousqueterie, et ils nous
jetèrent beaucoup de bombes et de pierres ; cependant
ils nous tuèrent peu de monde : il y eut une trentaine
de soldats de blessés.
M. de Vendôme visitoittous les jours les tranchées,
et il encourageoit les soldats. Il leur parloit avec tant
de bonté, qu'ils étoient charmés d'avoir un si grand
homme pour leur général. Un jour que j'y étois, un
grenadier lui dit : « Monseigneur, donnez-moi une
a prise de votre tabac; on dit que vous en avez tou-
« jours d'excellent. » — « Tiens, prends, mon cama-
« rade, lui répondit le prince. » — « Non, mon géné-
« rai, lui répliqua le grenadier, j'aime mieux que vous
1. C'est-à-dire que, le colonel de Bourgogne, M. de Dreux,
étant brigadier, la brigade que son régiment formait avec un
autre, dont le chef n'était que colonel, portait le nom de
Bourgogne.
2. En effet, le marquis de Quincy, dans son récit du siège,
ne cite jamais le régiment de Bourgogne. Mais comment se
fait-il que notre auteur ne dise mot de la blessure que le mar-
quis de Dreux, son colonel, reçut au siège [Mémoires de
Sourc/ies, t. VIII, p. 408) ?
[Juin 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 17
a m'en donniez vous-même. La raison en est simple :
« vous m'en donnerez davantage. » M. de Vendôme
lui versa toute sa tabatière *. Il connoissoit tous les
officiers du régiment par leurs noms; ainsi, dès qu'il
en voyoit quelqu'un, il lui parloit toujours.
La nuit du 26 au 27, la tranchée fut relevée par
les régiments de Lombardie", de Piémont, de Ven-
dôme, de Croy et de Berwick^, aux ordres de MM. de
Montgon, de Ghartoigne^ et de Montsoreau. Je fus
dîner ce jour-là à la tranchée; on y faisoit la plus
grande chère du monde : il falloit bien quelquefois se
distraire de notre petit ordinaire. Pendant le diner, il
nous arriva plusieurs déserteurs de la place, entre
autres un bonhomme âgé, qui avoit une grande barbe
et toute blanche. « Eh! que diable faisiez-vous dans
« cette ville, père Abraham? » lui dit M. de Mont-
gon. — a Quoi, Monseigneur, lui répliqua le soldat,
a est-ce que j'ai l'honneur d'être connu de vous? »
Véritablement cet homme s'appeloit Abraham. Il nous
conta son histoire : il étoit maître d'école en Suisse ;
il s'engagea avec plusieurs de ses écoliers parce qu'on
lui avoit fait entendre qu'en moins de six mois il
s'enrichiroit par la maraude et par le butin qu'il feroit
1. Malgré la répugnance de Louis XIV pour le tabac à priser,
l'usage en était devenu presque général. Certains hommes,
comme le grand prieur de Vendôme, frère du duc, ne se ser-
vaient pas de tabatière, mais avaient à leurs vêtements une
poche doublée en cuir, dans laquelle ils prenaient leur tabac.
2. Régiment italien au service d'Espagne, comme celui de
Croy, qui était composé principalement de Flamands et de
Belges.
3. Formé en 1698 avec les débris de différents corps irlandais.
4. Philippe-François de Chartoigne : tome I, p. 210.
U 2
18 MÉMOIRES [Juin 1704]
sur les François. « Mais, ajouta-t-il, voyant qu'il n'y
« avoit que des coups à gagner, j'ai déserté pour m'en
« retourner chez moi et y vivre tranquillement. » Ce
jour-là, on travailla à deux batteries de canon de six
pièces chacune, pour ruiner les défenses. M. Buel,
capitaine de Berwick, et M. Moreau, commissaire
d'artillerie, furent tués.
La nuit du %1 au 28, les régiments de Normandie,
de l'Ile-de-France ^ de Beaujolois^, et un autre régi-
ment relevèrent la tranchée, aux ordres de MM. de
Ghemerault, d'Aubeterre et de CaraccioU^. On tra-
vailla à plusieurs sapes et à faire fouiller le mineur,
afin de pouvoir trouver les mines. Nous essuyâmes,
ce jour-là, un grand orage ; nos tranchées en furent
très incommodées, nos tentes renversées.
La nuit du 2l8 au 29, la tranchée fut relevée par
les régiments de Bonezane*, de la Vieille-Marine, de
Médoc, de Cambrésis^ et de Bassigny^, aux ordres de
de Langalerie, d'Arène et d'Imécourt. La sape se
1. Créé en 1684; le marquis de Broglie (ci -après, p. 20)
en était colonel depuis 1698.
2. Ce régiment, qui datait de 1685, perdra son colonel à ce
siège (ci-après, p. 21).
3. Thomas Caraccioli était maréchal de camp au service
d'Espagne et passa à celui de France en 1707; il devint lieute-
nant général en 1718 et gouverneur de Briançon; il ne mourut
qu'en 1755, à cent un ans.
4. Régiment espagnol, dont notre auteur orthographie le
nom Bollesane.
5. Ce régiment avait été formé, en septembre 1684, avec un
bataillon du régiment de Piémont.
6. Créé en 1684, comme le précédent, il avait pour colonel
le chevalier de Bullion depuis 1702; en 1749, il fut incorporé
dans Royal-Comtois.
[Juin 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 19
poussa jusqu'à dix toises du chemin couvert. On
acheva une batterie de six mortiers à la droite. Nous
perdîmes assez de monde pendant cette tranchée;
MM. de Sanzay, commissaire d'artillerie, de Pont-
catron, lieutenant du régiment de Bassigny, et Mon-
tigny, lieutenant de Médoc, furent blessés ^
La nuit du 29 au 30, MM. de Bouligneux, de Goës-
briant et chevalier de Luxembourg^ relevèrent la
tranchée avec les bataillons de Mendoze- espagnol,
de Bourgogne, de Sourches^, de Maulévrier* et de
Beauce^. On s'avança par la sape jusqu'à huit toises
de l'angle flanqué du chemin couvert, à l'attaque de
la droite. On en fît autant à l'attaque de la gauche, et
une allant à la capitale de la demi-lune^.
Le 2, M. de Vendôme, auparavant d'attaquer les
trois angles du chemin couvert, fit éventer les mines
des ennemis qui étoient chargées : après quoi, nos
grenadiers se logèrent dans les trous que les mines
avoient faits. Les assiégés firent plusieurs tentatives
pour nous en chasser, mais inutilement. On se logea
1. Le général Susane dit que M. de Montigny fut tué [His-
toire de Vinfanteric, t. IV, p. 387).
2. Christian-Louis de Montmorency-Luxembourg, prince de
Tingry en 1711, avait été chevalier de Malte; brigadier d'in-
fanterie depuis janvier 1702, il sera nommé lieutenant général
en septembre 1708, pour avoir réussi à faire entrer du secours
dans Lille assiégé, et deviendra maréchal de France en 1734.
3. Ce régiment, levé en 1695 par le comte de Sanzay, avait
été donné au chevalier de Sourches en octobre 1703,
4. Créé en 1675, il avait pour colonel le chevalier de Maulé-
vrier; il prendra le nom de Beaujolais en 1762.
5. Levé en 1684.
6. C'est la ligne tirée depuis le centre de la derai-Iune jus-
qu'à la pointe. [Dictionnaire de Trévoux.)
20 MÉMOIRES [Juillet 1704]
aussi sur les angles flanqués du chemin couvert.
Ensuite la sape fut continuée le long de la contres-
carpe, ce qui obligea les ennemis d'abandonner entiè-
rement le chemin couvert, d'autant plus que la bat-
terie à ricochet qui étoit au delà de la Sesia les fatiguoit
infiniment. Cependant on ne put encore les chasser
de quelques traverses que le 5.
Le 6, MM. de Bouligneux et de Goësbriant étant de
tranchée, on travailla à plusieurs batteries sur le che-
min couvert, pour battre en brèche la demi-lune ; on
y travailla jusqu'au 10, pendant lequel temps on tra-
vailla à saigner le fossé et à faire trois galeries pour
y descendre.
Le 10, le régiment monta la tranchée avec cinq
autres bataillons, aux ordres de M. de Las Torrès, de
M. d'Aubeterre et du marquis de Broglie^. C'étoit un
jour maigre; M. d'Aubeterre, qui étoit dévot ou qui
le faisoit, nous donna un dîné superbe en maigre. Il
avoit fait venir du poisson de presque tous les lacs
d'Italie. Il y avoit une table en long, de soixante-quinze
couverts, couverte des plus beaux poissons que j'aie
jamais vus^. Dans le temps que nous allions nous
mettre à table, il tomba une bombe près de la table.
En crevant, elle couvrit si malicieusement tous les
plats de terre, qu'on ne voyoit plus les poissons. Cet
1. Charles-Guillaume, marquis de Broglie, frère aîné du
second maréchal, était colonel du régiment de l'Ile-de-France;
il épousa en 1710 la fille du futur chancelier Voysin, et parvint
en 1718 au grade de lieutenant général. Notre auteur parlera
plus longuement de lui dans le récit de la campagne de 1705.
2. Sur le luxe dans les armées, voyez ci-dessus, p. 17, et
tomel, p. 90, et le commentaire des Mémoires de Saint-Simon
(éd. Boislisle), t. XIII, p. 343-344, et t. XIV, p. 414-415.
[Juillet 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 21
accident nous fit beaucoup de peine. Elle en fit davan-
tage au comte d'Aubeterre; car cette bombe fit ce
ravage dans le temps que tout le monde faisoit com-
pliment à ce général de la magnificence avec laquelle
il régaloit les officiers de la tranchée. Nous autres offi-
ciers particuliers, nous ne fûmes cependant pas la
dupe de madame la bombe; avec nos cuillers, nos
fourchettes et nos couteaux, nous enlevâmes le mieux
que nous pûmes la terre qui couvroit les poissons, que
nous mangeâmes avec autant de plaisir que si l'acci-
dent n'étoit point arrivé. La nuit d'ensuite, les eaux
du fossé s'écoulèrent entièrement.
La nuit du 11 au 12, les mineurs se logèrent à la
demi-lune. M. de Ménestrel, colonel du régiment de
Beaujolois^ et beau-frère de M. de Bezons^, fut tué,
regretté généralement, non seulement de tous les offi-
ciers généraux, mais de tous les officiers particuliers.
Son régiment fut donné à M. deLutteaux, son frère^.
Le 12 et le 13, on ne cessa de battre en brèche la
demi-lune. Le 14, nos mineurs furent obligés de quit-
ter plusieurs fois leurs travaux par le grand nombre
de feux d'artifices dont les assiégés les accabloient.
La nuit du 1 5 au 16, Lombardie, Piémont, la Sarre '^
1. N. Le Ménestrel de Hauguel de Lutteaux, fils d'un
« homme d'affaires » de Paris [Sourches, t. IX, p. 20), avait
ce régiment depuis décembre 1702.
2. Le futur maréchal de Bezons (tome I, p. 81) avait épousé
en 1694 Marie-Marguerite Le Ménestrel.
3. Etienne Le Ménestrel de Lutteaux, d'abord capitaine de
cuirassiers, devint lieutenant général en 1738 et mourut à
Lille, en 1745, de blessures reçues à la bataille de Fontenoy.
4. Levé en Lorraine, en 1651, par le maréchal de la Ferté,
ce régiment prit, en 1685, le nom de la Sarre.
22 MÉMOIRES [Juillet 1704]
et Berwick étant de tranchée aux ordres de MM. de
Ghemerault, de Ghartoigne et d'Estaires\ ce premier
fit attaquer la demi-lune, quoiqu'il n'y eût qu'une
brèche à passer dix hommes de front. M. de Maran-
val, précédé d'un sergent et de cinq grenadiers, s'en
empara à la tête de trente grenadiers, et ensuite on
travailla à s'y loger. Le tout se fit sans beaucoup de
perte de notre part. Ce même jour, on éleva une bat-
terie sur la place d'armes du chemin couvert, pour
battre en brèche la courtine. Nous eûmes une soixan-
taine d'hommes de tués ou de blessés pendant cette
tranchée.
La nuit du 16 au 17, le régiment de Garaccioli,
ceux de Normandie, de Sourches et de Groy rele-
vèrent la tranchée aux ordres de MM. de Langalerie,
Toralva et Garaccioli. Nos travailleurs furent obligés
d'abandonner un boyau qu'ils avoient fait avec des
gabions et des sacs à terre pour faire une communi-
cation tirant vers la face de la droite du bastion gauche.
M. Garré, capitaine au régiment de Groy, un lieute-
nant et un sous-lieutenant de Normandie furent tués
avec vingt-cinq soldats, et une centaine de blessés;
M. de Maurignac, capitaine des grenadiers, M. de Saus-
sicourt, aide-major de ce régiment, MM. Menu, bri-
gadier des ingénieurs, et Digats, ingénieur, furent
blessés.
La nuit du 17 au 18, d'Avesane-espagnol, la Vieille-
Marine, la Sarre et l'Ile-de-France relevèrent la tran-
chée, aux ordres de MM. de Bouligneux, d'Arène et
d'Orgemont. Nous eûmes six hommes de tués et quinze
1. Le manuscrit, suivant V Histoire militaire, dit ici : M. Des-
torces; c'est le comte d'Estaires (tome I, p. 356).
[Juillet 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 23
de blessés. Ce jour-là, on fît plusieurs épaulements
dans les tranchées, et on occupa tout le dedans de la
demi-lune.
Prise de Verceil. — La nuit du 1 8 au 19, les enne-
mis voyant nos mineurs attachés aux deux bastions
du front attaqué, ou plutôt leur manquant quelque
chose de nécessaire pour continuer à défendre la place,
comme il est à présumer, ils demandèrent à capituler.
C'étoit MM. de Colmenero, d'Aubeterre et de Mont-
soreau qui étoient de tranchée. On fut très surpris,
dans notre armée, de ce que les assiégés vouloient se
rendre si promptement, d'autant plus qu'il n'y avoit
aucune brèche au corps de la place et qu'ils avoient
une seconde enceinte, dont nous ne pouvions nous
rendre maîtres qu'avec du canon ' .
M. de Vendôme se rendit sur-le-champ à la tran-
chée. Il envoya M. de Guerchy, brigadier, et M. de
Louvignies, colonel d'un régiment espagnol^, pour
otages dans la ville. M. des Hayes, gouverneur de
Verceil, qui étoit malade, envoya de son côté le comte
d'Harrach, colonel d'un régiment portant son nom \
et le major de la place. Quel fut notre étonnement,
j'y étois présent, lorsque nous entendîmes le discours
de M. de Vendôme à ces Messieurs : qu'ils ne dévoient
s'attendre à aucune capitulation que M. des Hayes et
1. Voyez ci-après, p. 28, n. 3.
2. Le marquis de Louvignies, d'origine wallonne ou lorraine,
était depuis 1698 colonel d'un régiment allemand au service
d'Espagne ; il deviendra par la suite maréchal de camp et gou-
verneur de Lerida, où il mourut en novembre 1710.
3. Jean-Joseph-Philippe, troisième fils du comte d'Harrach
qui fut ambassadeur de l'Empereur à Madrid jusqu'en 1098,
était né en 1678 et devint feld-maréchal-général en 1723.
24 MÉMOIRES [Juillet 1704]
les autres officiers de la place ne fussent convenus
auparavant de se rendre, eux et la garnison, prison-
niers de guerre ! Malgré tout ce que put dire le comte
d'Harrach pour obtenir une capitulation plus hono-
rable, notre général s'opiniàtra toujours à ne vouloir
point les écouter qu'ils ne fussent d'accord sur ce pre-
mier article. Le major de la place fut rendre compte
au gouverneur de la proposition de M. de Vendôme,
qui se rendit avec le comte d'Harrach et nos officiers
généraux dans une abbaye^ qui étoit près de la queue
de la tranchée, pour attendre la réponse. Y étant
arrivé, plusieurs officiers généraux prirent ce prince
en particulier, et ils lui marquèrent la surprise où ils
étoient de ce qu'il s'opiniàtroit d'avoir cette garnison
prisonnière de guerre; ils lui exposèrent qu'elle pou-
voit tenir encore au moins trois semaines et obtenir
une capitulation plus honorable. « Messieurs, leur
a. répondit M. de Vendôme, c'est par rapport à vos
« raisons mêmes que je les veux avoir prisonniers de
« guerre. Il leur manque certainement quelque chose,
« puisqu'ils veulent capituler si promptement. Je vous
a donne ma parole qu'ils acquiesceront à ma propo-
« sition. p Cependant il y avoit déjà presque cinq
heures que M. de Vendôme attendoit la réponse du
gouverneur, et, comme il commençoit à s'impatien-
ter, il envoya un officier lui dire que, s'il retardoit
encore, il lui renverroit son otage. Enfin le major
revint, qui dit à M. de Vendôme la surprise où étoit
1. C'est celle dont parlent les Mémoires de Sourches, t. VIII,
p. 398. Elle ne ligure pas sur la carte spéciale du siège de Ver-
ceil donnée par le général Pelet dans l'atlas des Mémoires
militaires.
[Juillet 1704J DU CHEVALIER DE QUINCY. 25
M. des Hayes; que cette proposition l'a voit si cruel-
lement touché, qu'il avoit dit tout en colère que, plu-
tôt que d'accepter une telle capitulation, il périroit
plutôt l'épée à la main, étant persuadé que toutes les
troupes qui composoient sa garnison étoient dans les
mêmes sentiments. M. de Vendôme renvoya le major
de la place, accompagné de M. d'Esgrigny, intendant
de l'armée, et de M. Duchy^ général des vivres. Ces
deux messieurs furent envoyés pour engager le gou-
verneur à se soumettre aux volontés de notre général ;
mais tous leurs discours ne servirent qu'à l'aigrir
davantage. Il leur dit que, malgré sa maladie, il se
feroit porter plutôt sur la brèche, et qu'il s'y feroit
tuer et ensevelir sous les ruines; que tous les officiers
et tous les soldats en feroient de même. M. d'Esgri-
gny et M. Duchy, après plusieurs contestations,
revinrent à l'abbaye trouver M. de Vendôme. Us lui
amenèrent M. de Préla, lieutenant de roi de la ville,
qui supplia le duc de Vendôme d'accorder une capi-
tulation telle qu'on accorde à une garnison qui s'est
défendue avec toute la valeur possible. « Monsieur,
« lui dit notre général, je me lasse de l'opiniâtreté de
<i votre gouverneur. Je vous donne encore deux
« heures à vous déterminer ; mais, passé ce temps,
« il n'y aura plus de capitulation. Il y a déjà long-
« temps que j'attends; je m'en impatiente'-^. » Le
1. Jean-Baptiste Berthelot, seigneur de Duchy et de Bellebat
(1672-1740), fut receveur général à Paris en 1706, après avoir
été général des vivres en Italie; il devint fermier général en
1718, puis intendant des Invalides.
2. Voyez ce que disent les Mémoires de Sourc/ies, t. IX, p. 28,
à propos des exigences de Vendôme dans cette circonstance.
26 MÉMOIRES [Juillet 1704]
prince Pio* et le sieur Magnani', secrétaire du duc de
Vendôme, accompagnèrent M. de Préla. M. des Ilayes,
qui ne pouvoit avaler cette pilule, fut encore bien deux
bonnes heures à se déterminer. A la fin, il se soumit à
la discrétion de M. de Vendôme, qui accorda que la
garnison sortiroit par la brèche, tambours battants,
mèches allumées, balles en bouche, enseignes déployées,
avec deux pièces de canon, mais qu'en arrivant sur
le glacis elle y poseroit ses armes, elle y laisseroit les
deux pièces de canon, et elle seroit prisonnière de
guerre. Nous n'avons jamais pu savoir ce qui avoit
pu déterminer M. des Hayes à faire une telle capitu-
lation. La brèche étoit si impraticable, qu'une partie
des troupes qui composoient la garnison fut occupée,
pendant la nuit qui précéda l'évacuation de la place,
à la rendre praticable. Elle étoit encore, je parle delà
garnison, composée de près de quatre mille hommes, en
comptant les officiers. Elle n'a voit aucunement souffert ;
les officiers et les soldats avoient de très bons visages^.
1. François Pio de Savoie y Cortereal, d'une famille agrégée
à la maison de Savoie en récompense de ses services, était
colonel du régiment de Lombardie (ci-dessus, p. 17) depuis
1702. Philippe V lui donna la Toison d'or en 1708 et le fit
capitaine général et gouverneur de Madrid (1714) et de Cata-
logne (1715), et grand écuyer de la princesse des Asturies
(1721); il mourut noyé dans une inondation, à Madrid, le
15 septembre 1723.
2. N. Magnani ou Magnanis, né à Perpignan, secrétaire et
compagnon de débauche de Vendôme, avait un frère aumônier
du prince et un autre capitaine dans son régiment.
3. Les Mémoires de Sourches (t. IX, p. 25-26) donnent la
raison de cette reddition de Verceil. D'après une lettre chiffrée
de M. de Préla, qui fut interceptée et envoyée à Versailles
pour être déchiffrée, presque tous les officiers et un grand
[Juillet 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 27
Le lendemain de cette capitulation, me promenant
devant ma tente, je vis arriver un garde du marquis
de Vaubecourt, (jui avoit été nommé gouverneur de
la place, suivi d'un officier ennemi qui demandoit où
étoit ma tente. Dès que j'entendis nommer mon nom,
je m'avançai. Je fus bien surpris de voir mon ancien
camarade, le comte de Moret^ avec qui j'avois été
mousquetaire du Roi. Après nous être embrassés ten-
drement, je lui demandai la raison pour laquelle il
étoit dans ce pays. « J'étois dans Verceil, me répon-
<t dit-il, au service de mon prince. Je suis lieutenant
« dans le régiment de ses gardes, avec commission
<r de capitaine. J'ai quitté le régiment de Monroux^,
« où j'avois une compagnie, aussitôt que j'ai reçu
€ l'ordre de S. A. R., et le chevalier de Solari^, mon
« frère et votre bon ami, a aussi abandonné sa com-
« pagnie dans le régiment de Saint-Second^ pour ser-
« vir aussi notre souverain. Il est aussi lieutenant,
« avec commission de capitaine, dans le régiment des
« gardes. Il est retenu dans son lit par rapport à la
nombre de soldats étaient malades, et la garnison était inca-
pable de soutenir un assaut. Cette lettre est publiée dans les
Mémoires militaires, t. IV, p. 816. De toute la garnison, il ne
sortit que quatorze cents hommes valides [Sourches, p. 28 j.
1. Ce comte de Moret, N. Solari, est le frère de celui qui a
passé ci-dessus (p. 15). Il avait pris le titre de comte à la mort
de son aîné (ci-après, p. 28).
2. Régiment au service de France formé en 1690 avec les
débris de divers régiments piémontais et commandé par le
Savoyard Philippe-Marie de Monroux, qui parviendra en 1710
au grade de lieutenant général et mourra en 1715.
3. Ci-dessus, tome I, p. 130.
4. Régiment italien levé en 1693 par le marquis de Saint-
Second; il servait alors en Allemagne.
28 MÉMOIRES [Juillet 1704]
c blessure qu'il a reçue à la défense de la demi-lune.
« Je vous prie, mon cher camarade, poursuivit-il, de
« nous faire le plaisir de venir dîner avec nous ; mon
« frère a une impatience extraordinaire de vous
« revoir. » Je ne balançai pas un moment; je fis seller
mon cheval, et nous allâmes tous trois, le comte de
Moret, le garde et moi, à Verceii. Je trouvai mon
pauvre ami dans son lit, ayant la tète plus grosse
qu'un boisseau : une grenade jetée par un de nos gre-
nadiers mit le feu à un sac de poudre, qui l'avoit mis
dans ce pitoyable état; par bonheur, ses yeux n'en
étoient nullement offensés. Ils me firent bonne chère ;
ensuite, ils me donnèrent un petit concert, où j'ac-
compagnai de la basse de viole. Il fallut nous séparer;
après nous être bien embrassés et nous être dit un
éternel adieu, car je ne les ai pas vus depuis, je m'en
retournai à notre camp. J'ai appris dans la suite que
le comte de Moret, qui étoit devenu l'aîné par la mort
de son frère tué commandant la seule sortie consi-
dérable qui s'étoit faite pendant le siège et qui ne
réussit pas, comme je l'ai déjà dit^, s'étoit fait moine
quelques années après, et que le chevalier de Solari
étoit devenu lieutenant-colonel du régiment des gardes
du roi de Sardaigne^, brigadier de ses armées et
1. Ci-dessus, p. 15. Les Solari étaient originaires d'Asti.
A cette famille appartenaient Charles-Jérôme, ambassadeur en
France en 1G43 et à Rome en 1659 [Gazette, p. 609), le comte
de Govon, envoyé extraordinaire à Paris en 1696 [Saint-Simon,
t. III, p. 267), et le Solari tué au combat de Castelnuovo-da-
Bormida (ci-dessus, tome I, p. 345). Le comte Solar de la Mar-
guerie, qui commandait l'artillerie à Turin pendant le siège
de 1706, devait être aussi de leurs parents.
2. Charles-Emmanuel (1701-1773), fils de Victor-Amédée.
[Juillet 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 29
premier écuyer de la reine son épouse ^ Ce fut lui qui
fut chargé de la triste commission d'aller arrêter dans
son lit le roi Victor- Amédée lorsque ce prince, ayant
reconnu la grande faute qu'il avoit faite d'abdiquer la
couronne, voulut depuis se remparer' des rênes du
gouvernement. Tout le monde sait cette fatale histoire
et la fin malheureuse de ce grand prince 3.
Le 21 juillet, jour marqué pour l'évacuation de la
place, toute l'armée se mit en bataille, notre droite
appuyée à la queue de la tranchée et notre gauche
s'étendant dans la plaine. Il faisoit un temps char-
mant. Nous vîmes arriver beaucoup de carrosses de
Casai, de Novare, et de Milan même, remplis de dames
qui étoient accompagnées de plusieurs seigneurs à
cheval, que la curiosité faisoit venir pour être specta-
trices de la sortie de cette nombreuse garnison et de
la gloire du général françois. Pendant que cette gar-
nison défiloit, nous entendions les dames qui s'écrioient
de temps en temps : Ecco degli belli cani, si have-
vano havuto la voluntà di morderef et d'autres bro-
cards aussi forts. Nous trouvâmes les deux bataillons
du régiment de Savoie et les deux du régiment d'Har-
rach plus beaux que les deux du régiment des gardes.
1. Polyxène-Christine-Jeannette de Hesse-Rhinfels-Rottem-
bourg, seconde femme de Charles-Emmanuel, mariée en 1724,
morte en 1735.
2. Ainsi dans le manuscrit.
3. Victor-Amédée abdiqua la couronne le 3 septembre 1730
en faveur de son fils, mais voulut bientôt la reprendre. Une
première tentative, dans l'été de 1731, ne réussit pas; en sep-
tembre suivant, il recommença : son fils le fit alors arrêter,
dans la nuit du 27 au 28 septembre, et transporter au château
de Rivoli, puis à Moncalieri, où il mourut le 30 octobre 1732.
30 MÉMOIRES [Juillet 1704]
Nous ne restâmes pas longtemps près de Verceil.
Nous partîmes le 23 pour aller camper à San-Ger-
mano, qui en est à quatre lieues* ; nous y séjournâmes
jusqu'au 26. En arrivant de dîner le 215 de chez le
comte de Médavy, qui avoit beaucoup de bonté pour
moi, je me sentis un grand frisson, qui fut suivi d'une
fièvre des plus violentes. Une grande partie des offi-
ciers et des soldats tombèrent malades dans ce camp.
Nous en attribuâmes la cause au terrain des rizières
où nous étions campés; véritablement, il en sortoit
des exhalaisons qui nous désoloient par la puanteur.
Le riz se sème dans une terre fort grasse, labourée en
sillon; ensuite on couvre cette terre d'eau (on fait,
dans presque toute l'Italie, couler les eaux où Ton
veut ; c'est ce qui rend ce beau pays si fertile) ; on y
laisse l'eau croupir. Ainsi il n'est pas extraordinaire
qu'un tel terrain n'exhale des vapeurs des plus dan-
gereuses. Un général doit éviter autant qu'il peut de
faire camper son armée dans de pareilles situations et
dans des terrains marécageux. Ce maudit camp, où
nous ne séjournâmes que très peu de temps, fut la
perte de beaucoup de soldats et d'officiers.
Le 26, malgré la fièvre aiguë que j'avois et le grand
soleil qui nous dardoit sur la tête, je suivis l'armée à
Santhià^, petite ville toute ouverte, qui est à trois
lieues de San-Germano. M. de Montviel^, aide-major
général de l'armée, qui étoit aussi malade, me donna
1. Sur la route de Verceil à Ivrée.
2. Dans le Novarois, près du canal qui réunit Ivrée à Verceil.
3. Jacques de Vassal, marquis de Montviel, qui avait accom-
pagné Philippe V en Espagne comme gentilhomme de la manche,
était brigadier d'infanterie et aide-major général depuis 1703.
[Août 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 31
un appartement chez lui. J'y étois fort bien logé. La
maison étoit grande et fort propre; elle appartenoit
à l'archiprêtre , qui avoit une nièce jeune et très
aimable, âgée de quinze ans. La fièvre ne m'empê-
choit point de lui en conter. Un jour, après une con-
versation d'une bonne heure que nous avions eue
ensemble, dans le temps que je me retirois pour aller
dans ma chambre, elle me dit : « Monsieur le cheva-
« lier, ah! venez vite. » Je cours pour savoir de quoi
il étoit question ; elle étoit sur un balcon qui donnoit
dans la cour. J'aperçus un frater* du régiment, monté
comme un saint Georges, qui tenoit fièrement à la
main une seringue élevée ; elle rioit comme une jeune
folle de la brave contenance du mousquetaire à genoux.
Elle me dit en souriant : « N'est-ce pas pour vous,
« Monsieur? car vous en avez besoin pour vous rafraî-
« chir. » — « Non, Mademoiselle, lui répliquai-je
« en rougissant; ce n'est pas pour moi. » — a Je vois
« bien, moi, que c'est pour vous, me répondit-elle.
« Ne faites pas tant le brave. » Il est vrai que c'étoit
pour moi; je lui avouai le fait et je la quittai. Quelques
heures après, elle m'en fit mille plaisanteries ; mais
malheureusement je n'étois pas en état de m'en venger.
Ce fut dans ce camp que M. de Vendôme apprit,
par le trompette du duc de Savoie avec qui, je l'ai
déjà dit^, notre général badinoit quelquefois de con-
versation, la nouvelle de la funeste bataille d'Hoch-
stedt que nous perdîmes en Allemagne le 13 août.
« Quelles nouvelles? j> lui demanda M. de Vendôme.
1. « Terme emprunté au latin pour désigner un garçon chi-
rurgien; c'est ordinairement un mot de mépris. » [Dictionnaire
de Trévoux.)
2. Ci-dessus, p. 9.
32 MÉMOIRES [Août ITO'î]
— « Il n'y a rien de nouveau, Monseigneur, lui
« répondit-il d'un grand sang-froid, sinon que Mes-
« sieurs les François viennent de perdre une des plus
« grandes batailles qui se soient données depuis long-
« temps. Jugez-en : après la défaite de votre belle
« armée, vingt-quatre bataillons et quatre régiments
« de dragons, postés dans un village à la droite, ont
« été forcés de se rendre prisonniers de guerre, et le
« maréchal de Tallard a eu le même sort. » — a Mais,
a lui répliqua ce prince, tu badines; car je n'ai reçu
« encore aucun courrier. » — « Eh bien, Monsei-
« gneur, poursuivit-il, cette nouvelle est aussi certaine
« qu'il fait jour; je suis persuadé que vous en aurez
« bientôt la confirmation. » Nous ne l'eûmes que trop,
huit heures après, par un courrier qui arriva de la
cour'. La consternation, la tristesse et l'inquiétude se
répandirent sur-le-champ dans notre armée, non seu-
lement par rapport à l'intérêt du royaume, mais aussi
par rapport aux parents que nous avions dans cette
armée; j'y avois deux frères et un cousin issu de
germain-. Cette bataille perdue fut le commencement
des malheurs qui accablèrent la France depuis, et fut
le nec plus ultra du bonheur qui avoit toujours accom-
pagné les armes du Roi^.
1. Sur la désastreuse bataille d'Hochstedt ou de Blenheira,
voyez l'Histoire militaire de Quincy, t. IV, p. 269 et suiv.; les
Mémoires militaires, t. IV, p. 544-601; la Gazette, p. 416-417
et 428-430; le Journal de Dangeau, t. X, p. 101-103; les
Mémoires de Sourches, t. IX, p. 52-56, et surtout ceux de
Saint-Simon, avec le commentaire que M. de Boislisle y a joint
(t. XII, p. 169 et suivantes).
2. Ci-après, p. 38.
3. C'est en achevant le récit de l'année 1701 que Saint-Simon
[Août 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 33
Le duc de Savoie eut la charité, pendant que nous
étions encore dans ce camp, de faire donner un avis
à M. de Vendôme des plus importants, qui étoit de
faire défendre absolument le mouton dans son armée,
parce que cette viande étoit un véritable poison dans
le Piémont pendant les chaleurs. Nous profitâmes tous
de son conseil.
On se persuadoit avec raison que M. de Vendôme
suspendroit ses mouvements pour faire de nouvelles
conquêtes, ou du moins qu'il attendroit les ordres du
Roi ; mais cette triste nouvelle ranima plus vivement
son zèle pour le service de S. M. et de sa patrie. On
peut dire à sa louange qu'aucun François n'a été si
bon citoyen et n'a aimé son souverain plus que ce
prince : il ne servoit que pour la seule gloire, l'utilité
du royaume, et pour avancer les affaires de S. M.
Les préparatifs pour faire le siège d'Ivrée étant
faits, l'armée décampa de Santhià le 28, et elle fut
camper à Viverone, village à deux lieues d'Ivrée^.
M. de Vendôme auroit bien souhaité que le duc de
Savoie, qui étoit toujours dans son camp de Crescen-
tin, l'eût quitté pour l'empêcher de faire ce siège;
mais le Savoyard et M. de Stahremberg étoient trop
habiles dans l'art militaire pour abandonner un camp
si avantageux. Ils se contentèrent de mettre dans
Ivrée une garnison telle qu'il convenoit pour sa
défense, et un brave officier qui eût la valeur, la fer-
meté et l'expérience nécessaire pour la commander.
a exprimé la même idée sous une forme plus concise : « Ainsi
•finit cette année, et tout le bonheur du Roi avec elle. »
1. Au sud-est d'Ivrée, sur le bord d'un petit lac auquel cette
localité donne son nom.
II 3
34 MÉMOIRES [Août 1704]
C'étoit M. de Kirkbaum, Allemand au service de l'Em-
pereur. Aussi fît-il une belle défense. M. le baron de
Grippa, Piémontois, gouverneur de la place, le seconda
parfaitement bien^
Attaque de notre convoi. — Je restai à Santhià, par
rapport à la fièvre qui ne me quittoit point, jus-
qu'au 30 au matin, que j'en partis pour profiter de
l'escorte d'un grand convoi de munitions de guerre
et de bouche destiné pour notre armée devant Ivrée.
Beaucoup de soldats convalescents en profitèrent aussi
afin de joindre leurs régiments. Nous ne fûmes pas
plus tôt à une lieue et demie de Santhià, que nous
aperçûmes un nombre considérable d'escadrons enne-
mis qui venoient en très bon ordre pour enlever
notre convoi. M. de Ghartoigne, qui commandoit l'es-
corte du convoi, fit faire halte sur-le-champ à tous les
chariots, et il en forma un carré long. Il dispersa toute
son infanterie, et il la fit mettre entre et dessus les
chariots. Il pria les convalescents, dont j'étois du
nombre, de nous mettre à la tète des soldats conva-
lescents. Il fit mettre sa cavalerie sur les ailes de son
convoi. Dans cette situation, qui étoit excellente, nous
attendîmes la cavalerie ennemie, qui vint trois fois
nous attaquer. Ils poussoient leurs chevaux jusqu'aux
chariots; mais nous les reçûmes si bien, qu'ils ne
purent jamais nous entamer : nous en couchâmes plu-
sieurs par terre, et nous leur tuâmes beaucoup de che-
vaux. Nous ménageâmes si bien notre feu, que nous
donnâmes le temps à M. de Vendôme de nous envoyer
1. Au commencement du siège, il fit abattre l'évêché, le
séminaire et plusieurs églises qui masquaient au château la vue
du camp français. [Histoire militaire de Quincy, t. IV, p. 365.)
[Août 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 35
à notre secours beaucoup de cavalerie. Celle des
ennemis, l'apercevant, se retira bien vite, et elle nous
laissa, par sa retraite, le chemin libre pour nous rendre
devant Ivrée. Nous menâmes avec nous une centaine
de prisonniers, presque tous cuirassiers; la plupart
étoient blessés. Cette action fit beaucoup d'honneur à
M. de Chartoigne et à notre infanterie, d'autant plus
que, depuis Santhià jusqu'à une lieue d'ivrée, ce n'est
qu'une plaine. C'étoit le prince Charles de Lorraine^
qui commandoit le détachement ennemi. Il est surpre-
nant que l'auteur de VHistoire militaire de Louis XIV
ne dise pas un mot de l'attaque de ce convoi^.
Nous arrivâmes à l'armée dans le temps qu'elle se
campoit devant Ivrée et que nos grenadiers chassoient
les ennemis des hauteurs qui commandent la ville.
Nous apprîmes depuis que le comte de Blénac^, colo-
nel de Piémont-royal ^, avoit été tué dans cette attaque ;
nous n'y perdîmes pas un seul homme.
Siège d'ivrée. — La ville d'ivrée est située sur la
Doria Baltea, rivière qui prend sa source dans les
Alpes Apennines^ et, après avoir traversé la vallée
1. Charles-Thomas, fils de M. de Vaudémont (tome I, p. 236).
2. Le marquis de Quincy, en effet, n'en parle pas; mais il
convient d'ajouter que ce petit combat n'est mentionné non
plus ni dans la Gazette, ni dans les relations des Mémoires
militaires, ni dans le Journal de Dangeau ou les Mémoires de
Sourches, pas plus que dans la Gazette d' Amsterdam.
3. Cadet de la famille saintongeaise de Gourbon passé au
service de Savoie.
4. Régiment savoyard qu'il ne faut pas confondre avec notre
régiment français de Piémont, le second des vieux corps.
5. On dit plutôt Alpes-Pennines, dénomination dont l'ori-
gine reste obscure.
36 MÉMOIRES [Sept. 1704]
d'Aoste, passé à Ivrée et reçu plusieurs petites
rivières, va se jeter dans le Pô entre Ghivas et Gres-
centin. Il y a un évêché suffragant de Turin ; elle a
titre de marquisat. On dit cette ville fort ancienne.
Elle appartenoit autrefois à Bérenger, qui disputoit
l'Empire aux rois d'Arles, et elle étoit ville impériale.
Ce fut Frédéric second qui la donna à Thomas de
Savoie, second du nom, comte de Maurienne, l'an
12421. Gette place est d'autant plus importante aux
ducs de Savoie qu'elle est une des clefs du Piémont.
Il y a deux châteaux, dont l'un, appelé Malvoisin,
tient à la ville, et l'autre, beaucoup plus fort, situé
sur une hauteur, est au delà de la rivière^.
La ville est commandée par plusieurs petites col-
lines et est environnée de plusieurs terrains enfoncés
qui facilitent beaucoup les approches. Il y avoit dans
la place onze bataillons et deux cents talpaches- (ce
sont des housards à pied), qui nous incommodèrent
assez pendant le siège par les petites sorties qu'ils
faisoient de temps en temps. Notre armée étoit com-
posée de soixante-dix-neuf escadrons et de trente-
quatre bataillons, et nous avions soixante- quatre
pièces de canon et douze mortiers.
Tous les préparatifs pour ce siège étant prêts, le
duc de Vendôme fît ouvrir la tranchée, la nuit du 2
au 3 septembre, très proche de la ville ^ Nous ne
1. Voyez le plan donné par le général Pelet dans l'atlas des
Mémoires militaires.
2. Troupe légère d'origine hongroise.
3. Mémoires militaires, t. IV, p. 266; Histoire militaire de
Quincy, t. IV, p. 366.
[Sept. 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 37
montions la tranchée que par détachements, je n'en
sais point la raison : ainsi, point de drapeaux à la
tranchée^.
Au bout de quelques jours que je fus arrivé devant
Ivrée, la fièvre me reprit avec plus de violence que
jamais, quoique l'air qu'on respire dans ce pays est
très excellent, cette ville étant située près des Alpes.
Je me trouvai si mal, que la maladie du pays s'em-
para de mon esprit. Pernicieuse maladie! Je ne pou-
vois m'empécher de dire à mes camarades qui venoient
me voir : « Est-il possible que, de sept frères que
« nous sommes encore, je sois le seul qui vienne dans
« ce pays qui a toujours été le tombeau des Fran-
« çois ! B Ma maladie me faisoit d'autant plus de peine,
que le lieutenant, le sous-lieutenant, les sergents et
presque tous les soldats de ma compagnie, et tous
mes domestiques, étoient malades. Une grande partie
de l'armée étoit dans ce cruel état. Le chirurgien-
major du régiment me saigna encore : c'étoit pour la
troisième fois; mais, voyant que tout ce qu'il me fai-
soit ne faisoit qu'augmenter ma fièvre, il me conseilla
d'envoyer chercher le premier médecin de l'armée.
C'étoit le célèbre M. Dumoulin^ qui m'ordonna de
prendre de l'émétique. Je n'ai jamais tant souffert;
car je fus un jour entier à débonder par en haut et
par en bas, et cela avec une violence si extraordinaire
que je souhaitai mille fois la mort. De plus, le soleil
1. Chaque bataillon avait alors trois drapeaux,
2. Nicolas Molin, dit Dumoulin, docteur de la Faculté de
Montpellier, qui devint par la suite un des médecins consul-
tants de Louis XV et ne mourut qu'en 1755, à quatre-vingt-
douze ans.
38 MÉMOIRES [Sept. 1704]
étoit si ardent qu'à peine pouvoit-on respirer, et que
les mouches et les cousins ne me laissoient pas un
moment en repos. Le lendemain cependant, quoique
très fatigué, je me trouvai un peu mieux, et enfin la
fièvre me quitta, et je fus en état de monter la tran-
chée à mon tour.
Nous avions appris, il y avoit quelques jours, le
détail de la malheureuse bataille d'Hochstedt. J'ap-
pris, pour ce qui me regardoit, que le marquis de
Bandeville, mon cousin paternel issu de germain, seul
resté de cette branche, avoit été tué à la tète de son
régiment, qui portoit son nom*; que mon frère le
marquis, lieutenant général de l'artillerie-, avoit été
dangereusement blessé d'un coup de pistolet dans
l'épaule, et que du Plessis, mon autre frère, capitaine
au régiment Dauphin-infanterie, avoit eu le bonheur
de ne rien recevoir.
Un jour que j'étois chez M. Le Guerchoys^, M. de
Las Torrès, lieutenant général espagnol, s'y étoit
rendu un moment avant moi. La conversation tomba
sur cette funeste défaite et sur les suites qui pouvoient
en arriver. M. Le Guerchoys dit qu'il ne falloit pas
balancer d'appeler à notre secours nos cousins les
Turcs, puisque l'Empereur avoit des alliances avec
tous les princes hérétiques de l'Europe. A quoi M. de
Las Torrès répliqua que cela faisoit une grande diffé-
rence : que les hérétiques étoient chrétiens, mais que
1. Ci-dessus, tome I, p. 51.
2. L'auteur de V Histoire militaire de Louis le Grand.
3. Pierre le Guerchoys, d'une famille parlementaire de
Rouen, était colonel du régiment de la Vieille-Marine et bri-
gadier depuis le mois de février.
[Sept. 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 39
les Ottomans étoient les ennemis déclarés de notre
religion. « Mais, Monsieur, répondit vivement M. Le
a Guerchoys, est-ce qu'il ne nous seroit pas permis
« d'acheter du canon, des boulets et des bombes de
« messieurs les Turcs, pour nous en servir contre les
a Impériaux? » — « Sans doute, lui répliqua l'Espa-
g crnol. 3) — « Si cela est ainsi, poursuivit M. Le
« Guerchoys, je leur enverrois, au lieu des bombes et
« des boulets, le plus de janissaires et de spahis que
« je pourrois. » Cette pensée fit rire tout le monde,
et M. de Las Torrès lui-même, quoique très sérieux.
Il est temps de reprendre le détail du siège. L'ou-
verture de la tranchée se fit, comme je l'ai déjà dit, la
nuit du 2! au 3 de septembre, fort près de la porte de
Verceil.
Le 4, notre canon commença à gronder, et avec
tant de succès, que, le 5, on ouvrit le bastion de la
gauche et on fit brèche à plusieurs ouvrages bâtis sur
le roc vif, et la tranchée fut poussée jusqu'au glacis.
Le 6 et le 7 furent employés à s'approcher du che-
min couvert par la sape.
Le 8, on fit un logement sur une contre-garde ^
Le 9, la sape fut poussée jusque sur les angles sail-
lants du chemin couvert, et sur-le-champ on travailla
à y élever des batteries , pour battre en brèche les
bastions.
Ce même jour 9, M. de Vendôme, voulant chasser
un corps des ennemis qui étoit de l'autre côté de la
1. « Ouvrage triangulaire en forme de gros parapet, qu'on
met au delà du fossé devant la pointe et les faces d'un bastion.
Elle diffère de la demi-lune en ce qu'elle enveloppe le bas-
tion. » [Dictionnaire de Trévoux.)
40 MÉMOIRES [Sept. 1704]
rivière pour empêcher d'investir entièrement la place,
passa lui-même cette rivière, à la tête de la brigade
de la Vieille-Marine, sur un pont qu'il avoit fait faire
à la faveur et protégé par un feu continuel de plu-
sieurs compagnies de grenadiers et de huit pièces
de canon qui tiroient à cartouches. Les ennemis de ce
corps abandonnèrent précipitamment leur terrain, et
ils se retirèrent du côté de Crescentin. Notre général
fit occuper aussitôt toutes les hauteurs qui étoient
au delà de la rivière : ce qui resserra davantage la
place, mais qui n'empêcha pas que, le 10, il n'y
entrât un convoi très considérable par la porte de
Turin. Le duc de Vendôme, pour empêcher que cela
n'arrivât plus, fit camper de ce côté-là trente esca-
drons. Par ce moyen, la ville fut entièrement investie.
Le 1 1 fut employé à achever nos batteries sur le
chemin couvert, et à la descente du fossé.
Le 12, à continuer à perfectionner nos batteries.
Les ennemis firent ce jour- là une petite sortie.
G'étoient Messieurs les talpaches qui les faisoient,
comme il en est parlé auparavant. Dans le commen-
cement du siège, nous en étions les dupes. Ils sor-
toient sept ou huit, pendant le jour, le sabre à la main ;
ils étoient presque toujours ivres. Ils donnoient sur
nos travailleurs : toutes les troupes de la tranchée se
mettoient promptement sur le revers. C'est ce que
souhaitoit M. de Kirkbaum : on essuyoit aussitôt un
feu de mousqueterie et de canon à cartouches qui
nous faisoit perdre bien du monde. Un jour que j'étois
de tranchée, le marquis de Broglie, colonel du régi-
ment de l'Ile-de-France et brigadier des armées du
Roi, qui étoit aussi de tranchée, m'ordonna, en cas
[Sept. 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 41
que les assiégés fissent la moindre sortie, de marcher
sur-le-champ avec mon détachement de cinquante
hommes droit à eux. Vers le midi, les talpaches sor-
tirent à leur ordinaire : je marchai promptement aux
ennemis ; mais, comme il falloit traverser un terrain
de plus de cent toises pour aller à eux, j'eus une
partie de mon détachement hors de combat. Cette
perte contribua beaucoup à faire ordonner par M. de
Vendôme qu'il n'y auroit que quelques grenadiers qui
marcheroient contre les talpaches. Par ce moyen,
nous ne fûmes plus les dupes de leurs sorties.
Le 13, le mineur s'attacha à une des faces du bas-
tion, et nos batteries continuèrent de battre en brèche
les bastions et la courtine du front attaqué. La batte-
rie qui étoit sur le bord de la rivière battoit aussi en
brèche un fort qui étoit au delà, nommé la Cassinc.
Depuis le 1 3 jusqu'au 1 8, il ne se passa rien d'extra-
ordinaire, que quelques petites sorties à l'ordinaire,
qui ne réussirent point.
Le 1 8, les mines ayant fait brèche à la courtine et
aux bastions, et les troupes ordonnées pour donner
l'assaut étant prêtes, dans le temps qu'on commençoit
à s'ébranler, les assiégés battirent la chamade, et ils
arborèrent un drapeau blanc. Je me trou vois alors
dans la tranchée : nous y vîmes arriver le comte de la
Trinité, seigneur piémontois^ Il étoit chargé, de la
part de M. de Kirkbaum et du gouverneur de la place,
de capituler pour la ville seule. M. de Vendôme ren-
voya cette proposition bien loin ; ce prince lui dit :
1. De la même famille que ce Jérôme de la Coste, comte de
la Trinité, qui était mort à Paris en 1667, étant ambassadeur
du duc de Savoie.
42 MÉMOIRES [Sept. 1704]
« Point de capitulation, Monsieur, à moins qu'on ne
« capitule en même temps pour le château, pour la
« citadelle et pour tous les forts. » Gomme M. de Ven-
dôme n'étoit point à la tranchée lorsque le comte de
la Trinité y arriva, nous eûmes avec lui une conver-
sation d'une bonne heure. Il ne s'étoit point fait raser
depuis l'ouverture de la tranchée : aussi avoit-il une
très grande barbe, et bien noire. Il badina longtemps
de conversation avec le chevalier de Broglie, maré-
chal de camp*, son parent et son ami «; ils se tutoyoient.
Il lui dit : « Cousin, change ton habit ronge; car je
a ferai braquer le canon sur toi. On dit ordinaire-
« ment, poursuivit-il : Tire sur ce rouge-vêtu. »
La ville d'ivrée abandonnée. — M. de Rirkbaum,
ayant appris la réponse de notre général, abandonna
la ville, et il distribua toutes ses troupes dans le châ-
teau, dans la citadelle, dans tous les forts et dans le
faubourg qui est au delà de la Doire, dont il fit rompre
le pont de communication avec la ville. Ensuite il
écrivit une lettre au duc de Vendôme, par laquelle il
le suppha d'ordonner qu'on eût soin des malades et
des blessés qu'il étoit obligé de laisser dans la ville.
Nous apprîmes bientôt par quelques bourgeois qu'il
n'y avoit pas un seul ennemi. Notre général commanda
sur-le-champ au chevalier de MiroméniP, capitaine
1. François-Marie (1671-1745), appelé le chevalier de Bro-
glie, ne fut maréchal de camp qu'un mois plus tard (26 octobre
1704); il reçut le bâton de maréchal de France en 1734, défen-
dit Prague avec le maréchal de Belle-Isle en 1742, et fut, en
récompense, créé duc héréditaire.
2. Nos Broglio étaient originaires du Piémont et n'étaient
venus en France que sous Louis XIII.
3. Jean-Sébastien Hue de Miroménil devint colonel du régi-
[Sept. 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 43
au régiment de la Cornette blanche \ qui étoit de
garde à la queue de la tranchée, d'entrer dans la ville
avec ses cinquante maîtres et de se mettre en bataille
sur la place. Plusieurs officiers, dont j'étoisdu nombre,
entrèrent dans la ville par la brèche, qui étoit très
praticable. Toutes les boutiques et toutes les portes
étoient fermées ; la plupart des habitants, leurs femmes
et leurs filles s'étoient retirés dans les églises et dans
les couvents ; on ne voyoit pas un chat dans les rues,
le silence y régnoit de toutes parts. Cette ville, selon
les lois de la guerre, devoit être abandonnée au pil-
lage ; cependant, par la bonté et la générosité de
M. de Vendôme, elle en fut sauvée; il n'y arriva pas
même aucun désordre.
Nous apprîmes dans ce temps-là la prise de Bard,
château dans la vallée d'Aoste, à quatre heues et
demie d'Ivrée, situé sur la Doire^.
Aussitôt que M. de Vendôme fut maître de la ville
d'Ivrée, il fît faire, sans perdre de temps, une batterie
de trois pièces de canon de vingt-quatre, sur le bord
de la rivière du côté de la ville, pour battre en brèche
les fortifications du faubourg et le fort qui servoit de
citadelle, tous deux au delà de la rivière.
ment de Quercy en 1705 et brigadier en 1719; il mourut en
1733. C'est un oncle du garde des sceaux de Louis XVI.
1. On donnait ce nom au régiment du colonel général de la
cavalerie légère, dont la première compagnie avait droit de
porter une enseigne complètement blanche. Sur l'origine et
l'historique de cette particularité, on peut voir ce qu'en disent
le P. Daniel, Milice françoise, t. I, p. 507-532, et le général
Susane, Histoire de la cavalerie, t. II, p. 1-12.
2. M. de la Feuillade s'en empara le 7 octobre. [Mémoires
militaires, t. IV, p. 276-277 ; Histoire militaire, t. IV, p. 371-372.)
44 MÉMOIRES [Sept. 1704]
Le lendemain 19, les brèches étant faites, tant aux
fortifications du faubourg qu'à la citadelle, notre géné-
ral fit attaquer, à la petite pointe du jour, ce poste
par dix compagnies de grenadiers, suivies de cinq
cents hommes de piquet aux ordres du comte de
Médavy, de M. de Chartoigne et du chevalier de
Luxembourg. Je vis de la maison du gouverneur cette
attaque. M. de Vendôme avoit eu la précaution de
faire mettre pendant la nuit, dans les maisons qui
sont sur le bord de la rivière, des carabiniers, des
dragons et des piquets d'infanterie.
Le faubourg et la citadelle pris d'assaut. — A la
petite pointe du jour, nous vîmes paroître nos troupes,
qui marchoient avec fierté droit aux brèches faites
aux fortifications du faubourg. Nos grenadiers s'em-
parèrent d'abord d'une redoute et d'une cassine retran-
chée, dans lesquelles ils firent soixante-quinze hommes
prisonniers de guerre, et, de là, sans perdre de temps,
ils marchèrent à la brèche. Les assiégés s'y présen-
tèrent de bonne grâce ; mais, ne pouvant résister au
feu continuel qui sortoit des maisons situées sur le
bord de la rivière, qui les prenoit en flanc et à revers,
ils abandonnèrent bien vite les brèches pour fuir.
Ainsi cette garnison se rendit à discrétion, aussi bien
que celle de la citadelle, où l'on trouva huit pièces de
canon, deux mortiers et beaucoup de munitions de
guerre et de bouche^. Cette garnison étoit composée
au commencement de plus de deux mille hommes
d'infanterie et environ de deux cents talpaches; il en
1. Mémoires militaires, t. IV, p. 269; Histoire militaire de
Quincy, t. IV, p. 367-368.
[Sept. 1704J DU CHEVALIER DE QUINCY. 45
sortit quatorze cents hommes*, sans compter les offi-
ciers, tant des troupes que ceux de l'état-major; on
leur prit trente drapeaux.
Il ne restoit plus que le château à prendre; mais
c'étoit le poste le plus important et le plus difficile.
M. de Kirkbaum et le gouverneur de la ville s'étoient
jetés dedans pour le défendre, avec neuf cents hommes,
les meilleurs de la garnison. Ce château étoit encore
dans son entier, et bien pourvu de munitions de guerre
et de bouche. Cependant M. de Vendôme ne laissa
pas de faire sommer M. de Kirkbaum, dès le soir
même de la prise de la citadelle et du faubourg, et il
lui fit dire que, s'il ne rendoit le château, il n'auroit
à prétendre aucune capitulation. Ce commandant
demanda cinq heures pour prendre son parti ; elles
lui furent accordées. Après lequel temps, il envoya le
major de la place à M. de Vendôme pour demander
à ce prince qu'on le laissât sortir, lui, sa garnison et
l'état-major, avec tous les honneurs de la guerre, pour
se rendre à Turin. Comme cette proposition ne con-
venoit point au système de M. de Vendôme, qui vou-
loit que les troupes qui défendoient les places du duc
de Savoie se rendissent prisonnières de guerre, il
renvoya bien vite Monsieur le major, et, dès le len-
demain 20, il fit ouvrir la tranchée devant le château.
Suspendons un moment ce détail pour parler de ce
qui m'arriva en particulier.
J'étois campé au milieu des tentes des officiers d'un
régiment de cavalerie campé à côté de notre régiment.
1. Treize cent quatre-vingt-dix-huit hommes, dit le marquis
de Quincy.
46 MÉMOIRES [Sept. 1704]
Ce régiment eut ordre d'aller au delà de la Doire, pour
investir Ivrée avec d'autres régiments de cavalerie.
Ainsi ma tente resta seule, isolée, assez éloignée de
celles des officiers du régiment. Une nuit, il étoit
deux heures environ après minuit, je me réveillai en
sursaut. J'aperçois un homme dont la moitié du corps
étoit presque sur moi. Il a voit fait une ouverture
dans le derrière de la muraille de ma tente, sans
doute avec un rasoir. Sur-le-champ, je le prends par
sa cravate, et, comme malheureusement je n'étois
pas tout à fait réveillé, au lieu de crier : Au voleur!
je me mis à crier : « Au loup ! » Il fit beaucoup d'efforts
pour se dégager de moi; mais, voyant que je le tenois
bien, il défit sa cravate, et, par ce moyen, ce drôle s'es-
quiva. Je me levai de mon lit promptement pour le
suivre, après avoir pris mon épée. Je le suivis envi-
ron cinquante pas ; mais, comme il étoit chaussé et
que j'étois nu-pieds, et que îe terrain étoit rempli de
cailloux, je ne pus aller plus loin. Il y avoit une garde
de dix hommes du régiment qui n'étoit qu'à trente
pas de ma tente ; je grondai très fort le sergent qui
la commandoit de ce qu'il n'étoit pas venu à mon
secours. Il m'avoua qu'il m'avoit bien entendu, aussi
bien que ses soldats de garde, mais qu'ils avoient
tous été persuadés que je revois, puisque je m'étois
mis à crier au loup. Je me contentai de leurs excuses,
et je m'en retournai, bien satisfait de ce que ce bou-
lineur* ne m'avoit pas assassiné.
Cette aventure devoit être une leçon pour moi et
devoit naturellement m'obliger d'aller camper plus
1. Ce terme a été expliqué tome I, p. 161.
[Sept. 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 47
près de mes camarades. Point du tout : je fus assez
fol et assez tranquille pour rester dans le même
endroit; aussi m'en coûta-t-il. Deux jours après, en
sortant de mon lit, j'aperçus qu'on avoit enlevé une
de mes malles. Je cherche partout, je ne la trouve
point. Enfin, en me promenant en robe de chambre,
je la trouve à cent pas de ma tente. Je l'ouvre préci-
pitamment; mais rien dedans. Il m'en coûta ma petite
vaisselle d'argent, mes habits et mon linge. La perte
que je fis monta bien à six cents livres, et j'essuyai un
peu de brocards de mes camarades; je le méritois
bien. Il fallut donc, à la fin, décamper; je fus me
mettre dans une maison à moitié brûlée, qui n'étoit
pas éloignée du régiment, où je demeurai pendant le
reste du siège.
Le 21 septembre, nos deux compagnies de grena-
diers étant de tranchée, les ennemis firent une sortie
assez considérable. On vit d'abord paroître une dou-
zaine de talpaches, qui avoient tous leurs sabres levés,
et qui tombèrent sur nos travailleurs. Ensuite, leurs
grenadiers, soutenus par plusieurs détachements, sor-
tirent par un autre endroit; ils avoient mis du papier
à leurs chapeaux^ Le marquis de Dreux, brigadier de
tranchée et notre colonel, voyant que cette sortie
étoit sérieuse, fit marcher nos deux compagnies de
grenadiers et la plus grande partie des troupes de la
tranchée droit à eux. 11 y en eut beaucoup de tués;
nous fîmes même quelques prisonniers. De notre côté,
1. Les alliés mettaient généralement des feuilles vertes à leurs
chapeaux; l'armée française au contraire y plaçait des morceaux
de papier blanc. C'était donc pour tromper les assiégeants que
ces grenadiers avaient adopté ce signe distinctif.
48 MÉMOIRES [Sept. 1704]
nous perdîmes plusieurs grenadiers et plusieurs sol-
dats. M. de \ capitaine des grenadiers du régi-
ment, y fut tué. C'est le même qui porta la parole à
M. de B[ellecourt] pour qu'il ne se présentât plus au
régiment, comme je l'ai dit^, dans le temps que notre
armée alloit passer le Pô près de Casai.
Le 23, M. de Vendôme, ayant fait cesser le feu de
notre canon et de la mousqueterie, envoya M. de Wat-
teville^, qui étoit brigadier de tranchée, dire aux
ennemis que, s'ils attendoient que nous fussions logés
sur le chemin couvert, il ne leur donneroit aucun
quartier. Il avoit ordre de leur donner quelques heures
pour prendre leur parti ; mais, comme, au bout de ce
temps, notre général ne fut point content de leur
réponse, il leur renvoya leur otage, qui étoit un lieu-
tenant-colonel. M. de Langon^, qui étoit le nôtre,
étoit déjà revenu. Le feu recommença donc de part et
d'autre, avec plus de vivacité que jamais.
Le château se rend. — Enfin, le 2i4, les ennemis
battirent la chamade, et ils se rendirent à discrétion au
nombre de six cents hommes.
Le 25, ils sortirent, et ils furent conduits dans le
Milanois. Nous arrêtâmes, pendant qu'ils défiloient, un
de leurs sergents, qui avoit déserté, il y avoit bien dix
1. En blanc dans le manuscrit. Ni V Histoire militaire
(p. 368), ni les Mémoires militaires (p. 268) ne donnent ce nom.
2. Ci-dessus, p. 2-4.
3. Louis-Edmond du Fossé de la Mothe, comte de Watte-
ville, avait eu en 1696 le régiment de dragons de Bretoncelles ;
il ne fut brigadier qu'en octobre 1704. C'était un protégé de
M. de Vendôme.
4. Pierre de Langon, chevalier de Malte et lieutenant-colo-
nel au régiment de dragons d'Espinay.
[Sept. 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 49
ans, du régiment ; il fut passé par les armes sur-le-
champ. M. d'Arène eut le gouvernement d'Ivrée et de
la vallée d'Aoste.
Entreprise sur Verceil manquée. — Pendant que
nous faisions ce siège, nous apprîmes que M. de
Savoie avoit voulu surprendre Verceil. Ce prince, qui
avoit des intelligences dans cette ville avec quelques
bourgeois, apprit par eux que le duc de Vendôme
n'y avoit laissé que cinquante maîtres et six à sept
cents fantassins. Il engagea plusieurs soldats de ses
troupes à s'y rendre, les uns après les autres, sous
prétexte de désertion. Le jour pris étoit le 22, à la
petite pointe du jour. Le prince Charles de Lorraine^
se mit en marche au commencement de la nuit du 21
au 22, à la tète de huit cents chevaux, chaque maître
ayant un grenadier en croupe, et de douze cents tant
grenadiers que fantassins, pour exécuter ce projet.
Ce même jour marqué, ces prétendus déserteurs
dévoient tomber sur la garde de la porte de Milan et
l'égorger dès qu'ils se seroient aperçus du signal
qu'on devoit leur faire, et ensuite ouvrir la porte.
Par bonheur pour nous, les guides les égarèrent si
bien, que le prince Charles de Lorraine ne put arriver
qu'à demi-heure de jour près de Verceil. L'officier qui
étoit de garde à cette porte, ayant été averti par les
sentinelles qu'on voyoit paroître beaucoup de troupes
qui s'avançoient du côté de sa porte, en donna avis
au plus tôt à M. de Toralva, commandant de la place,
qui, s'étant rendu au plus vite sur le rempart près
de la porte, fit tirer plusieurs coups de canon sur
1. Ci-dessus, p. 35.
II 4
50 MÉMOIRES [Sept. 1704]
les troupes les plus avancées : ce qui persuada au
prince Charles que son projet étoit découvert. Il
resta encore quelque temps hors de la portée du
canon, et ensuite il s'en retourna à Crescentin. M. de
Savoie et M. de Stahremberg l'avoient suivi avec une
grande partie de leurs troupes pour favoriser cette
entreprise. Si elle avoit réussi, nous aurions été obli-
gés peut-être de lever le siège du château d'Ivrée et
d'abandonner la ville, la citadelle et les autres forts''.
Ce fut pendant ce siège que Turenne^, capitaine de
notre régiment, homme qui revoit toujours creux, me
proposa une affaire qui devoit, naturellement, réus-
sir. Il me dit : « Chevalier, vous avez du crédit à la
« cour, vous êtes parent de M. et M""® de Chamillart,
« vous êtes leur ami ; il ne tiendroit qu'à vous d'être
« colonel. Demandez la permission de faire un régi-
« ment de déserteurs^. Nous avons beaucoup deFran-
« çois dans les troupes ennemies, qui reviendront en
« foule pour s'y engager. Vous m'en ferez lieutenant-
« colonel, et je vous donne ma parole que je vous
« aiderai à le former un des plus beaux régiments des
« troupes du Roi, et à le bien discipliner. » Cet homme
1. D'après les Mémoires militaires (t. IV, p. 271), M. de
Savoie avait envoyé deux mille fantassins et deux mille cinq
cents cavaliers pour surprendre Verceil ; mais, des grenadiers
déguisés qu'il avait fait descendre dans le fossé ayant été décou-
verts, il fut obligé de se retirer. On peut voir aussi le curieux
récit donné par les Mémoires de Sourches (t. IX, p. 92-93),
d'après les lettres apportées par M. des Clos.
2. C'est sans doute Barthélémy de Turenne d'Aynac, de la
branche d'Aubepeyre.
3. L'idée n'était pas nouvelle : en 1695, le comte de Tessé,
le chevalier de la Fare et M. de Ximénès avaient formé des
régiments de cette espèce. [Mémoires de Sourches^ t. V, p. 54.)
[Oct. 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 51
étoit très bon officier et très entendu. La chose me
paroi ssant faisable, nous fûmes trouver ensemble le
marquis de Dreux. Il ne trouva aucune difficulté dans
ce projet, mais, au contraire, très utile pour le ser-
vice du Roi. Il se chargea lui-même d'en écrire à la
cour; mais M. de Chamillart, esprit assez borné, refusa
net la proposition. Cependant, dans la réponse qu'il
fit à son gendre, il me flattoit toujours d'un des pre-
miers régiments vacants.
La conquête d'Ivrée étant faite, M. de Vendôme
songea à acquérir de nouveaux lauriers et à former
de nouveaux projets, malgré les renforts qui étoient
arrivés depuis peu au comte de Linange\ qui com-
mandoit l'armée de l'Empereur dans le Bressan, et
malgré la saison avancée. Après avoir bien ravitaillé
cette place et fait combler les tranchées et les travaux
que nous avions faits devant, il fit décamper l'armée
le 9 octobre.
Le 10, nous fûmes à Santhià. Étant arrivé d'assez
bonne heure, je me rendis chez Monsieur l'archi-
prêtre ; mais je fus extrêmement touché de ne point
trouver chez lui sa chère nièce ^. Je lui en demandai
des nouvelles : il me dit qu'elle étoit allée passer
quelque temps à Turin chez une de ses tantes. J'en
fus d'autant plus fâché que j'étois en état de répondre
aux plaisanteries qu'elle me faisoit.
Le 11, nous fûmes camper près de Verceil. Quelle
1. Philippe-Louis, comte de Leiningen-Westerburg (francisé
en Linange], avait été élevé à Paris et s'était marié en France,
mais avait embrassé en 1701 le parti de l'Empereur par dépit
d'un procès perdu. ]Vous le verrons périr à Cassano en 1705
2. Ci-dessus, p. 31.
52 MÉMOIRES [Oct. 1704]
fut notre surprise de voir toutes ses belles fortifica-
tions anéanties ! On labouroit la terre aux endroits où
elles s'éle voient si superbement. Ce spectacle ne laissa
pas de nous faire de la peine, quoique le duc de
Savoie le méritât bien.
Le 12, nous séjournâmes près de la ville. Je profitai
de ce séjour pour aller voir les dames. Je jouai à
l'hombre ; je perdis mon argent.
Le 13, nous en partîmes pour aller camper à Trin.
Il faisoit le plus beau temps du monde, et très chaud.
La générale battue, et un peu auparavant l'assemblée,
le chevalier des Brosses^, lieutenant au régiment et
parent du marquis de Dreux, me vint trouver dans
ma tente. Il me dit : « Gevalier (il parloit gras), allons-
« nous-en dézeuner à Verceil. » — « Eh! mon ami,
« lui dis-je, l'armée va décamper dans le moment;
« les housards des ennemis voltigeront à leur ordi-
« naire à l'arrière-garde. Vous allez vous hasarder à
« vous faire tuer ou à vous faire prendre. Il y a de
« l'imprudence dans votre dessein. Croyez-moi, lui
« ajoutai-je, remettez votre déjeuner à une autre occa-
« sion. » Malgré tout ce que je pus lui alléguer, il s'en
alla dézeuner dans cette place. Il y avoit déjà une heure
que l'arrière-garde de l'armée étoit disparue d'auprès
de cette ville, lorsque mon camarade, accompagné
d'une dizaine d'officiers, en sortit pour venir joindre
l'armée. Ils n'en furent pas à une demi-lieue que les
housards parurent, et qu'ils vinrent fondre sur eux. Il
y en eut plusieurs de tués ; des Brosses reçut un coup
de sabre sur le dos qui le jeta par terre. Il fut pris
1. Ci-dessus, tome I, p. 353-354.
[Oct. 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 53
avec quelques-uns de ses camarades et conduit à Gres-
centin, où étoit toujours le quartier général des enne-
mis. Il fut présenté au duc de Savoie. Deux officiers,
qui s'étoient heureusement sauvés, nous dirent le soir
que le chevalier avoit été tué; ils le crurent mort du
coup de sabre qu'il avoit reçu. Nous n'apprîmes que
deux mois après qu'il avoit été fait prisonnier sans
recevoir aucune blessure. Pendant son absence, je fis
en sorte que le marquis de Dreux le nommât lieute-
nant de sa colonelle, avec commission de capitaine.
Ceci doit apprendre aux jeunes gens de ne jamais
quitter les drapeaux, et surtout de ne point s'en écar-
ter, lorsque leurs régiments sont en marche dans le
pays ennemi. Des Brosses, non seulement pensa
perdre la vie, mais aussi, sans moi, il auroit perdu son
rang d'ancienneté dans le régiment.
L'armée décampa de Trin le 14, où elle passa le
Pô pour se rendre devant Verue. Pour moi, je fus
détaché avec cinquante hommes et d'autres détache-
ments, aux ordres de M. de Gouvernet, colonel
réformé \ dans le château de Gabiano^, qui est entre
ces deux places. Je donnai à souper à ce commandant,
qui n'avoit pas eu la précaution d'avoir des cantines^.
Le lendemain 15, nous nous rendîmes devant
Verue '*. Je fus joindre le régiment, qui étoit campé
le long d'un bras du Pô', au-dessus de cette place.
1. Jean de la Tour du Pin-Gouvernet, ancien mestre de camp
du régiment de Bourbon-cavalerie.
2. Ci-dessus, p. 2.
3. D'après Richelet, ce terme s'employait déjà au xvn® siècle
avec le sens qu'il a encore aujourd'hui.
4. 11 y a dans les Mémoires militaires (t. IV, p. 821) un ordre
de bataille de l'armée devant Verue au 15 octobre 1704.
54 MÉMOIRES [Oct. 1704]
Lorsque notre armée arriva près de Verue, il y
avoit une douzaine de bataillons et quelques dragons
à pied qui occupoient les hauteurs. M, de Vendôme
les fit attaquer par son avant-garde. Ils ne firent
aucune résistance, quoique le duc de Savoie, accom-
pagné d'une nombreuse cour, y étoit en personne. Ils
se retirèrent assez précipitamment dans les retran-
chements de Guerbignan^.
Voici un siège des plus mémorables^ par rapport au
temps que nous employâmes pour nous rendre
maîtres de cette place, qui étoit une des plus fortes
de M. de Savoie. L'armée y arriva, comme je l'ai déjà
dit, le 14 octobre 1704, et nous n'en partîmes que le
14 avril 1705, six mois entiers.
Selon mes petites lumières, M. de Vendôme n'au-
roit-il pas mieux fait de commencer par Crescentin,
où il n'y avoit que des ouvrages de terre? On me
dira sans doute que toute l'armée du Savoyard y étoit
campée pour le défendre. Je répondrai à cette objec-
tion que, par le moyen de la communication qui
étoit entre Crescentin et Verue, elle a toujours été en
état de rafraîchir cette dernière place, jusqu'au temps
que nous nous sommes emparés de cette communi-
cation, dont nous n'avons été les maîtres que six
semaines avant que Verue se soit rendue. Attaquer
une place par une pointe, comme nous avons fait à
Turin en l'attaquant par la citadelle, c'est le moyen
d'échouer dans son entreprise. Je suis persuadé que
nous n'aurions pas employé plus de temps à nous
1. Guerbignano, fort construit sur un rocher et très bien
fortifié, entre le camp de Crescentin et le Pô.
2. Les lettres originales de Vendôme sont dans le carton VI
des Pièces détachées, au Dépôt de la guerre.
[Oct. 1704] DU CHEViVLIER DE QUINCY. 55
emparer de Gresceritin, que nous en mîmes pour nous
rendre maîtres des retranchements de Guerbignan^
Siège de Verue'^. — Verue est une petite ville de
Piémont, mais une des places les plus fortes d'Italie,
tant par sa situation, qui est sur la pointe d'une col-
line, au bord du Pô, sur la rive droite de cette rivière,
que par ses fortifications, bâties sur le roc vif, qui
s'élèvent en amphithéâtre par trois enceintes du côté
de la plaine, seul endroit par où l'on peut attaquer
cette place; car, du côté du Pô, Verue est inattaquable,
l'éminence où cette forteresse est bâtie étant entière-
ment escarpée. 11 y a un ravin depuis le glacis jusqu'à
une hauteur appelée Guerbignan, qui est à une portée
de fusil de Verue. M. de Savoie y fit faire de bons
retranchements, un bon fossé, un chemin couvert et
un glacis. Depuis Verue jusqu'au Pô, où il y avoit un
pont qui conduisoit à Grescentin, on avoit fait une
communication dont le centre étoit un pàté^, le tout
1. Notre auteur est d'accord avec le maréchal de Villars
[Mémoires, t. II, p. 173-174) et avec Saint-Simon (t. XIII,
p. 14-15) au sujet de la faute que fit le duc de Vendôme en ne
commençant pas l'attaque par le camp de Grescentin. Au con-
traire, le général Pelet {Mémoires militaires, t. IV, p. 300)
regarde comme une merveille d'art militaire la manière dont
Vendôme conduisit ce siège,
2. Le manuscrit porte en marge la note suivante : « Nota.
Cette forteresse étoit déjà respectable l'année 1625. Le duc de
Feria, général des Espagnols, fut obligé d'en lever le siège
honteusement, après trois mois d'attaques. Ce furent le conné-
table de Lesdiguières et le maréchal de Créquy qui l'obligèrent
à se retirer pendant la nuit, après avoir bien battu les Espa-
gnols. Le sieur Saint-Reiran en étoit gouverneur pour le duc
de Savoie. »
3. « Ouvrage en forme de fer à cheval qu'on fait pour cou-
56 MÉMOIRES [Oct. 1704]
bien fortifié par de bons retranchements et de bonnes
palissades; depuis le Pô jusqu'à Grescentin, autre
communication. Voilà donc cette forteresse dont nous
devions nous emparer pour nous rafraîchir de toutes
les fatigues que nous venions d'essuyer. Cependant
officiers et soldats, ne songeant aucunement aux
quartiers d'hiver, se firent un véritable plaisir de tra-
vailler à la gloire de notre général, que nous aimions
tous comme notre père.
Le canon, qui consistoit en quarante-huit pièces de
vingt-quatre, étant arrivé le 22 au matin, et tous les
autres préparatifs nécessaires étant faits, M. de Ven-
dôme fit ouvrir la tranchée devant les retranchements
de Guerbignan, la nuit du 22 au 23 octobre. La tran-
chée se montoit par détachement, comme au siège
d'Ivrée. Nous y eûmes une cinquantaine de soldats de
tués ou de blessés; M. de Richerand\ chef des ingé-
nieurs, homme sachant bien son métier, y fut blessé
à la tète si dangereusement, qu'on fut obligé de le tré-
paner ; il mourut le 11 novembre, de cette blessure.
Malgré le terrain, qui n'étoit que de tuf et de roches,
on fit une parallèle de trois cents toises, éloignée seu-
lement de soixante des palissades. M. de Las Torrès,
lieutenant général, un maréchal de camp et un bri-
gadier, tous trois Espagnols, commandoient cette
tranchée. Pendant le courant du siège, il y eut tou-
jours le même nombre d'officiers généraux.
La nuit du 23 au 24, on fit une seconde parallèle,
qui fut poussée à vingt toises des retranchements.
vrir une porte ; il n'a qu'une plate-forme bordée d'un parapet,
et d'ordinaire on les prend d'insulte. » [Dict. de Trévoux.)
1. Tome I, p. 205.
[Oct. 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 57
Nous y perdimes un capitaine des grenadiers, plu-
sieurs grenadiers et plusieurs soldats. On fît plusieurs
batteries, qui tirèrent le lendemain 2|4.
Le 25, le 26 et le 27 furent employés à perfection-
ner nos ouvrages.
Le 28 et le 29, nos batteries commencèrent à fou-
droyer les retranchements de Guerbignan.
Attaque du chemin couvert de Guerbignan. — Le 30,
M. de Vendôme fît attaquer, à une heure après dîné,
le chemin couvert, malgré le feu continuel des enne-
mis. M. de Ghartoigne, lieutenant général, non seule-
ment se logea sur un angle du chemin couvert, mais
il s'empara aussi d'une redoute qui le protégeoit. On
ne put se loger sur l'angle saillant du centre; M. de
Grancey, brigadier, en fut toujours repoussé. Il s'y
logea la nuit d'ensuite, par la sape. A l'égard du mar-
quis de Bouligneux, maréchal de camp, il fît son loge-
ment sur l'angle saillant de la gauche, après avoir été
repoussé plusieurs fois. Nous perdîmes dans cette
attaque, qui dura trois heures et demie, une centaine
de grenadiers et de soldats de tués, et cent soixante
blessés; un capitaine de notre régiment, nommé La
Haye-le-Gomte, brave officier et bon gentilhomme de
Normandie', deux lieutenants des grenadiers, M. de
Préchac, capitaine du régiment de Piémont, et
M. d'Ivours-, commissaire d'artillerie, de tués, trois
capitaines et six lieutenants de blessés. Selon les
déserteurs qui arrivèrent le lendemain au camp,
les ennemis y fîrent une grande perte, et ils nous
1. La Haye-le-Comte est un petit village près de Louviers.
2. Annet Camus, seigneur d'Ivours, né en 1667, fils d'un
lieutenant général au gouvernement de Lyonnais et Beaujolais.
58 MÉMOIRES [Nov. 1704]
dirent que M. de Stahremberg y avoit été blessé*.
Parlons un peu du chevalier de la Ilaye-le-Comte.
Il eut un pressentiment de son malheur; il donna à
Fenestre, autre capitaine de notre régiment, sa bourse,
dans laquelle il y avoit cent louis, précaution qu'il
n'avoit jamais prise auparavant. Son ami lui en
demanda la raison ; il lui répondit simplement : « Je
« suis persuadé que je ne vous verrai plus. Adieu,
« cher ami, ajouta-t-il ; adieu pour toujours. » Il ne
fut que trop bon prophète pour lui.
Le 31 d'octobre jusqu'au 4 novembre fut employé
à battre les retranchements, à perfectionner nos
ouvrages et à faire des mines, afin de nous mettre
en état d'attaquer tous les retranchements de Guer-
bignan.
Pendant cette attaque, après avoir passé le Pô, le
reste de l'infanterie, dont nous étions, devoit attaquer
le camp de Crescentin. Pour cet effet, au commence-
ment de la nuit du 3 au 6, une quarantaine d'esca-
drons, aux ordres de MM. de Ruffey et de Goas, et
quatre régiments de dragons, aux ordres de M. de Sen-
neterre, s'étoient rendus près de notre brigade, qui,
comme il a été dit ci-dessus, étoit campée le long du
Pô, au-dessus de Verue. Les cavaliers et les dragons
dévoient passer cette rivière, qui étoit guéable à plu-
sieurs endroits, ayant chacun un grenadier ou un fan-
tassin en croupe.
Les retranchements de Guerbignan emportés. — Nos
grenadiers et nos soldats étoient déjà montés en
croupe, et ils n'attendoient que l'ordre pour passer
1. Histoire militaire, t. IV, p. 374-375.
[Nov. 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 59
le PÔ, lorsque cette rivière grossit en un moment de
temps, si extraordinairement, par des pluies conti-
nuelles qui étoient tombées pendant trois jours, qu'il
nous fut impossible de la passer'. Par conséquent, le
dessein d'attaquer le camp retranché de Crescentin
échoua entièrement ; mais il ne laissa pas de faire une
grande diversion pour les troupes qui attaquèrent
Guerbignan, dont elles chassèrent les ennemis, après
s'être emparées des retranchements. Si nous avions
réussi de notre côté, le siège de Verue auroit été un
siège à l'ordinaire : nous nous en serions certaine-
ment emparés au bout de six semaines, et peut-être
plus tôt.
Dès que nous fûmes les maîtres de Guerbignan,
nous travaillâmes à en raser toutes les fortifications
et à nous préparer à ouvrir la tranchée devant Verue.
On fit camper les brigades de Normandie, de la Vieille-
Marine, de Lyonnois et de Maulévrier^ près de Guer-
bignan, afin de protéger nos tranchées en cas de sor-
ties de la part des ennemis. Cette précaution nous fut
très avantageuse, comme je le dirai dans la suite.
Tout étant prêt pour l'ouverture de la tranchée,
elle se fit la nuit du 7 au 8 de novembre.
1. D'après les Mémoires de Sourclies (p. 127), un dragon et
un cavalier, ayant déserté, allèrent avertir le duc de Savoie de
la marche de M. de Vendôme, qui fut obligé de revenir sur
Guerbignan. Le récit des Mémoires militaires (t. IV, p. 283-
285) est plus complet et explique l'ensemble de l'opération
mieux que ne pouvait le faire notre auteur.
2. Jean-Baptiste-Louis Andrault, marquis de Maulévrier-
Langeron (tome I, p. 323j, était colonel du régiment d'Anjou-
infanterie [ibidem, p. 333) et venait d'être fait brigadier au mois
d'octobre précédent.
60 MÉMOIRES [Nov. 1704]
Le 1 1 , on la poussa, malgré les pluies continuelles,
près du glacis.
Le 12, on fît trois batteries, une de douze pièces
de canon de vingt-quatre, à deux cents toises de la
place, et une de douze mortiers*. Ce furent les soldats
qui conduisirent les canons et les mortiers dans les
batteries à force de bras. Ce jour-là, M. de Percy^,
major général de l'armée, et M. de la Goste^, aide-
major du régiment de Leuville^, furent blessés très
dangereusement.
Comme les fourrages manquoient, et que nous
n'avions pas besoin de cavalerie, M. de Vendôme
l'envoya cantonner. Il ne garda que trois compagnies
de housards et six cents chevaux, qui se relevoient
toutes les vingt-quatre heures^. Jusqu'au 16, il ne se
1. Ainsi dans le manuscrit. D'après les Mémoires militaires
(t. IV, p. 285), on fit une batterie de dix pièces à la droite du
retranchement, une de vingt pièces à gauche, et une de mor-
tiers au centre.
2. Edme de la Courcelle, seigneur de Bailley et Percy, qui
avait épousé Louise Le Prestre, cousine-germaine du maréchal
de Vauban. « C'étoit un major d'infanterie, dit l'annotateur des
Mémoires de Sourches (t. IX, p. 135), qui, depuis longtemps,
faisoit la charge d'aide-major général sous d'Arène et avoit
l'approbation de tout le monde : ce qui avoit obligé le duc de
Vendôme à lui procurer l'emploi de major général lorsque
d'Arène l'avoit quitté. »
3. Simon Frotier, seigneur de la Coste, qui mourut peu après
de ses blessures.
4. Ce régiment, qui prit plus tard le nom de Béarn, était
commandé depuis avril 1700 par Louis-Thomas du Bois de
Fiennes, marquis de Leuville, qui parvint en 1731 au grade de
lieutenant général.
5. Voyez, dans les pièces des Mémoires militaires (t. IV,
p. 835), un état des quartiers de la cavalerie au 18 mars 1705.
[Nov. 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 61
passa rien de considérable. Nos trois batteries com-
mencèrent à faire grand bruit ce jour-là ; nous
démontâmes plusieurs pièces de canon aux ennemis.
La nuit du 17 au 18, on fit une autre batterie, à
quatre-vingts toises de la contrescarpe, de dix pièces
de canon de vingt-quatre; elle fut achevée le 18. On
ne se voyoit pas, ce même jour, par rapport à un
grand brouillard. Toutes ces batteries battoient trois
grandes redoutes, où il y avoit vingt pièces de canon
qui nous incommodoient fort.
Depuis le 19 jusqu'au 221, le soldat ne fut employé
qu'à réparer le désordre que la pluie continuelle avoit
fait dans les tranchées.
Le 22, j'étois de tranchée : les ennemis sortirent au
nombre de deux cents hommes; nous les fîmes dis-
paroître dans le moment. On poussa la tranchée à six
toises des palissades. Ce même jour, M. de Savoie
partit de Crescentin avec toute sa cavalerie, qu'il fit
distribuer dans ses places. Ce prince alla dans sa
capitale; toute son infanterie resta à Crescentin, aux
ordres de M. de Stahremberg.
Le 23, notre régiment décampa, pour aller cou-
vrir le quartier général, qui étoit à Brusasco^, petit
village éloigné d'une lieue de France de Verue. Les
soldats se baraquèrent, et les officiers furent logés.
Nous étions quatre capitaines dans une petite chambre
basse, malsaine. Nous travaillâmes à amasser un peu
de fourrage et beaucoup de bois. Au bout de quelque
temps, le fourrage nous manquant, nous fûmes obli-
gés d'envoyer tous nos chevaux à six lieues de nous.
Ainsi, lorsque nous montions la tranchée (nous en
1. A l'ouest de Verue, sur la route de Chivas à Turin.
62 MÉMOIRES [Dec. 1704]
étions éloignés d'une bonne lieue), ou lorsque nous
montions la grande garde du camp, ou que nous fai-
sions quelque autre détachement, nous étions obligés
de marcher à pied, comme des chats maigres, dans
la neige et dans la boue, souvent jusqu'aux genoux.
Les vivres étoient à bon marché, ce qui nous conso-
loit de toutes nos fatigues, quoique privés de tout
plaisir. Reprenons le fil de notre siège.
Depuis le 23 jusqu'au 8 de décembre il ne se passa
rien de considérable ; ce temps fut employé pour nous
rapprocher du chemin couvert.
Le chemin couvert de Verue emporté. — Le 8, tout
étant prêt pour l'attaquer, il le fut à dix heures du
matin, de vive force. Cent cinquante soldats ou grena-
diers, aux ordres de M. le baron de Blagnac', colo-
nel du régiment de Saluées, le défendoient. Tout fut
sabré et le commandant pris. Notre perte ne monta
qu'à cent vingt hommes, tant tués que blessés ; nous y
eûmes un capitaine de notre régiment de tué. Le che-
min couvert pris, on travailla sur-le-champ à y cons-
truire une batterie pour battre en brèche, et une
autre pour tâcher de rompre le pont de communica-
tion de Verue à Crescentin.
Le 10, nous apprîmes par des déserteurs que le
duc de Savoie étoit de retour à Crescentin.
La batterie de huit pièces de canon établie sur la
contrescarpe étant prête, on commença le 1 6 à battre
en brèche.
1. N. du Mont de Blagnac, d'une famille de Guyenne, était
passé au service de Savoie ; il mourut peu après des blessures
reçues dans cette affaire. [Gazette d'Amsterdam^ 1704, n° civ,
et 1705, no ii.)
[Dec. 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 63
La nuit suivante M. Filtz\ colonel de housards,
marcha à la tête d'un détachement de deux cents
hommes de son régiment pour enlever un régiment
de cette nation ~ qui étoit à Santa- Maria, village de
l'autre côté du Pô ; mais un de ses housards qui
déserta lui fit manquer son projet^.
Le 1 8, nous eûmes deux pièces de canon enterrées,
de la batterie de huit pièces, par une mine que les
assiégés firent jouer.
Le 19, on remit en batterie les deux pièces, et on
commença à en élever une autre. M. de Vendôme,
qui étoit presque toujours dans la tranchée, ordonna
qu'on fît un logement sur l'entonnoir qu'avoit fait la
dernière mine que les ennemis avoient fait jouer.
Le 20, on fit jouer une mine à une heure après
midi; une grande partie de la fausse braie^ en fut
renversée.
Le 21, les ennemis firent jouer une fougade^, dont
nous eûmes dix hommes d'enterrés. M. d'Aubarède^,
lieutenant-colonel de la Sarre, le fut jusqu'au men-
1. « C'étoit le fils d'un suisse dont toute la famille étoit dans
la compagnie des cent-suisses du Roi et les suisses du duc d'Or-
léans, les uns lieutenants, les autres exempts. » {Mémoires de
Sourches, t. IX, p. 170, note.)
2. Ainsi dans le manuscrit. Sans doute un régiment de hou-
sards.
3. Mémoires militaires, t. IV, p. 290.
4. C'est un espace, défendu par un parapet, qu'on laisse au
pied d'un rempart pour empêcher l'approche de la contres-
carpe. [Dictionnaire de Trévoux.)
5. Ou fougasse ; petit fourneau de mine, en forme de puits,
qu'on pratique sous un ouvrage pour le faire sauter. [Ibid.)
6. Jacques d'Astorg, comte d'Aubarède, qui parvint au grade
de brigadier.
64 MÉMOIRES [Dec. i704J
ton. Il n'en fut point incommodé. Cette situation le
gênoit si violemment, qu'il crioit comme un diable :
« Je suis d'Aubarède! » afin qu'on vînt au plus vite
le déterrer.
Depuis le 2l1 jusqu'au 26, on ne fut occupé qu'à
battre en brèche et à ruiner les défenses de la place;
mais, en vérité, nous ne faisions que de l'eau claire,
car toutes les trois enceintes étoient bâties sur le
roc vif.
Belle sortie des ennemis. — Le 26, il faisoit un
brouillard si épais, qu'on ne se voyoit point ni les uns
ni les autres. A l'entrée de la nuit nous entendîmes un
feu terrible de mousqueterie du côté de la tranchée.
Nous nous amusions à jouer à l'hombre. Nous sortîmes
promptement de notre chambre pour savoir ce qui se
passoit. Nous vîmes beaucoup de soldats qui se reti-
roient bien vite dans le quartier général; ils nous
dirent qu'il y avoit un gros corps de cavalerie en
bataille dans la plaine entre Verue et nous, que les
housards ennemis n'étoient qu'à deux portées de fusil
de nos maisons. Comme nous fûmes très longtemps
sans avoir aucune nouvelle de ce qui se passoit à la
tranchée, nous étions dans des inquiétudes épouvan-
tables. Enfin, au bout de deux heures et demie, nous
apprîmes que la cavalerie ennemie, qui s'étoit mise en
bataille dans la plaine, s'étoit retirée à Crescentin ;
que, dans le temps que M. de Vendôme sortoit de la
tranchée (il n'en étoit qu'à vingt pas), les ennemis,
au nombre de plus de trois mille hommes, dont beau-
coup de grenadiers, avoient attaqué nos tranchées
par trois endroits différents ; qu'une colonne, à la
faveur d'un brouillard qui étoit fort épais, s'étoit glis-
[Dec. 1704] DU CHEVALIER DE QUINCY. 65
sée le long de la montagne à la gauche de nos tran-
chées, et, sans que les troupes qui y étoient s'en aper-
çussent, elle avoit gagné la hauteur de Guerbignan,
qui dominoit toutes nos tranchées, et que, de là,
tombant sur elles, elle les avoit nettoyées et comblé
une grande partie ; qu'ensuite, s'étant jointe aux deux
autres troupes, elles avoient encloué tous nos canons ;
que M. d'imécourt, maréchal de camp, avoit été tué,
M. de Ghartoigne, lieutenant général et directeur géné-
ral de l'infanterie, blessé mortellement et fait prison-
nier : ils étoient tous deux de tranchée, aussi bien
que M. de Maulévrier-Langeron ; que nous avions été
obligés, dans le commencement, d'abandonner toutes
nos tranchées. Ge fut un bonheur pour la France que
M. de Vendôme eût été si près de la tranchée lorsque
les ennemis s'en emparèrent. Ge prince, sans perdre
de temps, rassembla tous les fuyards; il en mit une
trentaine dans le cornichon \ petit fort à la queue de
la tranchée. Il envoya chercher les quatre brigades
qui étoient baraquées, comme je l'ai déjà dit, près de
Guerbignan ~. Pendant ce temps, il rallia toutes les
troupes qui avoient abandonné les tranchées. Les bri-
gades arrivées, le comte de Ghamillart marchant à la
tête de celle de Lyonnois, elles attaquèrent les enne-
1. Les dictionnaires ne donnent pas ce mot comme terme de
fortification ; notre auteur en explique lui-même le sens.
2. Notamment celles de Lyonnais et de Médoc. Les Mémoires
de Sourches (p. 155), en racontant cette sortie d'après les lettres
de l'armée arrivées à Paris le 3 janvier, font ressortir la valeur
du duc de Vendôme et celle de MM. de Guerchy et d'Aube-
terre. Les Mémoires militaires (t. IV, p. 290-291) ne semblent
pas donner à cette affaire la même importance que notre auteur.
Voyez aussi V Histoire militaire de Quincy, t. IV, p. 382-384.
II 5
66 MÉMOIRES [Dec. 1704]
mis si rapidement de toutes parts, qu'ils se renver-
sèrent les uns sur les autres pour gagner au plus vite
Verue et le bas de la montagne. Ils en massacrèrent
beaucoup. Les ennemis voulurent tenir ferme dans le
chemin couvert; mais, nos troupes acharnées ne leur
donnant pas le temps de se reconnoître, ils en furent
si promptement attaqués, qu'ils furent obligés de nous
l'abandonner, après y avoir laissé beaucoup des leurs
de tués. Nous eûmes deux cents hommes de tués et
de blessés. M. d'Airon, lieutenant-colonel de l'Ile-de-
France, de Rasilly^, major de Médoc, de Gadagne,
capitaine de Piémont^, de Ghampigny, capitaine de
Lyonnois, Pointis, capitaine des fusiliers, et MM. Vas-
sac, Pogne et Soûlas, lieutenants, et M. de Montfer-
rier^, aide de camp de notre général, furent tous bles-
sés. Il y eut quatre cents hommes des ennemis de
tués et plus de six cents de blessés. On leur prit cent
trente grenadiers ou soldats, un lieutenant-colonel,
deux capitaines et deux lieutenants.
Il est certain que le projet de cette grande sortie fit
beaucoup d'honneur au duc de Savoie, qui, pour nous
donner le change, fit mine de vouloir abandonner et
Verue et Grescentin. Il fit miner le donjon et tous les
autres ouvrages de la place, et il fit courir le bruit
1. Michel-Gabriel de Launay de Rasilly, fils aîné du sous-
gouverneur des petits-fils du roi, obtint en 1707 le régiment
d'infanterie de Lostanges; il mourut en 1710, ayant succédé
à son père comme lieutenant général de Touraine.
2. INous ne savons si cet officier était de la maison des Galéan,
originaires de Florence, devenus comtes et ducs de Gadagne.
3. Cet officier était peut-être frère ou fils de J.-A. Duvidal,
marquis de Montferrier, qui fut syndic des états de Langue-
doc de 1700 à 1733.
[Dec. 1704] DU CHEVALIER DE QTJINCY. 67
qu'il les feroit sauter tous le 26; qu'ensuite il s'en
retourneroit à Turin, afin de mettre sa capitale en
état de résister aux armes des François. Il fît une très
grande faute, qui étoit de n'avoir pas envoyé assez de
travailleurs pour combler entièrement nos tranchées,
mettre le feu à nos affûts et enclouer bien tous nos
canons. Certainement, s'il avoit eu cette précaution,
nous aurions été obligés de lever le siège.
La première chose que fît le duc de Savoie, en
retournant à Grescentin, ce fut d'aller voir M. de
Ghartoigne, qu'il avoit connu dans le temps qu'il
étoit généralissime de notre armée en Italie. Ge prince
lui témoigna combien il étoit sensible au malheur qui
lui étoit arrivé; il lui fit cent mille politesses, il lui
offrit tout ce qui dépendoit de lui, et, jusqu'à la mort
de ce brave ofïicier général, qui mourut quelques jours
après, il l'alloit voir, et il envoyoit à tout moment pour
savoir de ses nouvelles.
Pendant toute la nuit qui suivit cette action, les
assiégés ne faisoient que nous crier : « Qu'avez-vous
« fait, pauvres François, de vos canons? Vous les avez
« apparemment vendus pour vous en aller ! Vous ne
« resterez pas longtemps ici? » Mais ils furent bien
surpris, à la petite pointe du jour, d'entendre ronfler
tous nos canons et de voir que nos mortiers ne dis-
continuoient pas de leur jeter des bombes. Gette
même nuit, M. de Vendôme fît réparer tout le désordre
que les ennemis avoient fait dans les tranchées ; il fît
désenclouer tous nos canons et tous nos mortiers, et
il fît mettre toutes choses en si bon état que, le len-
demain, il ne paroissoit aucun désordre. Auparavant
de quitter les tranchées, il fît doubler les troupes qui
68 MÉMOIRES [Janvier 1705]
étoient de garde sur les hauteurs de Guerbignan, où
les ennemis nous avoient fait le plus de mal.
Depuis la sortie du 26 jusqu'au 4 janvier 1705, il
ne se passa rien de considérable.
Le 4, nous vîmes passer le long du Pô, au delà,
deux bataillons ennemis qui passèrent le pont pour se
rendre dans la communication en deçà de la rivière.
On fit sauter ce même jour une mine, qui renversa
l'autre partie de la fausse braie.
Le 5 fut employé par le mineur à faire plusieurs
branches pour faire des fourneaux.
Le 6, une batterie de six pièces de canon étant
achevée sur le chemin couvert, elle tira si vivement,
qu'elle fit une ouverture à la première et à la seconde
enceinte.
Le 7, on fit deux autres batteries pour les battre à
revers. Ce même jour, nous travaillâmes à faire
quelques retranchements pour mettre hors d'insulte
le quartier général, parce que les ennemis pouvoient
passer le Pô, cette rivière étant guéable à plusieurs
endroits.
Le 8, le 9 et le 10 furent employés à réparer le
désordre que la neige avoit fait dans nos tranchées.
On en avoit jusqu'aux genoux ; nous y avions un froid
affreux. Il nous étoit défendu d'y faire du feu. Au com-
mencement, nous en faisions; mais les assiégés nous y
tuoient bien du monde : ils plongeoient dans nos
tranchées, qui étoient la plus grande partie enfilées.
Le 1 \ , comme je marchois à la tète de cinquante
hommes, pour aller relever le même nombre d'hommes
qui étoient dans une redoute construite sur le bord du
Pô, vis-à-vis la pointe d'une île qui est au-dessus de
[Janvier 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 69
Verue, à un petit quart de lieue de cette place, je vis
venir à moi une centaine d'housards ennemis. J'en-
voyai sur-le-champ en avertir le major de notre bri-
gade par un soldat, et je continuai mon chemin, faisant
marcher ma petite troupe bien serrée, le soldat ayant
la baïonnette au bout du fusil, et, de temps en temps, '
je faisois tirer quelques coups. Il y avoit de notre
quartier à la redoute une demi-lieue. J'y arrivai sans
que les ennemis osassent m'attaquer. De la redoute,
nous les vîmes traverser la rivière. Dans ce temps on
fit venir de nouvelles pièces de canon d'Alexandrie ;
car celles qui étoient devant Verue étoient si défec-
tueuses, qu'on ne pouvoit plus s'en servir.
Depuis le 1 1 jusqu'au %0, les soldats ne furent occu-
pés qu'à réparer le désordre que nous causoit tou-
jours le mauvais temps. Toujours de la neige ou
toujours de la boue jusqu'aux genoux, malgré les fas-
cines que nous y jetions afin d'y pouvoir marcher. A
l'égard des ennemis, ils ne s'endormoient pas; ils
réparoient pendant les nuits le dommage qu'on leur
faisoit pendant le jour.
Le 21 et le 22 furent employés de même de part et
d'autre, par rapport au temps fâcheux qui continua
jusqu'au 25. Ce jour-là, M. de Gonck, colonel irlan-
dois, fut blessé d'un éclat de bombe, et le duc de
Vendôme fit travailler à une redoute à deux cents
toises de la gauche de l'attaque, sur une petite émi-
nence dont le front et le flanc étoient escarpés. On fit
une communication depuis cette redoute jusqu'à l'at-
taque de la gauche. Pendant que j'y faisois travailler,
une bombe venant de la place y tomba, et elle vint
roulera l'endroit où j'étois. Quel parti prendre? Ou il
70 MÉMOIRES [Janvier 1705]
falloit me précipiter de haut en bas, je me serois tué
cent mille fois, ou attendre, en me jetant par terre,
cette diable de bombe. Je pris le dernier parti. Par
bonheur pour moi, elle ne creva point ; j'en eus pour la
peur, et j'en remerciai le bon Dieu. Cette redoute
faite, M. de Vendôme y fit mettre neuf pièces de
canon de vingt-quatre, afin de battre un petit fort qui
étoit entre Verue et la communication, et de s'en
emparer lorsque la brèche seroit assez grande pour
l'attaquer. C'étoit un moyen de rompre la communi-
cation de Verue au P6 et de s'assurer l'attaque de la
gauche .
Pendant les travaux, les ennemis ne s'endormoient
pas. Ils mirent cinquante pièces de canon sur la troi-
sième enceinte et dans le donjon, dans lequel il y
avoit, dès le commencement du siège, deux pièces de
trente-six, que nous ne pûmes jamais démonter.
Nous les appelions Jérôme et sa femme. Ils étoient
dessous une voûte faite dans le roc vif; les bombes
qu'on y jetoit continuellement n'y faisoient rien.
Il nous arrivoit tous les jours beaucoup de déser-
teurs.
La nuit du 217 au 28, les assiégés, voulant nous
chasser de quelques postes qui les incommodoient,
firent une sortie de cent cinquante grenadiers ; mais
ils furent si bien reçus, qu'ils s'en retournèrent au
plus vite. On y prit quelques grenadiers et un officier.
Enfin M. de Vendôme, persuadé qu'il ne pourroit
jamais se rendre maître de Verue à moins qu'il ne
s'emparât auparavant de la communication, fit cons-
truire deux batteries, l'une de seize pièces de canon et
l'autre de huit. Elles furent achevées le 5 février. On y
[Février 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 71
conduisit sur-le-champ vingt-quatre pièces de canon
qui nous étoient arrivées depuis peu de France. Elles
étoient aussi destinées pour battre le fort entre Verue
et la communication. On fit aussi une tranchée qui
alloit droit audit fort; l'on fit d'autres batteries pour
battre le donjon, le bastion, et l'ouvrage qui faisoit la
communication de l'un à l'autre. Tous ces travaux
nous menèrent jusqu'au 10. M. de Lapara^, connu
pour un de nos plus habiles ingénieurs de France,
arriva ce même jour^ : ce qui nous donna l'espérance
que nous verrions bientôt finir nos travaux et nos
peines. Il y eut un grand conseil de guerre, où tout
le monde fut du même avis, qu'il étoit absolument
nécessaire de nous rendre maîtres de la communication.
Le lendemain de son arrivée, M. de Lapara fut se
promener dans toutes les tranchées. On fit faire quan-
tité d'échelles. Les ennemis le sachant, ils ne faisoient
que nous demander ce que nous en voulions faire : on
leur répondoit que c'étoit pour les pendre.
Le 26, il nous arriva deux habiles bombardiers
piémontois. Ils avoient déserté parce que M. de
Savoie ne les avoit pas récompensés comme il le leur
avoit promis. Le 2i7, ils proposèrent à M. de Vendôme
de leur laisser diriger quelques mortiers. Auparavant
de déserter, ils s'étoient informés où étoit un saucis-
1. Louis Lapara de Fieux, un des meilleurs ingénieurs après
Vauban, avait le grade de lieutenant général depuis l'année
précédente; il fut tué en 1706 au siège de Barcelone.
2. Bien qu'il fût brouillé avec M. de Vendôme, Chamillart
l'avait fait partir fort précipitamment, le 23 janvier, pour
diriger l'attaque de Verue, sans lui laisser même vingl-quatre
heures pour se préparer. [Sourc/ies, t. IX, p. 165.)
72 MÉMOIRES [Mars 1705]
son qui conduisoit à trois mines. Ils ajustèrent si bien
leurs mortiers, que la troisième bombe mit le feu au
saucisson, qui fit sauter une partie du bastion de la
droite de la seconde enceinte', et cela en présence de
M. de Vendôme, qui les récompensa sur-le-champ
parfaitement bien. [Nul] général n'a jamais été si gé-
néreux que lui.
Les ennemis ne discontinuoient pas d'accabler nos
tranchées de pierres. C'est ce qui nous incommodoit le
plus, surtout pendant les nuits. Tous les jours nous
perdions beaucoup de monde. Le 29, M. de Ville-
neuve, capitaine au régiment de Médoc, en fut tué ; il
étoit de mes amis. Ce même jour, M. de Salières^,
commandant de l'artillerie, fut blessé d'une grenade.
Prise de la communication. — Depuis plusieurs
jours nous nous préparions à faire les dispositions
nécessaires pour attaquer la communication. Notre
général, pour donner le change au duc de Savoie, fit
courir le bruit, le l""" mars au matin, que nous donne-
rions un assaut général, la nuit suivante, au corps de
la place. Il donna l'ordre que vingt compagnies de
grenadiers et dix bataillons se tinssent prêts à mar-
cher. Il fit venir, ce même matin, le comte de Vaube-
court, à qui il communiqua son projet^, et, en même
1. Mémoires de Sourches, t. IX, p. 192; Histoire militaire,
t. IV, p. 389.
2. François-Balthasar de Chastellard, marquis de Salières,
qui mourut en 1720.
3. L'Histoire militaire de Quincy (t. IV, p. 390) dit que ce
fut seulement le soir, et peu de temps avant l'attaque, que Ven-
dôme communiqua la disposition à M. de Vaubecourt, qui com-
mandait les troupes de la tranchée.
[Mars 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 73
temps, il lui remit une copie de la disposition de la
manière qu'on attaqueroit la communication. Le mar-
quis de Dreux me fit part le lendemain de cette copie,
que j'envoyai ensuite à mon frère, auteur de V Histoire
militaire de Louis XI V^.
Que je fasse ici une petite réflexion. Je puis assurer
que les journaux que j'ai faits de mes campagnes, et
que je lui envoyois très exactement, n'ont pas peu
contribué à l'aider pour composer cette histoire ; il ne
m'en a pas marqué la moindre petite reconnoissance.
Je me suis trouvé à dix-neuf sièges, à six batailles et à
plusieurs actions particulières, où j'ai reçu plusieurs
blessures, une entre autres à la bataille de Turin, en
faisant, je puis le dire, plus que mon devoir. Tout le
régiment en a été témoin ; mais je ne m'en glorifie
point : tout bon citoyen et tout bon officier attaché à
son prince doit le faire. Il n'en dit pas un mot, quoique
son exactitude va souvent si loin, qu'il met : « Dans
« une telle affaire, il y a eu un cheval de blessé. »
Cela m'étonne d'autant plus, qu'il donne des louanges
à bien des officiers généraux, en vérité qui ne les
méritoient guère, et dont les actions devroient être
ensevelies pour jamais. J'attribue ce silence à mon
égard à un peu de jalousie de métier qu'il a toujours
eue contre moi, et queje lui pardonne de tout mon cœur.
Revenons à la disposition de l'attaque de la com-
munication.
Attaque du pont : le comte de Vaubecourt, lieute-
1. Celui-ci l'a reproduite presque textuellement (t. IV,
p. 390-392) ; il y a cependant quelques légères différences avec
le texte que va donner notre auteur.
74 MÉMOIRES [Mars 1705]
nant général, M. de Mauroy, maréchal de camp, le
marquis de Leu ville, brigadier. Compagnies de gre-
nadiers : Leuville, deux compagnies; la Sarre, une
compagnie. Bataillons qui les soutenoient : la Sarre,
un bataillon ; Croy, deux bataillons.
Face du Pô : M. des Touches \ brigadier. Compa-
gnies de grenadiers : Auvergne, deux compagnies;
Grancey, une compagnie. Bataillons pour les soute-
nir : Bresse, un bataillon ; Cambrésis, un bataillon ;
Bassigny, un bataillon.
Attaque de la face et du flanc intérieur du bastion
gauche : le comte d'Estaing, maréchal de camp ;
M. de CoUandres^, colonel. Compagnies de grena-
diers : Normandie, trois compagnies; Flandre ^ une
compagnie ; soutenues par leurs régiments.
Attaque de la courtine : M. de Siougeat*, briga-
1. Michel Le Camus des Touches, colonel du régiment de
Cotentin, qui venait de recevoir, au mois d'octobre 1704, le
grade de brigadier.
2. Thomas Le Gendre, seigneur de CoUande, et non Col~
landres, « dont la figure intéressoit les dames, » dit Saint-
Simon, avait eu dès 1702 « l'agrément d'un régiment » et avait
voulu acheter celui de la Reine ; mais, le Roi s'y étant opposé,
il s'était rabattu sur celui de Flandre. C'était le fils d'un grand
négociant de Rouen.
3. Créé à la même époque que les deux précédents, ce régi-
ment fut réuni en 1762 à celui de Touraine; mais le nom fut
peu après donné à un autre régiment, dont la venue à Ver-
sailles, au début de la Révolution, fut la cause indirecte des
journées des 5 et 6 Octobre 1789.
4. Jean de Laizer, marquis de Siougeat, était brigadier
depuis le 26 octobre précédent ; il eut peu après le régiment
d'Oléron et parvint en 1734 au grade de lieutenant général.
[Mars 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 75
dier ; M. d'AuLrey S colonel. Compagnies de grenadiers :
Bourgogne, deux compagnies ; Flandre, une compa-
gnie; soutenues par les deux bataillons d'Auvergne.
Attaque de la face intérieure du bastion de la
droite : le comte de Coigny^, brigadier; le marquis
de Lambert 3, colonel. Compagnies de grenadiers :
Piémont, trois compagnies; Périgord, une compa-
gnie ; soutenues par les trois bataillons de Piémont.
Six grenadiers de chaque compagnie de grenadiers
qui dévoient attaquer la communication portoient
chacun six grenades ; cinq portoient des échelles, dix
portoient des haches, et chaque grenadier avoit trente
coups à tirer.
M. de Mauroy avoit avec lui* soixante travailleurs
de rile-de-France, avec vingt haches et quarante
gabions, qui suivoient les troupes destinées à l'at-
taque de la communication, cent travailleurs du régi-
ment de Flandre et cinquante gabions, cinquante de
Grancey et vingt-cinq gabions, cinquante de Bour-
gogne et vingt-cinq gabions ; M. de Lorme% avec cent
travailleurs de Bourgogne, cent de la Sarre et cent de
Grancey, cent gabions.
1. Henri Fabri de Moncault, comte d'Autrey, colonel du
régiment de la Sarre, de la même famille que Peiresc.
2. François de Franquetot, marquis de Coigny, était briga-
dier depuis 1702 et commandait le régiment de cavalerie
Royal-étranger; il devint maréchal de France en 1734.
3. Henri-François de Lambert de Saint-Bris, colonel depuis
1697 du régiment d'infanterie de Conti.
4. Ci-dessus, p. 73.
5. Simon de Lorme, lieutenant de la compagnie des mineurs
de Vallière, fut tué en 1747 au siège de Berg-op-Zoom, à
soixante-douze ans, étant maréchal de camp depuis 1744 et
doyen des capitaines de mineurs.
76 MÉMOIRES [Mars 1705]
Disposition de l'attaque du Pô : M. de Las Torrès,
lieutenant général; M. d'Orgemont, maréchal de
camp; M. Le Guerchoys, brigadier; le prince Pio et
le marquis de Tessé^ colonels. Compagnies de gre-
nadiers : Lombardie, trois compagnies ; Louvignies^,
une compagnie ; Bonezane, une compagnie ; soutenues
par les deux bataillons de Tessé ' et un de Vendôme.
Attaque de la face et ilanc intérieur du bastion de
la droite : M. de Morangiès et M. de ChoiseuH, colo-
nels. Cinq compagnies de grenadiers : Vieille-Marine,
trois compagnies; Morangiès, une compagnie; Tour-
naisis, une compagnie. Soutenues par neuf batail-
lons : deux d'Anjou, un de Lombardie, un de Médoc,
un de Bonezane, un de Louvignies et les trois de la
Vieille-Marine.
Attaque de la courtine : le marquis de Bonnelles^,
colonel. Quatre bataillons : deux de Lyonnois, deux
de Maulévrier.
Je soupai le soir de l'attaque chez le marquis de
1. René-Mans de Froullay, marquis, puis comte de Tessé, fils
aîné du maréchal, colonel depuis 1696, avait été pourvu le
17 octobre 1703 du régiment d'infanterie vacant par la mort
du duc de Lesdiguières. Il se remettait à peine d'une grave
blessure reçue le 6 novembre précédent à l'attaque des retran-
chements de Guerbignan.
2. Régiment allemand au service d'Espagne.
3. L'ancien régiment de Sault (ci-dessus, tome I, p. 241),
levé en 1590 par le connétable de Lesdiguières.
4. François-Eléonor de Choiseul-Traves (1673-1718), colonel
depuis 1702 d'un régiment de cavalerie légère; il avait épousé
la sœur du maréchal de Villars.
5. Jean-Claude de Bullion, mestre de camp du régiment de
Royal -Roussillon- cavalerie ; il sera blessé mortellement le
6 septembre 1706, à la déroute de Turin.
[Mars 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 77
Dreux, mon colonel. Après le souper, qui fut court,
nous montâmes à cheval et nous nous rendîmes près
de la redoute située près de la branche du Pô qui
forme une île au-dessus de Verne. Notre brigade mon-
toit toujours la grande garde dans cette redoute, qui
protégeoit notre pont pour passer dans l'île.
A neuf heures du soir, les troupes qui dévoient atta-
quer la communication commencèrent à passer le pont
dans un silence profond. Les officiers a voient ordre
de ne point laisser écarter les soldats, afin d'empê-
cher qu'aucun ne désertât pour en avertir M. de
Savoie. A mesure que les troupes avoient passé le
pont, on les mettoit en bataille selon l'ordre qu'elles
dévoient combattre. L'attaque devoit se faire à minuit.
Un peu auparavant l'heure marquée, elles s'avan-
cèrent à la portée du fusil de la communication ; on
faisoit si peu de bruit, que nous entendions sonner les
heures à Grescentin. Un demi-quart d'heure avant
qu'on s'ébranlât, nos grenadiers, qui avoient le ventre
à terre, virent venir à eux une patrouille des enne-
mis qui, apparemment, battoit l'estrade ^ On la laissa
passer, et ensuite nos grenadiers se levèrent, et ils
l'enveloppèrent si bien, qu'aucun des soldats qui la
composoient ne s'échappa : ce qui fut la cause que les
ennemis furent surpris.
M. de Vendôme étoit à la tête, et il attendoit le
signal, qui étoit de douze bombes qui dévoient s'éle-
ver ensemble et être tirées de la tranchée devant
Verue. Dès qu'elles parurent, notre général fit mar-
1. Battre l'estrade, c'est envoyer des coureurs à la décou-
verte pour avoir des nouvelles des ennemis. [Dictionnaire de
Trévoux.)
78 MÉMOIRES [Mars 1705]
cher nos troupes si rapidement, qu'elles ne furent
découvertes qu'à la portée du pistolet par une senti-
nelle, qui cria : Che wva^ Nos grenadiers se jettent
promptement dans le fossé, coupent les palissades
avec leurs haches, et ils montent sur les retranche-
ments sans se servir des échelles qu'ils avoient appor-
tées ; elles étoient trop courtes. Quoique les fortifica-
tions étoient très hautes, ils les descendent avec la
même vitesse, et, à grands coups de sabre et à coups
de hache, ils massacrent une grande partie des troupes
qui défendoient ce poste. Nos grenadiers, qui avoient
ordre d'attaquer les retranchements du côté du pont,
après s'en être emparés, marchent au pont, qu'ils
coupent. Ainsi, tout ce qui étoit en deçà fut tué ou
pris. M. de Las Torrès n'arriva qu'à la fin de l'attaque.
Ses troupes dévoient passer en bas du donjon de
Verue; elles furent obligées de marcher dans l'eau
jusqu'aux genoux : ce qui retarda leur marche.
Au commencement de l'attaque, on lança dans l'eau
plusieurs petits bateaux, dans chacun desquels il y
avoit une bombe. On mit le feu aux fusées auparavant
de les lancer. Le courant de l'eau devoit les porter au
pont; [ils dévoient] s'y arrêter par le moyen d'un
bâton qu'on avoit fiché dans chaque petit bateau, et
ensuite les bombes dévoient crever ; mais aucune ne
réussit.
Quelque temps après que la communication fut
emportée, nous vîmes paroître beaucoup de flambeaux
et de lanternes qui sortoient de Grescentin ; mais la
décharge de huit pièces de canon à mitraille, que
M. de Vendôme avoit fait braquer sur le bord de la
rivière de ce côté-là, les fit bientôt disparoître.
[Mars 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 79
C'étoient les régiments de Tarentaise et d'Aoste qui
défendoient la communication. M. de la Tour de Vil-
leneuve*, colonel du régiment de Tarentaise, qui y
commandoit, fut fait prisonnier avec vingt-cinq offi-
ciers et environ deux cents hommes. On leur prit six
drapeaux. Il yavoit toujours eu six bataillons, pendant
tout le siège, baraqués dans ce poste important. Ce fut
un bonheur pour nous que M. de Savoie en avoit retiré
quatre; l'action auroit été des plus sérieuses. Nous
eûmes très peu de monde de tué et de blessé, en tout
une quarantaine, et un capitaine du régiment d'Au-
vergne de blessé^.
Pendant que nous agissions de notre côté, le comte
de Médavy, lieutenant général de tranchée, fit mar-
cher, aussitôt que les douze bombes furent tirées, deux
compagnies de grenadiers, soutenues par deux batail-
lons, aux deux premières enceintes de la place. Nos
grenadiers tuèrent environ une cinquantaine de sol-
dats, et ils revinrent sur-le-champ dans l'endroit d'où
ils étoient partis. Cette attaque n'étoit que pour faire
une diversion.
La communication de Grescentin à Verue ayant été
entièrement ôtée aux ennemis, l'attaque de cette der-
nière place ne devint alors qu'un siège à l'ordinaire.
Nous aurions pu l'emporter d'assaut ; mais M. de Ven-
1. De la même famille que cet abbé, président et comte de
la Tour, qui fut ambassadeur de Savoie à Londres et à Amster-
dam et joua un rôle important dans les négociations de Ryswyk.
2. Voyez le récit de cette attaque dans les Mémoires de
Sourches, t. IX, p. 191-192, celui qu'en donne le général Palet
dans les Mémoires militaires, t. IV, p. 300-302, et V Histoire
militaire de Quincy, t. IV, p. 393-394.
80 MÉMOIRES [Mars 1705]
dôme, qui savoit précisément les vivres qui y étoient,
prit le parti, afin d'épargner le sang de ses soldats,
d'attendre que la garnison qui y étoit enfermée,
composée seulement de dix-sept cents hommes, se
rendît d'elle-même faute de vivres. Ce général fit
sommer, quelques jours après, le commandant de
se rendre. Sa réponse fut qu'il ne comptoit d'être
assiégé que depuis que la communication avoit été
emportée; qu'il se défendroit jusqu'à la dernière
extrémité, pour tâcher de mériter l'estime d'un si
grand général, à moins qu'il ne lui vînt un ordre
de S. A. R. de se rendre; qu'on pouvoit s'adres-
ser à ce prince. Sa réponse faite, M. de Vendôme
ordonna qu'on ne reçût aucun déserteur de la place et
qu'on tirât sur tous ceux qui paroîtroient : ce qui fut
exécuté de point en point.
Nous restâmes, le marquis de Dreux et moi, avec
M. de Vendôme jusqu'au jour, que ce général se
retira dans son quartier.
On fit dans la communication, qui étoit exposée au
feu de Verue et de Grescentin, plusieurs épaulements,
quelques batteries de canons et de mortiers, et plu-
sieurs retranchements, afin d'être hors d'insulte de la
garnison de Verue. On laissa dans cet ouvrage six
compagnies de grenadiers et trois bataillons, aux
ordres d'un brigadier. Les troupes et le brigadier
étoient relevés toutes les vingt-quatre heures.
Le 6 mars, le régiment et celui de l'Ile-de-France
furent commandés pour la garde de la communica-
tion, aux ordres du chevalier de Luxembourg. Ce
poste étoit des plus dangereux : on y étoit exposé
sans cesse aux boulets de canon, aux bombes et à la
[Mars 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 81
mousqueterie de Verue et de Grescentin. On étoit
entre deux feux, et continuels ; mais ce qui nous déso-
loit le plus étoit la quantité de pierres dont les enne-
mis nous accabloient et de Verue et de Grescentin'.
Le chevalier de Luxembourg nous y donna un très
grand dîner et un très grand souper. Auparavant le
dîner, nous empêchâmes plusieurs fois le chevalier
d'Esgrigny-, qui étoit, aussi bien que son frère aîné,
capitaine dans le régiment, quoiqu'il n'avoit que qua-
torze ans (ils étoient fils de l'intendant de notre
armée), nous l'empêchâmes, dis-je, d'aller faire le
coup de fusil sur une batterie des ennemis qui étoit
sur le bord du Pô, de l'autre côté de la rivière. Mais,
malgré notre attention, le pauvre petit « Mangeur de
pommes » (nous l'appelions ainsi) ne put point éviter
sa fatale destinée : il n'eut pas plus tôt mangé un
morceau, qu'il s'échappa sans qu'on s'en aperçût, et
s'en alla faire le coup de fusil tout à découvert sur
cette batterie. Un moment après, pendant que nous
étions à table, on vint nous dire qu'il venoit d'être
tué d'un boulet de canon dans l'estomac. Nous fûmes
très touchés de la perte de ce jeune garçon, d'autant
plus qu'il étoit un très bon sujet et qu'il promettoit
beaucoup.
Autre malheur qui nous arriva pendant le dîner;
dans ce diable de métier, l'on n'est point sûr de sa
digestion. Nous nous étions mis à une petite table six
capitaines, dont un de l'Ile-de-France. Pendant que
1. Déjà dit ci-dessus, p. 72.
2. N. de Jouenne d'Esgrigny, dont les généalogies ne parlent
pas. Il a été question de son père et de son frère aîné dans le
tome I, p. 205 et suiv.
II 6
82 MÉMOIRES [Mars 1705]
nous exercions nos dents, un boulet, tiré de cette
même batterie des ennemis qui étoit de l'autre côté
du Pô, après avoir donné contre une palissade qui
étoit auprès de nous, et après avoir effleuré le haut de
la tête du capitaine de l'Ile-de-France, qui étoit assis
entre La Bussière et moi, vint écraser la tête de
Pascal, lieutenant au régiment, assis sur une ban-
quette précisément derrière moi, dans le temps que
je lui donnois une cuisse de chapon. Aventure triste,
et d'autant plus triste que le capitaine de l'Ile-de-
France resta, sans tomber, immobile pendant quelque
temps, et ensuite, nous regardant les uns après les
autres avec des yeux hagards, il s'écria plusieurs
fois : « Eh ! Messieurs, rendez-moi ma pauvre tête, je
« vous en prie. » Par bonheur, le chirurgien-major de
son régiment, très habile dans sa profession, le tré-
pana sur-le-champ, et ensuite il le fit transporter chez
lui. Il fut guéri parfaitement bien, quoique le boulet
l'avoit touché et lui avoit enlevé la peau de la tête.
Quelque temps après ce malheur, car nous restions
encore à table, une sentinelle cria : « Gare la bête ! »
Le chevalier de Luxembourg ne se fut pas plus tôt
levé d'im fauteuil de maroquin dans lequel il étoit
assis, que la bombe tomba dessus le fauteuil, et elle le
mit en mille pièces. La bombe, par bonheur, ne creva
point : ainsi le chevalier et ceux qui étoient auprès de
lui en furent quittes à bon marché. Nous eûmes bien
du monde de tué et de blessé pendant nos vingt-
quatre heures. Un spectacle, cependant, nous réjouis-
soit beaucoup : c'étoit les courriers aériens qui alloient
de Grescentin à Verue et de Verue à Grescentin. On
faisoit un signal de l'endroit où une bombe devoit
[Mars 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 83
s'élever; dès qu'elle étoit tombée, deux soldats cou-
roient après et ils l'apportoient aux officiers. Il n'y
avoit que de la terre, et quelquefois du sel, et une
lettre dedans. Ces Messieurs les courriers passoient
au-dessus de nos tètes.
Le jour auparavant de notre garde dans la com-
munication, le marquis d'Aix ' fut fait prisonnier en
voulant se jeter dans Verue.
Aussitôt que M. de Vendôme fut maître de la com-
munication, il songea et il travailla à faire abandon-
ner Grescentin au Savoyard. Pour cet effet, il fit venir
sa cavalerie à Morano, village près du Pô et de la
Doire-Baltée^, et il fit construire un pont sur cette
rivière près de Gabiano^, afin de resserrer davantage
les ennemis dans Grescentin. Le duc de Savoie, péné-
trant le dessein de notre général, songea tout de bon
à abandonner un poste qu'il occupoit depuis si long-
temps, et qui lui étoit inutile depuis que la communi-
cation lui avoit été emportée. Ainsi, après avoir fait
défiler le 1 3 tous ses équipages, son artillerie et tous
les chariots chargés de munitions de guerre et de
bouche, le 14, deux heures avant le jour, ses troupes
se mirent en marche pour aller du côté de Ghivas. Il
fit l'arrière-garde avec le général Stahremberg, après
avoir fait rompre des digues, afin de n'être pas suivi
dans sa retraite.
1. Sigismond de Seyssel, lieutenant général et chevalier de
l'Annonciade.
2. Il y a là une erreur : Morano est un village situé en effet non
loin du Pô, mais entre Casai et Trino, par conséquent en aval de
Verue, tandis que le confluent de la Doire-Baltée est en amont.
3. Gabiano est bien sur le Pô, à peu de distance de Morano;
ci-dessus, p. 2.
84 MÉMOIRES [Mars 1705]
Notre pont près de Gabiano ne fut pas plus tôt
achevé, que M. de Vendôme le passa à la tête de quatre
cents grenadiers et de trois cents maîtres, et il se
rendit du côté de Crescentin. Les bourgeois vinrent
au-devant de lui, et ils lui apportèrent les clefs de la
ville. M. de Vendôme y laissa les quatre cents grena-
diers. On y trouva plusieurs bateaux que les ennemis
avoient négligé de brûler auparavant de partir.
Le 15, on approcha le pont plus près de Verue.
La fièvre me reprit encore dans ce temps-là. Pour
faire ma cour à M. de Vendôme, j'envoyai chercher
son chirurgien-barbier, à qui il avoit une grande con-
fiance, quoique très ignorant. Cependant il ne laissa
pas de me tirer d'affaire moyennant une saignée,
une médecine, et du quinquina qu'il me fit prendre.
Le 16, le chevalier de Moyenne ville, premier capi-
taine du régiment, avec qui je faisois ordinaire \ aban-
donna le régiment, malgré tout ce que je pus faire
pour l'empêcher de faire cette folie. M. de Bar, lieute-
nant-colonel et brigadier des armées du Roi, ayant
quitté le régiment, M. de Barette, qui en étoit major,
eut sa place. Ainsi, la majorité, naturellement, devoit
tomber sur mon camarade ; mais le marquis de Dreux
y nomma le premier aide-major^, qui étoit moins
ancien que lui ; ce qui piqua si vivement le chevalier
de Moyenne ville, qu'il se retira chez lui.
Le 17, on prit un espion qui sortoit de Verue. On
sut qu'il étoit caporal et qu'il avoit porté une lettre
du duc de Savoie au commandant, afin qu'il sortît à
1. L'ordinaire, c'est la dépense que l'on fait chaque jour
pour sa table. [Dictionnaire de Trévoux.)
2. Il s'appelait Filleul, dira-t-il en 1710.
[Avril 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 85
un jour marqué, à la tête de sa garnison, sur nos tran-
chées, pendant que ce prince attaqueroit le quartier
général, qui, depuis peu, étoit fort dégarni de troupes.
Si la chose avoit réussi, nous étions perdus. Mais le
Savoyard avoit affaire à un capitaine qui avoit l'œil
sur tout et qui payoit ses espions mieux qu'aucun
autre général ^ .
Depuis plusieurs jours, nous nous apercevions des
signaux qu'on faisoit du côté de Chivas. M. de Ven-
dôme en fut averti, et, persuadé que le duc de Savoie
avoit quelque projet dans la tète, il se tint sur ses
gardes. L'espion en fut pour la peur; comme il avoit
avoué la vérité, il eut son pardon.
Nous nous retranchâmes à Brusasco, que l'on for-
tifia encore de nouvelles troupes qu'on fit venir du
côté de Gabiano. M. de Savoie, averti des mesures
que nous prenions, n'osa entreprendre son projet.
Ainsi Monsieur le commandant, à qui les vivres com-
mençoient à manquer, et n'ayant nulle espérance
d'être secouru, fit battre la chamade le 6 avril ; mais,
comme il faisoit des propositions qui ne convenoient
pas à M. de Vendôme, qui le vouloit, lui et sa garni-
son, prisonniers de guerre, le feu recommença de
part et d'autre^.
i. Ci-dessus, tome I, p. 349, et ci-après, p. 110.
2. Il demandait à sortir par la brèche, avec sa garnison,
quatre pièces de canon et quatx^e mortiers. « Il y avoit des gens
à la cour qui ne laissoient pas de blâmer le duc de Vendôme de
n'avoir pas voulu accorder au gouverneur de Verue une capi-
tulation honorable, et cela dans l'appréhension qu'ils avoient
que cela ne fît retarder la prise de cette place, qu'ils croyoient
qu'on ne pouvoit trop tôt avoir à cause du secours qui venoit
d'Allemagne. D'autres disoient qu'il avoit fort bien fait, et le
86 MÉMOIRES [Avril 1705]
Le 7, il fit battre encore la chamade pour se rendre
prisonnier de guerre ; mais notre général, pour le
punir de n'avoir pas accepté la première condition,
voulut qu'il se soumît à sa discrétion. Fâché de cette
proposition, il tint encore deux jours. Enfin, le 9, il
se rendit à discrétion avec sa garnison. Il étoit lieute-
nant-colonel du régiment de Nigrelli, le même que
nous prîmes à Arco en 1703, et qui nous dit, en sor-
tant de cette dernière place : Hodie mihi, cras tibiK
Quelqu'un lui dit, lorsqu'il sortit de Verue : « Eh bien,
« Monsieur, Yhoclie mihi est toujours pour vous. » Il
se nommoit Frecset-; il étoit un très brave homme,
mais un peu gascon, comme nous nous en aperçûmes
dans ses discours. Le duc de Vendôme le traita très
mal : il hésita quelque temps s'il l'enverroit en prison ;
car, lorsqu'il sut que M. de Vendôme vouloit qu'il se
rendît à discrétion, de rage il fit sauter toutes les for-
tifications des trois enceintes-^ et fit mettre le feu à
tous les artifices pour nous empêcher d'en profiter'^.
Roi étoit de ce nombre, disant que, dès qu'une place avoit battu
la chamade d'elle-même et qu'on voyoit bien que ce n'étoit que
par défaut de vivres, il étoit bon d'ôter encore à coup sûr qua-
torze cents hommes au duc de Savoie. » [Mémoires de Sourclies,
t. IX, p. 220, note.)
1. Ci-dessus, tome I, p. 304.
2. Fresingue, selon Dangeau (t. X, p. 305); Frezen, d'après
l'annotateur des Mémoires de SourclieSy p. 219, et le baron de
Freissing, d'après V Histoire militaire.
3. L'explosion des mines préparées par les assiégés fut ter-
rible : tous les remparts furent renversés ; seul le donjon resta
debout. [Dangeau, t. X, p. 304.)
4. Suivant les lois de la guerre, cette conduite du comman-
dant de Verue le rendait passible de la peine de mort. [Mémoires
militaires, t. IV, p. 305.)
[Avril 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 87
Le 10, les assiégés en sortirent, au nombre de seize
cents hommes, en comptant les blessés et les malades*.
C'est ainsi que finit enfin ce long siège. Tout le
monde en étoit ennuyé, jusqu'à Arlequin de l'Opéra-
Comique de Paris ^, qui, dans une certaine pièce,
crioit comme un diable : Apportez-moi un siège long,
long, long, comme le siège de Verne. Il en fut mis en
prison. Si quelqu'un devoit s'en ennuyer, c'étoit cer-
tainement les acteurs de la pièce; car, depuis que
nous étions sortis de Castiglione-delle-Stiviere, ce qui
faisoit l'espace de deux ans moins un mois, nous
n'avions eu aucun quartier d'hiver. Le marquis de
Broglie fut envoyé à la cour pour porter la nouvelle
de la prise de cette forteresse.
Nous restâmes six mois entiers devant cette place.
Nous en partîmes le 14 avril pour aller à Novare;
nous nous y rendîmes en deux jours de temps. Nous
n'y fûmes que quinze jours, comme je le rapporterai
dans la relation de la campagne suivante. M. de Ven-
dôme fit raser Verue comme il avoit fait de Verceil,
d'Ivrée et du château de Bard.
1. Sourches (p. 220) dit : neuf cents hommes sous les armes
et trois cents malades ou blessés; les Mémoires militaires
(p. 306j donnent des chiffres exacts : mille deux cent cinquante
hommes valides et deux cent soixante-dix blessés ou malades.
2. L'acteur qui jouait alors le rôle d'Arlequin était Tomaso
Vicentini, qui avait remplacé depuis 1700 Evariste Gherardi.
MÉMOIRES [Mai 1705]
CAMPAGNE DE 1705
ET DE L HIVER SUIVANT.
La campagne de 1 705 est celle qui m'a fait le plus
de plaisir, car je puis dire que c'est une des plus belles
et des plus savantes du duc de Vendôme, et où sa
valeur, sa prudence, sa conduite et sa fermeté ont
paru avec le plus d'éclat.
Notre quartier d'hiver fut bien court. Au bout de
quinze jours que nous fûmes entrés à Novare, il fallut
en partir, le 4 mai. Nous commencions déjà à appri-
voiser les dames, qui s'assembloient tous les jours
chez la marquise Paleotti'. Il y avoit grand jeu, con-
cert et bal. En deux jours de marche, nous arrivâmes
à Pavie, où, le lendemain 6, l'on nous embarqua sur
le Tessin. Cette rivière prend sa source au mont
Saint-Gothard, forme le lac Majeur, et ensuite, après
avoir passé près de Pavie en deçà, elle va se jeter
dans le Pô à Ospedaletto-.
J'avois depuis dix jours une fièvre tierce. Du Tessin
nous tombâmes dans le Pô. En un jour et demi nous
1. Catherine Dudley, fille du duc de Northumberland.
[Mémoires de Saint-Simon, éd. 1873, t. IX, p. 427.)
2. Le village d'Ospedaletto-Lodigiano, entre Pavie et Bel-
giojoso, est situé à quelque distance du confluent.
[Mai 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 89
arrivâmes vis-à-vis Crémone, après avoir laissé Plai-
sance sur notre droite. Nous y restâmes quelques
heures, et ensuite nous fûmes coucher à Casal-Mag-
giore, petite ville du Milanois dépendante du Lodésan,
située sur le Pô.
Le lendemain 8, après avoir laissé Brescello et
Guastalla sur notre droite, nous débarquâmes à San-
Giacomo^ village du Serraglio, où nous couchâmes.
Le 9, nous en partîmes pour aller coucher à Mantoue.
Nous fîmes ce chemin-là à pied avec notre colonel;
les chevaux de selle et les équipages, faisant la route
par terre, dévoient nous venir joindre à Gavriana-,
près de Gastiglione-delle-Stiviere. Le 9 à Goito, le 10
à Gavriana, où nous nous attendions de goûter un
peu de repos; mais les dieux en avoient autrement
ordonné.
Le lendemain de notre arrivée, qui étoit le 11, il
fallut en partir précipitamment, sur les dix heures du
matin, pour nous rendre sur le Mincio. Le prince
Eugène, ayant assemblé douze mille hommes, avoit
marché sans perdre de temps à Salionze^, pour passer
cette rivière vis-à-vis de Monzambano*, au même
endroit où ce général l'avoit passé l'année 1 70 1 . Le
comte de Mursay, qui commandoit de ce côté-là,
arriva avec le régiment de Bretagne-infanterie, le
1. San-Giacomo-di-Po, au sud-ouest de Mantoue.
2. Bourg situé entre Solferino et Volta.
3. Hameau sur la rive gauche du Mincio, sur la route de
Peschiera à Mantoue ; San-Leonce, dans le manuscrit.
4. Village de la rive droite, en face d'une île importante qui
pouvait favoriser le passage.
90 MÉMOIRES [Mai 1705]
Commissaire général, Renepont^ et Capy-cavale^ie^
dans le temps que les ennemis avoient déjà jeté deux
pontons. Il marcha, à la tête de Bretagne et quelques
carabiniers, sur le bord de la rivière, après avoir
laissé sa cavalerie sur la hauteur, et il s'y maintint
avec tant de fermeté, que les Impériaux furent obligés
d'abandonner leurs pontons. Ils firent cependant plu-
sieurs tentatives pour construire leur pont, mais inu-
tilement. Nous arrivâmes dans ce temps-là, et, un
moment après, M. de Vendôme. Sa présence contri-
bua beaucoup à faire abandonner aux ennemis leur
entreprise : ce qui fit perdre au prince Eugène cinq
semaines. Cette action fit beaucoup d'honneur à M. de
Mursay, qui s'y comporta en général, en capitaine et
en grenadier*. Comme nous parlions à M. de Ven-
dôme, on vint lui dire qu'il nous étoit arrivé quatre
1. Créé en 1645, ce régiment prit en 1654 le nom de Com-
missaire général, M. d'Esclainvilliers, son raestre de camp,
ayant alors reçu cette charge. Il était commandé depuis 1704
par le neveu de M""* de la Vallière, Charles-François de la Baume-
le-Blanc, qui avait succédé au mari de la célèbre M™^ de Verue.
2. Régiment créé en 1638 sous le nom de Dragons étran-
gers d'Arzilliers; il fut incorporé en 1714 dans Royal-Cravates.
Il était commandé par Dominique de Pons, comte de Rene-
pont, qui avait succédé à son père en 1704, et qui sera tué au
combat de Calcinato; son frère lui succéda.
3. Créé en 1677. Le colonel Vendeuil avait péri à Luzzara
en 1702, et le lieutenant-colonel François-Joseph de Capy
l'avait remplacé.
4. Voyez le récit de cette action, conforme à celui de notre
auteur, dans une lettre du Grand Prieur au duc de Bourbon
que donnent les Mémoires de Sourches, t. IX, p. 243; on peut
consulter aussi VHistoire militaire, t. IV, p. 584, et les
Mémoires militaires, t. V, p. 274-275.
[Mai 1705J DU CHEVALIER DE QUINCY. 91
pièces de canon, mais qu'il n'y avoit point d'officiers
d'artillerie ni de canonniers pour les servir. « Le régi-
« ment de Bourgogne, dit ce prince, n'est-il pas ici? »
— « Oui, Monseigneur, lui répliqua-t-on. » — a Eh
« bien! répondit-il, vous trouverez dans ce régiment,
« qui arrive du siège de Verue, officiers d'artillerie,
« canonniers et tout ce que vous pouvez souhaiter. »
Véritablement, officiers et soldats étoient employés à ce
siège à tout ce qui est nécessaire à l'attaque d'une place.
Nos soldats servirent si bien les quatre pièces de
canon, qu'ils brisèrent les pontons des ennemis qui
étoient restés sur le rivage de leur côté, qu'ils tuèrent
un page à côté du prince Eugène, et qu'ils firent un
désordre fatal dans son armée, qui s'éloigna pendant
la nuit des bords du Mincio.
Le* chevalier de Folard^, certainement historien
respectable et panégyriste affecté du prince Eugène,
ne parle aucunement de cette action. Cependant elle
fut d'une telle conséquence, qu'elle fit perdre au géné-
ral de l'Empereur cinq semaines, comme il a été dit
précédemment^, et qu'elle fit changer ses opérations
de la campagne. Le chevalier de Folard dit (tome III,
livre II, chapitre vi, page 319) * que le prince Eugène
ouvrit la campagne le 30 mai 1 705 par l'insulte'' de la
1. Ce paragraphe a été ajouté après coup dans la marge.
2. Charles, chevalier de Folard (1669-1752), avait été pris
comme aide de camp par Vendôme en 1704; en 1705, il faisait
partie du corps du Grand Prieur; il contribua à la défense de
Modène en 1706. Il est l'auteur d'ouvrages militaires estimés.
3. Ci-dessus, p. 90.
4. Dans son Commentaire sur Polybe.
5. Insulte, en termes d'art militaire, se dit d'une attaque vive,
brusque et à découvert. [Dictionnaire de Trévoux.)
92 MÉMOIRES [Mai 1705]
cassine de Moscolino^; cependant ce prince, dès les
premiers jours de mai, avoit rassemblé un corps con-
sidérable de troupes, afin de tâcher de nous sur-
prendre le passage du Mincio, où il échoua. Il faut
qu'un historien soit exact et fidèle.
Lorsque nous arrivâmes, nous présentâmes notre
coloneP à M. de Mursay : « Mais, dit-il, il n'y a plus
« de Soyecourt. Les deux fi^ères qui restoient de cette
« maison ont été tués à la bataille de Fleurus^. » Il
fallut que M. de Soyecourt, qui étoit Boisfranc en son
nom, et dont la mère étoit véritablement Soyecourt*,
fît sa généalogie : ce qui, dans le cœur, le mortifia
beaucoup. Le comte de Mursay auroit pu se dispenser
de lui tenir ce propos, d'autant plus qu'il savoit très
bien de quoi il étoit question ; mais il le fit par pure
malice^. Le lendemain de cette action, nous apprîmes
que la Mirandole s' étoit rendue.
1. Ou de la Bouline (voyez ci-après, p. 95-97).
2. M. de Dreux avait vendu le régiment de Bourgogne, en
novembre 1704, à Joachim-Adolphe de Seiglière de Boisfranc,
marquis de Soyecourt par sa mère, qui avait jusqu'alors servi
en Allemagne comme capitaine de cavalerie et avait reçu une
grave blessure à la seconde bataille d'Hochstedt. Notre auteur
dira plus loin (p. 119) qu'il n'avait que dix-huit ans.
3. Jean-Maximilien de Belleforière, marquis de Soyecourt,
colonel du régiment de Vermandois, avait trouvé la mort sur
le champ de bataille (l^"" juillet 1690) ; son frère Adolphe, qu'on
appelait le chevalier de Soyecourt, capitaine-lieutenant des
gendarmes-Dauphin, mourut deux jours après, de ses blessures.
4. Marie-Renée de Belleforière, mariée le 5 février 1682 à
Timoléon-Gilbert de Seiglière de Boisfranc, chancelier de
Monsieur.
5. Plus loin, il dira que M. de Mursay était « fort ratier de
son naturel, » et nous renverrons alors au portrait que Saint-
Simon fait de cet officier.
[Mai 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 93
Quelques jours après que le projet du prince
Eugène eut échoué, ce général fit embarquer deux
mille hommes pour les envoyer par le lac de Garde
au général Bibra', qui commandoit un corps de
troupes dans le Bressan, du côté de Salo, afin qu'avec
ce secours il put pénétrer dans le Milanois. Le duc de
Vendôme en ayant été averti, il ordonna au chevalier
de l'Aubépin^, qui commandoit nos galiotes, de s'y
opposer : ce qu'il exécuta. Il coula quelques barques
chargées de troupes à fond ; il en prit plusieurs, et il
poursuivit les autres près de Salo. Cependant douze
cents hommes joignirent le général Bibra.
Le 19 mai, M. de Vendôme, qui avoit appris que
toute l'infanterie des Impériaux avoit débarqué à
Salo, après avoir traversé le lac malgré nos galiotes,
donna ses ordres pour mettre en sûreté les bords du
Mincio, et il nous fit décamper le même jour pour
aller joindre le Grand Prieur, son frère, qui étoit à
Bedizzole, sur la Chiese^. Nous restâmes dans ce
1. Ce général, que Villars [Mémoires, t. II, p. 59) appelle
Pibrak, mourut en février 1706. [Gazette, p. 106; Mercure
d'avril, p. 111-113.)
2. Hector-Léonard de Sainte-Colombe, chevalier de l'Aubé-
pin (1663-1736), devint bailli et grand maréchal de l'ordre de
Malte et chef d'escadre des galères de France en 1734. D'après
le Moréri, qui lui consacre un article spécial (t. I, p. 478), il
commanda pendant huit campagnes les galiotes de France sur
le Pô et le lac de Garde, et écrivit sur ce sujet des Mémoires
restés inédits et qui existent peut-être encore.
3. Gros bourg du Bressan, sur le penchant d'une colline
entre la Chiese et le lac de Garde. Une lettre du Grand Prieur,
datée de ce camp, du 20 mai, se trouve reproduite dans les
Mémoires de Sourches, t. IX, p. 257.
94 MÉMOIRES [Mai 1705]
camp jusqu'au 23, que nous le levâmes pour marcher
aux ennemis. Nous les trouvâmes postés sur une hau-
teur de très difficile accès, ayant six villages retran-
chés le long de leur ligne, qui se communiquoient
par des ouvrages les uns aux autres, leur droite à
Gavardo^ et leur gauche longeant vers Salo. Malgré
cette situation avantageuse des Impériaux, beaucoup
de petits-maîtres impertinents vouloient engager M. de
Vendôme, qui avoit trop de bonté pour ces gens-là,
à les attaquer en arrivant. « Doucement, Messieurs,
« leur dit-il. Examinons auparavant. » Il examina si
bien, qu'il jugea que cent mille hommes ne seroient
pas capables de les forcer. Il fit camper son armée à
Moscolino-, la droite s'étendant vers le lac de Garde
et la gauche appuyée à Bedizzole. Nous nous y retran-
châmes. Notre camp étoit si près des ennemis, que
nous les resserrions infiniment pour le fourrage que
nous avions en abondance^. Cette situation me plaisoit
infiniment; l'air y étoit si salutaire, qu'il m'ôta la
fièvre que j'avois toujours eue jusqu'à ce temps.
M. de Vendôme ayant mis tout en bon état, il partit
pour se rendre en Piémont, après avoir laissé le com-
mandement de notre armée au Grand Prieur. Nous
fûmes très fâchés du départ du Caporal Louis (c'est
ainsi que nos grenadiers le nommoient) ; nous avions
toujours été sous ses ordres; il aimoit et il estimoit
infiniment notre régiment. Outre cela, nous avions
un pressentiment de ce qui devoit arriver; car nos
1. A l'ouest de Salo, sur la rive gauche de la Chiese.
2. Village entre Gavardo et Salo.
3. Lettre du Grand Prieur, 24 mai. [Mémoires de Sourches,
p. 260-2G1.)
[Mai 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 95
manœuvres pensèrent nous faire perdre le Milanois.
Le Grand Prieur voulant resserrer davantage les
ennemis dans leurs fourrages, il fit faire un petit pont
de bateaux sur la Chiese, dont il fit retrancher la tête.
Il fit aussi faire un retranchement entre la Chiese et
un navile qui va se jeter dans cette petite rivière à
Gavardo^, et il fit occuper une cassine, nommée la
Bouline, au delà du navile, par quatre compagnies de
grenadiers aux ordres de M. de Narbonne^, lieutenant-
colonel du régiment de Mirabeau^, lesquelles étoient
soutenues par quatre autres et par cent cinquante
fusiliers commandés par le chevalier du Metz*, colo-
nel de Vexin^. Trois autres compagnies de grenadiers
gardoient le retranchement^.
Attaque de la cassine de la Bouline. — Le 31 mai,
nous promenant à la tête du camp, il faisoit le plus
beau temps du monde, nous entendîmes un grand
feu de mousqueterie et de canon du côté de cette
1. Ce navile porte le nom de naviglio di Gavardo et se
dirige vers Brescia.
2. Le manuscrit porte Nargonne par erreur; les Mémoires
militaires et V Histoire de V infanterie du général Susane donnent
le véritable nom. — Louis-Benoît de Narbonne, de la branche
de Talairan, fut fait chevalier de Saint-Louis en 1706, à la suite
de sa belle défense de Reggio.
3. Ce régiment, créé en 1674 par le maréchal d'Albret,
avait été donné en avril 1697 à Jean-Antoine Riquetti, mar-
quis de Mirabeau.
4. Jacques Berbier du Metz, fils du garde du Trésor royal,
resta colonel du régiment de Vexin de 1703 à 1722.
5. Régiment créé en 1684, et qui fut incorporé en 1749 dans
celui de Vermandois.
6. Mémoires de Sourches, t. IX, p. 266, lettre du Grand
Prieur.
96 MÉMOIRES [Mai 1705]
cassine; il étoit environ onze heures du soir. Nous ne
doutâmes point que le prince Eugène, connoissant
l'importance de ce poste, qui n'étoit qu'à six cents
pas de son aile droite, et que rien ne séparoit, ne le
fît attaquer. Toute l'armée prit les armes; le feu
continua jusqu'à une heure avant le jour. Au grand
jour, nous apprîmes que les Impériaux étoient venus
au nombre de trois mille hommes d'infanterie, dont
la plus grande partie étoit grenadiers, et cinq cents
chevaux, soutenus par quatre bataillons, avec trois
pièces de canon, attaquer la cassine, et le tout aux
ordres du prince Alexandre de Wurtemberg^; qu'ils
s'emparèrent d'abord de la cour et de tous les bâti-
ments, à l'exception du haut du colombier, que M. de
Narbonne^ et M. de la Tour, capitaine des grenadiers
du régiment de la Vieille-Marine, défendirent avec
une si grande fermeté, qu'ils s'y soutinrent, et qu'ils
donnèrent le temps au régiment de la Vieille-Marine,
à quelques compagnies de grenadiers et à un détache-
ment de dragons de venir à leur secours. Alors le
feu redoubla. Enfin les ennemis, après plusieurs
attaques, furent obligés de se retirer, en laissant un
nombre infini de leurs soldats sur la place. Cette
action a été une des plus vives de la campagne, et
elle fit beaucoup d'honneur aux François et aux Alle-
1. Charles-Alexandre (1684-1737) devint général de l'artille-
rie impériale en 1708; c'est lui qui défendra Landau en 1713,
lorsque les Français s'en empareront. Nous le verrons blessé à
Cassano assez grièvement pour que notre auteur l'ait cru
mort, de même que Dangeau (t. X, p. 411) et Sourches (t. IX,
p. 354).
2. Ici encore, Nargonne, dans le manuscrit.
[Juin 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 97
mands, qui attaquèrent avec toute la férocité possible,
mais qui ne purent jamais s'emparer du haut du
colombier * .
Nous conservâmes cette cassine tout le temps que
nous avons resté à Moscolino. Je ne sais à quoi pen-
soit le Grand Prieur, voyant l'opiniâtreté des Impé-
riaux à vouloir s'emparer de ce poste, de ne pas faire
faire quelques fausses attaques à la gauche de l'armée
des ennemis en faisant marcher un gros détachement
de troupes de ce côté-là ; il est certain que le prince
Eugène auroit bien vite fait abandonner ce projet-.
Quelques jours après cette action, le Grand Prieur
se promenant le long de la ligne, on vint l'avertir que
les ennemis attaquoient l'escorte qui couvroit nos
équipages, qui venoient nous rejoindre de Castiglione-
delle-Stiviere. Il ordonna à un capitaine de dragons de
marcher à eux. Je ne me ressouviens plus du nom de
ce capitaine; j'en suis fâché, car il les battit bien. Je
suivois le Grand Prieur. Je proposai à un capitaine de
cavalerie de mes amis d'aller avec ce détachement.
Nous nous mîmes à la tête de nos housards, qui
insensiblement s'éparpillèrent, si bien que nous nous
trouvâmes, mon ami et moi, seulement avec quatre
1. On peut voir le récit de V Histoire militaire (t. IV, p. 586-
589), qui est plus détaillé que celui de notre auteur. Un plan
de l'attaque de la Bouline est donné dans l'Atlas des Mémoires
militaires. La perte des ennemis fut évaluée à neuf cents
hommes, et les Français eurent vingt officiers et deux cent
vingt-six soldats tués ou blessés.
2. Dès le lendemain de l'action, le Grand Prieur mit dans la
cassine un détachement plus considérable et la fit retrancher,
ainsi que la tête du pont, par trois mille travailleurs. [Mémoires
militaires, t. V, p. 288.)
II 7
98 MÉMOIRES [Juin 1705]
housards et un de leurs officiers. Après que nous
eûmes galopé quelque temps avec ces beaux mes-
sieurs, je vis assez loin de nous deux housards qui
menoient des chevaux qu'ils venoient de prendre. Il
fut à l'un, et moi à l'autre, tous deux le pistolet à la
main. Dans le temps que j'allois tuer celui contre qui
j'avois marché, par bonheur pour lui, car il étoit tué,
ayant le bout de mon pistolet près de son oreille, mon
ami me cria de ne le pas tuer, que c'étoit de nos
housards. Le pauvre malheureux crioit comme un
diable : Ego sum Gallusf Véritablement j'aperçus les
fleurs de lis sur la housse de son cheval, qu'il avoit
relevée. Nous fûmes pendant cinq heures, ce capitaine
de cavalerie et moi, avec ces cinq housards, à une
demi-lieue de l'armée du prince Eugène, ne sachant
point de quel côté étoit allé notre capitaine de dragons,
que nous avions laissé sur notre droite. Nous allions
toujours au grand galop, sans tenir aucun chemin;
nous faisions sauter nos chevaux par-dessus les haies
et les fossés, et nous traversions à la nage les naviles.
Je ne me suis jamais trouvé à une pareille promenade,
et je me promis bien de n'en plus faire avec ces mes-
sieurs. Nous aperçûmes assez près de l'armée ennemie
trois de nos housards que les Impériaux venoient de
pendre à un arbre. Les nôtres les reconnurent ; ils se
mirent à hurler, et ils promirent bien de s'en venger.
L'officier ne fut pas longtemps à exécuter sa parole,
comme on le verra dans la suite. Enfin, après bien
des promenades et des fatigues, nous trouvâmes sur
une hauteur, à une demi-lieue de notre camp, le déta-
chement que nous cherchions depuis si longtemps.
Nous apprîmes que le capitaine de dragons qui le
[Juin 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 99
commandoit avoit battu les ennemis, qu'il avoit repris
nos équipages et fait quelques prisonniers. Dans le
temps que nous lui en faisions compliment, l'officier
housard que nous avions suivi, s'approcha de l'un de
ces prisonniers, et il lui cassa la cervelle de son pis-
tolet. Il se mettoit en état d'en tuer encore un autre;
mais nous nous mîmes devant lui, et nous le mena-
çâmes de lui casser la tête à lui-même, s'il ne se reti-
roit. Si on l'avoit laissé faire, il auroit tué tous ces
pauvres prisonniers les uns après les autres. Voilà la
vengeance qu'il exerça, et qu'il auroit poussée plus
loin sans nous. Arrivé au camp, je fus me mettre au
lit; car je n'en pouvois plus de fatigue. Ce fut dans
ce camp que nous apprîmes la mort de l'empereur
Léopold, qui mourut le 5 avriP.
Le prince Eugène ayant reçu les secours qu'il atten-
doit, il se mit en marche la nuit du %% juin, et il alla
camper, sa droite à Torbole^ et sa gauche à Brescia.
Le Grand Prieur ne sut cette marche que dix heures
après : ce qui nous obligea de décamper bien vite et
de forcer la nôtre. Nous arrivâmes, au commencement
de la nuit du 23, à Montechiaro, petit bourg du Bres-
san que le Grand Prieur avoit fait occuper, quelques
jours auparavant, par un détachement.
Le lendemain 24, nous allâmes à Manerbio^, bourg
aussi qui appartient aux Vénitiens, où nous appuyâmes
1. Le 5 mai, et non le 5 avril. Saint-Simon [Mémoires, éd. Bois-
lisle, t. XIII, p. 33-38) a donné un curieux portrait de ce
monarque.
2. Torbole-Casaglia, au sud-ouest de Brescia, sur la route
d'Orci-Novi.
3. Sur la Mella et presque au confluent de la Garza, à mi-
chemin entre Brescia et Crémone.
100 MÉMOIRES [Juin 1705]
notre droite, et notre gauche à Bassano\ ayant un
navile le long de notre ligne. Notre situation étoit des
plus avantageuses, et il auroit été à souhaiter pour
nous que le prince Eugène nous y fût venu attaquer ;
mais il avoit un autre dessein, qui étoit de passer
rOglio, et, pour le cacher à notre général, il fit mar-
cher, le 2l5, un corps de huit mille hommes, tant
cavalerie qu'infanterie, à un quart de lieue de Maner-
bio, aux ordres de M. de Serini^, ce qui nous fit
mettre en bataille ; nous y restâmes presque toute la
journée^.
Le 26, les ennemis s'étant retirés, je fus loger, avec
tous les officiers du régiment, au château de Maner-
bio, avec beaucoup d'autres officiers de l'armée. Le
soir, dans le temps que je me déshabillois pour me
mettre au Ut, un petit valet que j'avois vint me prier
de lui faire rendre justice de l'un de mes palefreniers.
Je lui demandai de quoi il étoit question. « Monsieur,
« me dit-il, c'est de me faire rendre un demi-sequin
« dont il ne veut pas me rendre compte. Nous avons
a trouvé, lui et moi, six mille francs en sequins dans
a des pots à moineaux, que nous avons partagés éga-
« lement. Il y a un sequin de plus dont il ne veut pas
1. Bourg sur la môme route de Brescia à Crémone (tome I,
p. 200) ; il ne faut pas le confondre avec la petite ville du Vicen-
tin qui fut érigée en duché par Napoléon V.
2. Ce général appartenait sans doute à la même famille que
les comtes Serini ou Zrinyi, chefs des Mécontents de Hongrie.
Il fut noyé, le 28 juin, au passage de l'Oglio, ayant été pris
d'un évanouissement en traversant la rivière. [Gazette d'Ams-
terdam, n° Lvii.)
3. Voyez la lettre du Grand Prieur du 26 juin et celle de
M. de Saint-Frémond. [Mémoires de Sourches, p. 286-288.)
[Juin n05] DU CHEVALIER DE QUINCY. 101
« me rendre la moitié. » Je lui répondis que je lui
ferois rendre justice. Le lendemain, j'avertis notre
major de ce fait; il les fit arrêter tous deux, et il leur
fit rendre tout cet argent. Ainsi, pour un demi-sequin,
le petit drôle perdit, par son avarice et par son indis-
crétion, et le demi-sequin et les mille écus. Il y eut
plus de cinquante mille francs, argent comptant, de
pris dans ce château : tous les habitants du bourg y
avoient caché leurs argents, les y croyant bien en
sûreté. L'on rendit les deux mille écus au curé de
Manerbio. Ce petit gaillard me quitta deux jours après,
en disant que je lui avois fait perdre sa fortune. J'en
fus fâché. Il me servoit bien et il rasoit à merveille ;
mais je ne pouvois pas faire autrement : nous étions
dans un pays neutre, et ma conscience auroit été
chargée de ce larcin.
Le même jour, qui étoit le 27, l'on fit marcher
promptement tous les grenadiers et les piquets de
l'armée. J'étois de piquet, c'est-à-dire le premier à
marcher du régiment. En très peu de temps nous nous
rendîmes à Pontevico', où nous passâmes l'Oglio,
rivière qui prend sa source dans les montagnes des
Grisons et qui, ayant reçu plusieurs petites rivières,
forme le lac d'Iseo, et ensuite, après avoir traversé
un assez grand pays, va se jeter dans le Pô à Cesole^,
vis-à-vis Torricella^ Il faisoit une chaleur si excessive,
1. Gros bourg sur la route de Crémone, avec un pont sur
l'Oglio.
2. Hameau de la commune de Marcaria. Le confluent est à
. Torre-d'Oglio, et non à Cesole, qui se trouve un peu plus loin.
3. Torricella est situé sur la rive droite du Pô, vis-à-vis
l'embouchure de l'Oglio, que masque une île importante.
\02 MÉMOIRES [Juin 1705]
que nous voyions tomber morts grenadiers, soldats et
officiers, sans pouvoir les secourir. Le chemin par où
nous passions en étoit couvert; le spectacle en étoit
bien triste.
La cause de cette marche précipitée étoit que le
Grand Prieur avoit appris que l'armée des Impériaux
marchoit à Urago\ afin de passer l'Oglio. Le dessein
du prince Eugène étoit d'hasarder le tout pour le tout
pour pénétrer en Piémont, afin de secourir le duc de
Savoie, que M. de Vendôme pressoit vivement.
Nous avions ordre d'aller joindre le plus prompte-
ment qu'il nous seroit possible M. de Toralva, lieute-
nant général espagnol, qui étoit, avec sept escadrons et
sept bataillons, sur l'Oglio, du côté de Palazzolo^. La
nuit nous prit à Castel-Visconti^. Le lendemain 28, nous
nous mîmes en marche de très grand matin. En arri-
vant à Soncino^, petite ville fortifiée sur l'Oglio, de la
dépendance du Crémonois, nous apprîmes que M. de
Toralva avoit abandonné les bords de cette rivière,
qu'il s'étoit retiré à Palazzolo, et que le prince Eugène
avoit déjà fait passer un corps de troupes considé-
rable de notre côté. Il y auroit eu de l'imprudence
d'avancer davantage. Après cette mauvaise nouvelle,
nous restâmes pour attendre les ordres de notre géné-
ral, qui nous suivoit avec l'armée.
M. de Toralva étoit inexcusable de sa retraite pré-
1. Village de la rive gauche de l'Oglio, sur la route qui va
de Brescia vers Lodi, par Chiari et Crème.
2. Bourg situé au nord de Chiari et en amont d'Urago.
3. Village du Crémonais, entre l'Oglio et un navile.
4. Sur la rive droite de l'Oglio, vis-à-vis d'Orci-Novi, qui
est sur la rive gauche.
[Juin 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 103
cipitée^ : avec un peu de fermeté, il auroit arrêté cer-
tainement les ennemis, et il nous auroit donné le temps
d'arriver. Ainsi, pour la seconde fois de cette cam-
pagne, nous aurions empêché les Impériaux de pas-
ser une rivière. Que gagna M. de Toralva? la défaite
de ses troupes ; car, ne se croyant pas en sûreté dans
cette petite place, il prit le parti, le 30, de l'abandon-
ner, après avoir fait jeter la plus grande partie de nos
farines dans l'Oglio et avoir laissé deux cents hommes
pour la garder. Il fut suivi dans sa retraite si vive-
ment par le prince de Lorraine et Visconti (c'est le
même que M. de Vendôme avoit si bien battu à Santa-
Vittoriaet à San-Sebastiano^), qu'ils tombèrent sur ses
troupes. Elles furent mises en déroute, et il fut fait
prisonnier, aussi bien qu'un colonel, dix-neuf autres
officiers et environ quatre cent quatre-vingts soldats.
Les ennemis nous prirent six drapeaux; le reste des
troupes de M. de Toralva se dissipa et gagna par plu-
sieurs endroits nos places^. Par cette belle action nous
pensâmes perdre le Milanois, et, sans le parti que prit
M. de Vendôme de venir promptement à notre secours,
nous étions perdus ; car le Grand Prieur ne savoit où
il en étoit.
Nous fûmes joindre l'armée à Gastel-Visconti. Je
1. D'après le marquis de Sourches (t. IX, p. 293), M. de
Toralva ne se retira que sur l'ordre du Grand Prieur.
2. Tome I, p. 220-225 et 322-325.
3. Gazette (V Amsterdam, Extraord. lvii et lix. Six mille sacs
de farine furent jetés dans l'Oglio par M. de Toralva avant son
départ de Palazzolo. Rejoint par la cavalerie impériale, le
2 juillet, à une lieue de Bergame, il fut enveloppé par elle et
dut se rendre prisonnier. M. de Louvignies put gagner les mon-
tagnes avec quelques troupes.
104 MÉMOIRES [Juillet 1705]
suivis notre commandant lorsqu'il fut rendre compte
à notre général. Nous le trouvâmes nu en chemise,
assis dans un fauteuil, et ses deux jambes sur une
table; sa situation étoit des plus immodestes. Il
rêvassoit; il en avoit raison.
Le 29, l'armée s'approcha de Soncino, où nous
appuyâmes notre droite, et notre gauche longeoit au
delà de Romanengo^ ayant devant nous un petit
naviglio. Le 30, nous y séjournâmes.
UAdda. — Le 1*"' juillet, notre régiment et celui de
l'Ile-de-France eurent ordre de se rendre à Gassano.
C'est un petit bourg sur l'Adda, du côté de Milan, qui
s'est rendu recommandable par le combat- qui se donna
vis-à-vis, de l'autre côté de la rivière, qui prend sa
source du lac de Lecco^, et qui, après avoir passé près
-de Lodi et à Pizzighettone, va se rendre dans le Pô,
vis-à-vis de Monticello, qui est dans le Plaisantin*.
Nous laisserons pour quelque temps le Grand Prieur,
qui, ne se croyant pas en sûreté à Soncino, abandonna
cette petite place à ses propres forces et, passant le
naviglio Pallavicino^, fut camper à Ombriano le 2 juil-
let. Ge village est près de Greme*^, ville assez forte, qui
appartient, aussi bien que son territoire, aux Vénitiens.
1. Village sur la route de Brescia à Lodi, à égale distance
de Soncino et de Crème.
2. Ci-après, p. 123 et suivantes.
3. C'est la branche oi'ientale du lac de Côme.
4. Village situé près de Crémone, mais, en effet, dajis le Plai-
santin, comme étant sur la rive droite du Pô.
5. Ce naviglio part de l'Oglio, en amont de Soncino, qu'il
contourne, et, se dirigeant du nord-ouest au sud-est, atteint le
Pô à Crémone après un très long parcours.
6. Au delà de cette ville, sur la route de Lodi.
[Juillet 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 105
Milan. — Nous restâmes quelques jours à Gassano,
le soldat campé et l'officier très bien logé. Nous étions
aux ordres du marquis de Sartirana, Milanois, briga-
dier des armées du roi d'Espagne. Nous allions de
temps en temps à Milan. Je n'avois pas encore \ii
cette grande ville. Les rues sont larges, bien percées;
il y a de beaux palais. La bibliothèque Ambrosienne
y est fort renommée. J'y vis le tombeau de Gaston de
Foix, qui fut tué à la bataille de Ravenne en 1512!; ce
tombeau est en petit, et est d'ivoire ; c'est un ouvrage
parfaite La galerie délia Scala est digne aussi des
curieux. Le Dôme est magnifique; l'on donne ce nom
à toutes les cathédrales de l'Italie. Cette église est
revêtue en dehors et en dedans de marbre; il y a au
moins six cents statues de même, dont une, qui repré-
sente saint Barthélémy, est un chef-d'œuvre^. Il m'a
été dit que les Génois, pour l'avoir, en avoient offert
autant d'or qu'elle pèse. La chapelle de saint Gharles
Borromée, qui est sous terre, est d'autant plus riche
que les murailles en sont revêtues d'argent. Le corps
de ce saint homme est dans une châsse superbe. L'on
me montra dans cette église un serpent d'airain élevé
sur une colonne; l'on prétend que c'est le même que
Moïse fit élever dans le désert. L'on me fit voir aussi la
chapelle où saint Augustin a été baptisé. La situation
de Milan est dans une grande plaine ; il n'y a point de
1. Gaston de Foix fut enterré à Milan dans l'église des reli-
gieuses de Sainte-Marthe ; son tombeau avait été détruit avant
le XVII*' siècle, et le modèle qu'en vit notre chevalier n'existe
plus de nos jours.
2. Elle est du sculpteur Marco Agrate et date de la fin du
XVI® siècle.
106 MÉMOIRES [Juillet 1705]
rivière qui y passe, mais plusieurs canaux qui viennent
du Tessin et de l'Adda.
Un jour que nous allions dans cette ville avec un
brigadier des armées du roi d'Espagne, trois cents
pas auparavant d'y entrer, nous trouvâmes des four-
ches patibulaires, où il y avoit plusieurs personnes
pendues. Je m'aperçus qu'il saluoit très profondément
et très respectueusement ces cadavres. « Fi donc!
« Monsieur, lui dis-je, vous saluez les pendus? » —
« Oui, Monsieur, me répliqua-t-il avec un ton des
« plus graves, je les salue. Il faut oublier ce qu'ils ont
« été et les respecter par rapport à ce qu'ils peuvent
« être présentement. » — « Ma foi ! Monsieur, lui
« répondis-je, passe pour leurs âmes; mais leurs
« corps font là une triste figure. » Cependant, pour
faire plaisir à mon Espagnol, le lendemain, en y repas-
sant avec lui, je leur fis un salut des plus profonds.
Au bout de huit jours que nous étions à Cassano,
le marquis de Broglie^ vint relever M. de Sartirana,
qui lui donna à dîner. Dans ce repas, dont j'étois,
l'esprit caustique de M. de Broglie fut poussé bien
loin; car, après avoir déclamé contre plusieurs per-
sonnes de la cour et de Paris, contre plusieurs princes
et princesses et contre Louis XIV, il n'épargna pas
même le bon Dieu, et cela avec tout l'esprit possible^.
1. Ci-dessus, p. 20; il était brigadier depuis le mois d'oc-
tobre 1704.
2. Voici le portrait que Saint-Simon fait de lui : « C'étoit un
homme de lecture, de beaucoup d'esprit, très méchant, très
avare, très noir, ... effronté, hardi et plein d'artifices, d'in-
trigues et de manèges; ... il se piquoit, avec cela, de la plus
haute impiété et delà plus raffinée débauche. ... Je n'ai guères
[Juillet 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 107
Ainsi il ne faut pas s'étonner de ce qui lui est arrivé
pendant le ministère du cardinal de Fleury. On sait la
raison pour laquelle ce ministre lui fît ôter son ins-
pection générale ^ Un officier l'ayant prié de parler
pour lui à la cour, afin de lui faire avoir une pension,
il lui dit : « Monsieur, n'espérez rien. Tant que vous
« aurez pour ministre un prêtre et pour secrétaire
a d'État de la guerre un porte-écritoire, tous les ofïî-
« ciers n'ont rien à espérer. » Ce propos fut rendu
sur-le-champ à la cour, ce qui lui causa sa disgrâce^.
M. de Broglie ne fut pas plus tôt arrivé, qu'il nous fit
travailler à retrancher la tète du pont que nous avions
sur l'Adda, vis-à-vis et au pied de Cassano. Cet
ouvrage ne contribua pas peu à la victoire que nous
remportâmes. Le retranchement fini, il envoya le régi-
ment à Albignano^, village aussi sur l'Adda, à six
milles de Cassano. J'y fus logé dans le château, avec
le marquis de Soyecourt et un capitaine de cavalerie
qui étoit Flamand. Il avoit une fort jolie femme; je
commençois à en devenir amoureux, lorsqu'il fallut
vu face d'homme mieux présenter celle d'un réprouvé que la
sienne. » [Mémoires, éd. 1873, t. XIII, p. 196.) Comparez
encore le tome XIV, p. 362, la Correspondance de Madame
(recueil Brunet, t. II, p. 221) et une anecdote racontée par
M"»* de Balleroy (t. II, p. 240).
1. Il était non pas inspecteur, mais directeur général de l'in-
fanterie depuis 1718.
2. C'est en mai 1729 qu'il fut privé de sa direction, qui fut
supprimée. Le secrétaire d'Etat de la guerre était alors, depuis
un an, Nicolas-Prosper Bauyn d'Angervilliers, que nous retrou-
verons, dans le récit de la campagne de 1707, comme inten-
dant du Dauphiné et de l'armée de Provence.
3. Hameau de la commune actuelle de Truccazzano, au sud
de Cassano, sur le canal de la Mulla.
108 MÉMOIRES [Juillet 1705]
la quitter et nous presser de remonter l'Adda, parce
que les Impériaux étoient en pleine marche pour tâcher
de passer cette rivière.
Suspendons les mouvements que firent les troupes
qui étoient sous les ordres du marquis de Broglie,
pour reprendre ceux du prince Eugène et ceux de
notre armée, que nous avons laissée à Ombriano.
Les ennemis ne perdirent point de temps, après
notre retraite, à faire le siège de Soncino, qui, au
bout de trois jours de tranchée ouverte, se rendit. La
garnison fut faite prisonnière de guerre. M. de Ven-
dôme, ayant appris les progrès du prince Eugène, et
craignant, de la manière que ce général s'y prenoit,
de perdre le Milanois, laissa le commandement de l'ar-
mée de Piémont à M. de la Feuillade, et il partit promp-
tement pour venir joindre le Grand Prieur, son frère,
après avoir ordonné à dix bataillons et à dix esca-
drons, aux ordres de M. d'Albergotti, de le suivre en
diligence. L'on fut surpris, et charmé en même temps,
de l'arrivée de ce prince*.
Le lendemain, 15 juillet, il fit décamper l'armée
pour s'approcher de celle du prince Eugène : conduite
excellente de M. de Vendôme, qui vouloit toujours
être campé près de l'ennemi afin de savoir prompte-
ment par soi-même, comme je lui ai entendu dire plu-
sieurs fois, si le cul de V enfant sentoit bon. Le dernier
maréchal de Gréquy^ avoit aussi cette maxime : ce
grand capitaine disoit qu'il vouloit toujours voir son
1. Les Mémoires militaires (t. V, p. 312-314) donnent la
lettre que Vendôme écrivit au Roi le 16 juillet sur la situation
de l'armée du Grand Prieur et de celle des ennemis.
2. François de Bonne (tome I, p. 156).
[Juillet 1705J DU CHEVALIER DE QUINCY. 109
ennemi de près, parce qu'il ne savoit pas deviner et
qu'il ne se croyoit en sûreté que lorsqu'il en étoit
proche.
Il fut camper à Fiesco^, où il mit sa droite, et. sa
gauche à Izano^. Ce mouvement hardi ranima nos sol-
dats, qui commençoient à perdre courage. Ce même
jour, les Impériaux marchèrent à RomanengO'^, où ils
mirent leur droite, et leur gauche à Ticengo^ : de
sorte que les deux armées étoient bien près l'une de
l'autre. Les troupes aux ordres de M. d'Albergotti
arrivèrent le 18 et le 19, et M. de Vendôme fut cam-
per à Casal-Morano, où il mit la gauche de l'armée, et
la droite à Soresina^.
Le lendemain 210, ce prince se mit à la tête de six
compagnies de grenadiers et de tous les piquets de la
cavalerie de !a droite pour aller reconnoitre le poste
desQuatorze-Naviles, dont les ennemis s'étoient empa-
rés quelque temps auparavant, poste des plus consi-
dérables de tout le Milanois à cause de sa situation^.
1. Village situé à l'est de Crème, sur le bord d'un canal
appelé le naviglio Madonna.
2. Ou Izzano, sur le territoire de Crème.
3. Ci-dessus, p. 104.
4. Petit village sur la route de Soncino à Crème.
5. Soresina est un gros bourg, et Casal-Moi'ano un village du
Crémonais, tous deux sur la route de Crémone à Bergame. M. de
Vendôme faisait un mouvement vers le sud-est pour faire face
aux Impériaux.
6. Ce poste, dont on peut voir un plan dans l'Atlas des
Mémoires militaires, se composait d'un pont fortifié, ou plutôt
d'une longue chaussée formant passage au-dessus de quatorze
canaux réunis dans un petit espace; il était soutenu par un
détachement établi au village de Genivolta. Situé à égale dis-
tance des deux armées, sa possession par les Impériaux leur
110 MÉMOIRES [Août 1705]
Un capitaine des grenadiers qui marchoit à la tête du
détachement, ayant remarqué que les ennemis n'é-
toient pas sur leurs gardes, marcha à eux si rapide-
ment, qu'il fut dans leur retranchement auparavant
qu'ils s'en aperçussent, suivi de M. de Garoll, lieute-
nant-colonel du régiment de Berwick*, et de toutes
les autres compagnies des grenadiers. Il y avoit quatre
cents hommes, dont la plupart furent tués, et le reste
fut fait prisonnier de guerre avec le lieutenant-colo-
nel qui les commandoit. Ce bonheur fut d'autant plus
grand, que M. de Vendôme vouloit seulement recon-
noitre ce poste.
Le 2t1 , ce prince prolongea sa droite en l'appuyant
aux retranchements dont il venoit de s'emparer. Le
prince Eugène, voulant, à quelque prix que ce fût,
pénétrer dans le Piémont, et étant persuadé qu'il y
avoit de l'impossibilité à réussir par le Mantouan en
passant le Pô, se mit en marche, le 10 d'août, à une
heure de nuit, pour se porter sur le haut de l'Adda,
et il décampa si secrètement et il fit tant de diligence,
qu'en deux jours il arriva sur cette rivière. M. de
Vendôme n'apprit le mouvement des Impériaux qu'au
jour ; j'en suis surpris, car aucun général n'a payé ses
espions mieux que lui^ : il en connoissoit la consé-
assurait un passage facile au milieu de ce pays coupé de
canaux innombrables. La lettre par laquelle Vendôme rendit
compte au Roi du combat est dans les Mémoires militaires,
t. V, p. 721.
1. Daniel de Caroll, venu d'Irlande en 1691, était lieute-
nant-colonel du régiment de Berwick depuis 1698; il fut fait bri-
gadier le 30 août 1705, et mourut à la fin de la campagne de
1712. [Chronologie militaire, t. VIII, p. 163.)
2. Déjà dit ci-dessus, p. 85.
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. IH
quence. Il marcha aussitôt par sa gauche, et, passant
par Fiesco, il alla passer le Serio sur le pont de
Greme, petite ville fortifiée qui appartient aux Véni-
tiens; il y a un évêché suffragant de Bologne. Elle
étoit autrefois de l'État de Milan, aussi bien que Ber-
game et Brescia. Les Vénitiens dévoient rendre ces
trois places aux Espagnols lorsque ceux-ci leur au-
roient rendu l'argent qu'ils leur avoient prêté, et qu'ils
dévoient rendre dans un certain temps. L'argent
n'ayant pas été rendu, les Vénitiens ont gardé ces
trois villes^. M. de Vendôme passa ce pont douze
heures après qu'une partie de l'armée du prince Eugène
y avoit passé.
Lodi. — Notre armée fut camper à notre ancien
camp d'Ombriano, et le duc de Vendôme marcha, avec
cinq régiments de dragons, à Lodi, ville du Milanois,
qui est assez jolie, située sur l'Adda^. Elle est capitale
du Lodesan, dont vient le fromage que nous appelons
en France Parmesan. Elle a été bâtie du temps de
PUne par les Gaulois. Ge prince s'y arrêta pour être
à portée et du haut de l'Adda et de son armée, qui
avoit ordre de marcher le 12 à Agnadello^, village
célèbre depuis cette grande bataille qu'y gagna
Louis XII contre les Vénitiens^, ce qui les mit dans
1. Nous ne savons où notre auteur prend ces détails. Ber-
game, Brescia et Crème appartenaient aux Vénitiens depuis
1516-1517, et il ne semble pas qu'elles aient jamais été sous la
domination espagnole.
2. C'est devant cette ville que Bonaparte a battu les Autri-
chiens le 10 mai 1796.
3. A quinze kilomètres nord-ouest de Crémone, sur la route
de Lodi à Brescia.
4. Le 14 mai 1509.
112 MÉMOIRES [Août 1705]
un état des plus tristes, et dont cependant ils se rele-
vèrent dans la suite malgré la ligue formidable qui
s'étoit formée contre eux, appelée la ligue de Gam-
bray. Le prince Eugène fut camper à Brembate\ vis-
à-vis de Trezzo^. Ce furent ces mouvements-là qui
nous obligèrent de quitter Albignano pour remonter
l'Adda, afin de nous opposer au passage des Im-
périaux.
Nous arrivâmes le 12 à la Canonica^, village où il
y a un joli palais et un beau jardin en terrasse au bord
de l'Adda, après avoir marché tout le jour et toute la
nuit; nous y fîmes halte cinq ou six heures. Pendant
que nous y étions, nous vîmes passer une colonne de
la cavalerie ennemie qui côtoyoit la rivière ; nos gre-
nadiers tirèrent quelques coups de fusil, mais je crois
inutilement. Le soir, nous nous mîmes en marche,
c'étoit le 1 3, en remontant toujours l'Adda. Nous mar-
châmes toute la nuit, et nous arrivâmes à la petite
pointe du jour à Cerno'^, village éloigné d'une demi-
lieue de cette rivière. Je trouvai mon lit tendu, j'étois
fort bien logé, et, comme j'étois fort fatigué, je me
couchai, croyant avoir au moins douze heures de
repos. Je me trompai ; car, sur les dix heures du
matin, qui étoit le 14 août, il fallut se lever bien vite
et déguerpir, pour nous rendre au plus tôt au Para-
1. Village du Bergamasque, sur le Brerabo, à peu de dis-
tance de l'Adda, dont Trezzo occupe la rive gauche.
2. Bourg du Milanais, avec un vieux château qui domine la
rivière d'Adda.
3. Village de la rive droite de l'Adda, entre Cassano et
Trezzo.
4. Hameau de la commune de Bottanuco, en amont de
Trezzo.
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. H3
diso, maison de plaisance qui appartient aux Jésuites
de Bergame^. Nous n'y fûmes pas plus tôt, que M. de
Vendôme y arriva. On lui rendit compte de la situation
des ennemis et de l'endroit qu'ils avoient choisi pour
établir leur pont sur l'Adda. Cet endroit étoit d'au-
tant plus favorable que cette rivière fait un coude de
leur côté et que la hauteur, qui étoit remplie de haies
et de broussailles, s'élevoit insensiblement des bords
de l'Adda et alloit se perdre au loin. Il y avoit un che-
min, au milieu de la hauteur, qui conduisoit à la
rivière. Ce terrain, outre cet avantage, commandoit
tout l'espace qui étoit entre cette rivière et le Para-
diso. Le prince Eugène le fit occuper par six mille
hommes d'infanterie, après y avoir fait faire plusieurs
épaulements et fait dresser plusieurs batteries de
canon.
Qu'avions-nous à opposer à tous ces avantages? Un
mauvais retranchement où le soldat étoit vu à revers
depuis la tête jusqu'aux pieds. Le marquis de Broglie
y avoit envoyé cent hommes de son régiment, aux
ordres d'un capitaine dont le nom m'est échappé, qui
se comporta avec tant de valeur, de fermeté et d'es-
prit, qu'il fit perdre bien du monde aux Impériaux.
Ses soldats ne pouvant rester debout sans essuyer un
feu continuel de mousqueterie accompagné de canon
à cartouches, il les faisoit coucher sur le ventre, et,
de temps en temps, il ordonnoit à six soldats de se
lever et de faire feu ensemble sur ceux qui travail-
loient au pont; leur décharge faite, les soldats se
1. Il y a un plan du Paradiso et des environs dans l'Atlas
des Mémoires militaires.
II 8
414 MÉMOIRES [Août 1705]
remettoient sur le ventre. Six autres ensuite faisoient
la même chose, et ainsi tous les soldats de son déta-
chement. Cette manœuvre lui réussit si bien, que les
ennemis furent obligés d'abandonner leur travail et
qu'il y eut deux de leurs pontons abandonnés au cou-
rant de la rivière. Les Impériaux, irrités de ce qu'une
poignée de monde les arrêtoit, redoublèrent leur feu si
vivement, que les soldats de ce détachement furent
presque tous tués ou blessés, et il n'en seroit pas
échappé un seul, si on les avoit encore laissés quelque
temps dans ce mauvais retranchement.
Ce fut dans ce moment critique que le duc de Ven-
dôme arriva. Je vis ce général, lui qui étoit toujours d'une
douceur, d'une politesse et d'une cordialité charmante,
dans une colère horrible : « Comment, disoit-il, je
« verrai établir un pont devant moi sans pouvoir l'em-
« pêcher. Est-ce là ce que m'avoit mandé ce j... f...?
« (en parlant de M. de Broglie) . Il ne faisoit que répéter
« dans ses lettres de ne me point inquiéter, qu'il avoit
c( fait retrancher les bords de l'Adda à tous les en-
« droits où les ennemis pouvoient jeter un pont! »
Véritablement, je ne sais à quoi avoit pensé ce mar-
quis de n'avoir pas fait relever ce vieux retranche-
ment et de n'en avoir pas fait ajouter d'autres ; car,
comme je l'ai déjà dit\ il n'y avoit pas un terrain plus
convenable pour établir un pont. Enfin ce prince, tout
irrité, demanda un détachement de cent hommes de
bonne volonté pour rétablir ce pont. Il promit un
louis à chaque soldat. La Bussière, capitaine du régi-
ment, s'offrit à faire l'office d'ingénieur. C'étoit Tho-
1. Ci-dessus, p. 113.
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 115
massin, autre capitaine du régiment', qui marcha à
la tête de ce détachement, qui ne fut pas plus tôt
arrivé à la portée du fusil, que les ennemis en jetèrent
une bonne partie par terre. Thomassin eut un coup
de fusil au travers du corps. Il fut transporté à Milan;
le prince de Vaudémont lui fît donner un appartement
dans son palais ; il l'alloit voir de temps en temps, et
il en fît prendre un si grand soin, qu'il en réchappa.
Son lieutenant fut aussi blessé. Enfîn les ennemis
faisoient un feu si terrible de leurs canons à car-
touches et de leur mousqueterie, que l'on fut obligé de
retirer ces deux détachements. Ce fut alors que M. de
Vendôme se trouvoit dans la situation du monde la
plus triste, ne sachant quel parti prendre. Enfîn,
comme il mangeoit un petit morceau de pain bien
noir et du fromage pourri, sans vin (nous étions par-
tis de notre quartier sans domestiques, ainsi nous ne
pouvions rien lui offrir), M. de Chemerault arriva,
qui lui dit : a Monseigneur, tranquillisez- vous ; il est
« vrai, nous ne pouvons point empêcher le prince
a Eugène de faire son pont et de passer la rivière ;
a mais nous l'empêcherons de déboucher. Je viens
a d'examiner exactement la situation de notre poste.
« La même hauteur que le prince Eugène a de son
« côté, nous l'avons du nôtre ; notre droite et notre
« gauche seront appuyées à la rivière. Cette maison
« (en parlant de celle des Jésuites) commande le ter-
« rain qui est entre leur pont et nous. La hauteur par
a où les ennemis monteront pour venir nous attaquer
1. Il a déjà été question de ces deux officiers dans le tome I,
p. 37, 250, 252, 258, 292-293, etc.
H6 MÉMOIRES [Août 1705]
« est remplie de haies, d'épines et de ronces. Vous
« avez ici trois bons bataillons, un régiment de dra-
« gons et un de cavalerie; je vais les poster et les
« faire travailler à se retrancher, en faisant couper
« les haies et les broussailles à la hauteur des genoux
« et en faisant des abatis. Il faut du temps, continua
« M. de Chemerault, aux ennemis pour achever leur
« pont, le passer et faire des chemins pour venir
« à nous. Cela donnera le temps aux quinze bataillons
« que vous faites venir, et, les quinze bataillons arri-
« vés, deux cent mille hommes ne nous forceroient
« pas dans ce poste. » A mesure que M. de Cheme-
rault parloit, le visage de notre général prenoit un air
riant, et, lorsqu'il eut fini son discours, il lui dit :
« Mon ami, je vous ai bien de l'obligation. Que l'on
« me donne un cheval, et allons encore examiner. »
J'ai été témoin de ce discours : ainsi il faut rendre jus-
tice à M. de Chemerault; car, sans lui, nous aurions
été bien embarrassés^. Mais, dans la suite, il voulut
trop faire valoir, et à l'armée et à la cour, le service
qu'il avoit rendu dans cette occasion à M. de Ven-
dôme ; il gâta tout, et il perdit l'amitié de ce prince. Il
échappe bien des choses à un général d'armée ; c'est
aux autres officiers généraux d'exécuter non seule-
ment ses ordres, mais aussi de l'aider de leurs lu-
mières, et ne point faire trophée des bons conseils
qu'ils donnent.
L'on fit venir quelques paysans des villages des
environs pour travailler avec nos soldats. En très peu
1. M. de Boislisle a fait remarquer que Saint-Simon (t. XIII,
p. 94-95) s'est trompé en plaçant cette scène au début du combat
de Cassano, tandis qu'elle se passa l'avant-veille, au Paradiso.
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 117
de temps, nous fûmes en état de bien recevoir les
ennemis, malgré le peu de troupes que nous avions.
Dès le soir, le pont étant achevé, le prince Eugène fît
passer deux cents grenadiers pour en garder la tête.
Au commencement de la nuit, nous envoyâmes tous
nos tambours à un demi-quart de lieue par où les
quinze bataillons dévoient arriver. Afin de faire croire
aux Impériaux qu'ils arrivoient, ils battoient la marche
jusqu'au camp, et, y étant arrivés, ils battoient le
drapeau. Ils firent plusieurs fois cette manœuvre.
Nous restâmes toute la nuit en bataille et à travailler
à perfectionner nos ouvrages. Nous nous attendions à
être attaqués à la petite pointe du jour ou dans la
matinée ; mais les ennemis se contentèrent de nous
tirer force coups de canon ; j'eus un soldat tué à côté
de moi. Enfin, sur les trois heures après midi, nous
vîmes paroître les quinze bataillons. Us ne furent pas
plus tôt arrivés, que M. de Vendôme nous quitta pour
aller à Trezzo^ village sur l'Adda éloigné de deux
lieues du Paradiso, afin d'être plus à portée de savoir
des nouvelles du Grand Prieur, qui étoit campé au
delà de l'Adda, le long du canal de Ritorto, tournant
le dos à Gassano, où nous avions, comme je l'ai dit
déjà^, un pont.
Nous passâmes encore la nuit du 1 5 au 1 6 en ba-
taille. Je dormois sous un arbre, la tête entortillée dans
mon manteau. A la petite pointe du jour, des soldats
qui venoient de travailler du côté du Paradiso me
réveillèrent. Ils juroient et ils pestoient contre les
ennemis, en disant : « Ges animaux-là nous font bien
1. Ci-dessus, p. 112.
2. Ci-dessus, p. 107.
118 MÉMOIRES [Août 1705J
« travailler pour rien! » Je leur demandai ce qu'ils
vouloient dire : « Monsieur, me répondirent-ils, les
« coquins Impériaux ont levé leur pont; ils ont dé-
« campé cette nuit. » Je courus vite pour en savoir des
nouvelles. Je trouvai M. de Golmenero, lieutenant
général des troupes d'Espagne, que M. de Vendôme
avoit laissé pour nous commander et pour l'instruire
de tout ce qui se passeroit au Paradiso. Aussitôt qu'il
me vit, il me dit : « Monsieur, je suis bien malheu-
« reux ! J'ai envoyé au commencement de la nuit mon
« aide de camp du côté du pont des ennemis, afin
a qu'il vînt m'avertir de tout ce qu'ils feroient, et qu'il
« fût très alerte sur tous leurs mouvements. C'est le
a. jour qui m'a fait apercevoir que leur pont étoit
« levé. Je viens d'envoyer un courrier à M. de Ven-
« dôme pour l'informer de ce qui venoit de se pas-
« ser. » Dans le temps qu'il me tenoit ce discours
arrive un aide de camp de ce prince, par lequel il lui
mandoit qu'il étoit surpris de n'avoir pas eu de ses
nouvelles, d'autant plus qu'il avoit été informé, il y
avoit bien deux heures, que le prince avoit levé son
pont à l'entrée de la nuit dernière ; qu'il lui ordonnoit
de faire marcher aussitôt les quinze bataillons, le régi-
ment de dragons et celui de cavalerie à Gassano, et de
laisser notre régiment et celui de l'Ile-de-France au
Paradiso jusqu'à midi, afin de faire l'arrière-garde.
Nous étions destinés, le régiment de l'Ile-de-France et
le nôtre, pour rester à Gassano, encore aux ordres du
marquis de Broglie. Ge coquin de Golmenero nous
trahissoit^ ; il étoit l'espion du duc de Savoie et du
1. Déjà dit ci-dessus, tome I, p. 365.
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. H9
prince Eugène. L'on ne s'en aperçut qu'un an après,
comme on le verra dans la suite. Il n'envoya avertir
M. de Vendôme que lorsqu'il ne put s'en dispenser.
Ce prince avoit malheureusement une trop grande
confiance en lui.
Une heure auparavant de partir du Paradiso pour
nous rendre à Gassano, nous entendions un grand
bruit de canon qui venoit de ce côté-là. En décam-
pant, nos soldats disoient : « Gare qu'en sortant du
« paradis, nous ne tombions dans l'enfer! » Ils pro-
phétisoient bien pour les quinze bataillons qui étoient
retournés à Gassano.
A peine eûmes-nous fait deux lieues, que nous vîmes
arriver le major et un capitaine du régiment, la tris-
tesse peinte sur leurs visages. « Messieurs, dit le ma-
« jor, tout est perdu! Notre armée est culbutée dans
« l'Adda; on ne sait ce qu'est devenu AI. de Ven-
« dôme. Nous n'avons pas d'autre parti à prendre (en
« adressant la parole au marquis de Soyecourt) que
« de nous retirer à Milan, afin de nous jeter dans le
« château. » — a Et moi, dit sur-le-champ M. de
« Soyecourt, je vais prendre un autre parti : je
« marche droit à Gassano avec les deux compagnies
a de grenadiers et les deux piquets; le régiment me
« suivra, après avoir fait un quart d'heure de halte
a pour donner le temps à nos soldats de le rejoindre. »
Une partie étoit en maraude, quoique dans notre
propre pays : mauvais usage, que notre général, par
sa trop grande bonté, avoit laissé se glisser dans les
troupes. « Peut-être, poursuivit notre jeune colonel (il
« n'avoit que dix-huit ans), pourrai-je rendre quelque
« service à M. de Vendôme. » Puis, m'adressant la
120 MÉMOIRES [A.oùt 1705]
parole : « Je vous prie, M. de Quincy, de vous rendre
« à Gassano le plus vite que vous pourrez. Vous vous
« informerez de tout, et tâchez de trouver M. de Ven-
« dôme, en cas qu'il ne soit point tué ou pris, afin de
« savoir ce qu'il veut nous ordonner. » Alors je m'ap-
prochai de lui, et je lui dis à l'oreille : « Monsieur, vous
c prenez un parti digne de votre courage. Cet
« homme-ci vouloit vous perdre, se perdre et tout le
« régiment. » G'étoit cependant un homme qui avoit
bien cinquante ans et beaucoup de service. Ensuite je
donnai des deux. A mesure que je m'approchois, j'en-
tendois un feu d'infanterie continuel, mêlé du bruit du
canon. Lorsque je fus à une lieue de Gassano, je trou-
vai un cavalier bavarois, à qui je demandai des nou-
velles. Il ne parloit pas françois ; mais il ne laissa pas
de me faire entendre que nos affaires alloient mieux.
Enfin j'arrivai dans Gassano, qui étoit rempU d'équi-
pages, de dragons habillés de jaune ^ qui étoient bien
mouillés, et de beaucoup de blessés. Je passai les deux
ponts et je demandai à des officiers d'Anjou (leur
régiment étoit dans l'ouvrage qui couvroit la tête du
pont) où je pourrois trouver M. de Vendôme. Ils me
montrèrent l'endroit à peu près où il étoit. Les offi-
ciers m'avertirent que je ne pourrois pas y aller à che-
val, à cause de la quantité de morts, de blessés et
d'équipages que je trouverois. Je mis pied à terre et
je donnai mon cheval à un soldat blessé. Je trouvai
M. de Vendôme qui faisoit sa disposition pour ratta-
quer les ennemis, afin de les faire repasser le Ritorto ;
il étoit à pied, l'épée à la main, son cheval ayant été
1. Les Dragons jaunes d'Espagne, dira-t-il plus loin, p. 126.
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 121
tué SOUS lui; il étoit couvert de poussière et de tabac.
Les Impériaux étoient à la demi-portée du fusil. Le
feu ne discontinuoit point. Je dis à ce prince que le
régiment de Bourgogne alloit arriver, que le marquis
de Soyecourt m'avoit envoyé devant pour recevoir
ses ordres. « Monsieur, me dit-il, je suis bien fâché
« que votre régiment ne soit pas ici : vous auriez part
« à la victoire ; car les ennemis ne peuvent pas long-
« temps rester où ils sont. Vous ferez mettre le régi-
« ment en bataille dans l'île. » Un moment après qu'il
m'eut parlé, je vis Messieurs les Allemands qui s'é-
branloient et qui marchoient par leur gauche pour
se retirer. Ils marchoient le petit pas, en faisant de
temps en temps halte. Notre infanterie les suivit.
Je restai avec M. de Vendôme une bonne demi-
heure, et je ne le quittai point que les Impériaux ne
fussent au delà du Ritorto. Il étoit impossible aux
ennemis de rester plus longtemps ; leur droite, qui
étoit appuyée à la rivière, étoit exposée, non seule-
ment au feu du régiment d'Anjou, qui étoit, comme
je l'ai dit ci-dessus*, dans l'ouvrage qui couvroit la
tête du pont de l'Adda, mais encore à un feu d'enfer
de mousqueterie, qui partoit du château de Cassano,
qui étoit au delà de la rivière, et de plusieurs pièces
de canon qui étoient dans la cour dudit château et qui
tiroient continuellement à cartouches. Les ennemis
n'eurent pas plus tôt repassé le canal du Ritorto, qu'ils
se retirèrent à Treviglio^, bourg à trois milles du
champ de bataille. Notre canon du château ne discon-
tinuoit point à tirer sur leur arrière-garde.
1. P. 120.
2. Gros bourg du Bergamasque, à l'est de Cassano.
122 MÉMOIRES [Août 1705]
Je fus au-devant du régiment. M. de Soyecourt étoit
à la tête, à qui je rendis compte de l'ordre du duc de
Vendôme, et je lui fis un petit récit de ce combat san-
glant, que je comparois à celui de Steinkerque : dans
ces deux combats, les ennemis eurent dans les com-
mencements l'avantage ; mais la fin nous donna la vic-
toire. Qui fut charmé? Ce fut notre jeune colonel,
d'avoir pris le parti de marcher à Gassano. Il est cer-
tain que, si nous avions suivi le conseil que ce trop
prudent major voulut nous donner, le régiment étoit
perdu de réputation; et quelle alarme n'aurions-nous
pas donnée dans cette belle ville de Milan?
Le régiment se mit en bataille dans l'Ile qui étoit
entre les deux ponts de Gassano. Il n'y fut pas plus tôt,
que M. de Vendôme passa à cheval. L'on portoit
devant lui les drapeaux que l'on avoit pris aux enne-
mis; ils étoient tous ensanglantés. Il avoit son habit et
sa veste déboutonnés, le visage tout en sueur, sa che-
mise remplie de tabac et de poussière ; il avoit l'air
du dieu Mars. L'on peut dire que, par sa fermeté, son
coup d'œil juste et sa grande valeur, il fit changer la
victoire, et qu'il conserva l'armée du Roi, et par con-
séquent l'Italie.
La nuit venue, je fus chez ce prince. Je le trouvai à
table, mangeant avec le Grand Prieur, son frère. Ils
n'avoient pour tout régal que du pain de munition
avec un petit morceau de fromage ; leur table étoit un
billot, sur lequel étoit fichée une baïonnette, dans
laquelle il y avoit une chandelle qui leur servoit de
flambeau. Je remarquai beaucoup d'aigreur entre les
deux frères. Cette conversation fut le commencement
de leur désunion, qui fut cause que le Grand Prieur
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 123
fut rappelé un mois après. J'appris chez M. de Ven-
dôme, et les jours suivants, toutes les particularités
de ce combat, dont voici le détail.
Combat de Cassano. — Le prince Eugène, voyant
l'impossibilité de déboucher et de nous forcer sur la
hauteur du Paradiso, ayant appris par ses espions qu'il
nous étoit arrivé quinze bataillons de l'armée du Grand
Prieur, prit le parti de faire lever son pont au com-
mencement de la nuit du 15 au 16, de marcher droit
à ce prince et de tomber sur lui auparavant que
M. de Vendôme et les troupes qui étoient au Paradiso
vinssent à son secours, ou bien, en cas que l'armée du
Grand Prieur fût délogée de son camp de Cassano, de
s'emparer de nos deux ponts. Ces deux projets pou-
voient très bien réussir. Par le premier, il faisoit la
conquête de l'Itahe, et par le second il passoit l'Adda
sur nos ponts mêmes, et il n'auroit plus trouvé d'obs-
tacle pour péïiétrer en Piémont afin d'aller au secours
du duc de Savoie. Les hommes proposent, et Dieu
dispose : aucun ne réussit, comme on va le voir. L'on
m'a dit depuis que son seul dessein étoit d'occuper le
poste de Rivolta^ afin de nous couper la communi-
cation de Mantoue et de Crémone, et qu'il espéroit
par là faire tomber ces deux places, mais que, étant
auprès de Treviglio, il avoit appris que la plupart des
soldats de l'armée du Grand Prieur étoit en maraude :
ce qui le fit changer de dessein sur-le-champ pour
marcher au Grand Prieur, dont l'armée étoit campée
dans un bassin formé par le naviglio de Ritorto, qui
1. Bourg au sud de Cassano, dans la Ghiera ou Val de l'Adda,
commandant la route de Crème et celle de Lodi.
124 MÉMOIRES [Août 1705]
sort de l'Adda et qui se sépare en trois branches, dont
la première, qui se nomme le Petit-Ritorto, va se jeter
dans l'Adda, un peu au-dessous de Cassano ; la seconde,
la Pandine, va tomber à un demi-quart de liéue dans
le même canal d'où elle étoit sortie, et la troisième
est le Ritorto même, qui va du côté de Rivolta^.
Le Grand Prieur ayant eu avis que le prince Eugène,
après avoir levé son pont, étoit en pleine marche, et
craignant que ce général ne vînt occuper Rivolta, il
fit décamper l'armée pour s'emparer lui-même de ce
poste, qui étoit d'autant plus considérable, qu'il cou-
vroit le Grémonois. Elle ne fut pas plus tôt en marche,
que M. de Gonche^, capitaine de dragons, que l'on
avoit envoyé pour savoir des nouvelles des ennemis,
vint avertir qu'ils marchoient à nous sur deux colonnes
d'infanterie soutenue par leur cavalerie, qu'ils prépa-
roient déjà leurs boute-feux-^, et qu'il n'y avoit pas
un instant à perdre pour se mettre en état de les
recevoir.
Pour assurer notre arrière-garde, l'on avoit mis huit
compagnies de grenadiers, aux ordres de M. Le Guer-
choys, dans deux petites cassines qui étoient au delà
du Ritorto, à la tête d'un pont de pierre qui étoit sur
ce naviglio. Dès qu'une colonne des Impériaux fut à
1. Sur le plan des environs de Cassano donné dans l'Atlas
des Mémoires militaires, la Pandine est bien indiquée; mais les
deux Ritorto sont désignés sous d'autres noms.
2. Denis Calvin de Conche était capitaine au régiment de
Lautrec et aide de camp de M. de Vendôme. Il apporta à Paris
les drapeaux pris à Cassano : ci-après, p. 136.
3. Boute-feu, officier d'artillerie qui met le feu aux canons
et aux mortiers; se dit aussi du bâton au moyen duquel on met
le feu. (Dictionnaire de Trévoux.)
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 125
portée de la portée^ du fusil de ces cassities, M. Le
Guerchoys fit faire feu dessus , ce qui les arrêta ;
mais, jugeant bien qu'il seroit obligé d'abandonner
ce poste, il fit travailler à rompre le pont, ce qu'il ne
put faire faute de temps. Pour obvier à ce malheur, il
fit prudemment jeter quelques branches d'arbres des-
sus, afin de faire croire aux ennemis qu'il étoit rompu.
Leur infanterie cependant approche : M. Le Guerchoys
ne perd point de temps à faire repasser les huit com-
pagnies de grenadiers en deçà du Ritorto; mais,
comme il faisoit l'arrière-garde à cheval, et dans le
temps qu'il alloit le repasser, il fut fait prisonnier et
conduit sur-le-champ à M. le prince Eugène, de qui il
reçut mille politesses. Ce général lui demanda si le duc
de Vendôme étoit présentement de retour du Para-
diso. Il lui répondit que certainement il n'étoit pas
encore arrivé. Il le mit entre les mains d'un officier
irlandois, et il lui recommanda d'en avoir soin.
Ce fut dans ce moment-là que le duc de Vendôme
et la tête des quinze bataillons parurent ; ils passoient
le pont. Quelle joie pour cette armée qui n'avoit plus
de chef! Le Grand Prieur, à cause de la grande cha-
leur, avoit gagné notre avant-garde pour arriver au
plus tôt à Rivolta. Il y resta pendant tout le combat,
chose des plus surprenantes ! Il a assuré qu'il ne savoit
point ce qui se passoit à Gassano, quoiqu'il n'y eût
que six milles de l'un à l'autre bourg. Il est très cer-
tain, pour le disculper, que le vent étoit contraire; il
poussoit du côté du Paradiso^.
1. Ainsi dans le manuscrit.
2. Il reviendra plus loin sur la conduite du Grand Prieur :
ci-après, p. 135-136.
126 MÉMOIRES [Août 1705]
M. de Vendôme fut averti dans le moment du vrai
dessein des ennemis, et, s'étant aperçu que les équi-
pages des quinze bataillons empêchoient ces mêmes
bataillons de passer le pont et d'arriver, il en fit jeter
la plus grande partie dans la rivière. Les bataillons
passés, il les étendit le long du Ritorto, et il fit mettre
le régiment des Dragons jaunes d'Espagne et celui de
Lautrec à la gauche de ces bataillons, après les avoir
fait mettre pied à terre. Ils s'étendoient jusqu'à une
écluse que l'on n'avoit pas eu le temps aussi de
rompre. Depuis l'écluse jusqu'à l'Adda, ce terrain
étoit vide, M. de Vendôme n'ayant pas assez de
troupes pour le remplir. Notre infanterie, qui étoit en
marche pour Rivolta, entendant tirer à l'arrière-
garde, rebroussa chemin, et elle se mit en bataille
depuis le pont de fascines qui étoit sur le Petit-Ritorto,
le long de la Pandine, jusqu'au lieu où elle va se jeter
dans le Grand-Ritorto.
M. le prince Eugène ayant fait ses dispositions, il
envoya reconnoître par un ingénieur si le pont de
pierre du Grand-Ritorto étoit rompu. Soit que cet
officier ne fût point jusqu'au pont, ou qu'il ne vit que
ce qui en étoit rompu, il rapporta à ce général qu'il
l'étoit : ce qui arrêta quelque temps ce prince ; mais
enfin, ayant reconnu lui-même la vérité, il fit marcher
une colonne d'infanterie, qui fit un feu si terrible sur
les huit compagnies de grenadiers qui le défendoient,
qu'elles furent obligées de plier, après avoir soutenu le
choc assez longtemps. Les Impériaux commençoient
déjà à se rallier en deçà du pont, lorsque M. de Ven-
dôme, ayant rallié nos grenadiers et nos bataillons,
qui avoient été aussi forcés de quitter leur terrain, les
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 127
fît marcher si vivement aux ennemis, qu'il ne leur
donna pas le temps de se mettre en bataille. Nos
troupes les attaquèrent, et les obligèrent de repasser le
pont en désordre. Le pont repassé, les ennemis s'étant
allongés le long des bords du Ritorto, qui étoient plus
élevés de leur côté que du nôtre, situation qui leur
donnoit un avantage considérable, ils firent un feu si
vif, auquel nos troupes répondirent, que cela représen-
toit l'image de l'enfer^. Il dura environ trois quarts
d'heure. Ensuite de quoi, le comte de Linange, pre-
mier lieutenant général de l'Empereur 2, étant à che-
val à la tête d'une grosse colonne d'infanterie, passe
le Grand-Ritorto, laissant le Petit sur sa gauche, et
tâche de couper notre ligne pour s'emparer de notre
pont sur l'Adda. Nos bataillons furent quelque temps
sans tirer sur cette colonne, parce que les soldats qui
la composoient avoient mis du papier à leurs cha-
peaux afin de nous faire croire qu'ils étoient de nos
troupes^. S'ils avoient pu réussir, nous étions perdus;
mais le régiment de la Vieille-Marine et nos bataillons
qui étoient de ce côté-là, s'étant aperçus de cette ruse
de guerre, attaquent cette colonne avec une si grande
impétuosité, qu'ils la renversent et l'obhgent de repas-
ser le Grand-Ritorto, après en avoir fait un carnage
épouvantable. Le comte de Linange, regretté généra-
lement des deux nations françoise et allemande, fut
tué auprès du petit pont de fascines qui étoit sur le
1. Ci-dessus, p. 119.
2. Il avait commandé l'armée jusqu'à l'arrivée du prince
Eugène.
3. Pour simuler la cocarde blanche des troupes françaises :
ci-dessus, p. 47.
128 MÉMOIRES [Août 1705]
Petit-Ritorto. Ce général traitoit nos prisonniers avec
toute la politesse possible. Pendant cette attaque, qui
devoit naturellement décider de la victoire, le prince
Eugène marche à notre gauche. Les Dragons jaunes
abandonnent précipitamment leur terrain. Les enne-
mis profitent de leur terreur panique (elle fut si
grande qu'ils se jetèrent dans l'Adda, où plusieurs
trouvèrent la mort qu'ils vouloient éviter), et, une par-
tie ayant passé sur l'écluse et l'autre dans l'eau, ils
prennent nos troupes en flanc et ils les obligent d'a-
bandonner le pont de pierre du Grand-Ritorto, d'au-
tant plus qu'elles étoient encore attaquées par leur
front.
Pendant ces deux attaques, les Impériaux en firent
une troisième le long de la Pandine. Le régiment de
Grancey, ne pouvant soutenir leur choc, abandonna
son terrain. Qui n'auroit pas cru, dans cette circons-
tance, que tout étoit perdu? Mais M. de Vendôme ne
se rebutoit jamais; au contraire, sa valeur et sa fer-
meté ne paroissoient jamais avec plus d'éclat que
lorsque les affaires paroissoient désespérées. Il se
montre à nos bataillons fugitifs : sa présence les arrête;
il les rallie, il les fait mettre en bataille, et il appuie
la gauche de ces troupes ralliées à l'ouvrage qui cou-
vroit la tête du pont sur l'Adda. Ensuite il forme sa
ligne depuis cet ouvrage jusqu'au petit pont de fas-
cines qui étoit sur le Petit-Ritorto, par où elle se
communiquoit au reste de l'infanterie qui étoit au
delà de ce petit pont et répandue le long de la Pandine.
Les ennemis, étonnés de cette manœuvre, quoi-
qu'ils se fussent emparés d'une cassine sur le bord de
l'Adda et près de notre pont, s'arrêtent et perdent par
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 129
là le gain de la victoire ; car notre général, s'étant
aperçu qu'il partoit du château de Gassano quelques
coups de fusil, part promptement pour s'y rendre, et,
ayant rencontré sur les ponts plusieurs fuyards de
nos troupes et plusieurs traîneurs de nos quinze ba-
taillons, il leur ordonne, sans leur reprocher leur foi-
blesse, de le suivre. Il remplit le château de ces
fuyards, qui, dans un moment, font des ouvertures
depuis le haut jusqu'en bas, d'où ils firent, et des
fenêtres, un feu si vif et si continuel, que la droite des
ennemis s'affoiblissoit visiblement. Il fit aussi braquer
six pièces de canon, qui tirèrent continuellement. Les
boulets enfiloient le grand chemin de Gassano à Tre-
vigho, ce qui leur tua bien du monde, lorsqu'ils firent
leur retraite. J'ai entendu dire depuis que ce fut
M. de Maisonrouge, commissaire d'artillerie, qui fit
mettre de son chef ce canon en batterie. Ainsi cet offi-
cier ne contribua pas peu à la retraite des Impériaux,
aussi bien que le feu de mousqueterie qui sortoit du
château, qui dominoit sur le terrain où se donnoit le
combat.
M. de Vendôme, après avoir changé de chemise,
remonte à cheval et repasse l'Adda. En arrivant, il
eut son cheval tué sous lui ; car le feu de part et
d'autre ne discontinuoit pas un moment. Ge fut dans ce
temps-là que le prince Eugène fut blessé d'une balle
de fusil au col, ce qui l'obligea de se retirer. En
repassant le pont du Ritorto, il trouva M. Le Guer-
choys, à qui il reprocha de lui en avoir imposé en lui
disant que M. de Vendôme n'étoit point arrivé du
Paradiso. M. Le Guerchoys assura à ce général que
certainement il n'y étoit pas lorsqu'il fut fait prison-
n 9
130 MÉMOIRES [Août 1705]
nier. « Eh! Monsieur, lui répliqua ce prince, M. de
€ Vendôme y est ; je ne l'ai que trop vu. »
L'absence du général ennemi et le feu terrible que la
droite de son armée essuyoit, tant de nos troupes
qui étoient dans l'ouvrage que de nos soldats qui
étoient dans le château, l'obligèrent enfin à quitter la
partie, d'autant plus qu'il s'aperçut que nos batail-
lons se préparoient à marcher à lui la baïonnette au
bout du fusil. Le régiment de Vendôme et quelques
bataillons de la gauche, voyant les Impériaux s'ébran-
ler pour se retirer, marchent et attaquent avec une si
grande vivacité la cassine qui étoit sur le bord de
l'Adda, qu'ils s'en emparent. Il y avoit environ trois
cents hommes, qui furent tués ou faits prisonniers. Nos
troupes suivirent jusqu'au Grand-Ritorto les ennemis,
qui firent leur retraite en très bon ordre et qui, ayant
passé le naviglio, furent camper à Treviglio, bourg
éloigné de trois milles du champ de bataille. On se
contenta de les canonner dans leur retraite^.
Après ce rude combat, le duc de Vendôme se pro-
mena le long de la ligne, et, ayant donné ses ordres,
il repassa le pont de l'Adda, comme je l'ai dit ci-des-
1. La Gazette de France donna une relation du combat dans
son Extraordinaire 38, et le Mercure d'août (p. 329-384) en
contint une autre encore plus détaillée. M. de Boislisle, dans
son commentaire des Mémoires de Saint-Simon (t. XIII, p. 93,
n. 4), a signalé les principaux récits faits à cette occasion, et
notamment ceux que le général Pelet a réunis dans les Pièces
des Mémoires militaires, p. 726-736. Comme le prince Eugène,
de son côté, se prétendit vainqueur, on peut comparer les
relations étrangères des gazettes d'Amsterdam et de Bruxelles :
ci-après, p. 137. Il y a un plan de Cassano et des environs
dans l'Atlas des Mémoires militaires.
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 131
SUS. Les officiers généraux et les officiers particuliers
se signalèrent infiniment de part et d'autre : aussi il y
en eut beaucoup de tués et de blessés. Du côté des
Impériaux, le comte de Linange fut tué sur le champ
de bataille; le prince de Lorraine ^ le duc de Wurtem-
berg^ et le général Bibra moururent quelque temps
après de leurs blessures; tant tués que blessés, il y
eut au moins dix mille hommes^, et mil huit cents faits
prisonniers ; ils perdirent cinq drapeaux. De notre côté,
MM. de VaudreyS de Praslin^, de Forbin^, de Moy-
ria^, de Chaumont^ et de la Génetière^ furent tués, et
parmi les blessés MM. Le Guerchoys, de Mirabeau**^,
1. Joseph-Innocent-Emmanuel-Félicien-Constant, frère du
duc Léopold de Lorraine, était colonel de deux régiments impé-
riaux; il mourut à Martinengo, le 25 août suivant.
2. Ci-dessus, p. 96; il ne mourut pas, mais guérit lentement.
3. Sept mille, dit la relation officielle reproduite dans les
Mémoires de Sourclies, t. IX, p. 347.
4. Jean-Charles, comte de Vaudrey, était lieutenant général
depuis le mois d'octobre précédent.
5. Tome I, p. 287.
6. Louis-Victor, chevalier de Forbin, tomba dans l'Adda et
se noya. C'était un familier de Vendôme, et il avait été chargé
par le général, pendant la campagne précédente, de rédiger
sur les opérations les rapports officiels qui devaient être adres-
sés au ministre de la Guerre.
7. Tome I, p. 224. Notre chevalier écrit ici Mauriac comme
Dangeau et Saint-Simon; plus haut, nous avons eu Mauria.
8. Charles d'Ambly, marquis de Chaumont, colonel du régi-
ment de Soissonnais depuis 1696.
9. Les Mémoires de Soiwches disent La Gélinière, et l'anno-
tateur ajoute : « Lieutenant-colonel de mérite. »
10. Ce Mirabeau (ci-dessus, p. 95) fut le grand-père des deux
Mirabeau de la Révolution.
132 MÉMOIRES [Août 1705]
de CadrieuS de Fourrières^ et d'Alba^. Les deux pre-
miers furent prisonniers, aussi bien que le marquis
du Plessis-Bellière^ et M. de Brassac^. Nous eûmes
au moins six mille hommes de tués ou de blessés.
Revenu de voir souper M. de Vendôme^, je mangeai
sur le champ de bataille un morceau avec mes cama-
rades. Les corps morts nous environnoient si fort,
que je passai cette nuit la tète appuyée sur le ventre
d'un de ces cadavres. Je dormis parfaitement bien :
depuis huit jours, nous étions dans une fatigue conti-
nuelle. Dès qu'il fit jour, je fus me promener sur le
champ de bataille pour examiner la disposition des
deux armées. Je vis le corps du comte de Linange ; il
étoit étendu à côté du petit pont de fascines que nous
avions fait sur le Petit-Ritorto. Il a voit un coup de
fusil qui lui entroit par-dessous le menton et qui lui
sortoit par le haut de la tête. C'étoit un des plus gros
1. Alexandre -Louis, chevalier puis marquis de Cadrieu,
était lieutenant-colonel du régiment de Gâtinais; il parviendra
au grade de lieutenant général en 1720.
2. Celui-ci, de la famille provençale de Glandevès, était
lieutenant-colonel du régiment de du Héron; il eut, en 1706,
le grade de brigadier et un régiment de dragons; « très ancien
et très bon officier, » dit Sourches. [Mémoires, t. X, p. 246.)
3. David d'Alba avait remplacé, depuis le mois d'avril pré-
cédent, le chevalier d'Imécourt à la tète du régiment d'Au-
vergne.
4. Jean-Gilles de Rougé, marquis du Plessis-Bellière, petit-
fils de l'amie de Foucquet, commandait depuis 1702 le régiment
d'Angoumois.
5. Cet officier, petit-fils de la dame d'honneur d'Anne d'Au-
triche, était, depuis 1699, colonel du régiment d'Albigeois; il
mourut en 1707.
6. Ci-dessus, p. 122.
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 133
et des plus grands hommes que j'aie jamais vus; Ton
prétend qu'il étoit aussi un des plus forts buveurs de
son armée. Il étoit généralement aimé et estimé de
tout le monde. M. de Vendôme le fit enterrer honora-
blement dans l'église de Cassano. Son valet de chambre,
qui étoit François, étoit blessé à côté de lui. Je lui
parlai, et je le priai de se laisser panser, ce qu'il ne
voulut jamais souffrir, nous disant qu'il ne pourroit
jamais survivre à un si bon maître; il mourut quelques
heures après, à côté de lui. Un autre spectacle se pré-
senta à moi, qui me toucha infiniment. Je vis un gros
chien danois qui ne cessoit de lécher la blessure de
son maître, qui étoit mort, et de temps en temps il fai-
soit des hurlements affreux : un soldat voulut s'en
approcher pour le caresser et lui donner du pain ; le
chien se mit à grincer les dents et à vouloir s'élancer
sur lui. Dans cette promenade, je trouvai un officier
ennemi qui respiroit encore. Il étoit nu ; il avoit son
hausse-col qui lui pendoit au col; il avoit la langue
coupée d'une balle de fusil. Je le fis mettre dans une
charrette, et je le fis conduire à l'hôpital de Cassano.
Il en est revenu, et il m'a fait remercier depuis de la
vie que je lui avois procurée.
L'action de M. Gotron^ capitaine des gardes de
M. de Vendôme, mérite bien qu'on ne l'oublie jamais
et qu'elle passe à la postérité. Un officier irlandois
qui avoit autrefois servi dans nos troupes reconnut
M. de Vendôme : il avance au delà de son régiment et
1. Gaspard Cotron, d'une famille de Provence, était, depuis
1696, lieutenant, puis capitaine des gardes de Vendôme; il
mourut en mai 1716, chevalier de Saint-Louis et commandant
de Saint-Tropez.
134 MÉMOIRES [Août 1705]
couche en joue ce prince. Cotron s'en aperçoit, se
met promptement au-devant de son maître, et il
reçoit le coup au travers du corps, dont il pensa
mourir. Action digne d'un vrai Romain.
Si M. de Vendôme avoit été secondé du comte
de Médavy, qui étoit à la droite avec dix-huit batail-
lons qui débordoient la gauche des ennemis, notre
victoire, certainement, auroit été des plus complètes.
Il demeura, pendant toute l'action, les bras croisés.
En laissant seulement deux de ces bataillons à un
autre pont de pierre qui étoit à sa droite sur le Grand-
Ritorto, afin d'empêcher la cavalerie des ennemis de
passer, et en faisant traverser la Pandine aux seize
bataillons qui lui restoient, il auroit tombé sur le flanc
de la gauche des Impériaux. Je ne doute point que ce
mouvement n'eût décidé entièrement l'affaire en notre
faveur et nous eût donné une victoire des plus déci-
dées. M. d'Albergotti [le] lui reprocha bien, huit
jours après, en l'endroit même où il avoit fait cette
grande faute. J'étois présent, ayant suivi le comte de
Muret\ mon parent^, qui étoit avec eux. M. de Médavy
leur rendit compte de sa position. « Hé! Monsieur,
« lui dit M. d'Albergotti, que ne passiez-vous ce ruis-
« seau? Vous auriez bien embarrassé les Impériaux.
« Vous les auriez attaqués par leur flanc gauche : ils
« n'auroient pu soutenir cette attaque ; vous nous auriez
« rendu un grand service, et vous auriez contribué le
« plus à la défaite entière des ennemis. » — « Je
1. Jean-François Lécuyer, comte de Muret, était maréchal
de camp depuis 1704 et deviendra lieutenant général en 1710.
2. Il était parent de M""*^ Chamillart, elle-même cousine éloi-
gnée de notre auteur. [Mercure de janvier 1708, p. 293-294.)
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 135
« n'avois aucun ordre de M. de Vendôme, lui répon-
« dit M. de Médavy. » — « M. de Vendônie, lui répli-
« qua M. d'Albergotti, étoit si sérieusement occupé à
« la gauche de notre armée, qu'il n'avoit pas le temps
cr de vous envoyer des ordres. » Étoit-ce là le discours
d'un lieutenant général? Nous en levâmes les épaules.
Il est vrai qu'il est de la discipline militaire de ne
rien entreprendre sans l'ordre du général; mais on
peut cependant excepter de cette règle une occasion
importante et décisive comme celle-ci. Apparemment
que M. de Médavy n'avoit pas lu Plutarque : il auroit
appris d'Agésilas que c'étoit très bien agir de faire
de son mouvement ce qu'on connoît être utile au bien
public, sans attendre les ordres de ses supérieurs.
Si M. de Médavy fit une grande faute, le prince
Eugène, selon mon petit génie, en fit encore une plus
grande de n'avoir pas sacrifié son pont qui étoit vis-
à-vis le Paradiso, et une centaine de soldats, pour
nous amuser. Mais, me dira-1-on, n'ayant plus de pon-
tons, il falloit absolument abandonner le dessein de
passer l'Adda. Je répondrai à cette objection : l'armée
du Grand Prieur battue, tout certainement étoit perdu ;
car la plus grande partie auroit été tuée et noyée
dans cette rivière, et le reste auroit été obligé de se
rendre. Qu'auroit pu faire M. de Vendôme avec dix-
huit bataillons, deux régiments de dragons et un de
cavalerie? Le prince Eugène auroit été le maître, non
seulement de passer l'Adda, mais il auroit fait la con-
quête du Milanois, et il auroit joint à sa volonté le duc
de Savoie.
Parlons du Grand Prieur. Il est étonnant que ce
prince, qui s'étoit rendu de bon matin à Rivolta à
136 MÉMOIRES [Août n05]
cause de la chaleur, après avoir mis l'armée en marche,
il est surprenant, dis-je, qu'il n'eût aucune nouvelle
de ce qui se passoit entre les deux armées, Rivolta
n'étant qu'à six milles de l'endroit où se donnoit le
combat. Il est vrai, comme je l'ai déjà dit, que le
vent étoit contraire ; mais, que qui que ce soit ne soit
venu l'avertir que son infanterie étoit attaquée,
cela me surprendra toujours, le combat ayant duré
au moins trois bonnes heures : il commença à deux
heures après midi, et il ne finit qu'à cinq heures et
demie.
M. le marquis de Senneterre* fut envoyé en France
pour en porter la nouvelle au Roi, et Conche, capi-
taine de dragons, qui, le premier, comme je l'ai dit,
vint avertir M. de Vendôme que les Impériaux appro-
choient pour nous combattre^, porta les drapeaux au
Roi. Il les avoit mis dans son porte-manteau.
M""® la duchesse de Bourgogne, qui étoit dans le cabi-
net de S. M., lorsqu'il arriva, voulut elle-même les
retirer du porte-manteau. Après en avoir retiré trois,
elle tira une chemise des plus sales : ce qui la fit crier
et bien secouer ses mains. Le Roi se prit à rire et lui
dit : a Madame, il faut bien qu'il mette son linge, sale
« ou blanc, dans son porte-manteau. Conche est un
« brave garçon ; peut-être que, sans lui, le prince
a Eugène se seroit emparé de notre pont de Cassano. »
Le 17 août, qui étoit le lendemain du combat,
notre armée se mit en marche à midi, pour aller à
Rivolta, qui fut le centre de notre armée, dont la
1. Henri de la Ferté; tome I, p. 288.
2. Ci-dessus, p. 124.
[Août 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. i37
droite étoit appuyée au bois de Santa-Maria, et la
gauche à Palani, ayant un ruisseau devant son front
et l'Adda derrière elle. Par cette situation, nous étions
toujours en état d'empêcher le passage de cette
rivière au prince Eugène, et nous couvrions le Man-
touan et le Grémonois.
Le soir, nous entendîmes un grand bruit de canon
et de mousqueterie, qui venoit du côté de l'armée
impériale. Le lendemain, nous fûmes bien étonnés
d'apprendre que les ennemis avoient fait cette réjouis-
sance à l'occasion de la prétendue victoire qu'ils
avoient remportée. Ceci nous apprend que les Gas-
cons sont de toutes les nations. Le prince Eugène vient
pour nous attaquer et pour s'emparer de notre pont;
il est repoussé de tous les côtés, il abandonne le
champ de bataille pour se retirer à trois milles de
l'endroit où s'est donné le combat, nous couchons sur
ledit champ de bataille, et nous y serions restés sans
la puanteur des corps morts qui commençoit à se
faire sentir; y a-t-il un homme au monde qui puisse
dire que ce prince ait gagné cette victoire? Cependant
il ne fut pas le seul qui voulut se l'attribuer : l'on en fit
des réjouissances à Londres, à la Haye, à Vienne et
dans presque toutes les villes de nos ennemis, et cela
pour en imposer au pauvre peuple, afin de le sucer
jusqu'aux os^
1. On peut voir à ce sujet la Gazette d'Amsterdam, n"^ lxx
à Lxxiii, et les Extraordinaires lxxiv, lxxvi et lxxx ; la
Gazette de Leyde, n° 68, etc. La Gazette de France (p. 442 et
469) releva ces prétentions des ennemis. Voici un passage de
la lettre que le prince Eugène adressa le 17 août à Marlbo-
rough : « Au premier jour, je ferai chanter le Te Deum pour
138 MÉMOIRES [Sept. 1705]
Au bout de huit jours, comme je l'ai fait remarquer
ci-dessus, pendant que nous examinions le terrain où
s'étoit donné le combat, nous vîmes un spectacle qui
nous fit bien de la peine. Un officier qui nous a voit
suivi, allant faire boire son cheval dans l'Adda, aper-
çut un cadavre qui respiroit encore. Cependant il y
avoit huit jours que l'action s'étoit donnée. Il avoit
un coup de fusil dans la cuisse ; sa blessure étoit rem-
plie de vers; il étoit étendu dans des broussailles le
long de l'Adda. Apparemment que ce pauvre malheu-
reux s'étoit nourri de l'eau qu'il prenoit avec sa
main dans cette rivière ; personne certainement ne lui
apportoit à manger. Nous lui fîmes avaler un peu de
vin; il vécut encore une heure après. Quelle pénitence,
s'il a offert ses maux et ses douleurs à Dieu !
Nous étions campés à Rivolta-Sicca^ dans un ter-
rain si malsain, que la plus grande partie des officiers
de notre régiment tomba malade : je marchois, par
mon rang, à la tète des grenadiers, quoique je fusse
des derniers capitaines.
Ce fut dans ce camp que j'écrivis à M""^ Ghamillart,
qui est de mes parentes, pour avoir un régiment de
ceux qui avoient été tués au combat. J'en reçus
une lettre des plus obligeantes : elle me mandoit
remercier le bon Dieu de cet heureux succès, qui est d'autant
plus remarquable que toute l'armée ennemie étoit au combat,
ce que je n'avois pas su auparavant, et, en voyant le terrain
où les ennemis ont été battus, la chose paroît presque impos-
sible par rapport à la situation très avantageuse dans laquelle
ils étoient postés. » [Gazette cf Amsterdam, n° lxx.)
1. C'est la même localité que Rivolta-d'Adda : ci-dessus,
p. 123.
[Oct. 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 139
qu'elle n'avoit pu réussir, mais que, dans la suite, je
serois content; que M. de Gharnillart étoit très disposé
à me faire plaisir.
Le prince Eugène, malgré toutes les troupes de
renfort qui lui étoient arrivées, ne put réussir dans
plusieurs tentatives qu'il fit pour passer l'Adda, par
les bons ordres, les belles dispositions et la vigilance
de M. de Vendôme. A l'exception de Castelleone\
dont il s'empara (nous y avions beaucoup de sacs de
farine), il ne put réussir dans aucune de ses entreprises.
Nous restâmes à Rivolta-Sicca jusqu'au 1 1 d'octobre.
M. de Vendôme, ayant appris le 10 de ce mois que
les Impériaux avoient décampé de Treviglio, la nuit du
9 au 1 0, pour aller à Garavaggio-, resta dans ce camp
encore vingt-quatre heures, afin de savoir précisé-
ment le parti que prendroit le prince Eugène, pour
ne point donner dans un torquet^. Étant donc ensuite
instruit de son véritable dessein, il nous fit décamper
le 1 1 pour aller à Palazzolo, qui est à sept milles de
Rivolta. Le lendemain \%, nous fûmes camper à
Tormo^. Ce même jour, les ennemis furent à Mosca-
zano^ : ainsi nous n'étions qu'à une lieue les uns des
autres.
Belle marche du duc de Vendôme. — Le 13, toute
1. Gros bourg sur la rive gauche du Serio-Morto.
2. Petite ville ancienne, dans la Ghiera d'Adda, entourée de
naviles de tous côtés.
3. Mot qui n'a d'usage que dans cette façon de parler popu-
laire : donner du torquet à quelqu'un, pour dire le tromper
pour le faire tomber dans un panneau. {Dictionnaire de Tré-
voux.)
4. Hameau sur la route de Lodi à Crème.
5. Village au sud de cette dernière ville.
140 MÉMOIRES [Oct. 1705J
l'armée travailla à se retrancher. A l'entrée de la nuit,
nous reçûmes ordre qu'aussitôt la retraite battue l'on
décamperoit : ce qui s'exécuta promptement et sans
bruit. Afin d'empêcher les Impériaux de savoir notre
mouvement, M. de Vendôme avoit ordonné à M. de
Courtade, colonel de cavalerie \ de rester dans notre
camp avec quatre cents chevaux et avec les grandes
gardes ordinaires de la cavalerie, et de faire allumer
des feux à la tète du camp, le long des deux lignes. On
lui laissa un tambour par bataillon pour battre la
diane.
Le 14, à la petite pointe du jour, il vint un trom-
pette du prince Eugène. On le mena à M. de Courtade,
qui le fit garder très soigneusement. Ce colonel resta
jusqu'à huit heures du matin dans ce poste; il vint
joindre l'armée à Lodi, où elle passa l'Adda. Nous
fîmes une si grande diligence, que, le lendemain 14,
nous repassâmes à dix heures du matin cette rivière
sur le pont de Pizzighettone, et que nous arrivâmes,
malgré une pluie continuelle et épouvantable, d'assez
bonne heure à Formigara, village à une lieuede cette der-
nière ville, et sur la rive gauche du Serio^, petite rivière
qui se jette dans l'Adda un peu au-dessus de Pizzighet-
tone^. Ainsi, en moins de dix heures, nous fîmes trente
1. Jean de Courtade, d'une famille de Gascogne, était, depuis
1693, lieutenant-colonel du régiment de Melun; il fut fait bri-
gadier en mars 1706 et maréchal de camp en 1718; il mourut
en 1721.
2. Non pas sur le Serio, mais à une petite distance de l'Adda.
3. Cette rivière se divise au-dessous de Crème en deux
branches, dont l'une, le Serio-Morto (ci-dessus, p. 139, note 1),
se jette dans l'Adda, près de Pizzighettone, et l'autre à quelque
distance en amont.
[Oct. 1705J DU CHEVALIER DE QUmCY. 141
milles. Mes gens m'avoient fort bien logé. Un officier
irlandois me pria instamment de mettre son porte-
manteau à couvert; je lui permis avec plaisir. Un
moment après : « Souffrez, me dit-il, que j'y mette
« aussi ma valise. » — « Vous en êtes le maître,
« Monsieur, lui répondis-je. » Insensiblement, à force
de prières, il mit dans ma chambre tout son bagage
et son lit. Malgré le plaisir que je lui faisois, car la
pluie tomboit comme un torrent, il eut l'indiscrétion
de vouloir aussi introduire deux de ses camarades. Je
me fâchai à la fin, et j'ordonnai à mes valets de mettre
tout son bagage dehors. Lorsqu'il vit que je le pre-
nois au sérieux, il me demanda excuse. Je crois que,
si je ne m'étois pas pris de cette manière, il auroit
fait venir tous les officiers de son régiment, et il m'au-
roit à la fin chassé de ma chambre.
Le 15, l'armée marcha à Gombito^ presque vis-
à-vis de Montodine-, où étoit le quartier général du
prince Eugène. M. de Vendôme marchoit à la tête avec
tous les grenadiers et les piquets de chaque bataillon.
Action de Montodine. — Le lendemain 16, ayant
appris que les ennemis occupoient, par un corps de
deux mille hommes, la partie du village de Montodine
qui est en deçà de la petite rivière du Serio, il les fit atta-
quer promptement par les grenadiers et les piquets.
Après un peu de résistance, nous les fîmes abandon-
ner le terrain, et nous leur fîmes repasser le Serio un
peu plus vite qu'ils ne le vouloient. Le prince Eugène
y étoit présent, qui s'hasardoit infiniment. Je le
1. Village à cinq kilomètres de Gastelleone.
2. Sur le Serio, au sud de Crème.
142 MÉMOIRES [Oct. 1705]
remarquai : il avoit un habit d'écarlate galonné d'or;
il étoit monté sur un cheval bai. Il fit tout ce qu'il
put pour empêcher ses soldats de plier. J'étois de
piquet : nous attaquâmes la gauche des ennemis, qui
perdirent dans cette action environ trois cents hommes ;
nous leur fîmes cent prisonniers.
Il est à remarquer qu'étant campés à Tormo*, nous
avions les Impériaux devant nous, et que, par notre
rapide marche, nous étions derrière eux, et que par
conséquent nous leur coupions les vivres. Ainsi le
dessein du général de l'Empereur étoit de passer le
Serio à Montodine pour tâcher de se mettre entre Cré-
mone et notre armée, et afin de se mettre à portée de
ses vivres : ce qui nous auroit jetés dans un terrible
embarras. Mais M. de Vendôme, par sa marche pré-
cipitée, non seulement rompit son projet, mais il
pensa mettre le prince Eugène dans la situation du
monde la plus triste ; car il fut contraint d'aller pas-
ser cette rivière ^ presque à sa source pour aller faire
subsister son armée du côté de Salo. C'est ce qui se
verra dans la suite. Ce prince se voyant donc prévenu
par notre général, il fit rompre, pendant la nuit du
16 au 17, le pont qu'il avoit fait construire à Monto-
dine, et, dès la petite pointe du jour, il marcha avec
beaucoup de diligence vers Crème, afin de pouvoir
passer le Serio sur le pont qui est près et sous le
canon de cette ville.
Canonnade près de Crame. — Le 18 au matin, la
tète de son armée commençoit à le traverser, et ses
1. Ci-dessus, p. 139.
2. Le Serio.
[Oct. 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 143
fourriers avoient déjà marqué son logement et ceux
des officiers généraux à San-Bernardino'^, village en
deçà du pont de Crème par rapport à nous, que ce
prince avoit choisi pour être son quartier général,
lorsque M. de Vendôme y arriva à la tête de la sienne.
Quelle fut sa surprise, lorsqu'il vit que nous nous pré-
parions à nous disposer d'attaquer son avant-garde,
et qu'on mettoit six pièces de canon sur le bord du
Serio pour foudroyer son armée, dont presque toute
l'infanterie remplissoit le terrain entre Crème et cette
rivière. Il ne perdit point de temps à faire repasser
ses troupes et à les faire éloigner de la portée de notre
mousqueterie et de nos canons. Il fit prudemment;
car notre canon ne laissa pas de leur tuer bien du
monde, comme je l'appris, le soir, d'un colonel des
troupes vénitiennes, qui ne me fit que répéter, pendant
la conversation que j'avois avec lui : 0 la bella cano-
nadaf II me dit qu'un seul boulet de notre canon avoit
tué six Allemands sur le pont. Le rempart, les maisons
et les clochers de la place de Crème étoient remplis
des bourgeois et des troupes des Vénitiens, persua-
dés qu'il y auroit une action générale entre les deux
armées. Nous eûmes dans cette affaire plusieurs gre-
nadiers de tués et de blessés ; le chevalier de Luxem-
bourg, et même le traître Golmenero, eurent le même
sort. A l'égard de la perte des ennemis, elle doit avoir
été très considérable, étant les uns sur les autres dans
un terrain fort serré entre Crème et la rivière pen-
dant notre canonnade.
1. Grosse commune rurale, à très peu de distance à l'est de
Crème.
144 MÉMOIRES [Nov. 1705]
Le lendemain 19, l'armée des ennemis quitta les
environs de Greme, pour remonter toujours le Serio,
afin de tâcher de trouver un endroit pour passer cette
rivière; les vivres commençoient à lui manquer.
M. de Vendôme, qui fut informé de sa marche, ne
jugea pas à propos de la suivre; il se contenta seule-
ment d'envoyer quelques troupes pour l'observer. Il
apprit que les Impériaux avoient enfin traversé le
Serio, la nuit du 210 au 211 , à Mozzanica^ vis-à-vis de
Gabiano, à huit grands milles de Greme ; que leur
infanterie l'avoit passé dans l'eau jusqu'à la ceinture,
et qu'ils alloient à Fontanella^. Notre général auroit
pu encore s'opposer à leur passage ; mais il ne voulut
pas hasarder une bataille dans le temps qu'il lui venoit
un secours considérable de Piémont, d'autant plus
que cette rivière est presque réduite à rien dans cet
endroit.
Le 21 , nous décampâmes de San-Bernardino, et,
après avoir changé deux fois ce même jour notre
camp, pour donner le change aux espions du prince
Eugène, nous fûmes camper devant Soncino, ayant
cette place derrière nous, notre droite à l'Oglio et
notre gauche à Ticengo.
Prise de Soncino. — Le 23, la grosse artillerie étant
arrivée, M. de Vendôme fit attaquer cette place, qui
se rendit six heures après. Je fus commandé à la tète de
cent hommes pour l'ouverture de la tranchée. La gar-
nison fut faite prisonnière de guerre ; il y avoit
1. Dans le Bergamasque, sur la rive droite du Serio, Gabiano
étant sur la rive gauche.
2. Bourg sur la route de Brescia par Chiari.
[Nov. 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 145
quatre cent cinquante hommes. J'étois logé dans un
couvent de capucins, à la portée du canon de cette
petite ville. Depuis sa prise, nous restâmes assez
tranquilles jusqu'au 8 de novembre, que notre armée
se remit en marche pour nous approcher des enne-
mis, qui, quelques jours auparavant, avoient passé
rOglio à côté d'Urago, au même endroit où notre
armée la passa, l'année 1701, pour aller se faire battre
à Chiari. En partant, nous laissâmes un gros de cava-
lerie aux environs de Soncmo, et onze bataillons dans
cette place et dans la communication de cette place à
rOglio.
Nous arrivâmes assez tard à Gividate^, qui fut le
quartier général et le centre de l'armée. Elle fut répan-
due le long de l'Oglio depuis Palazzolo jusqu'à Pume-
nengo'. Il y avoit quelques troupes des Impériaux
dans la partie de ce bourg qui est en deçà de la
rivière, qui se retirèrent à notre approche. Le dessein
de M. de Vendôme étoit de passer l'Ogho, afin de
s'approcher de l'armée ennemie pour la resserrer le
plus qu'il pourroit dans son camp. Cette armée avoit
sa droite à Urago et sa gauche à Castelcovati^, un navile
devant son front. Mais il tomba une si grande abon-
dance de pluie, que nos deux ponts furent rompus; ce
qui nous fit prendre le parti de faire des retranche-
ments aux endroits par où les ennemis auroient pu
tenter le passage de la rivière; car ils venoient de rece-
1. Cividate-al-Piano, sur la rive droite de l'Oglio, non loin
de Martinengo.
2. Sur la même rive que Cividate et à plusieurs kilomètres
en aval.
3. Village à une lieue au sud de Chiari.
II 10
146 MÉMOIRES [Nov. 1705]
voir les secours de troupes qu'ils attendoient. La pluie
fut si continuelle et si forte, que le Pô déborda avec
une si grande rapidité, que le Mantouan, le Grémonois,
le Parmesan et le Plaisantin furent inondés.
Le prince Eugène, voyant l'impossibilité qu'il y
avoit de s'établir dans le Mantouan et dans le Grémo-
nois, prit le parti, le 121 novembre, de se retirer dans
le Bressan, pour se mettre à portée de recevoir les
secours qui pouvoient lui venir d'Allemagne, et pour
être plus près de ses vivres ^ M. de Vendôme, ayant
su le même jour la retraite des ennemis, rassembla au
plus vite toutes ses troupes, qui étoient répandues le
long de rOglio. Son dessein étoit de passer cette
rivière à Ustiano, parce qu'il n'auroit pas été obligé
de passer la Mella, ce qui nous auroit fort abrégé le
chemin; mais les eaux avoient été si fort augmentées,
qu'il fut obligé de se fixer à la passer à Bordolano.
Ce fut le 1 6 que nous passâmes l'Oglio, après avoir
laissé neuf bataillons et quatre escadrons, aux ordres
de MM. de Médavy, de Toralva et Dillon, sur le haut de
cette rivière. Notre avant-garde poussa jusqu'à Verola-
Vecchia^, petite ville à la république de Venise. Les
troupes qui la gardoient firent d'abord quelques diffi-
cultés pour ouvrir les portes; mais, comme elles
apprirent que c' étoit la tête de notre armée, elles nous
en firent faire des excuses à la vénitienne, et elles
nous laissèrent le passage libre. Nous y séjour-
nâmes le 17.
Le 18, nous fûmes camper à Verola-DargiP, petit
1. Histoire militaire, t. IV, p. 618.
2. Dans le Bressan, entre Quinzano et Manerbio.
3. L'atlas de Bâcler d'Albe porte Verola-Alghise. C'est aujour-
[Nov. 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 147
bourg, aussi appartenant à la République, assez bien
bâti. M. de Gambara, comte du Saint-Empire, en est le
seigneur. M. de Vendôme ayant demandé, le soir pré-
cédent, au maréchal des logis de l'armée, où l'on
avoit marqué le camp pour le lendemain : « Monsei-
« gneur, lui dit-il, de la Vieille-Vérole vous irez à la
« Nouvelle. » Le mot dargil, en patois bressan, veut
dire nouveau. Cette réplique fit beaucoup rire, non
seulement tous les officiers qui étoient présents, mais
même ce prince, qui, selon la chronique scandaleuse,
avoit passé deux fois par rétamine^, et à qui il en
restoit encore un petit ressouvenir ^
J'étois logé dans ce bourg chez un bon prêtre, qui
me donna, et à mon camarade, bien à dîner. Après
notre repas, je fus au château. Nous y trouvâmes un
clavecin dans la grande salle; ce qui nous engagea à
faire un concert. Le concert fini, nous nous attendions
que le seigneur nous retiendroit à souper, après le plai-
sir que nous lui avions donné ; il se contenta de nous
venir conduire très poliment.
Le lendemain 19, nous décampâmes de bon matin.
Une partie de l'armée fut à Pralboino^, une autre
près de Cigole^ et l'autre à Manerbio, afin de pouvoir
d'hui Verola-Nuova, bourg sur le torrent du Stirone, à trois
kilomètres au nord de Verola-Vecchia.
1. On dit figurément qu'un homme a passé par l'étamine
pour dire qu'il a été bien purgé, bien nettoyé par les chirur-
giens. [Dictionnaire de Trévoux.)
2. Mémoires de Saint-Simon, éd. Boislisle, t. VI, p. 198-200.
3. Localité située sur la rive gauche de la Mella : ci-dessus,
tome I, p. 200.
4. Autrefois Zigoli, village à égale distance de Pralboino et
de Manerbio.
148 MEMOIRES [Nov. 1705J
passer la Mella, le 20, à ces trois endroits, ce que
nous fîmes, et, en deux jours de marche, nous nous
rendîmes à Asola\ où nous passâmes la Ghiese le 23,
pour aller camper à Casalmoro^. Je fus bien fâché du
fâcheux accident qui arriva à ce petit bourg le lende-
main, par rapport à mon hôte qui m'avoit fort bien
reçu : M. de Vendôme le fît mettre au pillage, et
ensuite il y fit mettre le feu, parce que des bourgeois
avoient assassiné deux de nos soldats, qui peut-être
le méritoient bien. Gasalmoro est aux Vénitiens. Notre
général ne les aimoit point ; il ne savoit que trop que
ces républicains favorisoient les Impériaux dans toutes
les occasions qui se présentoient.
Le 24, nous marchâmes à Medole^, où nous séjour-
nâmes le 25. Ce même jour, M. de Vendôme, escorté
par un gros détachement, fut à Gastiglione-delle-Sti-
viere pour reconnoître la situation des ennemis, qui
étoient postés entre Montechiaro et Garpenedolo, un
navile devant eux et la Ghiese derrière.
Le 26, l'armée fut joindre ce prince à Gastiglione.
Nous traversâmes une plaine pendant l'espace de deux
milles, ce qui nous fit marcher avec grande précau-
tion sur trois colonnes : la première, de toute l'infan-
terie, elle faisoit celle de la gauche ; la seconde, de
toute la cavalerie, qui faisoit le centre, et la troisième,
de tous les équipages, qui faisoit celle de la droite.
Nous prêtions le flanc aux ennemis, qui n'étoient pas
éloignés de nous.
1. Petite ville du Mantouan; le manuscrit porte Isola.
2. Tome I, p. 201.
3. Il a déjà été parlé des trois localités de Medole, Garpene-
dolo et Montechiaro dans le tome I, p. 201, 258 et 259.
[Nov. 1705] DU CHEVALIER DE QUINCY. 149
Toutes les fois que je passois dans cette plaine^ je
ne faisois que répéter à mes camarades : « Voilà un
a bel endroit pour donner une bataille rangée, d A la
fin, il s'en est donné une, que M. de Médavy gagna
contre le prince de Hesse-Gassel, un an après, comme
il se verra dans la suite ^.
Nous campâmes entre Castiglione et Solferino.
Le 27, nous séjournâmes. Je profitai de ce séjour
pour aller voir les dames religieuses de cette petite
ville. De la terrasse de leur jardin l'on voyoit l'armée
des ennemis, qui, le 28, abandonnèrent Carpenedolo
pour mettre la droite de leur armée à Montechiaro et
la gauche à Calcinato. Nous étions éloignés les uns
des autres de six milles; mais, comme Castiglione-
delle-Stiviere est élevé, nous voyions de cette ville
tous les mouvements des ennemis. M. de Vendôme
monta à cheval pour aller les reconnoître de plus près.
A son retour, il nous fit décamper pour marcher sur
la hauteur de Lonato^ Dès que nous y fûmes, nous
vîmes paroître l'armée des Impériaux, qui vinrent
porter promptement leur gauche à cette petite place,
et ils firent avancer un gros détachement d'infanterie
dans le fossé. Comme il faisoit un fort beau soleil,
c'étoit un véritable plaisir de voir ces deux armées si
près l'une de l'autre ; car notre droite étoit à la portée
1. Il est déjà venu à Castiglione en 1702 et en 1705 et y a
passé tout un quartier d'hiver en 1703. (Tome I, p. 256, 271
et 291, et ci-dessus, p. 89.)
2. Dans le récit de la campagne de 1706.
3. Petite ville sur la route de Brescia à Vérone. Une ligne
de collines, bordant la plaine dont il a été question plus haut,
la relie à Castiglione.
150 MÉMOIRES [Dec. 1705]
du fusil de leur gauche. Spectacle n'a jamais si bien
frappé les yeux ! Nous découvrions, sur la crête des
hauteurs où nous marchions, la tète et la queue de
leur armée, et, du même coup d'œil, nous voyions la
nôtre, qui s'avançoit fièrement vers elle. Nous crûmes
pendant quelque temps que le jour ne se passeroit
point sans une bataille. Leur cavalerie marchoit au
petit galop, le sabre à la main, que les rayons du
soleil faisoient reluire; mais, quelques coups de canon
et de fusil tirés de part et d'autre, tout se passa tran-
quillement. Messieurs les Vénitiens, à qui nous don-
nions de temps en temps des spectacles, étoient au
haut des clochers, des maisons et des murailles de
Lonato, pour satisfaire leurs curiosités. Ils ne voulurent
jamais laisser entrer les Impériaux dans leur place,
malgré toutes les instances qu'en fit le prince Eugène.
M. de Vendôme fut logé dans une mauvaise cas-
sine, sur ces hauteurs, du côté de Lonato, à la droite
de notre armée, dont la gauche s'étendoit à Esenta,
petit village*. Notre cavalerie resta à Rivoltella^, dont
on détacha deux brigades pour camper avec notre
infanterie à Esenta. Les ennemis avoient un petit
navile devant eux.
Quelques jours après que nous fûmes arrivés dans
ce camp, M. d'Estrades eut ordre de se rendre maître,
avec six bataillons, de Desenzano, qui appartient
aussi, comme il a été dit, aux Vénitiens. Ces Mes-
sieurs firent d'abord quelques difficultés; mais, comme
ils virent que l'on se préparoit à y entrer de force,
1. Hameau sur la route de Gastiglione à Lonato.
2. Sur le bord du lac de Garde, non loin de Desenzano.
[Janvier 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 151
ils nous ouvrirent les portes. Le comte de Médavy
marcha avec deux mille chevaux et quatre mille
hommes d'infanterie à Torbole^ dans le Bressan, afin
de serrer davantage les derrières des Impériaux et
leur ôter la communication de Brescia.
Nous restâmes dans cette situation jusqu'au 26 dé-
cembre, que notre armée décampa en plein jour, tam-
bour battant, pour aller dans ses quartiers d'hiver.
En vérité, il étoit temps; car, depuis que le régiment
étoit sorti de Castiglione-delle-Stiviere, le 10 mai
1703, nous n'avions eu que quinze jours en tout de
quartier d'hiver, qui étoit à Novare. Les ennemis,
qui avoient entendu battre notre générale, notre
assemblée et le drapeau, et qui nous virent mettre
en bataille, s'y mirent aussi, ce qui nous fit croire
qu'ils attaqueroient notre arrière-garde; mais ils se
contentèrent seulement de la canonner.
M. de Vendôme resta jusqu'au 3 de janvier à Gas-
tiglione, afin d'être à portée de savoir le parti que
prendroient les Impériaux, qui prirent aussi celui de
se retirer dans leurs quartiers. Ils n'avoient pas à
choisir; car il ne leur restoit que Montechiaro, Carpe-
nedolo, Galcinato, Gavardo^, Breno^ et Salo, petites
villes et bourgs de la dépendance de la république de
Venise. Le prince Eugène envoya le général Patte ^
avec quinze cents chevaux dans le Véronois.
1. Torbole-Casaglia (ci-dessus, p. 99], au sud-est de Bres-
cia, sur la route de Greme.
2. Ci-dessus, p. 94.
3. Bourg dans les montagnes, au nord du lac d'Iseo, sur le
haut Oglio.
4. D'après les Mémoires de Sourches (t. IX, p. 158 et 167,
152 MÉMOIRES [Janvier 1706]
On peut dire que M. de Vendôme, par sa prudence,
sa fermeté et sa valeur, étoit venu à bout de ce qu'il
vouloit faire, qui étoit d'avoir réduit les Impériaux à
reculer jusqu'aux montagnes du Bressan. Ils n'étoient
pas plus avancés qu'au commencement de la première
campagne d'Italie. Je le répète encore : qu'on exa-
mine bien tous les mouvements, toutes les actions et
toutes les marches de cette campagne, on trouvera
qu'elle est une des plus brillantes, et où sa science et
son expérience dans l'art militaire ont le plus excellé.
Auparavant de nous venir joindre à Mantoue, qu'il
avoit choisi pour son quartier général, et qui fut celui
du régiment, il examina la situation des quartiers des
Allemands, et il fit dès lors ce beau projet de les
battre à l'entrée de la campagne suivante : ce qu'il
exécuta, comme je le ferai voir, si le bon Dieu me
prête vie.
En entrant à Mantoue, nous trouvâmes la troupe
des comédiens de cette ville qui alloient à Castiglione;
M. de Vendôme les avoit mandés.
Distribution des quartiers d'hiver. — Nos troupes
furent répandues à Desenzano. Gastighone, Gastel-
goffredo, Medole, Gastellaro^ la Volta^, Pozzolengo^,
Solferino, Gavriana, Ponti*, Monzambano, Goito, Gaz-
note), c'était un Lorrain, qui avait monté par tous les grades
jusqu'à celui de sergent général; il reçut de l'Empereur un
titre de baron. On écrivait le plus souvent Patay, et c'est l'or-
thographe de notre auteur.
1. Tome I, p. 286.
2. Volta-Mantuana, au nord de Goito.
3. Dans le Bressan, entre Solferino et Peschiera.
4. Ponti-sul-Mincio, non loin de Peschiera, avec un pont sur
le fleuve et un autre sur le torrent du Ballino.
[Janvier 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 153
zuolo, GazzoldoS Rivarolo-di-Fuori ^ Rivalta et la
Madonna^, la Mirandole, Révère, Ostiglia, Borghetto,
Bardolino, ValeggioS Modène, Mantoue, Marmirolo,
Ustiano, Volongo% Acqua-Negra^ Reggio, Crémone,
San-Martino-del-Bozzolo, Soncino, Robecco'^, Bordo-
lano, Ganneto, Bozzolo^ et Sabionette^.
Je fus très touché, en arrivant à Mantoue, d'ap-
prendre que le second bataillon du régiment, dont
malheureusement j'étois, étoit destiné à être en gar-
nison au Bourg-Saint-Georges, qui étoit au delà du
lac^^. Ainsi nul commerce avec la ville dès que la nuit
étoit venue. Je trouvai sur le pont, qui a un bon demi-
mille de longueur et qui fait la communication de ce
1. Sur la route de Bozzolo à Goito.
2. Dans le Crémonais, au sud de Bozzolo.
3. La Madonna-delle-Grazie, à l'entrée du lac de Mantoue
(tome I, p. 209;; Rivalta est un peu plus haut, sur le Mincie.
4. Borghetto et Valeggio sont vis-à-vis l'un de l'autre sur le
Mincio; Bardolino est dans le Véronais.
5. Village du Bressan, près d'Ustiano.
6. Dans le Mantouan, près du confluent de la Chiese et de
l'Oglio.
7. Robecco-d'Oglio, dans le Crémonais, sur la route de Cré-
mone à Brescia.
8. Gros bourg fortifié sur la route de Mantoue à Crémone ;
San-Martino-del-Bozzolo est un village situé à peu de distance
au sud-est de Bozzolo.
9. L'état détaillé des quartiers d'hiver est donné dans V His-
toire militaire de Quincy, t. IV, p. 620-622; il est curieux de
remarquer que le régiment de Bourgogne n'y est pas men-
tionné, tandis qu'un autre état, publié dans les Mémoires mili-
taires, t. V, p. 758-759, d'après l'original du Dépôt de la
guerre, indique bien le régiment comme cantonné à Mantoue.
10. Borgo-San-Giorgio, sur la rive est du lac, communiquait
avec la ville par un pont de bateaux.
154 MÉMOIRES [Février 1706]
bourg avec la ville, le commandant du fort, qui me
pria, et mes camarades, à souper chez lui. Il nous fit
très bonne chère, et bien boire. J'étois logé dans une
si mauvaise maison, qui n'avoit ni porte ni fenêtre,
que, le lendemain, je me réveillai avec un bon rhume.
Piqué au vif de ce logement, je fus à la ville trouver
le marquis de Soyecourt, qui me dit sur-le-champ :
« Consolez-vous, je vous ai fait garder un apparte-
« ment. » En effet, un aide-major du régiment me
mena à mon logement, qui étoit près de la place du
palais du duc ; je m'y trouvai logé comme un petit roi.
Quelques jours après, un comte de mes amis me pré-
senta à plusieurs dames ; elles parloient presque toutes
le françois : ainsi nous ne fûmes pas longtemps sans
faire connoissance.
Un capitaine du régiment se trouva logé par hasard
chez une comtesse (les comtes et les comtesses y
pleuvent de toutes parts, dans ce pays d'Italie) ; elle
étoit de Casai -Montferrat. J'avois fait connoissance
avec elle, deux ans auparavant, lorsqu'elle étoit fille ^ ;
je n'avois point eu aucune de ses nouvelles depuis ce
temps. Quelle fut donc ma surprise, en allant voir
mon ami, de trouver une personne que j'avois fort
aimée ! Mes feux se réveillèrent, et je ne cessai, pendant
tout le temps que nous avons resté à Mantoue, de lui
marquer combien je lui étois attaché. Je m'étois fait
ami de son mari, qui étoit amoureux comme un fol
d'une cantatrice appelée la Santine^ : ainsi il étoit
charmé de l'assiduité que j'avois auprès de sa femme ;
1. Tome I, p. 320-321.
2. Tome I, p. 320.
[Février 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 155
cela faisoit diversion. Un jour qu'il étoit chez sa maî-
tresse, un officier qu'elle aimoit y arriva. La jalousie
s'empara de mon Italien ; il en fit des reproches des
plus vifs à la Santine. Le François crut être insulté de
la scène qui se passoit devant lui ; il envoya promener
le comte, qui voulut en avoir raison. Le duc de Man-
toue, ayant été averti sur-le-champ de ce qui venoit
de se passer, fit ordonner les arrêts à son sujet, et
M. de VraignesS qui commandoit les François, en
ordonna autant à l'officier. Cette aventure me fit une
peine extraordinaire : le comte aux arrêts chez lui
m'incommodoit fort ; nous ne pouvions, la comtesse
et moi, nous faire l'amour que par nos regards. Quelle
triste situation ! L'Italien, de son côté, s'ennuyoit fort
chez sa femme ; absent de sa belle cantatrice, il ne
faisoit que soupirer. Un jour, il me prit à part, et il
me dit : a Mon ami, ne pourrois-je pas sortir pour
« aller voir la personne que vous savez? » — « Oui,
« lui répliquai-je; il s'agit de savoir auparavant si vous
« êtes dans l'intention de vous battre avec cet officier ;
a car, si vous êtes dans ce sentiment-là, je vous con-
« seille de ne point sortir; vous encourriez la dis-
« grâce de votre souverain. » — « Me battre! me
« répondit-il ; je n'en ai aucune envie. » — « En ce
« cas, vous pouvez sortir. Mais surtout prenez garde
« que personne ne vous voie dans les rues. » J'ajou-
tai à ce discours que l'on ne mettoit aux arrêts les
personnes que pour les empêcher d'en venir aux der-
nières extrémités. Notre conversation finie, il partit
1. Henri de Pingre de Vraignes, ancien lieutenant-colonel
du régiment de Louville, était maréchal de camp depuis le
26 octobre 1704.
156 MÉMOIRES [Mars 1706]
sur-le-champ pour aller voir sa maîtresse. Malheureu-
sement pour lui, le duc le sut; il envoya un de ses
gardes pour l'arrêter et le mener en prison. Je fus
informé dans le moment du triste accident de mon
cher comte. Je l'aimois véritablement; je ne perdis
point de temps à faire agir tous mes amis, et surtout
notre commandant, pour les engager à solliciter le
duc de Mantoue afin de le faire sortir. Ce prince fut
inexorable; le pauvre comte fut huit jours en prison.
Je l'allois voir tous les jours exactement ; mais j'étois
encore plus exact à aller voir sa femme, pour tâcher
de la consoler de l'absence de son mari. L'officier qui
avoit eu des paroles avec lui, n'étant point de la gar-
nison, eut ordre de s'en retourner à son régiment. Il
ne fut pas plus tôt parti, que le comte sortit de prison ;
il ne cessa depuis de voir la Santine, et moi ma chère
comtesse, jusqu'à notre départ pour la campagne.
Auparavant d'en faire le détail, il est nécessaire de
dire ce qui m'arriva le jour que M"'® la duchesse de
Mantoue, fille du duc d'Elbeuf et de M'^^ de Navailles\
fit son entrée dans sa capitale pour la première fois.
Les rues étoient bordées des deux côtés de tous les
régiments d'infanterie qui composoient la garnison de
1. Suzanne-Henriette de Lorraine, fille de Charles III de
Lorraine, duc d'Elbeuf (1620-1692), et de Françoise de Mon-
taut-Navailles, sa troisième femme, avait épousé Ferdinand-
Charles IV, duc de Mantoue, le 8 novembre 1704. Saint-Simon
a raconté [Mémoires, éd. Boislisle, t. XII, p. 238-249) les péri-
péties de ce mariage, célébré incognito, « avec tant d'indé-
cence, » dans une auberge de Nevers, le 7 octobre 1704, mal-
gré la défense expresse de Louis XIV à M™*^ d'Elbeuf, et
renouvelé à Tortone, le 8 novembre, par l'évêque de cette
ville.
[Mars 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 157
cette ville. Pendant que j'étois à la tête de ma compa-
gnie avec le comte, qui m'étoit venu trouver, M. de
Mursay, lieutenant général des armées et neveu de
M'"^ de Maintenon, fort ratier de son naturel, m'en-
voya dire par un de ses laquais qu'il me faisoit com-
pliment de ce que j'étois si bien avec le mari de ma
maîtresse. Ce butor de domestique, qui ne connoissoit
point le comte, me rendit ce compliment si haut, que
le pauvre comte ne l'entendit que trop. Mais, sans
s'en fâcher, il me dit qu'il étoit surpris qu'un aussi
grand prince que Louis XIV se servît d'un si grand
fol et d'un si petit sujet pour être à la tête de son
armée. La réplique étoit bonne, et son indiscrétion
bien payée. Je ne sais si elle lui a été rapportée; en
ce cas, ce général ne s'en est point vanté ^.
Le soir même de l'entrée de IVP® la duchesse de
Mantoue, le feu prit si violemment dans le quartier où
j'étois logé, que, sans le régiment, une partie de la ville
auroit été brûlée : ce qui fut un mauvais présage pour
cette princesse, qui fut obligée, aussi bien que le duc
son mari, d'abandonner Mantoue à la fin de la cam-
pagne de 1706, pour se retirer à Padoue, après notre
malheureuse affaire de Turin ; et depuis ils n'y ont
jamais retourné^.
1. « Mursay, » dit Saint-Simon (t. XIV, p. 78), « étoit brave
et point mauvais officier, mais gauche, bête, inepte au dernier
point, » et les anecdotes qu'il raconte à son sujet confirment
l'épithète de « ratier » (tome I, p. 181) que vient de lui donner
notre chevalier.
2. Le duc se retira à Padoue, et y mourut le 5 juillet 1708,
l'Empereur s'étant emparé de ses États. Quant à la duchesse,
elle se réfugia en Lorraine, où elle mourut en 1710; le prince
Eugène lui avait obtenu de l'Empereur une pension de vingt
158 MÉMOIRES [Avril 1706]
Nous eûmes, pendant notre quartier d'hiver, opéra,
comédie et bal; et, comme les spectacles finissent en
Italie le dernier jour du carnaval, pendant le carême
le duc de Mantoue donnoit dans son palais des orato-
rios; c'est ce que nous appelons en France des con-
certs spirituels. Il y avoit des rafraîchissements pour
les spectateurs. Ce prince étoit lui-même à la porte
où ces oratorios se donnoient, pour fiaire entrer qui
bon lui sembloit. Un jour que j'y allois avec ma com-
tesse et que je lui donnois la main, je voulus me reti-
rer dès que je l'aperçus. Il me dit : Signore, entrate
colla signora contessa. Va hene ! un cavaliero col una
dama. Ainsi les plaisirs, les conversations et les
sociétés ne nous manquoient pas dans cette belle et
ancienne ville, où les dames sont belles, spirituelles
et d'une très aimable conversation. Aussi fûmes-nous
très fâchés de quitter une ville si agréable.
Deux jours auparavant de sortir de notre garnison,
mille livres, [Mémoires de Saint-Simon, édit. Boislisle, t. XIV,
p. 450-451.) — C'est par erreur que dans le tome I, p. 208,
nous avons dit que le duc mourut à Venise le 30 juin; il était
à Padoue, lorsqu'il fut pris, le 4 juillet, d'une indisposition
qui l'emporta en peu d'heures. [Gazette de 1708, p. 358.)
M. le comte Horric de Beaucaire a bien voulu nous communi-
quer ce curieux passage d'une lettre écrite, le 6 juillet, au Roi
par le comte de Gergy, ministre de France à Venise : « Je
prends la liberté de dépêcher mon secrétaire à Votre Majesté
pour l'informer de la mort de M. le duc de Mantoue, qui
arriva hier jeudi au matin si subitement, que ce prince n'a pas
eu le temps seulement de faire son testament ni aucune dispo-
sition, mais quasi pas même celui de mettre ordre à sa con-
science, n'ayant congédié toutes ses demoiselles que la nuit du
matin qu'il est mort... » (Affaires étrangères, vol. Mantoue 45,
fol. 94.)
[Avril 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 159
pour commencer cette funeste campagne de 1706, un
garde de M. le duc de Mantoue assassina M. de
la Fond\ capitaine du Colonel général 2, fils de l'in-
tendant d'Alsace^. Voici le fait. Ce jeune officier, ayant
un peu trop dîné avec ses camarades, trouva, comme
il sortoit de l'endroit où il s'étoit si bien accommodé,
un Juif. Il pria cet homme un peu trop vivement de
lui procurer une fille. Ce Juif étoit l'intime ami du
garde, qui, sans s'informer de ce dont il étoit question,
fut prendre sa carabine, mit en joue M. de la Fond,
et lui fit sauter la cervelle. L'action faite, le garde fut
se jeter aux pieds de son souverain pour lui demander
sa protection, et permission de rester dans son palais.
Le duc de Mantoue, qui aimoit ce coupe-jarret (l'on
prétend qu'il se servoit de ce misérable pour abréger
les formalités de la justice), le fit cacher dans son
palais. Informé de ce crime, M. de Vendôme fit
demander poliment cet assassin à M. de Mantoue pour
en faire faire la justice qu'il méritoit. Ce prince envoya
dire à notre général que c'étoit en se défendant que
son garde avoit tué ce jeune homme, et que cet offi-
cier s'étoit attiré lui-même cette triste affaire; qu'ainsi
il ne pouvoit pas le lui faire remettre, d'autant plus
que son garde s'étoit sauvé de son palais, et qu'il avoit
1. N. de la Fond, second fils de l'intendant; ses deux autres
frères servaient dans l'infanterie et eurent des régiments.
2. Ce régiment de cavalerie, ancien corps weymarien passé
au service de France, avait été donné à Turenne en 1651 et
prit le nom de Colonel général en 1657, lorsque le maréchal
fut revêtu de cette dignité; il le conserva jusqu'en 1790.
3. Claude de la Fond avait eu l'intendance d'Alsace et de
l'armée d'Allemagne en janvier 1698, mais l'avait quittée, sur
sa demande, en novembre 1699.
160 MÉMOIRES [Avril 1706]
même abandonné la ville. M. de Vendôme lui envoya
dire que tous les officiers françois étoient si fort irri-
tés de cet assassinat, qu'il ne pouvoit point répondre
de ce qui en arriveroit, et qu'il l'avertissoit que, s'il
ne lui remettoit cet homme, il ne seroit pas lui-même
en sûreté dans son palais, et qu'en attendant il jugeoit
à propos de faire environner son palais de tous les
grenadiers de la garnison. Ce prince, se voyant
enfermé, et en prison, pour ainsi dire, dans son
propre palais, au milieu de ses sujets et de sa capi-
tale, et étant persuadé que M. de Vendôme ne se
relâcheroit point, fut obligé, malgré l'attachement
qu'il avoit pour son garde, de plier. Il le fît donc
remettre à notre grand prévôt de l'armée. Son procès
fut bientôt fait ; il fut condamné à être passé par les
armes, ce qui fut exécuté le jour d'auparavant que je
sortis de Mantoue. Je n'approuve point qu'on le fît
passer devant le palais du prince, lorsqu'on le mena
sur le rempart pour cette exécution. On auroit pu lui
épargner ce chagrin. Tous les bourgeois de Mantoue
étoient charmés de ce que les François les avoient
délivrés d'un si mauvais garnement, et ils ne ces-
soient de louer la police et la sûreté que nous avions
mises dans leur ville, et la fermeté de M. de Vendôme
dans cette affaire. Aussi étoit-il si fort aimé des Man-
touans, qu'il y avoit eu une foule extraordinaire de
monde dans les rues, le soir de son arrivée de France,
qui ne cessoit de crier : « Vive le grand duc de Ven-
« dôme^ ! » Il est certain que la présence de ce prince
1. On a déjà vu (tome I, p. 204) qu'on lui avait fait une
réception pareille en mai 1702, lorsqu'il était venu pour la
première fois à Mantoue.
[Avril 1706] BU CHEVALIER DE QUINCY. 161
fit beaucoup plus de plaisir à la noblesse, aux bour-
geois et au menu peuple, que celle de leur souverain
même : marque que la vertu est toujours célébrée de
toutes les nations.
Le soir de son retour, après avoir eu la bonté de
s'informer de nos santés, il nous dit : « Messieurs, je
« vous conseille de vous reposer; car, dans trois
« jours, nous aurons besoin de vous. » Il nous tint
parole, comme je le ferai voir dans la relation de la
campagne de 1706.
il
162 MÉMOIRES [Avril 1706]
CAMPAGNE DE 1706.
Autant la campagne précédente avoit été glorieuse
aux armes du Roi en Italie, autant celle-ci va être
honteuse à la nation Françoise et aux officiers géné-
raux, quoique le commencement en a été des plus
éclatants. Qui auroit cru que, après la victoire rem-
portée à Calcinato, où l'armée de l'Empereur fut mise
en déroute, nous aurions été obligés, à la fin de cette
campagne, d'abandonner un si beau pays et n'en pas
même garder un pouce de terre, à l'exception de
Mantoue et de Crémone, qui se rendirent un an après,
d'autant plus que les Impériaux n'avoient pas un seul
poste en Italie après la bataille de Calcinato? Quelle
révolution ! Il en arriva de même, pendant cette fatale
année, en Espagne et en Flandre. Il est étonnant que
la France ait pu s'en relever : ce qui doit apprendre à
nos voisins que ce royaume est inépuisable en res-
source.
Le 17 avril 1706, notre régiment et le reste de la
garnison de Mantoue se mirent en marche pour aller
camper à Goito. Je restai ce jour-là dans cette pre-
mière ville, avec plusieurs autres officiers, pour voir
un opéra nouveau, intitulé : le Grand Constance \ qui
1. Opéra italien, qui sans doute ne fut pas représenté en
France, car la partition n'en existe pas à la bibliothèque de
[Avril 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 103
devoit se représenter le soir pour la première fois.
Nous en fûmes très contents ; la fameuse Santine ^ s'y
fit admirer à son ordinaire. Je remarquai que le duc
de Mantoue, qui y étoit, étoit fort triste et rêveur;
c'étoit le même jour que son garde avoit été exécuté-.
Le 18, je partis de grand matin; j'arrivai à Goito
dans le moment que le régiment sortoit de son camp.
Nous arrivâmes un peu avant la nuit à un demi-quart
de lieue en deçà de Castiglione-delle-Stiviere, où nous
trouvâmes la plus grande partie des troupes qui
dévoient composer notre armée assemblée ; elle devoit
être de soixante-sept escadrons et de cinquante-huit
bataillons. M. de Vendôme arriva deux heures après
nous. Il fit marcher aussitôt l'armée ; l'infanterie
traversa le bourg de Castiglione, et la cavalerie, ayant
fait le tour, vint joindre l'infanterie à un quart de
lieue au delà de cette petite ville. La nuit fut très
froide; on nous avoit défendu de faire du feu.
Bataille de Calcinato. — Le 19, à la petite pointe
du jour, l'armée se mit en marche du côté de Calci-
nato^, qui est à deux lieues et demie de Castiglione et
qui étoit un des quartiers des Impériaux, aussi bien
que Montechiaro, Carpenedolo, Gavardo, Breno et
Salo, comme je l'ai remarqué en parlant des quartiers
l'Opéra ; il n'en est même pas fait mention dans le Dictionnaire
des Opéras de Félix Clément.
1. Ci-dessus, p. 154.
2. Ci-dessus, p. 158-160.
3. VHistoire militaire de Quincy (t. V, p. 81) raconte les
divers stratagèmes employés par Vendôme pour faire croire
aux ennemis que sa santé et le manque d'approvisionnements
l'empêchaient d'entrer tout de suite en campagne.
164 MÉMOIRES [Avril 1706]
d'hiver qu'ils prirent à la fin de la campagne dernière^ .
Nous arrivâmes à huit heures, c'est-à-dire la tête de
l'armée, à un quart de lieue de Galcinato. Gomme il
faisoit un beau soleil, nous aperçûmes l'infanterie des
ennemis, qui n'a voit rien su de notre marche, qui se
mettoit en bataille précipitamment sur la hauteur qui
est à côté de Galcinato. Nous restâmes un quart d'heure
à faire halte; nous en profitâmes pour déjeuner. Le
projet de M. de Vendôme avoit été d'abord d'attendre
que toute son armée fût arrivée pour attaquer les
ennemis ; mais, jugeant, par les mouvements qu'ils
faisoient, qu'ils avoient été surpris, il fit marcher sans
perdre de temps trente-quatre bataillons qui étoient
arrivés, pour charger les Impériaux. Notre régiment,
qui étoit de la brigade de la Vieille-Marine, étoit de ces
bataillons^. M. de Montgon, lieutenant général, remon-
tra à M. de Vendôme qu'il étoit plus prudent d'at-
tendre que le reste de son armée fût arrivé pour
combattre les ennemis. « Eh bien ! Monsieur, lui
« répliqua le prince, allez le chercher, et, auparavant
« qu'il soit arrivé, et vous, j'aurai battu les ennemis; »
ce qui arriva effectivement.
Il est nécessaire de parler ici, premièrement, de la
situation où les ennemis nous attendirent, et ensuite
de leur disposition.
Galcinato est un bourg qui appartient aux Vénitiens
et qui est situé au bas d'une petite montagne, sur
laquelle il y a un château assez bien fortifié. La rivière
1, Ci-dessus, p. 151.
2. Cette brigade était formée de trois bataillons de la Marine,
d'un de Béarn et de deux de Bourgogne, sous le commande-
ment du comte du Bourk (ci-après, p. 166).
[Avril 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 165
de la Chiese passe derrière ce château ; il y avoit un
pont au-dessous et un autre à San-Marco^ Les Alle-
mands étoient maîtres seulement du bourg, où ils
avoient fait un chemin couvert bien palissade. A
l'égard du château, il y avoit environ cent cinquante
soldats vénitiens en garnison. Entre Calcinato et la
montagne où l'infanterie des ennemis s'étoit rangée
en bataille, il y avoit un ravin assez profond; à la
gauche de l'infanterie allemande, une plaine, où M. de
Falkenstein^, qui commandoit la cavalerie allemande,
la fit mettre en bataille, sur la même Hgne à peu près
que son infanterie.
Après que nous eûmes passé un petit ruisseau, nous
ne perdîmes pas de temps à nous former sur deux
lignes, et sur-le-champ nous grimpâmes la montagne,
non sans quelque difficulté, car il y avoit des endroits
fort escarpés. Ce qu'il y a de surprenant est que le
régiment du Colonel général^ marchoit sur notre droite
et à la même hauteur que nous, et qu'il chargea en
même temps les Impériaux, qui nous attendirent à la
portée du pistolet pour faire leur décharge. Comme
nous avions ordonné à nos soldats de ne point tirer,
ils en eurent ensuite bon marché ; car ils entrèrent la
baïonnette au bout du fusil dans leurs bataillons, qui
furent bientôt renversés et poursuivis vivement du haut
de la montagne jusqu'en bas. Il ne faut pas s'étonner s'il
1. Ponte-San-Marco, à quelque distance au nord de Calci-
nato, à l'endroit où la route de Brescia à Vérone traverse la
Chiese.
2. Sans doute Jean-Léopold-Donat de Trautson, comte de
Falkenstein, qui était grand chambellan de l'Empereur.
3. Colonel général de la cavalerie, ci-dessus, p. 159.
166 MÉMOIRES [Avril 1706]
y en eut beaucoup de tués. Comme notre brigade for-
moit la gauche de l'infanterie, elle eut ordre de ne
point poursuivre les ennemis, mais de rester sur la
hauteur d'où nous les avions chassés. Cet ordre fut un
bonheur pour la brigade d'Anjou^, qui a voit été des-
tinée pour l'attaque du bourg de Calcinato. Elle fut
vive; les Impériaux, qui n'avoient d'autre retraite que
par ce bourg et par le pont de San-Marco, firent bor-
der le chemin couvert d'une partie de cette infanterie
que nous avions chassée, qui repoussa vigoureusement
cette brigade. J'en avertis M. du Bourk^, notre briga-
dier, qui sur-le-champ fit marcher notre brigade.
Ayant joint celle d'Anjou, elles attaquèrent conjointe-
ment ensemble les ennemis dans leur chemin couvert,
que nous forçâmes. Ensuite, nous marchâmes au châ-
teau, dont nous nous serions aussi emparés sans M. du
Bourk, qui nous en empêcha. Les soldats vénitiens
ne faisoient que nous crier : « San-Marco ! »
Après avoir passé le pont de la Ghiese à Calcinato
même, nous suivîmes les ennemis pendant trois heures
par une chaleur terrible, les officiers à pied, nos che-
1. Tome I, p. 323. Elle se composait de deux bataillons
d'Anjou, deux de Mirabeau, un de Bigorre et un de Vivarais,
sous le commandement de M. de Maulévrier. [Mémoires mili-
taires, t. VI, p. 623.)
2. Walter, comte du Bourk, ancien lieutenant-colonel anglais,
qui commandait depuis 1699 un régiment irlandais de son
nom, servait en Italie depuis 1701 et était brigadier du
10 février 1704. Passé en Espagne en 1707, il devint maréchal
de camp en 1709 et mourut en mars 1715. Il ne faut pas le
confondre avec ce Toby, chevalier du Bourk, dont Saint-
Simon a raconté l'existence aventureuse : Mémoires, éd. Bois-
lisle, t. XII, p. 444-448.
[Avril 1706] DU CHEV.\LIER DE QUINCY. 167
vaux ne nous ayant rejoints qu'à notre retour de la
poursuite des ennemis. Si notre cavalerie s'étoit com-
portée aussi bien que l'infanterie, il est à présumer
que toute cette armée auroit été anéantie. M. de Fal-
kenstein, qui, comme j'ai dit, commandoit celle des
Allemands, ne voulant pas donner le temps à sa cava-
lerie de voir la déroute de son infanterie, la fit mar-
cher au petit galop pour combattre la nôtre, qui, au
premier choc, fut renversée et poussée vigoureuse-
ment jusqu'à une haie, derrière laquelle le régiment
de Solre*, qui venoit d'arriver, s'étoit mis en bataille.
Il arrêta les cuirassiers : ce qui donna le temps à notre
cavalerie de se rallier, et de marcher ensuite contre
eux avec la brigade du Perche - et quelques escadrons
de cavalerie et de dragons que M. de Vendôme envoya
à son secours fort à propos. M. de Falkenstein fut
pris, comme je l'ai entendu dire à lui-même, par nos
fuyards, en poursuivant, trop vivement pour un géné-
ral, notre cavalerie. Celle des ennemis, voyant la
défaite de son infanterie et s'apercevant que la nôtre ^,
s'étant ralliée, marchoit à elle, soutenue d'un corps
d'infanterie, elle prit le parti de la retraite, ou plutôt
d'une véritable fuite. La nôtre la suivit promptement,
et, en la poursuivant, elle trouva l'infanterie que nous
avions battue un peu en deçà de Monte-Rosato^, qui,
1. Tome I, p. 328.
2. Le régiment du Perche, formé en 1644, ne portait ce
nom que depuis 1690; il prit celui de Lorraine en 1744. Le
colonel était M. Cotron.
3. Notre cavalerie.
4. Il semble que notre auteur ait fait ici confusion entre
Monte-Rosato, hameau situé entre Lonato et Padenghe, près
168 MÉMOIRES [Avril 1706]
jointe avec le reste de l'infanterie ennemie qui n'avoit
pas pu arriver à Galcinato, faisoit un corps considé-
rable et respectable, d'autant plus qu'elle forma sur-
le-champ un bataillon carré. Elle marchoit lentement
dans une plaine ; mais MM. d'Albergotti, le comte de
Mursay et le chevalier de Luxembourg ordonnèrent à
notre cavalerie d'aller à toute bride sur ce bataillon,
malgré le feu continuel qui en sortoit ; elle entra et
elle pénétra dedans. La plus grande partie fut tuée, et
le reste, ayant mis les armes bas, demanda quartier^
Cette dernière action coûta aux ennemis plus de deux
mille hommes au moins de tués, beaucoup de blessés,
presque tous leurs équipages pris, trois mille prison-
niers, six pièces de canon, douze étendards, vingt-
cinq drapeaux. Nous ne perdîmes de notre côté qu'en-
viron mille hommes, tant tués que blessés. Il n'y a
rien d'extraordinaire, puisque les Impériaux, après
notre première attaque, ne songeant qu'à se retirer,
ne se défendirent que foiblement, et que nous n'avions
à faire qu'à la moitié de leur armée. Cette moitié alloit
à quatre mille chevaux et à douze mille hommes d'in-
fanterie. Elle étoit commandée par M. de Reventlaw,
qui étoit Danois^. Le reste de cette armée ayant dis-
paru, M. de Vendôme fît retourner la sienne à Calci-
du lac de Garde et à l'est de Galcinato, et le bourg de Rezzato,
à l'ouest du champ de bataille, sur la route de Brescia; c'est
dans cette dernière direction qu'eut lieu cet épisode final du
combat.
1. Relation de Vendôme : Mémoires militaires, t. VI, p. 151.
2. Christian, comte Reventlaw (1671-1738), avait amené en
1702 un contingent danois à l'Empereur. Le prince Eugène lui
avait confié pendant l'hiver le commandement des troupes du
Bressan, comme feld-maréchal-lieutenant.
[Avril 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 169
nato, où elle coucha sur le premier champ de bataille ^
Gomme j'étois logé dans ce bourg auprès de notre
général, et que nos cantines étoient vides, je fus sou-
per chez ce prince, où je mangeai de bon appétit.
M. de Vendôme a voit fait mettre M. de Falkenstein à
sa droite, auprès de lui, et les autres officiers ennemis
de distinction étoient à table entremêlés avec les offi-
ciers françois; et, après avoir bu à la santé du pre-
mier, il ordonna tout haut qu'on apportât du vin de
Bourgogne et du vin de Champagne à M. de Falkens-
tein. Ce général remercia M. de Vendôme, en lui disant
qu'il ne buvoit point de vin et qu'il n'en avoit jamais
bu. « Gomment, dit ce prince, un Allemand ne boire
c( point de vin! Gela est surprenant. Qu'on lui donne
« donc de l'eau de Nochère. » Gette excellente eau
venoit d'une fontaine à deux lieues de Rome, très
renommée par rapport à sa bonté et à sa fraîcheur-.
Après que l'on eut un peu mangé et un peu bu, l'on
commença à parler de ce qui s'étoit passé pendant la
bataille. M. de Falkenstein nous avoua franchement
qu'il étoit très mécontent de tous les officiers généraux
1. Sur la bataille de Calcinato, on peut voir les nouvelles
apportées par M. de Maulévrier dans le Journal de Dangeau,
t. XI p. 84-85, les Mémoires de Sourches, t. X, p. 63-64, et la
Gazette, p. 213-216; la relation officielle du duc de Vendôme,
dans les Mémoires militaires, t. VI, p. 145-152, et dans
Sourches, p. 69-73; une autre relation détaillée, dans le Mer-
cure d'avril. Le récit de V Histoire militaire de Quincy n'est que
la paraphrase de la lettre de Vendôme.
2. Nocera-Umbra, petite ville de la province de Pérouse,
au pied des montagnes d'Ombrie et à une assez grande dis-
tance de Rome, où se trouve une source d'eau minérale renom-
mée dès le XVI® siècle.
170 MÉMOIRES [Avril 1706]
de son armée, qu'aucun n'avoit paru durant toute
l'action, sans en excepter M. de Reventlaw. « Et,
« dit-il, si j'avois été secondé, nous n'aurions pas
« perdu cette bataille; car. Monseigneur (adressant
« la parole à M. de Vendôme), j'ai bien étrillé votre
« cavalerie, et je l'aurois menée encore plus loin, si
« quelques-uns des fuyards de ce corps ne m'avoient
« fait prisonnier. Ce sont d'honnêtes gens, poursui-
« vit-il ; car ils se sont contentés de prendre dans mes
« poches tout ce que j'y avois; mais ils m'ont laissé
« mes habits et ma croix. » Il étoit chevalier de l'ordre
Teutonique^ M. de Vendôme lui demanda si le prince
Eugène arriveroit bientôt. « Monseigneur, lui répon-
« dit-il, nous l'attendions ce soir, et, en cas qu'il soit
« arrivé, il sera sans doute surpris de la déroute de
« son armée. » Nous apprîmes depuis qu'il étoit
arrivé dans le temps même de la plus grande déroute^.
Jugez quelle fut sa surprise et le chagrin qu'il eut
d'avoir resté trois ou quatre jours de plus qu'il ne
devoit à Vienne ; car je ne doute point qu'il n'eût pris
d'autres précautions que n'en avoit pris M. de Re-
ventlaw^.
1. Fondé en 1190 en Palestine, cet ordre militaire fut trans-
féré en Prusse en 1309 pour y combattre les païens. En 1525,
le grand maître Albert de Brandebourg se fit luthérien et
sécularisa les biens de l'ordre, qui ne fut plus qu'un corps
militaire au service de la Prusse. Ceux qui en faisaient partie
portaient, comme signe distinctif, l'ancienne croix pattée de
sable de l'ordre chargée d'une croix potencée d'or.
2. Saint-Simon dit : le lendemain du combat (t. XIII, p. 351).
3. « Ce qui avoit retardé le prince Eugène, c'est qu'il n'avoit
jamais voulu partir, avant d'avoir vu ses recrues, ses renforts
et l'argent qu'il avoit demandé fort avancé vers l'Italie. »
[Ibidem, p. 352.)
[Avril 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 171
Après le discours de M. de Falkenstein, M. de Ven-
dôme se mit à rire de tout son cœur, en regardant le
chevalier de Broglie, lieutenant général des armées du
Roi^ « Eh bien! dit-il, chevalier, vous avez voulu
« faire valoir les prérogatives de la cavalerie; vous
« m'avez forcé à changer ma première disposition.
« J'avois fait mettre les régiments de dragons en
fi première ligne; vous avez voulu que votre cava-
« lerie prit leur place ^ ; vous voyez ce qui vous en
« est arrivé. » — « Cela veut dire, répliqua le cheva-
« lier de Broglie, que, si nous avions été bien battus,
« Monseigneur en seroit charmé. » — « Non, en
« vérité, lui répondit M. de Vendôme; mais je ne suis
« pas fâché que vous ayez essuyé ce petit malheur. »
Il faut cependant rendre justice à cette cavalerie ; elle
le répara bien en attaquant le bataillon carré. M. de
Vendôme dit encore à M. de Falkenstein : « Monsieur,
« la vanité du prince Eugène est la cause de la déroute
« de son armée. Il a voulu étendre ses quartiers plus
« que n'avoit fait M. de Linange ; il les a poussés par
« une pointe dans nos quartiers mêmes. C'est, répli-
« qua-t-il, la plus grande faute qu'un général puisse
fi faire de s'établir ainsi. S'il étoit là présent, je le lui
1. Ci-dessus, p. 42; le chevalier de Broglie n'était encore
que maréchal de camp; il faut remarquer que ci-dessus, p. 168,
notre auteur n'a pas parlé du chevalier de Broglie comme
commandant de la cavalerie, mais du chevalier de Luxembourg.
2. On peut voir dans le P. Daniel (t. II, p. 451-453) les
règlements de 1678, 1690 et 1708 qui subordonnaient les dra-
gons à la cavalerie légère pour la hiérarchie des corps, mais
laissaient cependant au général toute faculté pour faire mar-
cher les dragons en tête de la cavalerie, s'il le jugeait à pro-
pos pour le bien du service.
172 MÉMOIRES [Avril 1706]
« dirois à lui-même. Vous voyez, Monsieur, que cette
« disposition lui coûte la défaite de son armée. » Le
prince Eugène fît cette même faute, l'année 1712,
avant l'affaire de Denain. Il avança ses postes au milieu
de nos places, savoir : Marchiennes, Denain, le Ques-
noy et Landrecies, faute dont le maréchal de Villars
profita habilement. J'en parlerai dans le temps.
Nous restâmes à Calcinato jusqu'au 21 , que nous
allâmes camper à Mocasina'*, que nous quittâmes le
2l2 pour aller attaquer les ennemis, qui étoient campés
sur les mêmes hauteurs de Moscolino, où nous avions
campé au commencement de la précédente campagne^.
Les Impériaux avoient commencé à s'y retrancher. Le
lendemain 23, nous devions les attaquer à la pointe
du jour ; mais ils décampèrent à sept heures du soir
si précipitamment, qu'ils abandonnèrent une partie de
leurs équipages et plusieurs chariots. M. de Vendôme,
qui en fut averti, les suivit avec un détachement de
mille chevaux et avec tous les grenadiers de l'armée.
Il marcha toute la nuit, et il arriva le 24, sur les huit
heures du matin, près de Salo. Le provéditeur vint
au-devant de lui, qui lui dit que l'arrière-garde de
l'armée des Impériaux avoit traversé à six heures du
matin cette petite ville. Comme le chemin depuis Salo
jusqu'à Maderno est fort étroit et est toujours sur le
bord du lac de Garde, le chevalier de l'Aubépin, qui
commandoit nos galiotes, les fit canonner pendant
deux ou trois heures. M. de Vendôme, ayant appris
qu'ils avoient du canon à leur arrière-garde, ordonna
1. Hameau sur la Chiese, à mi-chemin entre Bedizzole et
Gavardo.
2. Ci-dessus, p. 94.
\
[Avril 1706] DU CHEV.y.IER DE QUINCY. 173
à M. d'Albergotti de se mettre à la tête des grenadiers
pour tâcher de le leur enlever.
Voici enfin notre nec plus ultra, le terme de notre
bonheur et le commencement de nos malheurs, com-
mencement qui, je puis le dire, a été la cause funeste
de la perte générale de toute l'Italie. Ce fut un mal-
heur pour la France et pour la gloire de nos armes,
qui, depuis que M. de Vendôme commandoit en Italie,
avoient acquis une si belle réputation, ce fut un mal-
heur, dis-je, de ce que ce prince avoit donné ce com-
mandement à M. d'Albergotti, qui, voulant apparem-
ment faire parler de lui, donna dans une des plus
belles embuscades. Le prince Eugène, voyant que
notre Italien le suivoit vivement, l'attira dans un
endroit de la montagne qui lui parut très avantageux
pour le faire repentir de sa témérité. Cet endroit est
comme un amphithéâtre qui s'élève d'un grand ravin,
par où il falloit nécessairement que nos grenadiers
passassent pour attaquer les ennemis, qui étoient en
bataille sur plusieurs lignes sur cet amphithéâtre. Le
feu dura cinq ou six heures, sans que nos grenadiers
pussent jamais gagner un pouce de terrain ; ce qui
obligea M. d'Albergotti et M. de Ceberet de se retirer,
après avoir perdu l'élite de nos grenadiers ^ M. de
Berthelot-, colonel du régiment de Bretagne-infante-
1. Les Mémoires militaires (t. VI, p. 153) ni V Histoire mili-
taire de Quincy (t. V, p. 87) ne parlent pas d'embuscade, mais
disent seulement que l'arrière-garde ennemie s'étant retran-
chée derrière un ravin on ne put la déloger et qu'il fallut
abandonner la poursuite.
2. Michel-François Berthelot de Rebourseau (1675-1734)
avait le régiment de Bretagne depuis 1704; il le quittera en
1719 en devenant maréchal de camp.
174 MÉMOIRES [Avril 1706]
rie, y fut blessé. Nous avions fait, pendant cette
marche, auparavant de cette belle action, environ
mille prisonniers et beaucoup d'officiers, et nous leur
avions pris dans Salo les équipages qui n'avoient pas
pu suivre.
Le prince Eugène n'ayant plus rien à craindre sur
la gauche du lac de Garde à notre égard, il ne perdit
point de temps à faire embarquer plusieurs bataillons
pour les envoyer de l'autre côté du lac, afin de s'em-
parer au plus vite du poste de la Ferrare^. M. de Ven-
dôme, qui connoissoit aussi bien que lui l'importance
de ce poste, envoya vingt-deux bataillons et un régi-
ment de dragons pour occuper ledit poste auparavant
que les Impériaux y arrivassent. Malheureusement
pour nous, M. d'Albergotti fut encore chargé de cette
expédition. Notre régiment étoit de ces vingt-deux
bataillons. Nous partîmes le 25 à la petite pointe du
jour, et nous fîmes une si grande diligence que, après
avoir passé le Mincio à Ponti^, nous arrivâmes à
Cavaione ^ , village qui est entre le lac de Garde et l' Adige,
à quatre heures du soir; ainsi, nous avions presque
fait trente milles. Après m'ètre un peu reposé, je m'en
allai à l'ordre. M. d'Albergotti le donnoit; je m'aper-
çus dès ce moment que ce général n'avoit pas tant
d'esprit qu'on le croyoit : je n'ai jamais entendu don-
ner l'ordre si mal, ni avec des termes si embrouillés
et une répétition continuelle^. Le fait est qu'il fit un
1. Il a déjà été question de la montagne de la Ferrare en
1703, lors de l'expédition du Trentin : tome I, p. 290.
2. Ci-dessus, p. 152, note 4.
3. Cavaione-Veronese, dans le district de Caprino.
4. Fénelon [Correspondance , t. I, p. 504) représente Alber-
[Avril 1706J DU CHEVALIER DE QUINCY. 175
détachement de toutes les compagnies de grenadiers
des vingt-deux bataillons qui étoient à ses ordres et
de tous les piquets, auxquels il mit doubles officiers,
pour partir à l'entrée de la nuit, afin que, à la petite
pointe du jour, nous puissions nous emparer du poste
de la Ferrare. J'étois de ce détachement. Nous mar-
châmes et nous montâmes, pendant toute la nuit, par
un chemin fort étroit et fort escarpé. Comme le jour
commençoit à paroitre, nous aperçûmes deux batail-
lons ennemis à deux cents pas de nous. Ces deux
bataillons étoient du régiment d'Harrach; le comte
d'Harrach^, qui en étoit colonel, le commandoit. Ses
mouvements furent si beaux, qu'il en imposa à M. d'Al-
bergotti. A mesure que nous avancions pour l'atta-
quer, il se retiroit lentement, et de temps en temps
il faisoit faire halte à ses deux bataillons et demi-tour
à droite, comme si son dessein étoit de nous attendre,
ce qui nous faisoit marcher avec plus de précaution
et retardoit notre marche. Aussitôt que ces deux
bataillons furent proches d'un ravin, ils se précipi-
tèrent du haut en bas, toujours en bataille, et ils grim-
pèrent la montagne de la Ferrare, qui étoit à l'oppo-
site de celle qu'ils venoient d'abandonner, et, lorsqu'ils
furent à demi-côte, ils firent demi-tour à droite, et ils se
mirent en bataille comme s'ils vouloient nous attendre
de pied ferme dans cette situation. Nous les suivions
assez vivement, la baïonnette au bout du fusil, et nous
gotti comme « ambigu dans ses conseils et dans ses ordres,
quelquefois extraordinaire dans ses projets. » Au contraire,
Saint-Simon ne parle que de sa valeur et de ses « grands
talents pour la guerre. »
1. Ci-dessus, p. 23.
176 MÉMOIRES [Avril 1706J
commencions, après avoir passé le ravin, à monter
la montagne où ils nous attendoient, pour les attaquer :
nous fûmes bien surpris de l'ordre de notre pauvre
général, qui, craignant apparemment d'essuyer la
même disgrâce qu'il avoit eue en deçà de Salo*, nous
fît faire halte, demi-tour à droite, et nous fit remon-
ter cette montagne que nous venions de descendre.
Dès que nous eûmes gagné le haut, il nous fit travail-
ler à nous retrancher, et sans savoir quel parti il pren-
droit, et dans une irrésolution extraordinaire. Tantôt
il vouloit nous faire marcher aux ennemis, et tantôt il
prenoit le parti contraire. Nous entendions qu'il disoit
et qu'il répétoit souvent : « Mais il n'y a que ces deux
« bataillons! » Enfin il envoya un aide de camp à
Cavaione, où nos bataillons étoient restés, pour don-
ner ordre à autant de piquets que nous étions de nous
venir joindre. Les deux bataillons impériaux, charmés
de notre belle manœuvre, gagnèrent à leur aise le
sommet de la montagne de la Ferrare, et, pour en
imposer davantage à notre Pantalon, ils jouoient la
navette pour lui faire croire qu'il leur arrivoit beau-
coup de bataillons. Ce ne fut que le soir qu'il leur en
arriva huit, comme nous l'apprîmes le soir même de
plusieurs déserteurs. Le renfort des piquets, qui nous
arriva sur les deux heures après-dîné, ne nous donna
pas plus d'hardiesse pour marcher aux ennemis :
nous restâmes tout le reste du jour à nous regarder,
les Impériaux et nous. Pour surcroît de bonheur, la
pluie nous prit à dix heures du matin, et elle ne nous
quitta point qu'après notre retour dans notre camp.
1. Ci-dessus, p. 173.
[Avril 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 177
Nous nous mîmes en marche à l'entrée de la nuit pour
nous y en retourner; bonne précaution, car les enne-
mis n'auroient pas été si complaisants que nous : ils
nousauroient certainement attaqués dans notre retraite.
Nous fûmes bien heureux de sauver deux vits-de-
mulet^ que nous avions menés avec nous. La faute de
ne point nous emparer du poste de la Ferrare, comme
il nous étoit aisé de le faire, nous coûta bien cher ;
elle ne contribua pas peu à la perte de l'Italie, La rai-
son en est simple : avec dix bataillons seulement pos-
tés à la Ferrare, nous aurions empêché une armée de
cent mille hommes de pénétrer de ce côté-là, et il en
fallut quarante pour défendre le poste de Cavaione,
qui est à quatre heues plus en deçà que la Ferrare.
Les trente bataillons de plus auroient été dispersés le
long de l'Adige, ce qui auroit augmenté beaucoup les
difficultés au prince Eugène de passer cette rivière, ce
qu'il fit fort aisément, comme nous le dirons dans la
suite. Deux jours après la cacade^ de M. d'Albergotti,
M. de Vendôme vint nous voir; il nous parut très
mécontent de ce général.
Le lendemain 30 de l'arrivée du duc de Vendôme,
nous fûmes camper à Rivoli, qui est presque vis-à-vis
de la Ghiusa^, parce que les Impériaux, qui avoient
1. On appelait ainsi des canons de petit calibre, employés
surtout comme pièces de montagne.
2. Nous avons déjà eu cette expression dans le tome I,
p. 282.
3. La Chiusa était un défilé fort étroit frayé par l'Adige
entre des rochers escarpés, et où passait la route de Vérone à
Trente; dès l'époque romaine, un château y avait été bâti pour
défendre le passage, et un village s'était établi à l'entrée de la
gorge.
II 12
178 MÉMOIRES [Mai-Juin 1706]
reçu un renfort considérable, faisoient mine de vou-
loir passer l'Adige à ce dernier bourg. Toute l'armée
françoise fut dispersée le long de l'Adige; ce prince
prit toutes les précautions possibles pour empêcher
les Allemands de passer cette rivière.
Ce fut dans ce camp de Rivoli que nous apprîmes
la levée du siège de Barcelone par le roi d'Espagne^;
elle s'étoit faite la nuit du 1 1 au 1 21 de mai; et ensuite
la nouvelle de la perte de la bataille de Ramillies,
qui se donna le 23 du même mois^. Un marchand
françois établi à Vérone nous en donna la première nou-
velle. Les ennemis firent des réjouissances de ces deux
malheureuses affaires en notre présence. Nous pré-
vîmes dès lors les malheurs qui alloient nous accabler.
Le duc de Vendôme ne fut pas longtemps sans rece-
voir une lettre du Roi, par laquelle il le prioit très
instamment de venir se mettre à la tête de l'armée de
Flandre, en ajoutant qu'il étoit seul capable de redon-
ner courage aux troupes qui composoient cette armée,
dont la terreur panique s'étoit glissée, non seulement
dans l'esprit du soldat et de l'officier particulier, mais
encore dans l'esprit des officiers généraux^.
1. Mémoires de Saint-Simon, éd. Boislisle, t. XIII, p. 396-399.
2. Ibidem, p. 371 et suivantes.
3. Chamillart avait d'abord écrit, le 10 juin, à Vendôme
pour lui annoncer l'intention du Roi de le charger de réparer
les fautes du maréchal de Villeroy; mais ce fut seulement le
24 juin que Louis XIV lui adressa la lettre officielle. Elles se
trouvent toutes deux dans la copie de la correspondance de
Vendôme, ms. franc. 14178, fol. 76 v° et 85 v°. Les réponses
du duc au Roi et au ministre ont été publiées dans les Mémoires
militaires, t. VI, p. 639-643. Le Roi disait : « La nécessité
d'avoir en Flandres un général à la tête de mes armées, qui
[Juin 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 179
Nous le vimes donc partir, ce prince, non sans en
être vivement touchés. Auparavant de son départ, il
est nécessaire de dire les mouvements des deux armées.
Le prince Eugène ayant reçu tous les renforts qu'il
attendoit, par lesquels son armée étoit beaucoup supé-
rieure à la nôtre, d'autant plus qu'on avoit été obligé
d'en détacher dix mille hommes pour aller renforcer
l'armée qui faisoit le siège de Turin, il fit tous les pré-
paratifs nécessaires pour passer l'Adige, et M. de Ven-
dôme prit toutes les précautions convenables pour s'y
opposer. Il nous fit décamper de Rivoli pour aller
occuper les hauteurs de Cavaione, toujours aux ordres
de M. d'Albergotti, qui nous fit faire un retranche-
ment depuis le lac de Garde jusqu'à l'Adige. Nous
travaillâmes jours et nuits jusqu'à sa dernière perfec-
tion : cent mille hommes ne nous y auroient pas for-
cés. Malgré la bonté de ce retranchement, il nous en
fit faire un double, et je crois que nous y travaille-
rions encore, si M. de Vendôme, qui avoit appris son
inquiétude outrée, ne nous en eût débarrassés. Vérita-
blement il nous avoit mis sur les dents; il ne nous
laissoit dormir ni jour ni nuit. Ce prince nous envoya
M. Dillon pour commander en sa place. Ce dernier se
contenta de trente bataillons, et il en envoya dix à
M. de Vendôme. Nous commençâmes alors de goûter
un peu de repos. J'étois logé à Bardolino', village
situé sur le bord du lac de Garde ; j'avois la plus belle
puisse redpnner de la confiance aux troupes et arrêter le cours
des progrès de celles de mes ennemis, m'a déterminé à vous
tirer d'Italie. »
1. Village du Véronais, célèbre par ses vins, situé entre
Garda et Peschiera.
180 MÉMOIRES [Juillet 1706]
vue du monde. L'air y étoit excellent. J'allois me pro-
mener à un couvent de Gamaldules qui n'en étoit
qu'à un pas, d'où la vue étoit encore plus diversifiée.
Nous y restâmes jusqu'au 1 6 de juillet, qu'il en fallut
partir assez précipitamment pour se retirer derrière
leMincio. Nous repassâmes cette rivière à Monzambano,
à l'endroit même où le régiment de Bretagne avoit
empêché, l'année précédente, le prince Eugène de la
passer ^ et où les Impériaux la passèrent en 1701.
Nous étions aux ordres de M. de Mursay, qui étoit
logé dans une assez grande maison. Il y avoit une
grande salle où, d'un côté, ce passage du prince
Eugène étoit représenté sur la muraille, peint à
fresque, et vis-à-vis étoit représentée l'armée fran-
çoise, qui paroissoit être dans l'indolence malgré ce
passage des Impériaux ; M. le maréchal de Gatinat
paroissoit seulement être occupé à regarder une grosse
vivandière habillée à la romaine. Un petit amour vol-
tigeoit au-dessus de la vivandière, qui lançoit un trait
au général des François.
En nous retirant de notre camp de Gavaione, nous
apprîmes la cause de notre retraite précipitée, qui
étoit que le prince Eugène, après avoir fait plusieurs
mouvements pour donner l'échange^ au duc de Ven-
dôme, avoit enfin passé l'Adige le 1 3, à Garpi, au même
endroit où il avoit passé cette rivière la première
année de cette guerre, et où M. de Saint-Frémond
fut battu. G'étoit encore lui malheureusement qui
1. Ci-dessus, p. 89,
2. Les lexicographes de l'époque signalent comme défec-
tueux cet emploi d'éc/iange pour change.
[Juillet 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 181
étoit chargé de défendre ce passage ; il y a des gens
destinés pour être malheureux. Le général Patte avoit
passé l'Adige, avec le corps de troupes qu'il comman-
doit, dès le 7 juillet, à Masi\ vis-à-vis la Badia^ où il
nous fit quelques prisonniers^.
Nous ne restâmes que deux jours sur le Mincio.
Nous en partîmes le jour même (qui étoit le 1 9) que
M. le duc d'Orléans et le maréchal de Marcin, nos
nouveaux généraux, dévoient faire la revue des troupes
répandues le long de cette rivière. Le prince Eugène,
sans perdre de temps, après son passage de l'Adige,
marcha du côté du Pô. Gomme il avoit fait ramas-
ser beaucoup de barques et de bateaux sur le Tar-
taro, à Bosaro'*, et les ayant fait charger de grena-
diers, il fit descendre, pendant la nuit du 16 au
17 de juillet, sa petite armée navale sur le canal
de Polesella^, qui se rend dans le Pô, et, après
avoir fait traverser cette rivière à ses barques, ses
grenadiers débarquèrent de l'autre côté sans aucune
opposition de notre part; car le régiment de Senne-
terre-dragons ^, ayant été surpris, ne songea qu'à la
retraite. Le prince Eugène fit travailler sur-le-champ
à faire construire un pont pour faire passer son armée.
1. Dans le Padouan, en aval de Legnago et de Carpi.
2. Badia-Polesine, dans la province de Rovigo, presque à
l'endroit où l'Adigetto se sépare de l'Adige.
3. Histoire militaire de Quincy, t. V, p. 140-141.
4. Village de la Polesine de Rovigo, au sud de cette ville,
entre le Tartaro et le Pô.
5. Ce canal joint le Tartaro au Pô et tire son nom du village
de Polesella.
6. Régiment formé en 1675, et que M. de Senneterre avait
vendu depuis janvier 1705 au marquis de Bélabre.
182 MÉMOIRES [Juillet 1706]
Elle ne fut pas plus tôt au delà du Pô, qu'il la fit mar-
cher dans le Ferrarois.
Pour nous, de Monzambano nous fûmes camper à
Pradella, près Mantoue^ Je profitai de cette occasion
pour aller voir la chère comtesse-. Je dînai chez elle
avec son mari. L'on me fit beaucoup de reproches de
ce que je n'étois pas venu les voir une seule fois
depuis le commencement de la campagne, comme les
autres officiers qui étoient venus voir leurs amis. Je
m'étois fait un système, dès que nous étions sortis du
quartier d'hiver, malgré la grande tendresse que j'avois
pour mes maîtresses, de ne point les aller voir pen-
dant toute la campagne : je craignois toujours qu'il
n'arrivât quelque affaire lorsque j'aurois été absent 3.
Après dîné, nous montâmes, le comte, la comtesse et
moi, dans leur calèche, pour aller à leur maison de
campagne, qui étoit à une lieue de Mantoue; nous
y fîmes collation. Ensuite ils me menèrent à notre
camp, où je leur dis un éternel adieu. J'en fus très
touché ; ils me parurent tous deux fort fâchés de mon
départ.
Le lendemain %0, nous fûmes camper à San-Nicolo,
près du Pô, dans le Serraglio^, et le jour d'ensuite,
2i1 , après avoir passé cette rivière ^, nous campâmes à
San-Benedetto, qui est une abbaye magnifique^. Je vis
1. Petit village qui donnait son nom à la principale porte de
Mantoue : tome I, p. 204, 207 et 248.
2. Ci-dessus, p. 154-156.
3. Déjà dit, tome I, p, 269.
4. Hameau de la rive gauche du Pô, en aval de Borgoforte
et en face d'une île très importante.
5. Sur un pont de bateaux, à Corregioli.
6. San-Benedetto-del-Po, dans le Mantouan, sur la route de
[Juillet 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 183
la chapelle où est enterré le prince de Gommercy tué
à la bataille de Luzzara^ ; son épée nue étoit suspen-
due par une corde sur sa tombe. Nous y séjournâmes
le 22 juillet. Le lendemain 23, nous nous retirâmes à
Guastalla. Nous nous retranchâmes sous le canon de
cette place, où je vis pour la première fois le duc
d'Orléans, depuis que j'étois sorti de France, et le
maréchal de Marcin. En deux jours de temps, notre
retranchement fut parfait. Nos généraux s'imaginoient
que les Allemands nous y viendroient attaquer^. Mais
le prince Eugène, guidé par sa fortune, avoit un autre
dessein; il ne fut pas longtemps sans l'exécuter.
Après que ce prince eut fait quelques séjours dans le
Ferrarois, et qu'il eut reçu tous les renforts qu'il atten-
doit, et que son artillerie l'eut joint, il marcha, le
24 juillet, à Final-de-Modène~, sur le Panaro, et il y
resta jusqu'au 27. Aussitôt qu'il fut arrivé dans ce
camp, il envoya un détachement pour s'emparer de
la Goncordia, sur la Secchia. La garnison, qui étoit de
quarante hommes, fut faite prisonnière de guerre.
Le 28, à la petite pointe du jour, il décampa, et il
arriva à neuf heures du matin à Santo.
La nuit du 28 au 29, il passa la Secchia près San-
Martino^, sa cavalerie à gué et son infanterie sur un
Mantoue à la Mirandole. Ce bourg avait pour origine une
abbaye de bénédictins fondée en 1007 par Thibaut de Canossa,
aïeul de la grande comtesse Mathilde. On l'appelait aussi Pade-
lirone ou Polirone, parce qu'il était situé entre le Pô et le tor-
rent du Lirone. (Aug. Lubin, Abbatiarum Italise brevis nodtia,
p. 237.)
i. Tome I, p. 235.
2. Histoire militaire de Quincy, t. V, p. 146.
3. Village sur la inve gauche de la rivière.
184 MÉMOIRES [Août 1706]
pont. Il séjourna le 30 à San-Martino, et, le 31 de
juillet, il fut camper sur le canal de Ledo, près de
Carpi.
Le % d'août, M. Patte fut détaché avec huit batail-
lons, trois régiments de cavalerie et huit pièces de
canon pour investir la Mirandole, dont la garnison se
rendit, après deux jours de tranchée ouverte, pri-
sonnière de guerre. C'étoit le chevalier du Metz qui y
commandoit; il n'avoit que le régiment de Vexin,
composé d'un seul bataillon, dont il étoit colonel, pour
toute garnison. Le prince Eugène ayant pourvu cette
place, et voulant exécuter le grand dessein qu'il avoit
de pénétrer en Piémont, il décampa le 7 août, et il
marcha sur la Parmeggiana, pour faire croire à nos
généraux que son projet étoit de nous attaquer dans
notre camp de Guastalla, et, pour mieux cacher son
dessein, il envoya un gros détachement assez près de
nos retranchements, qui fit ensuite l'arrière-garde de
son armée, qui marcha le 8 vers Reggio, nous ayant
laissés sur sa droite. Il arriva le 9 à une demi-lieue de
cette ville, et il commanda au général Kirkbaum de
marcher avec un gros détachement, le 1 1 , pour l'atta-
quer. M. de Narbonne, lieutenant-colonel de Mirabeau,
y commandoit ; il n'avoit que cinq cents hommes pour
garder la ville et le château. Le peu de troupes qu'il
avoit l'obligea d'abandonner la ville après que les
batteries des Impériaux eurent renversé quelques
toises de la muraille, pour se retirer dans le château,
qu'il rendit après deux jours de tranchée ouverte.
Il fut fait prisonnier de guerre avec sa garnison * .
1. Histoire militaire, t. V, p. 147.
[Août 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 185
Laissons aller le prince Eugène en Piémont tout à
son aise, et parlons un peu de nos mouvements.
Aussitôt que nos généraux eurent appris le véri-
table dessein des Impériaux, et qu'ils étoient en pleine
marche pour aller secourir le duc de Savoie, ils prirent
le parti, non de les suivre du même côté du Pô, comme
M. de Vendôme leur avoit conseillé, et dont il leur
avoit donné l'exemple dans cette belle marche que fit
M. de Stahremberg deux ans auparavant, quoique
M. de Vendôme n'eût point de cavalerie^; ils prirent
au contraire le parti de passer le Pô sur notre pont
de Guastalla, et de se rendre en Piémont, toujours
cette rivière entre les deux armées : conduite des plus
prudentes et des plus sages. Nous jugeâmes dès lors,
par ce projet timide, de leur peu de capacité, et qu'ils
se défioient de leur science dans l'art militaire. Je suis
persuadé que M. de Vendôme les auroit toujours suivis
de si près, qu'il auroit appesanti leur marche et qu'il
auroit chargé plus de dix fois leur arrière-garde;
mais nous étions de bonnes gens. Ce fut encore alors
que nous regrettâmes notre général, et que nous nous
échappâmes contre le maréchal de Villeroy^ d'avoir
été la cause véritable de ce que le Roi nous l'avoit ôté.
Après que nous eûmes passé le Pô, je fus com-
mandé, à la tête de cent hommes, pour marcher sur
la rive gauche de cette rivière, afin d'examiner et
d'empêcher l'ennemi de la passer pour nous inquiéter
dans notre marche, jusqu'à l'endroit où nous devions
1. Tome I, p. 335-346, et spécialement p. 343.
2. On a vu que le chevalier, de longue date, n'aimait pas Vil-
leroy : tome I, p. 84.
186 MÉMOIRES [Août 1706]
camper. Arrivé, je fus rendre compte au chevalier de
Luxembourg, aux ordres de qui nous étions. Il me
fît mille compliments et mille politesses d'avoir si bien
exécuté ses ordres. Je fus charmé de son discours
obligeant ; mais, un moment après, arriva un sergent
qui vint lui rendre compte aussi de ce dont il avoit
été chargé. Quelle fut ma surprise alors, lorsque je l'en-
tendis faire le même discours et le même compliment
qu'il m'avoit fait ! Je fus pénétré et touché du peu de
distinction qu'il mettoit entre un capitaine et un ser-
gent. On m'a dit depuis qu'il auroit eu les mêmes
politesses envers un savoyard. 11 est nécessaire cepen-
dant qu'un officier général mesure ses termes selon le
grade des personnes à qui il parle.
Nous partîmes donc le 1 7. En deux jours de marche
nous arrivâmes à Crémone ; nous y trouvâmes quan-
tité de chariots, sur lesquels les soldats qui ne pou-
voient point marcher se mirent. Nous forçâmes nos
marches, afin de regagner les deux que le prince
Eugène avoit gagnées sur nous, et afin d'arriver plus
tôt que lui devant Turin.
Ce prince passa, le 1 4, la Lenza ; il resta jusqu'au
soir près de cette petite rivière. Il fit quatre camps*
pour arriver à Stradella. M. de Saint-Amour, grand
partisan^, faisoit toujours l'avant-garde de son armée
avec un corps de troupes. Gomme l'ennemi ne trou-
voit aucun obstacle dans toutes ses marches, il arriva
1. C'est-à-dire quatre étapes; il campa quatre fois.
2. Il avait le rang de colonel dans les troupes impériales, et
le bruit de sa mort avait couru après Calcinato, Il fut employé
en Hongrie en 1711 avec le grade de général, et on le retrouve
lieutenant-feld-maréchal en 1734, à l'armée d'Italie.
[Août 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 187
facilement à Gastelnuovo, sur la Bormida', le 25,
pendant que son avant-garde passoit cette rivière à
Bosco-, après qu'on y eut fait plusieurs ponts. Le 26,
le prince Eugène, l'ayant passée, fut camper à Castel-
laccio^; il y séjourna le 27, et, le 28, il fut camper à
Masio^ près le Tanaro^ Le 29, il passa cette rivière,
et, après avoir ordonné que l'on envoyât les gros
bagages et les malades à Albe, il partit de ce camp
pour aller joindre M. de Savoie, qui étoit venu
au-devant de lui près de Carmagnole ^ L'entrevue de
ces deux princes se fit dans une prairie près de cette
ville, et, après s'être embrassés plusieurs lois, ils se
rendirent à la Motta', quartier général du duc de
Savoie.
Le 3 1 , l'armée ennemie vint camper à Villa-Stellone ^ .
Le 1^' septembre, M. de Savoie fut joindre avec sa
cavalerie l'armée impériale, qui fit une triple salve
d'artillerie et de mousqueterie en réjouissance de cette
jonction. Le 2, les deux princes allèrent entre Quiers^
et Turin pour observer de dessus les hauteurs nos lignes
de circonvallation. Le 4, l'armée ennemie décampa de
1. Non pas sur la Bormida, mais sur la Scrivia, au nord de
Tortone.
2. Nouvelle erreur : c'est l'Orba que les Impériaux passèrent
aux environs de Bosco.
3. Sur la rive droite de la Bormida (tome I, p. 347-348).
4. Entre Asti et Alexandrie.
5. Histoire militaire, t. V, p. 149.
6. Dans le Piémont, sur la rive droite du Pô, en amont et
au sud de Turin.
7. Hameau près de Carmagnole.
8. Sur le Pô, entre Moncalieri et Carignan.
9. Chieri, à l'est de Turin, sur la route d'Asti.
188 MÉMOIRES [Août 1706]
Villa-Stellone ; elle passa le Pô sur deux ponts que le
duc de Savoie y avoit fait construire, et elle alla cam-
per dans la plaine de Millefleurs^, après avoir passé
la petite rivière de Sangon^.
Auparavant de continuer à faire le détail du reste
des mouvements des ennemis et de ce qui se passa
avant la bataille de Turin, il est à propos de revenir
à ceux que nous avons faits.
Après que le duc d'Orléans eut gagné les deux jours
de marche que les Impériaux avoient sur nous, il
mesura nos marches et nos camps selon les mouve-
ments que les ennemis faisoient, afin de les empêcher
de passer le Pô.
Le 20 août, qui est le jour que nous devions aller
camper près de Pavie, je m'en allai, avec un capitaine
de notre régiment, deux heures auparavant que notre
armée se mît en marche, pour aller voir la Chartreuse
de Pavie. La Bussière nous avoit priés de le prendre
en passant; comme nous le trouvâmes encore au lit,
nous jugeâmes à propos de continuer notre chemin
sans lui. Nous arrivâmes de bonne heure à la Char-
treuse, qui est à deux lieues de la ville. C'est le plus
beau couvent que j'aie jamais vu. L'église est magni-
fique ; elle est toute revêtue de marbre ; il y a de très
beaux bas-reliefs, beaucoup de statues fort estimées.
Chaque chartreux a sa maison, où il y a appartement
d'hiver et appartement d'été. Il y a des fontaines et
des jets d'eau dans chaque maison^. Après que nous
1. Mirafiori, au delà de la Sangone, en vue de Turin.
2. Petit affluent de la rive gauche du Pô. — Voyez Y Histoire
militaire, t. V, p. 150.
3. On trouvera dans le Grand dictionnaire géographique de
[Août 1706] DU CHEV.M.IER DE QUINCY. 189
eûmes satisfait notre curiosité, le Père procureur, qui
nous conduisoit, nous pria d'aller déjeuner, ce que
nous acceptâmes. Dans le moment que nous allions nous
mettre à table, La Bussière arriva. Il remit après le
déjeuner à voir la maison; mais il déjeuna si bien, qu'il
ne fut point en état d'accomplir le dessein de son
voyage : il remit à un autre temps à l'exécuter. Pen-
dant tout le chemin, il ne faisoit que chanter : Quand
on CL bien bu, on a tout vu. Nous campâmes dans l'en-
droit même où François P"" fut battu et pris.
Chivas. — Enfin, le 31 août, nous arrivâmes sur
le midi à Chivas, petite ville sur le Pô, à cinq bonnes
lieues de Turin. M. de Vendôme s'en étoit emparé,
l'année précédente, après plusieurs jours de tranchée
ouverte. Nous y fîmes une halte de quatre heures. Il
faisoit une chaleur extraordinaire ; nous étions une tren-
taine d'officiers dans une grande salle. Quelque temps
après que nous y étions, nous vîmes entrer un jeune
officier du régiment Dauphin-dragons ; il s' étoit échappé
de ses camarades. Étant au milieu de la salle, il défait
ses culottes et se met en devoir de pousser sa selle
devant nous, en nous regardant tous les uns après
les autres. Quelques-uns voulurent d'abord se fâcher
contre lui ; mais on s'aperçut bientôt de l'état où étoit
ce jeune homme : il avoit un flux de sang accompa-
gné d'un transport au cerveau. Plusieurs officiers de
son régiment arrivèrent enfin, et ils le ramenèrent;
nous apprîmes qu'il étoit mort trois jours après.
Ce jour-là, nous fûmes camper à Volpiano^ En
Bruzen de la Martinière, t. VII, p. 157, une description de la
chartreuse de Pavie au milieu du xviii^ siècle.
1. Village à l'ouest de Chivas et au nord de Turin, sur la
route d'Ivrée.
190 MÉMOIRES [Sept. 1706]
arrivant dans ce camp, nous apprîmes que nous avions
été chassés de la demi-lune et des deux contre-gardes,
avec une très grande perte de notre part, tant offi-
ciers que grenadiers ; ces ouvrages n'étoient point
murés. Apparemment que l'approche de l'armée
ennemie fit prendre ce parti au duc de la Feuil-
lade^
Le 1^"^ septembre, nous arrivâmes de bonne heure
au camp devant Turin. Nous trouvâmes les troupes
qui faisoient ce siège dans un état pitoyable : beau-
coup de malades, officiers, soldats, cavaliers et dra-
gons, et ceux qui se portoient le mieux avoient des
visages effilés, pâles et maigres. Enfin, cette armée
étoit dans une si grande consternation, qu'elle parois-
soit n'être point touchée de notre arrivée. Nous étions
persuadés, après la longue et pénible marche que
nous venions de faire, qu'on nous laisseroit reposer
quelques jours. Il en arriva le contraire. En arrivant
dans notre camp, la brigade fut commandée pour
monter la tranchée le lendemain, second du mois.
Pendant que j'y étois, j'examinai et je parcourus toutes
les tranchées et toutes les batteries. Les travaux étoient
immenses; il y avoit une fois plus de tranchées qu'il
n'en falloit^. Je vis une batterie de quarante pièces de
1. La Feuillade voulut, le 31 août, s'emparer de la demi-lune
et des contre-gardes, qu'il avait déjà attaquées quelques jours
auparavant, et le duc d'Orléans lui fournit onze compagnies de
grenadiers pour cette expédition. Les deux ouvrages furent
d'abord emportés; mais les troupes furent obligées de les éva-
cuer à cause du feu terrible des assiégés. [Mémoires militaires,
t. VI, p. 268-273, lettres du duc d'Orléans et du maréchal de
Marcin.)
2. L'Atlas àe?! Mémoires militaires contient un plan du siège;
on y peut voir l'étendue démesurée des lignes de circonvalla-
[Sept. 1706J DU CHEVALIER DE QUINCY. 191
canon qui à peine pouvoit battre les cheminées de
Turin. Je suis persuadé qu'on avoit employé à ce siège
les plus grands imbéciles, tant pour le génie que pour
l'artillerie, à l'exception du chevalier de Saint-Périer ^
à qui on avoit donné le commandement de l'artillerie
peu de jours auparavant la bataille de Turin. Il est
certain qu'il avoit commencé à réparer les fautes de
son prédécesseur^.
En descendant la tranchée, je fus me mettre au lit ;
je dormis bien douze heures de suite. La veille de la
bataille, je fus commandé à la tête de cent hommes
pour perfectionner les lignes de circonvallation entre
le Pô et la Doire. Il auroit été à souhaiter que les
ennemis nous eussent attaqués de ce côté-là.
Revenons présentement où nous avons laissé l'ar-
mée des ennemis, qui décampa de la plaine de Mille-
fleurs le 5, pour marcher du côté de Pianezza. Gomme
elle nous prêtoit le flanc, elle marchoit avec grande
précaution sur trois colonnes : l'infanterie faisoit celle
de la droite, la cavalerie celle de la gauche, et l'artil-
lerie et le peu d'équipages qui étoient restés dans cette
armée celle du centre. Elle mit sa droite à Rivoli et sa
gauche à la Doire, vers Pianezza.
Défaite entière de notre convoi^. — En arrivant dans
tion, qu'une armée trois fois plus nombreuse aurait à peine
pu garder, et l'immensité des travaux d'approche.
1. César-Joachim, chevalier puis marquis de Saint-Périer,
devint lieutenant général en 1734.
2. On trouvera dans les Mémoires militaires, t. VI, p. 2G4-
265, le rapport adressé au Roi par le duc d'Orléans sur le
mauvais état du siège.
3. La défaite du convoi que notre auteur va raconter fut peu
connue en France, ou plutôt la nouvelle s'en confondit avec celle
192 MÉMOIRES [Sept. 1706]
ce camp, le duc de Savoie apprit qu'un convoi consi-
dérable, qui étoit parti de Suse, marchoit à notre
armée. Il ordonna sur-le-champ à M. de Langalerie^
de prendre plusieurs escadrons et quelques compa-
gnies de grenadiers pour aller attaquer les troupes qui
escortoient ce convoi. Une partie de ce détachement
ayant passé la Doire à Albignano, et l'autre partie près
de Pianezza, elles attaquèrent notre convoi en queue
et en tête si vivement, que le marquis de Bonnelles,
qui le commandoit, fut obligé de se jeter dans le châ-
teau de Pianezza avec le seul régiment de Chastillon-
ca Valérie^ et de se rendre prisonnier de guerre avec
ce régiment, après s'être défendu quelques heures \
au même M. de Falkenstein que nous avions pris à la
bataille de Calcinato et qui avoit été échangé depuis^.
Tout le convoi fut pris (il étoit composé de quantité
de chevaux et de mulets chargés de farine, de poudre
du désastre de Turin. La Gazette n'en parle pas, non plus que
les Mémoires militaires du général Pelet ; Dangeau ne la men-
tionne que le 14 septembre (p. 205), et le marquis de Sourches
le 17, à propos de la mort du marquis de Bonnelles (p. 175).
Seule, V Histoire militaire de Quincy (t. V, p. 151-152) en donne
un récit plus détaillé que celui de notre auteur, et émanant
certainement d'un témoin oculaire.
1. Cet officier général était passé aux Impériaux pendant le
quartier d'hiver précédent. Voir A. de Boislisle, Les aven-
tures du marquis de Langalerie, dans la Revue historique de
janvier-février et mars-avril 1898.
2. Régiment de dragons levé en décembre 1702 par Philippe-
Gaucher de Chastillon, et qui était passé en 1703 au frère du
premier mestre de camp, Alexis-Madeleine-Rosalie, comte de
Chastillon; il fut licencié en 1714.
3. M. de Bonnelles était grièvement blessé et mourut peu
après.
4. Ci-dessus, p. 167.
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 193
et autres munitions de guerre et de bouche), à l'ex-
ception de deux cent cinquante mulets, qui se sauvèrent
dans nos lignes avec la tête des troupes qui escortoient
ce convoi, et qui nous apportèrent la nouvelle de cette
belle défaite. Mauvais présage de ce qui devoit nous
arriver !
Je fais une réflexion. Presque toutes les grandes
batailles perdues ont été précédées par une autre
défaite : la bataille de Turin par la prise de notre con-
voi, celle d'Hochstedt par le combat de Donauwerth,
celle de Malplaquet par la défaite d'un gros corps de
notre cavalerie dont tous les cavaliers furent tués ou
pris : il alloit pour reconnoître l'armée ennemie ; cette
action arriva trois jours auparavant de la bataille de Mal-
plaquet. La veille de la bataille de Fleurus, la gendar-
merie battit un corps de cavalerie ennemie qui étoit
le double de notre gendarmerie. Le gain de la bataille
de Luzzara, quoique le prince Eugène nous dispute
sans raison cette victoire, fut précédé par la défaite
entière de trois mille chevaux commandés par le
général Visconti, à Santa-Vittoria, sur le Crostolo. Le
combat de Gassano le fut par l'affaire du Paradiso, où
nous empêchâmes le prince Eugène de passer l'Adda ;
la bataille de Villaviciosa par le combat de Brihuega,
et tant d'autres.
N'est-il pas bien extraordinaire que nos généraux,
qui dévoient être informés de la marche des ennemis
du côté de Pianezza, et sachant que ce convoi devoit
y passer, n'envoyassent pas un ordre pour le faire
retourner à Suse, ou qu'ils ne marchassent avec toute
notre armée pour aller au-devant? Mais ce n'est pas
encore leur plus grande faute, comme l'on verra dans
II 13
194 MÉMOIRES [Sept. 1706]
la suite : premièrement, par l'opiniâtreté du maréchal
de Marcin à vouloir attendre les ennemis dans ses
lignes, malgré le sentiment du duc d'Orléans, qui
vouloit en sortir pour leur livrer bataille dans la plaine
de Millefleurs ; nos troupes rassemblées, nous étions
une fois plus fort qu'eux'^, et une partie de ces troupes
venoient de Lombardie, qui a voient acquis une répu-
tation des plus grandes : elles avoient toujours battu
les Impériaux sous les ordres de M. de Vendôme;
secondement, par le parti que nous prîmes après la
bataille de nous retirer à Pignerol sans aucune néces-
sité, au lieu de passer le Pô et de nous retirer du côté
d'Alexandrie, comme il avoit été d'abord résolu. Ce
funeste parti nous fit perdre entièrement l'Italie.
Le 6, l'armée des ennemis passa la Doire sur plu-
sieurs ponts, toujours en nous prêtant le flanc. Elle
campa, sa droite appuyée au bourg de Pianezza et sa
gauche à la Vénerie, qui est, comme tout le monde
sait, le Versailles du duc de Savoie^, où ce prince et
le prince Eugène firent leur quartier général. La
Vénerie est située près de la Sture : ainsi l'armée
occupoit tout le terrain qui est entre cette dernière
rivière et la Doire, ce qui fait environ une lieue.
Comme M. de Savoie étoit bien informé de la négli-
gence que nous avions eue de ne faire aucune ligne
de circonvallation entre ces deux rivières, il avoit
pris le dessein avec le prince Eugène, depuis quelques
1. D'après la Gazette d'Amsterdam, n°* lxxiv et lxxvii,
l'armée impériale était forte de trente-six mille hommes, et
celle des Français comptait trente-quatre mille fantassins et
treize mille cavaliers.
2. Tome I, p. 194.
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUIXCY. 195
jours, de nous venir attaquer de ce côté-là, et, pour
exécuter son projet, il fit décamper son armée le 7,
avant le jour, et il la fit marcher sur dix colonnes,
dont huit d'infanterie et deux de cavalerie, après
avoir fait distribuer son canon aux brigades d'infan-
terie.
M. le duc d'Orléans^ fut informé par ses espions,
la nuit du 6 au 7 à minuit, que les ennemis se prépa-
roient à venir nous attaquer du côté de Lucento^. Il
se rendit sur-le-champ chez le maréchal de Marcin,
qui étoit couché et qui dormoit très tranquillement,
pour lui faire part de ce qu'on venoit de lui rapporter.
« Eh ! Monseigneur, lui dit le maréchal, tranquillisez-
« vous ; je sais le dessein des ennemis : ils vont res-
« ter le plus de temps qu'ils pourront dans leur camp
« de la Vénerie, pour nous ôter la communication de
fi Suse. Soyez certain qu'ils ne nous attaqueront
« point. » M. le duc d'Orléans s'en retourna. Mais,
deux heures après, on vint encore l'avertir que les
ennemis étoient en mouvement pour venir du côté de
Lucento. Il retourna promptement chez le maréchal^,
qui, enfin revenu de son opiniâtreté et de son assou-
pissement, un peu trop tard pour le malheur de la
France, s'habilla, monta à cheval et se rendit avec le
duc d'Orléans entre la Doire et la Sture. Comme il
n'y avoit aucune ligne de ce côté, ils firent tirer un
1. Il faut comparer le récit qui va suivre avec celui de Saint-
Simon, rédigé d'après les lettres et les conversations du duc
d'Orléans [Mémoires, éd. Boislisle, t. XIV, p. 48 et suivantes);
il y a entre les deux une grande analogie.
2. Sur la rive gauche de la Doire, très proche de Turin.
3. Saint-Simon ne parle pas de cette seconde intervention
du prince auprès de Marcin.
196 MÉMOIRES [Sept. 1706]
relranchement depuis Lucento, qui est sur la Doire,
jusqu'à la Sture. La cavalerie qui étoit campée dans
ce terrain fut employée à ce travail. Elle y travailla
environ trois heures : jugez du retranchement; aussi
ne nous couvroit-il pas les genoux; Pina\ capitaine
au régiment, y reçut un coup de fusil dans la jambe
au-dessous du mollet.
Pendant que les ennemis marchoient pour venir
nous attaquer, tranquilles dans notre camp, nous ne
songions nullement à eux; nous tâchions de nous
réparer des fatigues que nous avions essuyées pen-
dant les trois nuits précédentes, que nous avions cou-
ché sous les armes derrière nos lignes. Il falloit plutôt
être bien alertes celle-ci ; nous n'aurions pas été sur-
pris, et nous nous serions mieux préparés à recevoir
le duc de Savoie et le prince Eugène.
Bataille de Turin. — Ce jour fatal étant donc
arrivé 2, après avoir dormi la longue matinée (car il
étoit bien six heures et demie lorsque je me levai), je
me fis raser, et je montai à cheval pour aller voir
1. Le chevalier de Pina, d'une ancienne famille du Dau-
phiné, était le fils d'un conseiller au parlement de Grenoble.
Il fut tué en 1713, et notre auteur dira alors qu'il était parent
du général des Chartreux.
2. On trouvera l'indication de tous les récits contemporains
ou modernes de la bataille de Turin dans le commentaire des
Mémoires de Saint-Simon par M. de Boislisie, t. XIV, p. 51,
note i, et des lettres inédites du duc d'Orléans dans l'appen-
dice II. Il convient seulement de signaler ici, outre les relations
de Quincy dans son Histoire militaire et celles des Mémoires
militaires (t. VI, p. 652-685), le Journal historique du siège,
publié en 1838 et rédigé par le comte Solar de la Marguerie,
commandant l'artillerie à Turin, dans lequel il y a un très bon
plan du siège et de la bataille.
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 197
M. d'Esgrigny, intendant de l'armée. Il étoit environ
huit heures et demie lorsque j'arrivai chez lui. Dès
qu'il me vit, il me dit : « Chevalier, que venez-vous
« faire ici, dans le temps que les ennemis, à ce que
« l'on dit, paroissent du côté de Lucento pour venir
« nous attaquer? M. le duc d'Orléans vient d'envoyer
« chercher dans le moment le chevalier de Saint-Périer,
c( afin qu'il fit marcher du canon de ce côté. » A ce
discours, je remontai vite à cheval et je me rendis à
notre régiment, qui étoit campé à une heue de l'en-
droit où demeuroit M. d'Esgrigny; nous couvrions la
maison où demeuroit le duc de la Feuillade. L'on avoit
battu la générale; mais nos généraux, qui ne vouloient
pas encore se persuader que le véritable dessein des
ennemis étoit de nous attaquer entre la Sture et la
Doire, nous laissèrent encore une bonne heure à la
tète de notre camp. Nous eûmes le temps de man-
ger un morceau , excellente précaution auparavant
d'une action. Enfin, le marquis de Dreux, notre ancien
colonel, qui étoit pour lors maréchal de camp^, vint
prendre la brigade. Il nous fit marcher comme des
tortues. Quand nous eûmes fait environ une demi-
lieue, nous vîmes paroitre un aide de camp du duc
d'Orléans, qui dit au marquis de Dreux qu'il falloit
précipiter notre marche, que les ennemis attaquoient
nos Hgnes entre la Sture et la Doire, et que ce prince
nous attendoit avec beaucoup d'impatience. En peu
de temps nous arrivâmes à Lucento, où nous passâmes
la Doire. Je remarquai beaucoup de désordre dans ce
village ; il étoit rempli d'équipages qui tàchoient de
1. Depuis 1704.
198 MÉMOIRES [Sept. 1706]
passer le pont pour se sauver : ainsi il fallut défiler
entre ces équipages. Je vis des officiers généraux qui
certainement ne prenoient pas le chemin où se faisoit
l'attaque ; ains au contraire, ils tournoient le cul à la
mangeoire''. Nos soldats leur reprochoient assez haut,
surtout à un, dont ils nommoient le nom. En sortant
de Lucento, nous rencontrâmes M. de la Feuillade paré
comme s'il alloit au bal : il avoit un habit d'écarlate
brodé en or sur toutes les coutures, ses cheveux
étoient bien poudrés, il montoit un beau cheval gris.
Avec plus de raison, il auroit du porter un habit noir;
car ce fut le dernier jour de son règne. Dès qu'il vit
la tête de la brigade : « Pressez, Messieurs, votre
« marche, nous dit-il ; il y a longtemps que nous vous
« attendons. » Nous passâmes entre les chevaux des
dragons, qui avoient mis pied à terre pour border les
lignes du côté de Lucento. Dans le temps que nous
arrivions, nos troupes repoussoient vigoureusement
les ennemis pour la seconde fois ; tous nos soldats et
nos dragons jetoient leurs chapeaux en l'air pour en
marquer leur joie. Je remarquai avec plaisir M. de la
Bussière^, lieutenant-colonel du régiment de Bretagne,
dont la brigade étoit à notre droite, qui étoit monté
sur le retranchement pour encourager ses soldats; il
avoit l'épée à la main et il n'avoit qu'une veste de
chamois. Le feu que nous fîmes en arrivant sur les
ennemis fut des plus vifs ; nous en couchâmes beau-
1. Figurément et proverbialement, pour dire qu'un homme
fait tout le contraire de ce qu'il devrait faire [Dict. de Trévoux).
2. D'une famille poitevine, dont plusieurs membres étaient
au service; il ne faut pas le confondre avec M. de la Bussière,
capitaine au régiment de Bourgogne (ci-dessus, p. 188).
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 199
coup par terre. Ils se rallièrent à la portée du fusil de
nous, soutenus par leur cavalerie, qui étoit en bataille
sur deux lignes. J'eus, dans ce temps-là, la manche
de mon habit percée d'une balle de fusil d'un de nos
soldats de recrue.
Les ennemis s'étant ralliés, ils marchèrent quelque
temps après en avant, et ils s'arrêtèrent à la demi-
portée de fusil de nous. Nous leur faisions un feu con-
tinuel de mousqueterie et de canon. Dans le temps
que nous croyions qu'ils nous viendroient attaquer
pour la troisième fois, nous vîmes un officier général
qui fit faire aux deux lignes de leur infanterie à gauche
et les fît marcher précipitamment. Voici la cause de
ce mouvement. Une de leurs colonnes ayant attaqué
les troupes de notre droite, elle les fît pher. Rien
n'étoit plus facile ; car il y avoit si peu de troupes de
ce côté-là, que les soldats étoient sur un seul rang der-
rière notre mauvais retranchement. Le maréchal de
Marcin fut blessé dans ce moment d'un coup de fusil
qui lui cassoit les reins, en faisant tout ce qu'il pou-
voit pour arrêter les soldats. Apparemment que son
cheval avoit été tué sous lui ; car, lorsqu'il passa der-
rière le régiment pour se retirer, il étoit monté sur le
cheval d'un dragon. Il nous demanda où étoit M. le
duc d'Orléans, qui avoit été blessé au bras droit, un
peu au-dessus du poignet. Le maréchal mourut le len-
demain, et on l'enterra au couvent des Capucins de la
plaine, situé du côté où s'est donné ce combat^.
1. Notre auteur ne dit pas que Marcin fut pris parles Impé-
riaux et mourut prisonnier. Saint-Simon paraît croire que la
capture du maréchal fut simultanée avec sa blessure; il semble
au contraire, puisque notre chevalier le vit passer derrière le
200 MÉMOIRES [Sept. 1706]
Pour en revenir à la colonne des ennemis qui avoit
pénétré notre ligne et qui poursuivoit nos troupes
vivement, elle fut bientôt obligée de se retirer préci-
pitamment; car nos carabiniers la chargèrent si à pro-
pos et avec tant de valeur, qu'ils la firent repasser le
retranchement bien plus vite qu'elle ne l'avoit passé.
Nos carabiniers ne se contentèrent pas de l'avoir chas-
sée en delà de nos lignes ; ils les passèrent eux-mêmes
pour la poursuivre. Cette action hardie fut la cause
de notre malheur ; car le prince Eugène, attentif à
profiter des fautes que nous ferions, jugeant par la
manœuvre des carabiniers que nos retranchements
étoient bien foibles, puisqu'ils les avoient passés à
cheval, fit marcher sur-le-champ toute l'infanterie de
Brandebourg, qui n'avoit point encore donné et qui
formoit une grosse colonne. Nos généraux n'avoient
pas pu l'apercevoir parce qu'elle étoit dans un fond.
Elle fit un si grand feu sur nos carabiniers, qu'ils furent
obHgés de se retirer dans nos lignes. Les ennemis les
suivirent et passèrent nos retranchements, qu'ils
aplanirent pour faire un passage à leur cavalerie.
Ensuite ils marchèrent, toujours en colonne, sur leur
droite, le long et en deçà de nos retranchements.
A mesure qu'ils avançoient, ils faisoient pUer notre
infanterie, et insensiblement ils gagnèrent notre bri-
gade, qui fut obligée aussi de faire comme les autres,
malgré tout ce que nous pouvions faire, le marquis
de Vibraye^ et nous, pour arrêter le soldat. Je tirai
régiment pour se retirer, qu'il ne fut pris que plus tard, dans
la cassine où on l'avait mené, lorsque les ennemis, ayant forcé
les lignes, pénétrèrent dans le camp français.
1. Henri-Éléonor Hurault, marquis de Vibraye, était lieute-
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 201
deux coups de fusil à l'officier général qui étoit à la
tête de cette colonne ; je suis persuadé que le second
porta : je le vis se laisser aller sur le pommeau de sa
selle.
Dans le temps que nous nous retirions assez lente-
ment, je m'aperçus qu'un soldat qui marchoit devant
moi avoit une branche verte à son chapeau ^ Je lui
demandai de quel régiment il étoit; sa réponse fut
en allemand. Cet homme, qui étoit gris, s'imaginoit
être avec les siens. Je lui fis ôter seulement son fusil ;
je ne sais ce qu'il est devenu depuis.
Comme je me retirois avec une partie du régiment
du côté de Lucento (car je n'aurois pas voulu suivre
l'autre partie, qui se précipita dans la Doire pour se
sauver, où il y eut plusieurs de nos soldats de noyés,
aimant mieux périr d'un coup de feu que par l'eau),
je vis un régiment irlandois, je crois que c'étoit Ber-
wick, dont les soldats, fâchés de notre manœuvre,
hurloient contre nous; ils avoient quelques raisons;
mais, un moment après, je m'aperçus que, pendant
que les soldats de la gauche de ce régiment se met-
toient en bataille, les soldats de la droite défiloient et
fuyoient encore plus vite que nous. Je ne pus m'em-
pêcher de rire. Auparavant d'arriver à Lucento, je
trouvai un lieutenant des grenadiers du régiment,
nant général depuis octobre 1704; il avait servi en Flandre
jusqu'au commencement de 1706, où il passa en Italie. Il avait
épousé la fille du premier mariage du comte de Grignan, et sa
mère était cette Polyxène Le Coigneux dont il est tant question
dans le tome VI des Lettres de A/™® de Sévigné.
1. On a vu ci-dessus, p. 47, que les alliés adoptaient ce signe
de ralliement, et les troupes françaises la cocarde blanche.
202 MÉMOIRES [Sept. 1706]
nommé Cavalier, qui étoit couché sur le ventre ; il avoit
un coup de fusil dans la cuisse qui l'empêchoit de mar-
cher. Dès qu'il me vit, il se mit à crier : « Monsieur le
« chevalier, ayez pitié de moi ! Faites-moi , je vous
« prie, emporter. » Je priai et menaçai soldats et gre-
nadiers de lui faire ce plaisir ; mais mes prières et
mes menaces ne servirent de rien : tant il est vrai
qu'aussitôt que la terreur panique s'est emparée de
l'esprit du soldat, il n'a plus ni oreilles, ni yeux, ni
cœur. Je fus obligé de le prendre entre mes bras et
de marcher ainsi l'espace de deux cents pas en le traî-
nant ; car il ne pouvoit point du tout se soutenir. Il
avoit la veine cave cassée; son sang sortoit de sa
cuisse à gros bouillons. Il mourut entre mes bras en
arrivant à Lucento. Je le mis dans une baraque de
vivandiers ; je n'ai plus entendu parler de lui ; car je
fus blessé un moment après, et voici comment.
Le village de Lucento étoit bien retranché ; il flan-
quoit une partie de nos mauvaises lignes. Je montai
sur le retranchement pour examiner ce que faisoient
nos ennemis ; nous étions pêle-mêle, officiers, soldats,
grenadiers et dragons. Je n'y fus pas plus tôt, qu'un
officier du régiment, qui étoit Gascon et qui avoit
l'épée à la main, se mit à crier : « Gadédis ! est-ce
« que nous laisserons approcher ces coquins-là (en
« parlant des ennemis) si près de nous? Il faut les faire
« repentir de leur témérité. » A ce discours, je vis
partir officiers, grenadiers, dragons et soldats, qui se
précipitèrent du haut du retranchement dans le fossé
et qui, après l'avoir monté, marchèrent comme des
furieux aux ennemis. Je ne fus pas longtemps sans
les joindre. Il est à remarquer que le Gascon qui
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 203
occasionna cette action resta ferme sur le retranche-
ment et qu'il nous laissa faire la besogne. Nous étions
environ cent cinquante. Nous donnâmes sur un batail-
lon qui nous prêtoit le flanc, que nous culbutâmes, et
qui entraîna avec lui un autre bataillon. Ce fut dans
ce moment que je reçus un coup de fusil dans le bras
droit. La balle, après avoir jeté un bouton de mon
habit et deux boutons de ma veste, qui étoient de
cuivre doré, par terre, perça ma chemise et ma cra-
vate, qui étoit entortillée dans ma chemise, et ensuite
cette balle pénétra mon bras au-dessus du coude jus-
qu'à l'os. Je crus mon bras cassé ; un demi-doigt de
plus, j'étois tué. Je ne laissai pas de continuer à suivre
nos ennemis. Il est certain que, si nous avions été
suivis, peut-être aurions-nous fait changer la fortune;
car souvent il ne faut qu'un rien pour ramener la vic-
toire. Mais, comme il n'y avoit aucun officier général
resté à Lucento pour faire marcher des troupes à
notre secours, nous fîmes notre retraite sans être
suivis.
Dès que M. de Barette, notre lieutenant-colonel, me
vit (je rendois beaucoup de sang), il m'ordonna d'al-
ler me faire panser; il me donna un sergent pour
m' accompagner. Je repassai le pont de la Doire à
Lucento. Gomme je ne trouvai point mes chevaux, je
pris celui de Choart, capitaine du régiment. A un
quart de lieue du pont, je trouvai le marquis de Mau-
lévrier-Langeron, colonel du régiment d'Anjou, à la
tête de sa brigade, à qui je dis : « Monsieur, vous
« venez trop tard ; les ennemis ont pénétré jusqu'à
« Turin. Plût à Dieu qu'il ne nous arrive que ce mal-
« heur! » Après lui avoir fait un petit détail de la
204 MÉMOIRES [Sept. 1706]
bataille, et qu'il m'eut fait un compliment sur ma bles-
sure, je le quittai pour chercher un chirurgien. Celui
de son régiment étoit resté au camp. Je trouvai enfin
derrière une haie le chirurgien-major de la Reine-in-
fanterie^. Il se préparoit à panser le chevalier de Mau-
lévrier-Colbert, maréchal de camp et inspecteur géné-
ral de l'infanterie % qui avoit reçu un coup de fusil qui
lui perçoit le bras. Pendant toute l'opération, il ne fit
pas le moindre cri ; mais je lui voyois tomber du front
des gouttes d'eau grosses comme le doigt. Il n'en fut
pas de même de moi : je criai comme un diable, sur-
tout lorsqu'il vint à faire une nouvelle ouverture, avec
ses ciseaux, jusqu'à l'os, pour tirer la balle.
Dans le temps qu'on nous pansoit tous deux, un
officier général vint où nous étions, non pour se faire
panser, il n'en avoit pas besoin, mais pour se mettre
en état de ne l'être point. Il fit le détail à M. de Mau-
lévrier de tout ce qui s'étoit passé et de ce qu'il fal-
loit faire. Cet homme parloit infiniment bien de la
guerre. Il faut se méfier de ces claque-dents-là ^.
Lorsqu'il fut parti, je dis à M. de Maulévrier : « En
« vérité. Monsieur l'officier général devroit être bien
« plutôt à la tête des troupes que de venir nous répé-
1. Régiment levé vers 1634, qui porta d'abord le nom de
son colonel, puis prit en 1659 celui de Mazarin-français. En
1661, à la mort du cardinal, il fut donné à la reine Marie-Thé-
rèse et conserva son nom jusqu'en 1790, chaque reine en étant
colonel.
2. Henri Colbert, dit le chevalier de Maulévrier, neveu du
grand ministre, était maréchal de camp depuis septembre
1704 et inspecteur de l'infanterie depuis août 1705.
3. Ce terme signifie « un braillard, un homme qui ne fait
que parler sans savoir ce qu'il dit. » [Dictionnaire de Trécoujc.)
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 205
« ter une malheureuse affaire que vous savez mieux
« que lui. » Nous entendions encore dans ce temps-là
la mousqueterie, qui continuoit vivement. Combien y
en a-t-il de ces messieurs, qui parlent si parfaitement
bien et en si beaux termes de la guerre, qu'ils en
imposent à la cour et à la ville? On les croit des
Alexandre, des César, et, dans le fond, ils sont pires
que des poules mouillées. Le nombre en est grand.
Après avoir été pansé, je me rendis au camp. Le
régiment y étoit arrivé. Les tentes étoient encore ten-
dues ; il sembloit que nous venions seulement de pas-
ser en revue. Aussitôt que je fus arrivé, j'envoyai
demander à mon camarade Pina de ses nouvelles et
quel ordre on avoit donné pour les officiers blessés.
Sa réponse fut qu'ils avoient ordre de passer le Pô et
que nous en recevrions de nouveaux au delà du pont
qui étoit sur cette rivière. Il est nécessaire de faire
attention à cet ordre par rapport au parti que Mes-
sieurs les officiers généraux prirent ensuite.
Pendant que nous dînerons (nous en eûmes le
temps), parlons un peu de ce que les ennemis firent
après que les lignes furent abandonnées.
Après notre petit combat (je parle de celui où je
fus blessé), les ennemis étant maîtres de tous nos
retranchements depuis la Doire jusqu'à la Sture, ils
ne perdirent point de temps à marcher droit à Turin,
après avoir laissé une ligne d'infanterie et une ligne
de cavalerie pour masquer nos troupes, qui s'étoient
retirées à Lucento. En chemin faisant, ils trouvèrent
que les troupes de notre droite s'étoient ralliées et
qu'elles formoient une bonne ligne. Cela les obligea
de s'arrêter pour attendre du canon; il ne leur en
206 MÉMOIRES [Sept. 1706]
manquoit point : nous leur en avions déjà abandonné
une quarantaine, qui étoient répandues ^ le long de nos
lignes, entre la Sture et la Doire. Dès qu'ils en eurent
assez, ils marchèrent à notre ligne, qui fut obligée de
se retirer derrière quelques redoutes et quelques cas-
sines, où il y avoit le second bataillon du régiment
Dauphin, qui favorisa sa retraite; et de là une partie
de cette ligne gagna le pont de la Sture, où elle passa
cette rivière pour se retirer à Ghivas, et l'autre par-
tie, après avoir passé le Pô au Pilon ^, fut joindre les
troupes qui étoient sur la hauteur des Capucins aux
ordres de M. d'Albergotti.
Il est temps de parler de cet officier général qui
commandoit ce poste, qui étoit la partie la mieux
retranchée de toute la circonvallation. Il avoit quarante
bataillons. Le comte de Santena^ avoit un corps de
dix mille hommes, dont plus des deux tiers étoient
composés de milice, avec lequel il s'approcha de nos
lignes. Il fit plusieurs mouvements, qui en imposèrent
si fort à M. d'Albergotti, qu'il crut à tout moment d'être
attaqué. Le duc d'Orléans et le maréchal de Marcin,
1. Ce féminin se rapporte au mot pièces de canon, sous-
entendu par l'auteur.
2. Le pont du Pilon, avec une chapelle dédiée à la Vierge,
se trouve sur le Pô, en aval et au nord de Turin. Les Français
l'avaient fortifié, et c'était, avec le pont de Cavoretto, au sud,
la seule communication qu'il y eût entre les postes des Capu-
cins et de la rive droite, commandés par Albergotti, et le gros
de l'armée qui attaquait Turin vers l'ouest.
3. C'était un Piémontais, fils du marquis de Tana, qui avait
rendu Montmélian en 1705 à M. de la Fare. Les Broglie
étaient alliés à sa famille, et plusieurs d'entre eux avaient
même porté le titre de comte de Santena.
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 207
enfin convaincus que le dessein des ennemis étoit
absolument de nous attaquer du côté de Lucento, lui
envoyèrent aides de camp sur aides de camp pour lui
ordonner de leur envoyer vingt bataillons : il ne voulut
jamais envoyer, non seulement les vingt bataillons,
mais pas un seul ^ . Ne peut-on pas rejeter sur lui la
perte de l'Italie par la manœuvre qu'il fit, au com-
mencement de la campagne, près de Salo et à la Fer-
rare 2, et à son opiniâtreté de n'avoir jamais voulu
secourir le duc d'Orléans d'un seul bataillon? Cepen-
dant, il auroit été à souhaiter que M. d'Albergotti eût
été avec M. le duc d'Orléans pendant la bataille. Il
faut lui rendre justice : c' étoit un très bon second;
mais, le plus souvent, lorsqu'il commandoit en chef,
la tête lui tournoit, comme il lui arriva dans cette
occasion. Vingt bataillons, bien retranchés comme ils
étoient, certainement étoient capables de résister à
dix mille hommes dont les deux tiers étoient de
milice. Les autres vingt bataillons nous auroient bien
servi.
Assurés de leur victoire, le duc de Savoie et le
prince Eugène, au lieu de songer à nous suivre dans
notre retraite, firent leur entrée dans Turin. Quelle
joie pour ce peuple de se voir délivrer d'un long et
pénible siège par leur souverain, tout couvert de lau-
riers ! Aussi la fit-il bien éclater par des acclamations
continuelles. La première action que fit M. de Savoie,
après son entrée dans sa capitale, fut d'aller à la
1. Saint-Simon (t. XIV, p. 52) accuse la Feuillade d'avoir
empêché Albergotti d'obéir aux ordres du prince.
2. Ci-dessus, p. 173-177.
208 MÉMOIRES [Sept. 1706]
cathédrale pour remercier Dieu de cette grande vic-
toire. Il fit chanter le Te Deum, et il y eut des réjouis-
sances à Turin pendant plusieurs jours. J'ai su ce
détail d'un capitaine du régiment Dauphin qui fut fait
prisonnier dans cette bataille. Laissons le comte de
Thaun* et les principaux officiers de cette garnison
recevoir les louanges qu'ils méritoient certainement
sur la belle défense qu'ils venoient de faire, et reve-
nons à notre camp.
Après avoir dîné, nos équipages étant chargés et le
régiment s'étant mis en bataille à la tète du camp,
nous montâmes à cheval, Pina, La Volvenne, les autres
officiers du régiment blessés et moi, et nous nous
mîmes en marche pour nous rendre au delà du Pô,
selon l'ordre que les officiers blessés avoient reçu.
Ayant marché quelque temps, je fus surpris que, au
lieu d'aller droit à cette rivière, nous nous jetions sur
notre droite. Nous suivions tous les autres officiers
blessés de l'armée. J'en demandai la raison à M. de
Siougeat^, qui est présentement lieutenant général des
armées du Roi et gouverneur de Thionville. Il me
répondit : « Vous ne pouvez pas mieux faire que de
« suivre le même chemin que prend M. le duc d'Or-
« léans, blessé comme vous ; il est dans cette chaise
« de poste qui est devant vous. » J'appris ensuite la
1. Philippe-Laurent, comte de Thaun, avait le grade de
général d'artillerie dans l'armée impériale, et Victor-Amédée
l'avait laissé dans Turin pour défendre la ville; il eut plus
tard la vice-royauté de Naples pour l'Empereur.
2. Le manuscrit porte : M. de Ciujac; c'est M. de Siougeat,
que nous avons déjà rencontré ci-dessus, p. 74, qui était alors
brigadier, et qui devint lieutenant général en 1734.
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 209
cause du misérable parti que nous prenions ; la
voici.
L'on mena à M. d'Arène, lieutenant général, un
officier des ennemis, qui, selon toutes les apparences,
s'étoit laissé prendre exprès; car nos deux princes
savoyards ne négligeoient rien de tout ce qui pouvoit
leur être utile. Il lui demanda ce que les ennemis fai-
soient actuellement et s'il ne savoit pas le parti
qu'ils alloient prendre. Il faut remarquer que notre
armée se mettoit en mouvement pour exécuter le
premier projet qui avoit été résolu dans le conseil de
guerre, qui étoit de passer le Pô pour se retirer du
côté de Casai ou d'Alexandrie; mais le malheureux
génie qui dominoit, pendant toute cette année, la
France, nous fit prendre le plus mauvais de tous les
partis. Cet officier répondit à M. d'Arène qu'il étoit
parti un corps de dix mille hommes, il y avoit plus
de deux heures, pour Moncalieri\ afin de nous empê-
cher de nous retirer en Italie. M. d'Arène mena cet
officier au duc d'Orléans, qui avoit déjà traversé la
moitié de notre pont sur le Pô pour se rendre de
l'autre côté. Cette fausse nouvelle fit retourner sur-le-
champ le duc d'Orléans, qui, sans approfondir, aussi
bien que Messieurs les officiers généraux, si la chose
étoit vraie ou supposée, après avoir tenu un petit con-
seil avec eux, prit le parti de se rendre à Pignerol,
et ordonna que l'armée l'y suivit, malgré tout ce que
put dire M. de Visconti, commissaire général du Mila-
nois et des troupes d'Espagne-. On prétend qu'il dit
1. Bourg situé au sud de Turin, sur une colline qui domine
la rive droite du Pô.
2. Jules Visconti avait succédé en 1704 à son frère Pirro
II 14
210 MÉMOIRES [Sept. 1706]
au duc d'Orléans : « Monseigneur, est-il possible que
« vous vouliez nous abandonner et que vous jDreniez
« le parti de quitter l'Italie? Vous n'avez rien à
« craindre. Faites marcher votre armée du côté
a d'Alexandrie. Il est vrai qu'elle sera trois jours
« sans pain; mais vous permettrez la maraude, et,
« aussitôt que votre armée sera arrivée près de cette
a ville, elle ne manquera de rien^. »
Un quart d'heure après que j'eus appris la raison
du parti que nous prenions, je vis paroître M. de
Fenestre, capitaine du régiment, qui venoit de Mon-
calieri et qui alloit joindre le régiment ; il descendoit
de la grande garde, avec cent hommes, de cette ville
même. Je lui demandai s'il étoit vrai qu'il y eût un
corps de dix mille hommes près de Moncalieri. Il
m'assura qu'il n'y avoit pas un chat et qu'il n'y avoit
qu'une demi-heure qu'il en étoit parti. Gela nous fit
soupçonner, et la chronique scandaleuse le disoit
hautement, que le duc d'Orléans vouloit s'approcher
de sa maîtresse M"® de Séry^, qu'il aimoit passionné-
ment dans ce temps-là^, et que Messieurs les officiers
comme commissaire général; il se rallia par la suite aux Impé-
riaux, devint en 1725 grand maître de la maison de l'archidu-
chesse gouvernante des Pays-Bas, et vice-roi de Naples en 1733.
1. D'après Saint-Simon, le duc d'Orléans ne se laissa pas
si facilement convaincre par ce témoignage suspect, et il ne
donna l'ordre de revenir vers Pignerol que quand il vit que les
munitions et les vivres avaient pris cette route par la déso-
béissance des officiers généraux.
2. Marie-Louise-Madeleine-Victoire Le Bel de la Boissière
de Séry était fille d'honneur de Madame. Le duc d'Orléans
venait de lui donner la terre d'Argenton, qu'il fit ériger pour
elle en comté en 1709. Ils se séparèrent en 1710.
3. Le voyage que M"^ de Séry va faire à Grenoble, et dont il
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 211
généraux étoient bien aises de sauver l'argent qu'ils
avoient amassé dans l'Italie ^ Lorsque nous eûmes fait
une demi-lieue de chemin, nous entendîmes un bruit
épouvantable : c'étoit notre magasin à poudre que
nous taisions sauter, après avoir abandonné les
tranchées.
Aussitôt que nos généraux eurent pris le parti de
se retirer du côté de la France, ils envoyèrent ordre
à M. d'Albergotti de lever son camp au plus vite et
de repasser le Pô pour revenir joindre l'armée, qui
alloit se retirer à Pignerol. M. d'Albergotti, surpris
de l'ordre qu'il venoit de recevoir, envoya un officier
pour représenter à M. le duc d'Orléans qu'il ne pou-
voit pas croire que cet ordre fut de sa part ; que, de
nous retirer dans les montagnes du Dauphiné, c'étoit
abandonner entièrement l'Italie ; que , toutes nos
troupes rassemblées, nous serions une fois encore
plus forts que les ennemis ^ Remarquez que nous
avions perdu au plus huit cents hommes à la défense
de nos lignes, pendant que le duc de Savoie y avoit
perdu deux fois plus que nous ; il est vrai qu'ils firent
plusieurs prisonniers ^ Il ajouta que, en nous retirant
sera parlé ci-après, paraîtrait confirmer cette accusation; cepen-
dant, il y a toute vraisemblance qu'elle s'y décida seulement
lorsque la nouvelle du retour de l'armée en Dauphiné arriva à
Paris, et que le duc d'Orléans n'en sut rien à l'avance. D'autre
part, les correspondances, conformes au récit de Saint-Simon,
prouvent que le prince fit tout ce qu'il put pour ramener l'ar-
mée sous Alexandrie, et ne prit la route de Pignerol que sous la
pression de son entourage et forcé par les circonstances.
1. Saint-Simon porte aussi cette accusation contre les officiers
généraux [Mémoires, t. XIV, p. 57-58 et 63).
2. Déjà dit ci-dessus, p. 194.
3. Trois mille prisonniers, d'après le marquis de Quincy;
212 MÉMOIRES [Sept. 1706]
en Italie, le duc de Savoie et le prince Eugène seroient
bien embarrassés à faire subsister leurs troupes, et
qu'enfin il étoit trop bon sujet du Roi pour obéir à
un pareil ordre. On eut beau lui envoyer ordre sur
ordre, il ne voulut jamais aller joindre l'armée^.
Cependant, un peu devant la nuit, voyant que
toutes nos troupes avoient disparu devant Turin et
qu'elles en étoient déjà bien éloignées, il prit enfin le
parti de décamper, et, après avoir passé le Pô sur le
pont de Cavoret^, auquel il fit mettre le feu après, il
marcha avec sa petite armée, en si bon ordre que
M. de Langalerie, qui avoit été détaché à la tête de
mille chevaux pour attaquer son arrière-garde, n'osa
jamais s'y présenter^.
Notre armée campa cette nuit le long de la petite
rivière de Non^, presque à l'endroit où s'étoit donnée
la bataille de la Marsaille^. Quelles réflexions nos
six mille, dont trois cents officiers, suivant l'historien du prince
Eugène. [Mémoires militaires, p. 671 et 682.)
i. Notre auteur est le seul qui parle de cette résistance
d'Albergotti; il n'y en a aucune trace dans les correspon-
dances. Cependant on a vu plus haut (p. 173-177 et 206-207)
qu'il est mal disposé pour Albergotti, et ne lui attribuerait
pas sans certitude une conduite énergique. L'histoire du prince
Eugène dit d'ailleurs qu'il ne voulut obéir qu'à un ordre écrit.
[Mémoires militaires, p. 682.)
2. Cavoretto, village au sud de Turin, sur la rive droite
du Pô; ci-dessus, p. 206, note 2.
3. Saint-Simon dit aussi qu'Albergotti fit très bien l'arrière-
garde « nonobstant la longueur de la queue, l'embarras des
défilés continuels et la confusion de la nuit. » Il y en a d'ailleurs
un rapport officiel.
4. Torrent qui se jette dans le Pô près de Moncalieri.
5. Gagnée par Catinat, le 4 octobre 1693, sur Victor- Amé-
dée et le prince Eugène.
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 213
généraux ne devoient-ils pas faire en arrivant sur ce
terrain !
Pour nous autres blessés, tristes et abattus, nous
continuâmes notre chemin pour tâcher de gagner
Pignerol. Nous entendions les cris affreux des blessés,
les uns à cheval, en chaise, en charrette, à pied, et
les autres sur des brancards. Le pauvre abbé de Gran-
cey\ qui n'avoit jamais voulu quitter le duc d'Orléans
dans le plus grand feu, nous suivoit sur un brancard ;
il avoit la cuisse cassée; il mourut le lendemain. 11
m'a été rapporté que lui et le marquis de la Fare^
avoient fait tout ce qu'ils avoient pu pour engager le
duc d'Orléans de faire sortir toutes les troupes des
lignes, malgré l'ordre contraire de la cour, afin d'at-
taquer les ennemis dans le temps qu'ils étoient dans
la plaine de Millefleurs ; ils lui donnèrent l'exemple de
Monsieur qui étoit sorti de ses lignes pour aller
au devant du prince d'Orange qui venoit le combattre
pour lui faire lever le siège de Saint-Omer^.
Ayant marché deux heures de nuit, n'en pouvant
1. Hardouin de Rouxel, oncle de M. de Médavy que nous
allons voir battre le prince de Hesse-Cassel, était premier
aumônier du duc d'Orléans, après l'avoir été de Monsieur.
« Médiocre prêtre, mais fort brave et fort bon homme, » dit
Saint-Simon. Il aimait la guerre et avait à plusieurs reprises
accompagné les troupes en campagne. Il fut inhumé aux
Jésuites de Pignerol. [Saint-Simon, éd. Boislisle, t. XIV, p. 76.)
2. Charles-Auguste, marquis de la Fare-Laugères, était capi-
taine des gardes du duc d'Orléans; il mourut en 1712. C'est
le père du roué, que nous rencontrons ci-après dans le récit
de la campagne de 1708.
3. Monsieur livra au prince d'Orange la bataille de Cassel
le 11 avril 1677, et fut victorieux.
214 MÉMOIRES [Sept. 1706]
plus de lassitude, nous prîmes le parti, Pina, La Vol-
venne et moi, de nous mettre sous un arbre. Nous
étions à la discrétion des housards ennemis et des
paysans piémontois ; car nous n'avions aucune troupe
avec nous. Nous fîmes notre petit soupe avec bon
appétit, et après nous nous endormîmes si bien, que
ce fut le grand jour qui nous réveilla. Nous montâmes
à cheval et nous arrivâmes d'assez bonne heure à
Pignerol. Il fallut chercher un logement. Nous cher-
châmes longtemps : toutes les portes des maisons
étoient fermées; car le bourgeois dormoit encore.
Nous nous étions séparés pour mieux réussir. Lorsque
je commençois à perdre patience, je vis une jeune
femme qui entr'ouvroit la porte de sa maison. Je la
priai très instamment de vouloir bien me donner une
chambre chez elle, en lui promettant que je ne l'in-
commoderois point. Elle ne fît aucune difficulté. J'en-
trai chez elle ; je lui dis que je lui aurois toute l'obliga-
tion possible, si elle vouloit ajouter à la bonté qu'elle
avoit de me permettre de loger chez elle, celle de
vouloir souffrir que mon camarade, qui étoit aussi
blessé, vînt loger avec moi. Elle ne voulut pas d'abord
y consentir; mais je la pressai si vivement, qu'enfin
elle le permit. C'étoit une jeune veuve âgée seulement
de dix-huit ans, qui avoit perdu son mari il y avoit
six mois. Elle logeoit avec sa mère. Elle avoit un
frère qui étoit allé à Lyon pour acheter des draps et
autres marchandises pour les officiers qui passeroient
leurs quartiers d'hiver à Pignerol. Il ne s'attendoit
pas que nous serions battus devant Turin et que nous
abandonnerions non seulement l'Italie, mais Pignerol
même, ce qui arriva pour cette dernière ville trois
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 215
jours après. Il en fut pour ses marchandises. La Vol-
venne, qui apprit que j'étois bien logé, vint aussi se
mettre avec nous. Pour revenir à ma petite veuve,
elle eut grand soin de moi ; elle fit elle-même mon lit,
elle m'apporta un bon bouillon ; elle venoit de temps
en temps s'asseoir auprès de moi; elle me charmoit.
Je m'aperçus aussi qu'elle se plaisoit beaucoup à venir
me tenir compagnie. Cette conversation ne contribua
pas peu à me donner la fièvre, jointe aux fatigues que
j'essuyai depuis pour me rendre à Briançon et au peu
de ménagement que j'eus dans le manger.
Gomme je me portois parfaitement bien pendant le
peu de temps que nous restâmes à Pignerol, j'étois
fort gai et je badinois beaucoup sur l'humeur sombre
de mes deux camarades ; je comparois l'un à Mithri-
date, qui est sur le point de mourir après la défaite de
son armée par Pompée, et l'autre à Alcibiade après
avoir été assassiné par les Grecs mêmes étant chez
Artaxercès. Mais La Volvenne eut bien depuis sa
revanche à Briançon, comme je le dirai dans la suite.
Il y avoit une dame de Turin qui logeoit chez ma
petite veuve; elle étoit sortie de cette ville, n'ayant
pas voulu essuyer ce siège. Cette femme, quoique
assez belle, étoit impertinente. Gomme la chambre où
nous étions donnoit sur la grande rue, elle étoit tou-
jours à la fenêtre de cette chambre. Elle tenoit des
propos contre la nation françoise qui nous piquoient
vivement; elle ne faisoit que badiner sur les offi-
ciers blessés qui passoient, et, entre autres, d'un, qui,
quoique fort blessé, rioit de quelques discours qu'on
lui tenoit. « En voilà, dit-elle, un qui me paroît battu,
« content et peut-être c... » Elle m'impatienta si fort,
216 MÉMOIRES [Sept. 1706]
que je la priai très instamment de sortir au plus vite
de la chambre, et j'ajoutai que, si elle ne sortoit point,
je la ferois jeter par la fenêtre. Ce discours nous déli-
vra pour toujours de cette babillarde.
Je n'avois qu'un seul écu pour tout argent lorsque
je fus blessé. Je priai mon lieutenant de me faire le
plaisir d'aller de ma part au marquis de Dreux pour
le prier de me prêter quelques louis. Groira-t-on que
le gendre de M. de Ghamillart n'avoit pas le sol?
Cependant ce fut la réponse qu'il fit à mon lieutenant.
J'en fus extraordinairement piqué; cet homme n'a
jamais fait plaisir à qui que ce soit^ Mes camarades
ne firent pas de même; un chacun venoit me présen-
ter sa bourse. Je pris ce qu'il falloit, que j'ai bien
rendu, k l'exception de douze louis que me prêta
M. Serin, commissaire des guerres, qui est mort à
Briançon de la blessure qu'il avoit reçue au siège de
Turin; malgré toutes les informations que j'ai pu
faire, il m'a été impossible de savoir qui sont ses héri-
tiers. G'étoit un galant homme; j'avois été mousque-
taire avec lui. Il fut blessé en faisant plus que son
devoir ; il avoit beaucoup de valeur.
Le même jour, qui étoit le 8, que nous arrivâmes
à Pignerol, notre armée y arriva à midi. Il y eut le
soir une très grande alarme : l'on voyoit paroître à une
lieue de cette ville une grande poussière. L'officier
général, l'officier particulier et le soldat s'imaginèrent
que c'étoit l'armée des ennemis qui venoit à eux pour
achever leur victoire. La terreur panique s'empara si
1. Il s'est déjà plaint à plusieurs reprises de l'égoïsme de
M. de Dreux et en parlera encoi'e quelques pages plus loin.
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 217
bien de l'esprit de tout le monde, que l'on ne songeoit
qu'à se retirer précipitamment dans les montagnes;
l'on en faisoit déjà la disposition, lorsqu'on apprit
que c'étoit le corps des troupes de M. d'Albergotti
qui venoit nous rejoindre. Tant il est vrai que le sol-
dat, ayant perdu la confiance qu'il avoit dans ses offi-
ciers généraux, devient d'un brave soldat un homme
timide et pire qu'une femme.
Lorsque M. d'Albergotti fut arrivé, il alla chez
M. le duc d'Orléans pour lui rendre compte des rai-
sons qu'il avoit eues de ne pas obéir à ses ordres. Le
duc de la Feuillade, qui étoit dans la chambre de ce
prince, lui fit des reproches des plus vifs de ce qu'il
n'avoit jamais voulu envoyer un seul bataillon au
secours du duc d'Orléans des quarante qu'il avoit
sous ses ordres, et que par conséquent c'étoit lui qui
étoit cause de tous les malheurs qui venoient d'arri-
ver. La réponse de M. d'Albergotti fut si piquante,
que le duc de la Feuillade, oubliant le respect qu'il
devoit à S. A. R., lâcha un coup de poing dans l'es-
tomac de l'Italien. Le duc d'Orléans, qui étoit dans
son lit, se tourna sur-le-champ du côté de la ruelle,
afin que les deux champions eussent la liberté de finir
leur querelle; mais cela n'alla pas plus loin, plusieurs
officiers s'étant mis entre eux deux'^.
Enfin, après avoir séjourné trois jours à Pignerol,
nous en décampâmes le 1 1 pour abandonner entière-
ment le plus beau pays du monde et pour nous reti-
rer dans nos affi^euses montagnes de Dauphiné, et
1. Pareil récit de la même anecdote est donné par Saint-
Simon (éd. Boislisle, t. XIV, p. 69-71).
218 MÉMOIRES [Sept. 1706]
cela le même jour que M. le duc d'Orléans reçut un
courrier envoyé par M. de Médavy, qui lui faisoit part
de la victoire complète qu'il venoit de remporter sur
le prince héréditaire d'Hesse-Gassel* dans une plaine
une demi-lieue en deçà de Gastiglione-delle-Stiviere^.
Bataille de Castiglione. — Ce prince, qui faisoit le
siège du château de cette petite ville, ayant appris que
M. de Médavy marchoit à lui pour lui en faire lever
le siège, décampa au plus vite afin d'aller au devant
de notre armée. La victoire fut balancée pendant
quelque temps; mais enfin elle se déclara pour le
général françois, qui marcha ensuite à Castiglione,
dont il fit lever le siège ^.
Pignerol. — Auparavant de quitter Pignerol, il est
nécessaire de parler de cette ville. Pignerol est du
Piémont ; elle servoit autrefois d'apanage aux puînés
des princes de cette maison. Elle est située au com-
mencement des montagnes, sur la rivière de Gluson.
Louis XIII s'en empara par un traité qu'il fit avec le
duc Victor-Amé^ l'an 1631 ^. Par cette acquisition, il
eut une porte pour entrer en Italie. La ville et la cita-
1. Frédéric de Hesse-Cassel, général de cavalerie hollandaise
dans l'armée impériale : tome I, p. 332.
2. Ci-dessus, p. 149.
3. On peut voir sur ce combat les références indiquées par
M. de Boislisle dans le commentaire des Mémoires de Saint-
Simon, t. XIV, p. 80-82. M. de Médavy reçut en récompense le
collier du Saint-Esprit.
4. Victor-Amé ou Amédée I", duc de Savoie de 1630 à 1637,
qui était beau-frère de Louis XIII, ayant épousé Christine de
France, fille de Henri IV.
5. Traité signé à Millefleurs [Mira fier i), près Turin, le 19 oc-
tobre 1631.
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 219
délie étoient très fortes. Louis XIV l'a remise au duc
de Savoie l'an 1695^ la ville et la citadelle démante-
lées. Elle est à sept lieues de Turin.
Ce ne fut pas sans peine que je quittai ma petite
veuve. Je m'aperçus avec plaisir qu'elle étoit très
touchée de mon départ. Je lui promis de revenir le
plus tôt que je pourrois pour lui marquer ma recon-
noissance de toutes les bontés et de tous les soins
qu'elle a voit eus pour moi.
Lorsque je fus à une demi-lieue de cette ville, le
marquis de Putanges^ vint à moi, et il me dit :
« Chevalier, savez-vous une nouvelle? » Je lui deman-
dai de quoi il étoit question. « Le comte de Médavy,
a mon oncle, vient de battre à plate couture le prince
« d'Hesse-Cassel ; le courrier en est arrivé ce matin. »
— « Hé! mon Dieu! lui dis-je, pourquoi abandon-
« nons-nous donc l'Italie? » — « Pourquoi? me répli-
« qua-t-il ; afin que nos officiers généraux mettent à
« couvert tout l'argent qu'ils ont pillé ^. » Étant sur
le sommet de la première montagne, d'où l'on voit
cette belle plaine de Piémont, je ne pus m'empêcher
d'être vivement touché de la sottise de nos généraux
d'abandonner sans aucune raison ce beau pays.
Après avoir laissé La Pérouse* derrière nous, nous
1. En 1696.
2. Thérèse-Hardouin de Morel, marquis de Putanges, n'était
aloi's que capitaine ; il eut un régiment de cavalerie en 1709
et parvint, en 1743, au grade de lieutenant général. Son père
avait épousé Henriette-Léonore Rouxel, sœur du futur maré-
chal de Médavy.
3. Déjà dit ci-dessus, p. 211.
4. Petit bourg fortifié sur le Cluson, entre Pignerol et Fenes-
trelle.
220 MÉMOIRES [Sept. 1706]
fûmes coucher, mon ami Pina et moi, dans un village
de la vallée de Saint-Martin éloigné de la Pérouse de
deux] lieues. Cette dernière place est aussi du Pié-
mont, et elle n'est fortifiée que d'ouvrages de terre.
Nous fûmes loger chez Grandmaison, commandant de
notre second bataillon, qui nous fit donner un bon
bouillon à chacun.
La vallée de Saint-Martin ^ est l'habitation des héré-
tiques nommés Vaudois ou Barbets, anciennement
appelés les Pauvres de Lyon 2. Pierre de Vaud, natif
du village de Vaud situé sur le Rhône et près de
Lyon, en est l'auteur vers l'an 1160. Ses hérésies
s'établirent depuis à Albi en Languedoc, ce qui a
donné à ces hérétiques le nom d'Albigeois. Leurs
erreurs approchent beaucoup de celles des calvinistes^.
Fenestrelle. — Le lendemain 12, nous en partîmes
de bon matin pour aller coucher à Barbotti^, une lieue
en deçà de Fenestrelle. La place de Fenestrelle^ est
assez bien fortifiée par rapport à la situation. Elle est
1. C'est la vallée du torrent de la Germanasca, torrent qui
se jette dans le Cluson à la Pérouse ; un mauvais chemin sui-
vait la vallée et se dirigeait vers Mont-Dauphin par le col
Saint-Martin.
2. M. le pasteur E. Arnaud a publié en 1896 un ouvrage sur
les Vaudois de Dauphiné .
3. Les doctrines des deux hérésies sont en réalité fort diffé-
rentes, ainsi que Bossuet l'a montré dans son Histoire des
Variations.
4. C'est sans doute le hameau de Balbutet ou Balboulet,
dépendant de la commune piémontaise d'Usseaux et situé en
deçà de Fenestrelle, du côté de France.
5. Petite ville sur le Cluson, à six lieues de Pignerol. La
citadelle, bâtie par Louis XIV, était très forte et servit, comme
Pignerol, de prison d'Etat.
[Sept. 1706J DU CHEVALIER DE QUINCY. 221
située dans le Dauphiné ^ et couvre la vallée de Prage-
ias-, qui a été cédée, aussi bien que Fenestrelle et la
vallée d'Oulx, au duc de Savoie, par la paix d'Utrecht.
En chemin faisant, il me prit une faim si canine, que
je mangeai la moitié d'un pain de munition que j'avois
acheté d'un soldat un écu. Nous fûmes logés dans
une grange. Après que notre chirurgien-major nous
eut pansés, Pina et moi, il pansa en notre présence
un lieutenant du régiment nommé Bonnafont ; il avoit
un coup de fusil dans le gras de la fesse. Sans façon,
il ôta sa culotte, présenta son derrière, se tenant tou-
jours debout. Le chirurgien lui mettoit des tampons
de charpie plus gros que le doigt. Le pauvre garçon
ne fit aucune plainte, quoique nous souffrions nous-
mêmes de le voir panser.
Le 13, nous allâmes à Césanne, petit bourg situé
sur la Doire, en bas et au delà du mont Genèvre à
l'égard de la France^. Le 14, après nous être fait
ramasser^ chacun par quatre jeunes filles pour monter
le mont Genèvre et le descendre, nous arrivâmes
d'assez bonne heure à Briancon. Il fallut aller chez le
maire de la ville, qui étoit médecin. Il y avoit une si
grande quantité d'officiers blessés chez lui, qui deman-
doient comme nous un logement, que nous eûmes
toute la peine du monde à en avoir un, et, sans la
1. Mais sur le versant italien des Alpes.
2. C'est le nom que porte la vallée du Cluson entre la Pérouse
et Césanne, et qui lui vient du village de Pragelas ou Prage-
lato; Fenestrelle en occupe le point central.
3. Tome I, p. 190.
4. Ramasser se dit en parlant des personnes qu'on fait des-
cendre sur les neiges, le long des montagnes, dans des espèces
de traîneaux appelés ramasses. [Dictionnaire de Trévoux. j
222 MÉMOIRES [Sept. 1706]
femme du médecin, qui étoit assez belle, je crois que
nous y serions encore; elle pressa si fort son mari,
qu'il nous en donna un des plus jolis de la ville.
Faisons présentement une petite récapitulation des
fautes que nos généraux ont faites depuis le départ de
M. de Vendôme pour la Flandre, et de celles de la
cour, qui ont été la cause funeste de la perte de l'Ita-
lie. Il semble que nous étions d'accord avec nos enne-
mis de tous les mouvements que nous faisions. Pre-
mièrement, à quoi pensoit la cour de charger un duc
de la Feuillade de faire un siège comme celui de Turin,
qui étoit défendu, pour ainsi dire, par un duc de
Savoie, un des grands hommes du siècle^? Seconde-
ment, de n'avoir pas voulu souffrir que le maréchal
de Vauban, célèbre pour la défense et pour l'attaque
des places, en eût la direction? Tout le monde sait
qu'il s'étoit offert comme un bon citoyen à servir
sous les ordres du duc de la Feuillade^. Troisième-
ment, de nous donner à la place du duc de Vendôme
le duc d'Orléans, qui étoit né avec une grande valeur,
mais qui n'avoit aucune expérience^, et le maréchal
1. Tous les contemporains s'accordent pour reconnaître
l'incapacité du gendre de Chamillart, quoi qu'en ait dit Marcin
mourant dans sa lettre au Roi : « Il s'élève un grand capi-
taine avec M. le duc de la Feuillade, entendu, pénétrant et
brave. »
2. Le général Pelet a publié dans les Mémoires militaires
(t. VI, p. 599 et suiv.) la lettre et les mémoires par lesquels
Vauban s'offrait pour coopérer au siège et indiquait ce qui lui
semblait indispensable, comme artillerie et matériel de guerre,
pour prendre la place.
3. Le prince n'avait en effet jamais encore commandé en chef;
à Steinkerque et à Nerwinde, il n'avait eu que le commande-
ment de la cavalerie.
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 223
de Marcin, qui avoit très peu de capacité; et contre
qui? Contre un prince Eugène et contre un duc de
Savoie. Il est vrai que les Impériaux avoient passé
l'Adige et le Pô, lorsque le duc d'Orléans et le maré-
chal de Marcin arrivèrent à notre armée. Mais ne
devoient-ils pas s'opposer à leur passage de la Sec-
chia? Us le pou voient. Nous nous contentâmes d'aller
camper sous Guastalla, et, au lieu de suivre les enne-
mis du même côté du Pô, comme avoit fait M. de
Vendôme, qui fit périr une bonne partie de l'armée
de M. de Stahremberg, quoiqu'il n'avoit aucune cava-
lerie avec lui, nous eûmes la bonté de leur laisser
toute la liberté de se rendre en Piémont, en prenant
le parti de nous y rendre par l'autre côté de cette
rivière. Nous aurions pu encore les arrêter pendant
quelques jours à la Bormida, les empêcher de passer
le Pô si près de nos hgnes de circonvallation devant
Turin, marcher à eux pour les combattre lorsqu'une
partie de leur armée avoit passé cette rivière, assem-
bler toutes nos troupes, à l'exception de quelques
bataillons qu'on auroit laissés aux ordres de M. d'Al-
bergotti, au poste des Capucins de la montagne, qui
étoit bien retranché, pour s'opposer au comte de
Santena, afin de les combattre dans la plaine de Mille-
fleurs. Nous étions beaucoup plus forts qu'eux, comme
je l'ai dit, et nos soldats étoient infiniment plus aguer-
ris. Nous aurions pu encore attaquer ou leur avant-
garde ou leur arrière-garde lorsqu'ils passèrent la
Doire (ils nous prêtoient le flanc), et retrancher le ter-
rain qui est entre la Sture et la Doire, où les ennemis
nous attaquèrent. Nous étions, pendant tous les mou-
vements et toutes les marches qu'ils faisoient, immo-
224 MÉMOIRES [Sept. 1706]
biles comme la statue du Festin de pierre, et notre
immobilité ne nous quitta que lorsqu'il ne fut plus
temps. Ajoutez à toutes ces fautes l'opiniâtreté, disons
plutôt la timidité, de M. d'Albergotti de n'avoir jamais
voulu nous envoyer un seul bataillon des quarante
qu'il avoit sous ses ordres. Cet homme s'imaginoit
toujours d'être attaqué par le comte de Santena, qui
n'avoit que dix mille hommes, dont sept mille de
milice. Enfin finissons par la plus grande de toutes
les fautes, qui est le parti que l'on prit de nous reti-
rer en France. Il falloit rassembler toutes nos troupes,
rester près de Turin ; les vivres nous seroient venus
de France et d'Italie, et nous aurions tenu en échec
nos ennemis. Si nous avions pris ce parti, queseroient-
ils devenus? Gomment auroient-ils pu subsister?
Quand je pense encore à toutes nos manœuvres, je
ne puis m'empêcher de croire ce que j'ai entendu dire
plusieurs fois, qui est que nous étions trahis par une
certaine personne delà cour^ Et, pour me confirmer
1. Le chevalier va se faire l'écho de bruits qui furent très
répandus à l'époque, qu'on retrouve dans les Mémoires de
Tessé comme dans ceux de Noailles rédigés par l'abbé Millot,
et que Michelet a vulgarisés de nos jours en son style imagé
[Histoire de France, t. XIV, p. 183-185) : la duchesse de Bour-
gogne, aidée en cela par M™® de Maintenon, aurait trahi la
France et, grâce à la complicité de Marcin, fait échouer le
siège de Turin pour sauver son père. Rien cependant n'est
moins prouvé. Voltaire, dans le Siècle de Louis XIV, avait
déjà repoussé cette accusation. De nos jours, les documents
réunis par M. Fr. Combes dans son livre sur la princesse des
Ursins, et les lettres de la duchesse de Bourgogne retrouvées
aux archives de Turin, la disculpent entièrement. Un passage
ambigu d'une lettre de M™'' de Maintenon (recueil Geffroy,
t. II, p. 307) semblait l'accuser; mais M. Geffroy a montré
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 225
dans ma pensée, voici ce qui m'a été rapporté un
jour. Je m'étois donné un tressaillement de nerfs^ à
une jambe ; j'envoyai chercher Boute-en-cuisse ^. Pen-
dant qu'il me pansoit, quelqu'un vint à parler du
siège de Turin. Il nous dit sur-le-champ : « J'étois
« bien persuadé que nous ne prendrions point cette
« ville. Un jour, continua-t-il, que je pansois la pre-
« mière femme de chambre de M""^ de Maintenons,
« qui s'étoit donné une entorse à un pied (elle aimoit
« beaucoup cette femme ; je la pansois dans un coin
a de la chambre même de sa maîtresse, pendant
« qu'elle étoit dans son Ht), arrive M™^ la duchesse
« de Bourgogne tout en pleurs. Embrassant M"® de
« Maintenon, elle lui dit : « Eh bien! ma chère tante,
« voilà donc Turin qui va être pris. » — « Tranquil-
« lisez-vous, Madame, lui répliqua M™^ de Maintenon,
« je vous donne ma parole d'honneur qu'il ne le sera
a jamais. » Soit que M""^ de Maintenon ait voulu tran-
quilliser la duchesse de Bourgogne, ou qu'elle avoit
fait donner des ordres pour nous empêcher de réus-
sir dans notre entreprise, il est certain que la pro-
phétie de cette dame a eu son effet.
qu'il ne s'agissait que de la conduite privée de la princesse.
M. Paul Boselli a publié en 1892, dans les Atd délia Reale Aca-
demia di Torino, t. XXVII, p. 470-505, une étude très docu-
mentée sur la Duchesse de Bourgogne et la bataille de Turin.
1. On appelle ainsi « le déplacement d'un nerf causé par
quelque effort violent. » [Dictionnaire de Trévoux.)
2. Le manuscrit porte Boutancuisse ; c'est sans doute un
sobriquet donné à un chirurgien ou à un rebouteur illustre de
l'époque.
3. Ce n'était plus alors la célèbre Nanon Balbien, morte
en 1704.
II 15
226 MÉMOIRES [Sept. 1706]
La Volvenne m'a dit aussi qu'un de ses amis, ma-
jor d'un régiment d'infanterie, étoit allé voir, au
commencement du siège de Turin, le secrétaire d'un
officier général. Pendant qu'ils parloient ensemble
dans sa chambre, un laquais de cet officier général
vint l'avertir de descendre au plus vite, que son
maître le demandoit pour écrire une lettre de consé-
quence. Pendant l'absence du secrétaire, le major
aperçut qu'il y avoit une lettre sur la table. Sa curio-
sité le porta à la lire. Quelle fut sa surprise! L'on
mandoit à cet officier général qu'on prenoit des
mesures pour retirer d'Italie M. de Vendôme, que
leur dessein ne pouvoit point réussir sans cela, et
qu'on profiteroit de la première occasion pour retirer
ce prince de ce pays. La Volvenne m'a dit que cet
officier, qui vit encore, est présentement major d'une
place.
J'ai entendu^ dire depuis à un officier général qui
avoit accompagné le maréchal de Villars lorsqu'il
alloit prendre le commandement de notre armée d'Ita-
lie en 1733, que, pendant que ce général étoit à
Turin, on lui fit voir ce qu'il y avoit de curieux dans
cette ville et aux environs, entre autres une éghse
bâtie sur la montagne des Capucins, au delà du Pô,
par ordre de feu le roi de Sardaigne, afin d'exécuter
un vœu qu'il avoit fait à la Vierge en cas de la levée
du siège de Turin ^; qu'on lui montra un tableau dans
1. Paragraphe ajouté dans la marge du manuscrit.
2. C'est sur la colline de la Superga, et non sur celle des
Capucins, que Victor-Amédée fit ériger en 1717 la chapelle
commémorative de la levée du siège, qui sert encore aujour-
d'hui de sépulture aux princes de la maison de Savoie.
[Sept. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 227
cette église, où ce prince étoit représenté à genoux
aux pieds de la Vierge; que le maréchal, ayant exa-
miné ce tableau, s'écria tout haut : « Mais je n'y
a vois point ni la duchesse de Bourgogne, ni W^ de
« Maintenons » Tous ceux qui l'accompagnoient
n'entendirent que trop ce que ce discours signifioit;
le grand homme avoit des reparties vives et spiri-
tuelles.
Je ne ferai aucun détail des conquêtes que les enne-
mis firent après notre retraite ; en deux mots, n'ayant
aucun obstacle, ils s'emparèrent précipitamment de
toute l'Italie, à l'exception de Mantoue et de Crémone,
que nos troupes évacuèrent l'année d'ensuite pour se
retirer en France^. Nos petits-neveux ne pourront
jamais croire une si funeste révolution. Après notre
victoire à Calcinato, le prince Eugène n'avoit pas un
seul pouce de terre en Italie, et, à la fin de la cam-
pagne, dont le commencement avoit été si glorieux,
nous en sommes chassés honteusement par la faute et
le peu de capacité de nos généraux !
Pendant que j'étois à Briançon, blessé et malade
(car la fièvre m' avoit pris en arrivant dans cette ville,
soit des fatigues que j'avois essuyées depuis ma bles-
sure, soit d'avoir trop mangé, soit des petites conver-
sations que j'avois eues à Pignerol avec la petite
veuve), il courut un bruit qu'on alloit se préparer
pour rentrer en Italie ; mais, comme nous apprîmes
1. Cependant on prétend encore que cette Vierge reproduit
les traits de la duchesse de Bourgogne.
2. Mémoires de Saint-Simon, t. XIV, p. 89-90 et 445-449.
Le chevalier oublie de mentionner le château de Milan, dont
les Impériaux ne purent s'emparer.
228 MÉMOIRES [Oct. 1706]
que le Roi envoyoit M. de Bezons\ que nous appe-
lions le Père des difficultés, pour s'informer si la
chose étoit possible, nous jugeâmes trop bien que
nous n'y rentrerions jamais de cette guerre^.
Je fus longtemps à me rétablir. Dès que je pus sor-
tir, j'allai faire ma cour au duc d'Orléans. Aussitôt
que ce prince me vit, il s'approcha de moi, et il eut
la bonté de me demander comment je me portois. Je
pris ce moment pour lui demander un congé pour
venir à Paris, afin de pouvoir me rétablir entière-
ment, en lui disant que l'air de Briançon m'étoit con-
traire. Il me l'accorda. Je fus voir ensuite le duc de
la Feuillade, qui avoit épousé, comme tout le monde
sait, une fille de M. de Chamillart, dontj'étois parent^.
Je lui demandai une route d'un lieutenant de cavalerie
et de six cavaliers*. Il se mit à rire de ma proposi-
tion : « Une route, me dit-il, pour aller à Paris? Il
1. M. de Bezons rejoignit à Briançon le duc d'Orléans, qui
l'avait demandé au Roi pour l'aider à rétablir l'armée. [Dan-
geau, p. 212 et 223-227.)
2. « Médiocre général d'armée, dit Saint-Simon, qui, avec
une valeur personnelle, fine et tranquille, craignoit tous les
dangers pour la besogne dont il étoit chargé » (t. VII de 1873,
p. 161).
3. Déjà dit dans le tome I, p. 178.
4. Suivant la terminologie moderne, il faudrait dire une
feuille de route. Les officiers qui menaient des recrues aux
armées recevaient une feuille indiquant le nombre d'hommes
et de chevaux qu'ils conduisaient; cela leur procurait, outre
les frais de route, des logements chez l'habitant ou dans des
casernes. Il y avait à ce sujet beaucoup d'abus; ainsi nous ver-
rons, au commencement de la campagne de 1707, un ofiîcier
voyageant seul, et muni néanmoins d'une route pour vingt-
cinq hommes.
[Oct. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 229
« n'y a pas d'exemple ^ » Cependant il me l'accorda
de bonne grâce, et il me fît encore le plaisir d'en
accorder une pareille à un capitaine de dragons de
mes amis pour aller chez lui. Non seulement cette
route m'épargna beaucoup d'argent, mais elle me
donna aussi occasion de faire plaisir à La Bussière et
à Boisduval, tous deux capitaines du régiment, que
je menai à Paris sans qu'il leur en coûtât un sol. Nous
passâmes par la Bourgogne, où chaque place ^ m'étoit
payée quarante sols.
Je restai plusieurs jours à Gap. J'y trouvai mon
ami Pina chez le comte de Venta von ^ son cousin ger-
main. Il étoit un des lieutenants de roi de la province;
il nous fit la plus grande chère du monde, aussi bien
que le frère de Pina, doyen de l'éghse de Gap'^.
En arrivant à Moirans, petit bourg entre Grenoble
et Lyon (nous étions logés chez la veuve Paris, au
Grand-Saint-François, mère des fameux Paris ^), après
avoir dîné, étant à la fenêtre, nous vîmes une troupe
1. Les routes, en effet, ne devaient être délivrées que pour
se rendre aux armées.
2. « Place, en matière d'étapes et de logements, est la ration
de pain ou le logement pour chaque homme. » [Dictionnaire
de Trévoux.)
3. François de Morges, lieutenant de roi aux bailliages d'Em-
brun et de Gap. Ventavon est une petite paroisse à quatre
lieues de Gap.
4. Claude de Pina, doyen du chapitre de Gap depuis 1693.
Il ne mourut qu'en 1753 et remplit à diverses i-eprises les fonc-
tions de vicaire général. (Abbé Albanès, Gallia christiana
novissima, t. I, p. 550.)
5. Déjà dit dans le tome I, p. 188.
230 MÉMOIRES [Oct. 1706]
de femmes et d'hommes qui revenoient du café*. Les
femmes avoient beaucoup de rouge, ce qui nous les
fit prendre d'abord pour des comédiennes. Étant plus
près de nous, je reconnus M"^ de Séry, la marquise
de Nancré^ et l'abbé Dubois, depuis cardinal^, qui
étoient accompagnés de plusieurs hommes et de plu-
sieurs femmes. Cette troupe gaillarde alloit à Gre-
noble, où le duc d'Orléans devoit arriver. Il auroit
été à souhaiter pour la France que M"® de Séry eût
été à Milan, aussi bien que l'argent de nos officiers
généraux, après que les ennemis nous eussent forcés
dans nos lignes : je suis persuadé que nous aurions
pris le parti de nous retirer de ce côté-là, et non pas
du côté de la France, comme nous fîmes malheureu-
sement.
Étant à Lyon, nous allâmes à la comédie, que je
trouvai assez bonne.
Villefranche. — De Lyon, nous fûmes à Villefranche,
qui est la capitale du Beaujolois. Il y a une académie
de plusieurs personnes savantes* ; nous y dînâmes.
Mâcon. — Nous fûmes coucher à Mâcon, ville bâtie
1. La mode du café s'était très répandue depuis le milieu du
XVII® siècle, et, avant 1700, il y avait de nombreuses « maisons
de caffé » à Paris et dans les principales villes : A. Franklin,
la Vie privée d'autrefois : le Café, le Thé et le (7/«oco/aï(1893).
2. Marie-Anne Bertrand de la Bazinière, seconde femme du
feu comte (et non marquis) de Nancré, morte en 1727.
3. L'abbé Dubois avait accompagné son maître à l'armée, et
ne le quitta point après la défaite. Peut-être était-il allé au-
devant de M"'' de Séry; mais cela semble peu probable.
4. Il y a à Villefranche une « académie de beaux-esprits, »
dit le Grand Dictionnaire géographique de la Martinière.
[Oct. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 231
sur le penchant d'une petite colline qui va jusqu'au
bord de la Saône, qu'on passe sur un assez beau pont.
Cette ville est capitale du Màconnois, qui a environ
douze lieues de longueur et neuf de largeur. Il y a un
évêché et un bailliage. Outre le chapitre de la cathé-
drale, il y a celui de Saint-Pierre, dont les chanoines
font preuves de noblesse. Les Commentaires de César
font mention de cette ville. Il y a eu des comtes par-
ticuliers, dont plusieurs auteurs célèbres font des-
cendre Humbert, comte de Maurienne, tige de la
maison de Savoie ^ .
Tournus. — De Mâcon, nous fûmes dîner à Tour-
nus, petite ville du Maçonnais où il y a une abbaye.
Dans le temps que nous y passâmes, le cardinal de
Bouillon, qui en étoit abbé, y étoit relégué par ordre
de la cour^.
Chalon-sur-Saône. — Le même jour, nous fûmes à
Chalon-sur-Saône, ville du duché de Bourgogne.
L'évéque a le titre de comte. Il y a un bailliage. Elle
est ancienne : César en fait mention dans ses Commen-
taires. Elle a été longtemps possédée par des seigneurs
1. Cet Humbert mourut en 1048. Les historiens ne sont pas
d'accord sur son origine : les uns le font descendre des anciens
comtes de Mâcon, d'autres, comme Guichenon, des ducs de
Saxe; enfin Chorier, d'après des titres que lui avait commu-
niqués du Bouchet, et dont on peut par conséquent suspecter
l'authenticité, le rattachait au sang de Charlemagne.
2. Les circonstances de la disgrâce du cardinal ont été énu-
mérées par Saint-Simon dans ses Mémoires (éd. Boislisle, t. VII,
p. 100-107, 154-158, 196-199). Cluny, dont il était abbé, lui
avait été assigné comme lieu d'exil ; mais il avait la faculté d'aller
aussi à l'abbaye de Tournus et au prieuré de Paray-le-Monial,
qu'il possédait également.
232 MÉMOIRES [Oct. 1706]
particuliers, dont est venue l'ancienne maison de Cha-
lon qui est fondue dans la maison d'Orange-Nassau.
Ghalon est capitale d'un petit pays dit le Chalonnois
ou la Bresse chalonnoise.
Beaune. — Le lendemain, nous fûmes coucher à
Beaune, ville de Bourgogne, assez jolie et assez bien
bâtie. Elle est fort renommée par rapport à ses vins
et par rapport à son hôpital, qui est un très beau bâti-
ment, fondé par Nicolas Rollin, chancelier de Philippe
le Bon, duc de Bourgogne^CettevilIe est fort ancienne.
Nuits. — De Beaune, nous fûmes dîner à Nuits,
petite ville de Bourgogne sur l'Armançon. 11 y a un
bailliage, dont le père d'un lieutenant du régiment
étoit lieutenant général, qui vint dîner avec nous. Il n'eut
pas seulement la politesse de nous faire apporter une
bouteille de son vin ; il a les meilleures vignes de ce
canton.
En allant coucher à Dijon, nous laissâmes sur notre
droite la fameuse abbaye de Gîteaux, qui a été bâtie,
l'an 1098, par le duc Othon. Plus de mille soixante-
dix monastères, tant d'hommes que de femmes,
dépendent de cette abbaye^.
Dijon. — Dijon est la ville capitale de la province.
Elle est sur deux petites rivières, l'Ouche et le Suzon.
Il y a un parlement institué par Louis XI, une chambre
1. Ce célèbre hôpital, qui existe encore aujourd'hui avec sa
règle primitive, fut fondé en 1443 par le chancelier Rollin et
enrichi encore par son fils Jean Rollin, évêque d'Autun et car-
dinal. Une partie de sa dotation consistait en vignobles du
célèbre cru de Beaune qu'il possède encore de nos jours.
2. Ce paragraphe concernant Cîteaux a été ajouté sur la
marge du manuscrit.
[Oct. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 233
des comptes, une cour des monnoies et un siège pré-
sidial. Dès que nous y fûmes arrivés, La Bussière fut
voir M. Bauyn, conseiller au parlements qui, le len-
demain, nous donna un très grand dîner avec madame
sa femme' et la femme d'un président à mortier.
I^r^ Bauyn, qui n'avoit jamais vu Paris, nous disoit à
tout moment que nous étions bien heureux d'y aller
passer l'hiver et qu'elle souhaiteroit de tout son cœur
d'être à la place d'un de nos domestiques pour avoir
ce plaisir. L'on dit que, lorsqu'on se marie dans cette
ville, la prétendue exige de son futur époux qu'il
l'amènera à Paris au moins une fois pendant sa vie.
Après avoir dîné, M. Bauyn nous mena dans son car-
rosse voir la Chartreuse, qui est une des belles du
royaume 3. On y voit dans l'église les tombeaux des
ducs de Bourgogne, qui sont très bien travaillés.
Ensuite nous fûmes nous promener au Cours, beau-
coup plus beau que celui de Paris. Je n'ai point vu de
plus beau pays que celui qui est entre Dijon et Lyon.
Chanceaux. — Après être restés deux jours à Dijon,
nous fûmes coucher à Chanceaux^ Nous y mangeâmes
de bonnes perdrix rouges. C'est des environs de cette
petite ville qu'on tire l'épine-vinette, dont on fait de
1. Jean-Baptiste Bauyn, reçu conseiller au parlement de
Dijon le 8 août 1674, mourut le 8 septembre 1727.
2. Louise Rémond, fille d'un maître en la Chambre des
comptes de Bourgogne.
3. Elle était située à l'extrémité du faubourg d'Ouche, et
avait été fondée par le duc Philippe le Bon. Il y en a une des-
cription dans le Dictionnaire géographique de la France, par
l'abbé Expilly, t. II, p. 643.
4. Commune du département de la Côte-d'Or, canton de
Flavigny.
234 MÉMOIRES [Oct. 1706]
bonnes confitures. Le lendemain, nous passâmes la
Seine à sa source * , qui est à deux lieues de Saint-Seine^ ;
nous y mîmes pied à terre pour en boire de l'eau, et
ensuite nous allâmes diner à Flavigny^, petite ville
dans le pays d'Auxerrois, assez bien située.
Montbard, Auxerre. — Nous fûmes coucher à Mont-
bard, petite ville, et, de Montbard, coucher à Auxerre,
ville sur les confins de la Bourgogne, sur l'Yonne,
avec titre de comté. Il y a un bailliage, présidial, élec-
tion et évéché. Elle est fort ancienne; il y a eu des
comtes particuliers. Louis XI l'a réunie à la couronne.
Joigny, Villeneuve-le-Roi. — D'Auxerre, nous fûmes
dîner à Joigny, petite ville sur l'Yonne avec titre de
comté ; elle a eu ses seigneurs particuliers ; ils étoient
pairs du comté de Champagne. Nous fûmes coucher
à Villeneuve-le-Roi, sur l'Yonne^.
Sens. — Le lendemain, nous dînâmes à Sens, ville sur
le confluent de l'Yonne et de la Vanne, capitale du
Sénonois. Avant le roi Robert, elle avoit des comtes
particuliers ; ce prince la réunit à la couronne l'an 1 005.
La cathédrale est très belle. Il y a dans le diocèse de
Sens neuf cent paroisses et vingt-cinq abbayes^. Saint
1. La source de la Seine est exactement au pied de la ferme
des Vergerots, près de Saint-Germain-la-Feuille , à quatre
kilomètres sud de Chanceaux.
2. Saint-Seine-l'Abbaye, à vingt-six kilomètres de Dijon.
3. Département de la Côte-d'Or, sur l'Armançon.
4. Ou Villeneuve-sur- Yonne, chef-lieu de canton de l'arron-
dissement de Joigny.
5. D'après Dom Beaunier, sept cent soixante-cinq paroisses
et vingt-neuf abbayes ; sept cent soixante-quatorze paroisses et
vingt-six abbayes d'après le Dictionnaire d'Expilly. MM. Henri
Stein et Paul Quesvers ont publié en 1894 le pouillé de ce
diocèse.
[Oct. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 235
Savinien a été le premier évêque, envoyé par saint
Pierre ^ Les archevêques prennent le titre de primat
des Gaules et de Germanie^. Il y a un présidial et un
bailliage, qui est un des quatre anciens du royaume».
Le pays du Sénonois a dix-sept lieues de longueur
et huit de large. Il y a eu, du temps de Hugues Capet,
un archevêque du nom de Sevin; ce fut lui qui sacra
à Orléans Robert son fils*.
Montereau. — Nous fûmes coucher à Montereau-
fault-Yonne, ville située dans l'endroit où cette rivière
se jette dans la Seine. Tout le monde sait que Jean,
duc de Bourgogne, fut assassiné sur le pont de cette
ville l'an 1419. Il y avoit autrefois une maison royale.
1 L'épiscopat de saint Savinien, comme celui de tous les
premiers évoques des Gaules, doit être reporté au milieu du
me siècle, ainsi que l'a établi M. l'abbé Duchesne, et que
l'avaient pensé avant lui les auteurs de la GalUa chnstiana.
2 Ce titre et la juridiction y afférente avaient été conférés à
l'archevêque Ansegise, en 876, par le pape Jean VIII, à la prière
de Charles-le-Chauve, et ses successeurs en jouirent pendant
deux siècles malgré les réclamations des autres évêques. En
1079, Grégoire VII donna à Lyon la primatie sur les quatre
Lyonnaises; mais les archevêques de Sens conservèrent leur
ancien titre.
3. Ces quatre premiers bailliages établis par l'autorité royale
sont ceux de Vermandois, de Mâcon, de Sens et de Saint-Pierre-
le-Moutier.
4 Sewin ou Seguin, que la Gallia christiana fait neveu du
comte de Sens Rainart, fut élu archevêque en 977 et mourut
en 999. C'est le 1«^ janvier 988 qu'il sacra le roi Robert a
Orléans. Notre chevalier, en relevant le nom de ce prélat, ne
cherche pas à le rattacher à sa famille, ce qu'il aurait été difH-
cile d'établir : à cette époque, Sevin était un nom de baptême
comme Hardouin, Guérin, Liévin, etc., et il n'existait pas
encore de noms patronymiques.
236 MÉMOIRES [Nov. 1706]
Le lendemain à Melun, et le surlendemain à Paris ; il y
avoit cinq ans que j'avois quitté ma patrie.
Je croyois faire ma cour de rester en Italie ; mais
je m'aperçus trop tard que les absents ont tort. Mon
frère ^ m'avoit mandé depuis longtemps qu'il demandoit
un régiment pour moi et qu'il m'avoit fait mettre sur
la liste, il n'y avoit jamais pensé, et un jour je fus bien
surpris de la proposition qu'il me fit en allant à Ver-
sailles, qui étoit qu'il demanderoit une pension pour
moi. Je compris par ce discours qu'il n'avoit nulle-
ment pensé à moi. Je lui fis sentir combien j'en étois
étonné, et ce ne fut que de ce jour-là que je fus sur
la liste pour un régiment.
Après avoir resté trois ou quatre jours à Paris, je
m'en allai à Quincy. J'y trouvai M. de Quincy, sa
femme 2 et du Plessis^, qui avoit quitté le service de
dépit de n'avoir pas eu le régiment du marquis de
Bandeville, notre cousin issu de germain du même
nom que nous, tué à la bataille d'Hochstedt que nous
perdîmes l'année 1704^ Le Roi avoit accordé à mon
frère ce régiment. Lorsqu'il fut pour en remercier
M. de Chamillart, ce ministre lui dit que c'étoit en
vain que S. M. lui avoit accordé ce régiment; qu'il ne
pouvoit pas profiter de cette grâce, puisque ce régi-
ment avoit été entièrement détruit à la bataille d'Hoch-
stedt. Mon frère eut beau lui dire qu'il le rétabliroit
si bien que le Roi et lui en seroient contents, il ne
1. Charles, marquis de Quincy, l'auteur de V Histoire mili-
taire, qui avait été lieutenant général de l'artillerie en Alle-
magne pendant les campagnes de 1703 et de 1705.
2. Geneviève Pecquot de Saint-Maurice, tome I, p. 69.
3. Pierre Sevin, tome I, p. 6.
4. Tome I, p. 51.
[Nov. 1706] DU CHEVALIER DE QUINCY. 237
put jamais vaincre l'opiniâtreté de cet homme, quoique
nous étions très proches parents de sa femme, et que
certainement nous lui faisions honneur. Du Plessis,
piqué au vif de son procédé, lui dit : « Monsieur, il y
« a quatre ans que vous me remettez toujours pour
« un régiment ; je vois bien qu'il n'y a nulle grâce à
a obtenir de vous. Ainsi, je prends mon parti : vous
« pouvez nommer à ma compagnie ; je n'y mettrai
« jamais les pieds ; » et il le quitta ensuite brusque-
ment. M. de Ghamillart lui fit dire qu'il pouvoit comp-
ter sur le premier régiment vacant et qu'il lui conseil-
loit de ne point quitter. Ses promesses furent inutiles.
Ce ministre, pour lui donner le temps de la réflexion,
ne nomma à sa compagnie que six mois après. Du
Plessis fit très mal d'avoir abandonné le service ; je
suis persuadé qu'il n'auroit pas été longtemps sans
avoir un régiment. M"^ de Margeret*, sœur du capi-
taine aux gardes, mort depuis maréchal des camps et
armées du ï\oi% étoit avec eux à Quincy. Je m'aper-
çus bientôt de l'amitié qu'il y avoit entre elle et du
Plessis. Aussi, trois mois après que nous fûmes de
retour à Paris, ils s'épousèrent^. Sans être belle, la
demoiselle étoit fort aimable ; elle étoit grande, bien
faite et ragoûtante^. Ils ont toujours parfaitement bien
vécu ensemble.
1. Marie-Françoise de Margeret, fille de Pierre de Margeret,
grand audiencier de France.
2. Pierre de Margeret de Pontaut, capitaine aux gardes en
1696, brigadier en 1710, fut fait maréchal de camp en février
1719; il ne se démit de sa compagnie qu'en 1727 et mourut le
16 février 1738, à soixante-dix ans.
3. Le 1" février 1707; ils n'eurent pas d'enfants.
4. Ragoûtant se dit figurément pour dire agréable : une
physionomie ragoûtante. [Dictionnaire de Trévoux.)
238 MÉMOIRES [Dec. 1706]
Étant de retour à Paris et m'étant fait habiller, je
priai mon frère de Quincy de me faire le plaisir de me
présenter à M. de Chamillart. Nous nous rendîmes à
Versailles, où nous dînâmes avec ce ministre. Après
le repas, mon frère pria le marquis de Dreux de vou-
loir bien lui-même me présenter à son beau-père :
« Vous avez été, lui dit-il, son colonel ; vous savez de
« quelle manière il a servi ; vous m'en avez dit beau-
ci coup de bien. Il convient que vous en rendiez
« compte vous-même à M. de Chamillart. » Nous
fûmes bien surpris, mon frère et moi, de sa réponse :
il nous dit franchement qu'il s'en garderoit bien, que
nous avions plus de crédit que lui auprès de son beau-
père. A ce propos, nous le quittâmes brusquement.
Ensuite, mon frère me présenta à M. de Chamillart,
qui me fit cent politesses, et qui me dit en propres
termes qu'il chercheroit les occasions de me faire
plaisir, et qu'il prenoit beaucoup de part à ma bles-
sure. Je n'oubliai point de lui demander un régiment :
ce qu'il me promit. Depuis ce jour, je n'ai jamais
voulu aller voir le marquis de Dreux. Son procédé
me fit ressouvenir de la cruauté qu'il avoit eue de se
refuser à me prêter quelques louis, étant blessé à
Pignerol. Quoique gendre du ministre, il ne s'est
jamais employé pour qui que ce soit au monde ; c'est
un homme bizarre, farouche et insociable. Cependant
il faut lui rendre justice : il a beaucoup d'esprit, beau-
coup de valeur et beaucoup de capacité à la guerre,
et il est d'une très grande exactitude pour faire faire
le service.
Mon quartier d'hiver se passa à faire ma cour à
M. de Chamillart; mais, par malheur pour moi, il n'y
eut pas de régiment vacant : je pris patience.
[Février 4707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 239
Pendant le carnaval, il nous arriva, à du Plessis et
à moi, une petite aventure. ]VP^ de Chamillart, qui
étoit la dame du monde la plus attentive à faire plai-
sir dans les moindres petites occasions à sa famille,
voulant donner un bal à M"^ la duchesse de Bour-
gogne^, nous envoya des billets pour nous en prier.
Nous allâmes à Versailles tous quatre, savoir : mon
frère de Quincy, sa femme, du Plessis et moi. Nous
fûmes loger aux Treize-Cantons^, près delà Surinten-
dance^, où demeuroit M. de Chamillart. Ayant soupe,
du Plessis ne se souciant pas trop d'aller au bal, je
restai pour lui tenir compagnie. Ainsi nous laissâmes
aller M. de Quincy et sa femme. Pendant que nous
buvions une bouteille de vin de Champagne auprès
du feu, deux servantes fort jolies venoient de temps
en temps nous voir. Elles nous promirent de venir
coucher avec nous sur les trois ou quatre heures du
matin ; nous devions coucher, du Plessis et moi, dans
la même chambre. Sur les quatre heures, nous dor-
mions profondément, un grand bruit nous réveilla.
1. ci-après, p. 241, note.
2. M. Le Roi, dans son Histoire de Versailles, n'a pas relevé
cette enseigne d'auberge parmi celles qu'il indique en diverses
rues de la ville.
3. L'ancienne Surintendance avait été bâtie en 1670, pour le
surintendant des bâtiments, dans les dépendances du château,
vers le sud, auprès du Grand-Commun. Etant bientôt devenue
trop petite, en raison des magasins nécessaires à ce service, le
Roi fit construire, en 1683, une nouvelle Surintendance un peu
plus loin du château, vers la rue de l'Orangerie ; c'est aujour-
d'hui le petit séminaire. L'ancienne fut alors affectée au loge-
ment des ministres de la guerre; Louvois y mourut en 1691.
(Le Roi, Histoire de Versailles, t. II, p. 176 et suivantes.)
240 MÉMOIRES [Février 1707]
Au lieu des deux servantes, nous vîmes arriver M. de
Quincy et sa femme, nus en chemise, qui vinrent
nous chasser de nos hts et qui, sans rien dire, s'y
couchèrent; les frères aînés se servent toujours de
leurs droits d'aînesse. Nous fûmes obligés, presque
tout endormis, de prendre les mêmes lits qu'ils
venoient de quitter, et nous nous aperçûmes promp-
tement de ce qui les avoit contraints de se sauver
de cette chambre. G'étoit une puanteur épouvantable
causée par des lieux qu'on vidoit et dont le conduit
aboutissoit au chevet de leur lit. Comme nous étions
jeunes, malgré cette puanteur et le bruit que les
gadouarts^ faisoient, nous nous endormîmes, sans
nous mettre en peine du rendez-vous. Une demi-heure
après que mon frère nous eut chassés de notre
chambre, les deux servantes ouvrent doucement la
porte, entrent et la ferment. « Hé bien ! dirent-elles,
« dormez-vous, Messieurs? » L'une s'approche du lit
où étoient couchés mon frère et sa femme ; elle ouvre
le rideau. Quelle fut sa surprise, au lieu d'entendre la
voix d'un homme, d'entendre celle d'une femme!
G'étoit celle de ma belle-sœur, qui s'étoit réveillée en
sursaut. Les deux filles ne demandèrent pas leur reste;
elles s'enfuirent précipitamment, et, ayant refermé
la porte, elles gagnèrent leurs lits. Mon frère se lève
et crie au voleur de toutes ses forces : ce qui fit venir
l'hôtesse et réveilla toutes les personnes qui étoient
logées dans cette hôtellerie. On chercha partout, et l'on
ne trouva qui que ce soit; on crut que mon frère et
1. On appelle ainsi « ceux qui vident et curent les retraits. »
Ce nom vient de gadoue, vieux mot qui désigne la matière
fécale. [Dictionnaire de Trévoux.)
[Mars 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 241
sa femme avoient rêvé. Tout le monde n'en fut pas la
dupe ; car cette petite aventure fut le sujet de toutes
les conversations de Versailles : pendant quelques
jours, il fut question de nous et de notre rendez-vous.
Nous manquâmes le bal et notre bonne fortune. Mon
frère fut plus heureux. Il étoit déguisé en Turc, il
étoit beau comme les amours : aussi M"^ la duchesse
de Bourgogne, qui a voit ouvert le bal avec M. le duc
de Berry, vint prendre mon frère, après avoir dansé
avec ce prince, et, comme il eut l'honneur de danser
plusieurs fois avec la princesse, cela donna occasion,
et à la ville et à la cour, de dire qu'elle s'étoit éprise
d'amour pour le beau Turc*.
A la fin d'avril, il fallut abandonner les plaisirs de
Paris pour aller joindre le régiment en Dauphiné.
J'ai oublié de dire que, le M de mars 1707, M. le
marquis de Beringhen, premier écuyer, fut enlevé
entre le Point-du-Jour et Sèvres par un partisan
nommé Guethem, qui avoit un passeport des ennemis
pour aller à la guerre. Le Roi donna de si bons ordres,
que ce partisan fut arrêté à une demi-lieue au delà
de Ham, et par conséquent Monsieur le Premier fut
1. Ce fut le dimanche 27 février que ce bal eut lieu. Voici le
récit de Dangeau (t. XI, p. 309-310) : « M"'^ la duchesse de
Bourgogne alla à quatre heures chez M™^ de Chamillart, où il
y eut grand jeu jusqu'à dix heures. M™*^ la duchesse de Bour-
gogne alla souper avec le Roi, comme à son ordinaire, et, après
le coucher du Roi, elle se masqua et alla au bal chez M™* de
Chamillart, qui fut magnifique et qui dura jusqu'à huit heures
du matin. Mgr le duc de Berry était en masque avec M™* la
duchesse de Bourgogne. » Le lendemain, la princesse, qui
avait déjeuné et entendu la messe en sortant du bal, ne se leva
qu'à cinq heures du soir, pour aller reti'ouver le Roi à Marly.
II 16
242 MÉMOIRES [Mars 1707]
délivré et ramené à Versailles. J'y étois dans ce
temps-là. Cette action hardie, quoiqu'elle ne réussît
pas, ne laissa pas d'inquiéter beaucoup la cour; le
guet fut augmenté de moitié. Ce partisan étoit parti
d'Ath dans le dessein d'enlever Mgr le Dauphin ou
quelque prince du sang. Ainsi celui qui de voit prendre
fut pris lui-même. M. Guethem, pour exécuter son
projet, avait laissé à Saint-Ouen une chaise de poste
et un détachement de son parti, et un autre détache-
ment à Chantilly, et, sans la complaisance qu'il eut
pour Monsieur le Premier de ne le vouloir pas fati-
guer, il auroit certainement conduit son prisonnier
dans le pays ennemie
1. Saint-Simon raconte en détail cette mésaventure du
premier écuyer [Mémoires, t. XIV, p. 352-361), et le commen-
taire de M. de Boislisle donne tous les renseignements dési-
rables sur cette hardie tentative. Pierre Guethem, né à Tour-
coing, avait d'abord servi dans les troupes de Bavière, puis
dans celles de l'Empereur, et étoit parvenu au grade de colonel.
[Avril 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 243
CAMPAGNE DE 1707.
A la fin d'avril 1707, il fallut abandonner les plai-
sirs de Paris. J'en partis avec mon ami La Bussière,
dont l'esprit liant et l'aimable conversation ne ser-
virent pas peu à me consoler du départ de la grande
ville. Gomme nous avions une route \ et que rien ne
nous pressoit pour arriver au régiment, nous faisions
de petites journées. En arrivant à Nemours, nous
empêchâmes qu'on fît une affaire criminelle à un lieu-
tenant du régiment de Lyonnois. Cet officier avoit bien
cinquante-cinq ans ; il avoit les cheveux tout gris, sa
figure étoit fort mince et fort petite. Il avoit une route
d'un lieutenant et de vingt-cinq hommes. N'ayant qui
que ce soit avec lui, pas même un valet, et par con-
séquent sa route ne pouvant lui servir de rien, pour
remédier à cet inconvénient, il effaça le mot de vingt,
et il ne laissa que celui de cinq. On ne s'aperçut point
à Gorbeil ni à Melun de la supercherie de ce lieute-
nant; mais le maire de Nemours, plus attentif que ses
confrères, découvrit la fausseté de la route. Nous arri-
vâmes à l'hôtel de ville dans le temps qu'il l'alloit
faire arrêter. Nous le priâmes très fort de ne lui point
faire de la peine et de se contenter seulement de lui
ôter cette route. Ge ne fut pas sans peine qu'il se ren-
1. On a vu ci-dessus, p. 228, l'explication de ce terme.
244 MÉMOIRES [Avril 1707]
dit à nos prières ; il y avoit de quoi le faire pendre. Le
pauvre diable, échappé de ce malheur, n'étoit plus en
état de se rendre à son régiment : nous en eûmes
pitié, La Bussière et moi ; nous lui offrîmes de venir
avec nous, ce qu'il accepta bien vite. Pendant tout
notre voyage, il nous servoit d'aide de camp. Il nous
dit qu'il y avoit très longtemps qu'il servoit et que,
lorsqu'il étoit à la tète des lieutenants et le premier à
avoir une compagnie, il avoit l'imprudence de faire
quelques sottises, ce qui le faisoit casser; ensuite, par
ses amis, il obtenoit une sous-lieutenance dans un
autre régiment; et que, depuis qu'il étoit au service,
de sous-lieutenant il devenoit lieutenant, et de lieute-
nant sous-heutenant ; beau moyen de s'avancer! Dès
qu'il arrivoit dans une hôtellerie (le drôle étoit pail-
lard comme un chien d'ermite ^) , il ne faisoit que
caresser les servantes.
Il lui arriva une aventure assez tragique à Gosne,
où il y a une hôtellerie des plus renommées. On y est
bien servi ; vous y voyez toujours cinq ou six ser-
vantes bien jolies et fortes comme des Turcs ^. Il n'y
fut pas plus tôt arrivé, qu'il ne cessoit de les fatiguer,
de les empêcher de faire leurs ouvrages et même
de nous servir à table. Une, outrée et excédée de
ses poursuites, fit semblant de se rendre à sa pro-
position. Elle lui donna un rendez- vous une heure
après que tout le monde se seroit mis au lit ; elle exi-
gea d'avance du galant un gros écu, qu'il lui donna,
seul argent peut-être qu'il possédoit. A deux heures
1. Locution pi'overbiale que les dictionnaires ne donnent pas.
2. Le Dictionnaire de Furetière (1694) citait déjà cette expres-
sion, qui est certainement bien plus ancienne.
[Avril 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 245
environ après minuit, nous fûmes réveillés par un tin-
tamarre épouvantable, et, quelque temps après, nous
entendîmes quelqu'un qui se glissoit dans notre
chambre. Nous criâmes précipitamment : « Qui est
« là! » — « C'est moi, nous répondit le petit Rago-
« tin d'une voix entrecoupée ; j'ai une si violente
« colique que j'ai été obligé de me lever, et, en reve-
« nant, j'ai trouvé ce chien de baquet dans lequel tout
« le monde va pisser; j'ai pensé m'y noyer. » Nous
sentîmes dans le moment une odeur de pissat si vio-
lente, que nous le priâmes très fort d'aller coucher
dans une autre chambre, ce qu'il fît, et par là il laissa
nos pauvres nez en repos. Le lendemain, nous
apprîmes la scène qui s'étoit passée; la voici. L'homme
à bonne fortune fut très exact au rendez -vous ; il
s'étoit levé, et il étoit sorti de notre chambre sans faire
aucun bruit. La servante s'y étoit aussi rendue; et,
dans le temps que le drôle commençoit à la caresser,
les autres servantes, de concert, se jetèrent sur lui,
l'enlevèrent comme un corps saint ^ et, après l'avoir
couché proprement au milieu du baquet, elles s'en-
fuirent au plus vite dans leurs chambres, et elles s'y
barricadèrent. Le petit homme, qui n'avoit pas laissé
que de boire, après avoir nagé quelque temps, sort
enfin de ce bain odoriférant. Il court après les femelles ;
mais, comme il étoit hors de lui-même et qu'il n'y
avoit point de lumière, il trouva malheureusement
l'escalier, et il se précipita du haut en bas, en criant
comme un aveugle qui a perdu son bâton. Par bon-
1. On peut voir dans le Dictionnaire de Trévoux, aux mots
Corps et Caorcin, et dans celui de Littré, à Corps 6°, et à Cor-
sin, la curieuse étymologie de cette locution.
246 MÉMOIRES [Mai 1707]
heur pour lui, l'escalier n'étoit pas haut. C'est ce grand
bruit qui nous réveilla, La Bussière et moi. Un peu
remis de sa chute, le petit bonhomme remonte l'esca-
lier, et il regagne la chambre le plus doucement qu'il
put, d'où nous le renvoyâmes coucher ailleurs. Le
lendemain, il ne fut pas plus tôt réveillé et habillé, qu'il
chercha partout les servantes pour se venger de leur
mauvais procédé; mais elles, prudentes, s'étoient
cachées dans la maison voisine de leur hôtellerie, et
elles ne parurent que lorsque le petit Ragotin en sor-
tit à cheval. Dès qu'elles le virent, celle du rendez-
vous se mit à crier d'une fenêtre haute : « Monsieur,
« n'y a-t-il rien pour les servantes ? d — « Ah ! mal-
ce heureuse, lui répliqua l'homme à bonne fortune,
« en s'élevant sur ses étriers, je ne t'ai que trop
« donné; mais tu me l'as bien rendu. » Il voulut
ensuite descendre de cheval; mais nous l'en empê-
châmes. Il n'en fut pas encore quitte; car, pendant
plusieurs jours, nous le badinâmes touchant sa bonne
fortune. Il en badinoit lui-même; il prenoit fort bien
la chose.
Pendant notre voyage, il ne nous arriva plus rien
d'extraordinaire. Seulement, en soupant à Guillestre,
nous entendîmes un beau concert qui se faisoit dans
la chambre à côté de la nôtre. Nous nous y rendîmes
sur-le-champ. Nous trouvâmes une trentaine de musi-
ciens, parmi lesquels il y avoit de très belles voix.
Nous apprîmes, par un officier du régiment de Pont-
du-Château * qui avoit été soldat dans notre régiment,
1. Ce régiment venait d'être formé en février 1706 pour ser-
vir en Dauphiné ; son premier colonel fut Denis-Michel de
Montboissier-Beaufort-Canillac, baron de Pont-du-Château.
[Juin 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 247
qu'il avoit eu l'adresse d'engager soldats dans son
régiment tous les musiciens de l'Opéra de Marseille
en état de porter les armes, et même celui qui battoit
la mesure. Tous les soirs, pendant sa route, cet offi-
cier se donnoit le même plaisir. Ces pauvres musi-
ciens avoient pris ce parti parce qu'ils mouroient de
faim à Marseille.
Le surlendemain, nous nous rendîmes dans la val-
lée de Queiras"^, où nous trouvâmes notre régiment
cantonné à Ristolas^, village à trois lieues au delà du
château de Queiras et à trois lieues en deçà de Lucerne,
petite ville fortifiée qui appartient au duc de Savoie^
et qui n'est pas éloignée du mont Viso, montagne qui
s'élève dans les nues en pain de sucre et où l'on
trouve la source du Pô. C'étoit Pascal, capitaine de
notre régiment*, qui commandoit dans le château de
Queiras.
Gomme nous étions dans un poste ouvert, très
proches des Piémontois et éloignés d'être secourus,
nous étions très alertes. Par notre situation, nous
étions à portée de nous rendre en Savoie, ou dans le
Dauphiné, ou dans la Provence.
Nous restâmes un mois après notre arrivée de Paris
dans cette vallée, sans savoir le parti que prendroit
le duc de Savoie, qui devoit avoir une armée très
supérieure à la nôtre ; elle étoit de quarante mille
hommes. Outre cette armée, les Anglois et les HoUan-
1. C'est la vallée de la haute Durance, ou plutôt du Guille.
Le fort de Queiras est sur le bord de ce torrent.
2. Hameau au débouché du col du mont Viso.
3. Lucerna, bourg du versant italien des Alpes, au sud-est
de Pignerol, sur le Cluson.
4. Tome I, p. 265.
248 MÉMOIRES [Juillet 1707]
dois dévoient envoyer une flotte formidable dans la
Méditerranée pour favoriser les desseins de ce prince,
à qui tous les alliés avoient de si grandes obligations.
Enfin le maréchal de Tessé, nommé par le Roi géné-
ral de l'armée de Dauphiné, nous envoya des ordres
de quitter la vallée de Queiras et de marcher en dili-
gence en Provence. Le Savoyard et le prince Eugène
y marchoient pour tâcher de faire la conquête de cette
grande province.
Barcelonnette. — Le 17 juillet, nous fûmes camper
à un village à deux lieues en deçà de Barcelonnette,
petite ville qui a donné le nom à la vallée dans laquelle
elle est située. Cette ville, anciennement, étoit de Pro-
vence ; elle a été bâtie en 1 231 , sous le règne de Ray-
mond-Bérenger, comte de cette province ^ Elle appar-
tenoit, auparavant de la paix d'Utrecht, aux ducs de
Savoie ; elle a été cédée au Roi par la même paix en
compensation des vallées d'Oulx et de Pragelas, que
S. M. a cédées au duc de Savoie^. Ces deux dernières
vallées n'avaient jamais été démembrées du Dauphiné^ ;
elles étoient très importantes à la France pour entrer
en Italie.
1. Raymond-Bérenger V donna à cette ville le nom qu'elle
porte en souvenir de Barcelone, dont ses ancêtres étaient
originaires.
2. C'est par l'article IV du traité particulier entre Louis XIV
et Victor-Araédée, signé à Utrecht le 11 avril 1713 (Du Mont,
Corps diplomatique, t. VIII, 1'"'= partie, p, 362-363), que le ter-
ritoire de Barcelonnette revint à la France, et les vallées d'Oulx
et de Pragelas, avec la place de Fenestrelle, à la Savoie. Cet
article posait comme principe que la limite des deux pays
devait être la ligne de partage des eaux des Alpes.
3. Elles formaient ce qu'on appelait les Prévôtés dauphi-
noises.
[Juillet 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 249
Le 1 8 juillet, nous fûmes camper, après avoir tra-
versé Barcelonnette et après avoir laissé un petit fort,
nommé le Fort-Dauphin, à notre gauche, à un village
à huit lieues de Barcelonnette. Notre marche étoit si
précipitée, qu'en peu de jours nous nous rendîmes à
Toulon, malgré la chaleur qu'il faisoit, après avoir
passé par Digne et par Riez.
Digne. — La ville de Digne n'est pas grande ; il y
a un évêché suffragant d'Embrun, un siège de lieute-
nant du sénéchal de la province et un bailliage. La
ville est assez jolie, située dans un beau pays, quoique
bâtie entre des montagnes. La rivière de Bléone^ qui
la traverse, va se jeter dans la Durance. Elle est
renommée par ses bains chauds^, et elle est fort
ancienne.
Jllez. — A l'égard de la ville de Riez, elle est assez
jolie, située dans un beau pays rempli de vignobles,
d'oliviers et de quantité d'arbres à fruits. 11 y a un
évêché suffragant d'Aix. Nous fûmes voir l'évêque^,
qui étoit frère de M. Desmaretz qui dans la suite fut
fait contrôleur général des finances'^. On compte les
vins de Riez les meilleurs de la Provence.
1. Ou Bléonne.
2. Ils sont situés à deux kilomètres de la ville; leurs eaux
sulfureuses étaient renommées pour la guérison des ankyloses
et des blessures d'armes à feu.
3. Jacques Desmaretz reçut l'évêché de Riez en 1685 et passa
en 1713 au siège archiépiscopal d'Auch ; il mourut en 1725.
C'était un original, et Saint-Simon rapporte une curieuse
anecdote sur lui. (Mémoires, éd. 1873, t. IX, p. 426.)
4. Nicolas Desmaretz, neveu de Colbert, eut en 1702 une
place de directeur des finances et succéda à Chamillart comme
conti^ôleur général en 1708. Destitué après la mort de
Louis XIV, il mourut en 1721.
250 MÉMOIRES [Juillet 1707]
Dans cette marche, nous passâmes dans un village
où il y avoit une compagnie de dragons en cantonne-
ment. Le capitaine nous pria si obligeamment, trois
ou quatre capitaines de notre régiment et moi, à dîner,
qu'il nous fut impossible de le refuser. Au commen-
cement du repas, je m'aperçus qu'il se ménageoit
beaucoup, quoiqu'il nous pressât très fort de boire.
Je l'imitai, persuadé que j'aurois besoin de ma tête à
la fin du repas. Ce que j'avois prévu arriva : le fruit*
étant servi et les domestiques retirés. Monsieur le capi-
taine, se réveillant comme en sursaut, commence à nous
attaquer, le verre à la main. Ce fut alors que je me
livrai. Mes camarades et ceux du capitaine de dragons
étoient déjà dans les vignes ^ ; ainsi nous ne fûmes pas
longtemps sans les terrasser sous la table. Ce repas
me fit beaucoup d'honneur parmi les ivrognes, et je
passai pour un homme qui étoit ferme à table et qui
bu voit bien. Lorsqu'il fallut partir pour aller rejoindre
le régiment, qui alloit camper à quatre lieues de là,
nous eûmes une peine extraordinaire de faire mettre
mes camarades à cheval, et moi, en mon particulier,
de les conduire au régiment, car nos domestiques se
portoient aussi bien qu'eux; ainsi j'en eus toute la
peine.
A deux lieues en deçà de Toulon, le maréchal de
Tessé vint au-devant de nous; il nous gracieusa et
nous fit mille remerciements d'avoir si fort pressé
notre marche. Elle fut véritablement si rapide, que
nous faisions douze à quinze lieues de Provence par
1. C'est-à-dire le dessert.
2. On dit d'un homme qui est pris de vin qu'il a rais le pied
dans la vigne du Seigneur [Furetière).
[Juillet 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 251
jour, par une chaleur excessive. Nous partions à la
petite pointe du jour, et nous n'arrivions aux endroits
où nous devions camper qu'à une ou deux heures de
nuit. Il est vrai que nos soldats trouvoient de temps
en temps du vin ou de l'eau-de-vie, qu'on leur distri-
buoit pour rassurer leurs forces. Nous en perdions
beaucoup par les coups de soleil. Enfin, nous arri-
vâmes le 25 juillet à Toulon, à cinq heures après midi,
sans presque aucuns soldats à nos drapeaux. Il est
certain que, si le duc de Savoie, qui arriva à la tête de
son avant-garde à la Valette, village éloigné seulement
d'une lieue de Toulon S dans le même temps que nous
arrivions devant cette place, avoit marché à nous sur-
le-champ, il est certain, dis-je, que nous n'étions pas
en état de lui résister, vu le peu de troupes que nous
avions, et que par conséquent nous aurions été obli-
gés d'abandonner Toulon, dont les fortifications sont
très foibles, à ses propres forces.
Bien des personnes croient que le Savoyard nous a
bien servis dans ce moment, ne se souciant pas trop
que les Anglois et les Hollandois s'emparassent d'un
port si considérable auprès de ses États. En voici une
preuve.
M. de Court, à présent lieutenant général de la
marine et alors capitaine de vaisseau^, m'a dit qu'a-
1. Au nord-est de Toulon, sur la route d'Hyères.
2. Claude-Elisée de la Bruyère de Court, capitaine de vais-
seau depuis 1704, devint chef d'escadre en août 1715, en même
temps que Duguay-Trouin, eut une place au conseil de marine
en 1719, le grade de lieutenant général en avril 1728, celui de
vice-amiral en 1750, quoique octogénaire, et mourut à Paris
le 19 août 1752, à quatre-vingt-huit ans. Il avait été choisi par
252 MÉMOIRES [Juillet 1707J
près la levée du siège de cette ville il alla rendre visite
à M. de la Valette \ dans le château duquel M. de
Savoie étoit logé pendant le siège, qui lui fit part que,
une heure après que ce prince fut arrivé à la Valette,
M. de Schulenbourg 2 y arriva, qui lui dit : « Monsei-
« gneur (en s'approchant de lui), je souhaiterois avoir
« l'honneur d'entretenir Votre Altesse Royale en par-
ce ticulier. » A quoi le Savoyard dit : « Vous pouvez,
« Monsieur, parler haut; M. de la Valette est un hon-
« nête homme, et nous pouvons nous confier en lui ; »
qu'à cet ordre M. de Schulenbourg avoit répliqué
qu'il ne tenoit qu'à S. A. R. de faire la conquête à
bon marché de la ville de Toulon ; que, dans le temps
qu'il examinoit cette place, il avoit vu arriver nos
bataillons, qui se campoient actuellement entre Toulon
et la montagne ; qu'il n'y avoit presque aucun soldat
avec les drapeaux, et qu'il étoit persuadé qu'en mar-
chant seulement avec l'avant-garde, que ces bataillons
abandonneroient bien vite le terrain pour se retirer
au delà de la Durance ou dans la ville ; qu'à ce dis-
le Régent comme sous-gouverneur de son fils le duc de Chartres
et resta jusqu'à sa mort auprès de ce prince avec la charge
de premier maître d'hôtel. Dangeau lui reconnaît du mérite;
mais Saint-Simon prétend que « son nom n'étoit point faux, et
que c'étoit de plus un pédant achevé. » En février 1744, c'est-
à-dire vers l'époque à laquelle écrit notre auteur, il remporta
un petit avantage sur les Anglais devant les îles d'Hyères.
1. François de Thomas, seigneur de la Valette, d'une ancienne
famille de Provence, mort en 1714.
2. Mathias-Jean, comte de Schulenbourg, général d'artillerie
au service de l'Empereur, s'était distingué à la tête des Saxons
contre Charles XII et les Suédois. En 1711, il passa au service
de Venise et resta pendant vingt-huit ans général-feld-maré-
chal des troupes de terre de la république.
[Juillet 1707J DU CHEVALIER DE QUINCY. 253
cours, le duc de Savoie avoit dit qu'il falloit, aupara-
vant de prendre un parti, que le général de l'Empe-
reur (c'étoit le prince Eugène) fût arrivé au camp,
afin de concerter ensemble ce qu'il convenoit de faire.
Il est à remarquer que le prince Eugène faisoit l'ar-
rière-garde et qu'il ne devoit arriver qu'à la fin du
jour : ainsi cela donnoit le temps à nos soldats d'arri-
ver au camp. Après que M. de Scliulenbourg fut sorti,
M. de Savoie dit à M. de la Valette : « Ma foi, Mon-
« sieur, en voilà assez pour l'argent que les Anglois
« et les Hollandois me donnent, » marquant par ce
discours que son dessein n'étoit pas de se rendre
maître de Toulon.
L'on dit aussi que l'évêque de Fréjus, que nous
avons vu depuis cardinal et premier ministre \ avoit
eu plusieurs conférences secrètes avec le Savoyard - :
1. André-Hercule de Fleury avait l'évêché de Fréjus depuis
1698. Nommé pi'écepteur de Louis XV par le testament de
Louis XIV, il remplaça le duc de Bourbon comme premier
ministre en 1726 et mourut dans cette fonction en 1743. Il était
cardinal de la promotion de septembre 1726. La phrase de
notre auteur semble indiquer que le cardinal était déjà mort à
l'époque où ceci a été écrit.
2. Saint-Simon [Mémoires, éd. 1873, t. V, p. 306, et Addi-
tion au Journal de Dangeau, t. XI, p. 426-431) a raconté que
l'évêque, séduit par les politesses du duc de Savoie, le reçut
solennellement à la porte de sa cathédrale et fit chanter le Te
Deum pour l'occupation de la ville, et que le Roi en fut dans
une telle colère, que Torcy, ami du prélat, eut bien de la peine
à empêcher sa disgrâce. Au contraire, le Dictionnaire de Moréri
exalte sa conduite patriotique, et Fréret, dans son Eloge du
cardinal [Histoire de V Académie des inscriptions, t. XVI, p. 359),
rapporte une réponse pleine de dignité qu'il fit à Victor-Amédée
quand celui-ci l'invita à le reconnaître pour son souverain.
Malgré le caractère de panégyrique de ces deux ouvrages, il
254 MÉMOIRES [Juillet 1707]
ce qui fut la cause que l'armée de ce prince fut si
longtemps à se rendre devant cette place. Plusieurs
allèguent deux autres raisons de la marche pesante de
cette armée : la première, qu'elle étoit obligée de
côtoyer les bords de la mer, parce qu'elle tiroit sa
subsistance de la flotte ennemie, qui essuya pendant
quelques jours les vents contraires; la seconde raison,
qu'elle étoit obligée de marcher lentement, non seule-
ment par rapport aux corps de troupes que comman-
doit le marquis de Sailly\ qui l'avoit arrêtée plusieurs
jours au passage du Var, mais encore par rapport
aux paysans qui l'harceloient continuellement.
Il est à présumer cependant que, si M. de Savoie
avoit voulu paroitre à la tête de l'avant-garde de son
armée, il étoit impossible que la foiblesse de nos
bataillons nous eût permis de soutenir la moindre
attaque, et, par conséquent, que nous aurions été obli-
gés de nous retirer bien vite.
Le lendemain 26, tous nos soldats avoient joint
leurs drapeaux à dix heures du matin. Je jugeai que,
puisque les ennemis ne nous avoient pas attaqués
jusqu'à ce moment, nous étions en état de faire échouer
ne semble pas qu'il y ait lieu d'admettre dans son intégrité le
récit de Saint-Simon, que rien ne vient confirmer formellement.
Sourches, Dangeau ni la Gazette n'en parlent pas, non plus que
la Gazette d'Amsterdam, qui cependant (Extr. lxhi) raconte
qu'à Grasse l'évêque vint complimenter Victor-Amédée et lui
offrir une contribution.
1. Aymard-Louis, marquis de Sailly (1655-1725), était lieu-
tenant général depuis le mois d'octobre 1704 et avait épousé
une Saint-Hermine, parente de la comtesse de Mailly, dame
d'atour de la duchesse de Bourgogne. M. de Sailly commandait
un petit corps isolé de cinq ou six bataillons.
[Juillet 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 255
entièrement le projet qu'ils a voient sur Toulon. J'écri-
vis dès le même jour à mes amis et à mon frère,
auteur de V Histoire militaire de Louis XIV, que cette
place étoit sauvée; car nous avions vingt-six bons
bataillons retranchés dans un camp, dans lequel nous
étions comme dans une citadelle : car il commençoit
à notre droite depuis le glacis jusqu'à la montagne de
Sainte-Anne \ où étoit appuyée la gauche de la pre-
mière ligne, et, s'étendant sur cette montagne, il cou-
vroit la droite de notre seconde ligne, dont les troupes
qui la composoient nous tournoient le dos et par con-
séquent faisoient face du côté de Marseille; et ensuite
ce retranchement se rendoit sur le glacis de la place.
La première ligne étoit composée de dix-huit
bataillons^, savoir : trois de la Marine, deux de Vexin,
brigadier M. Le Guerchoys; deux de Bourgogne, deux
d'Esgrigny^ et un de Gotentin, brigadier M. le cheva-
lier des Touches ; deux de Mirabeau et un de l'Ile-de-
France, brigadier le marquis de Broglie; deux de
Tessé, deux de Forez* et un de Bugey^ brigadier le
1. Contrefort de la montagne du Faron, au nord de la ville.
2. La disposition qui va suivre est conforme à celle indiquée
par le général Pelet d'après les documents du Dépôt de la
guerre. [Mémoires militaires, t. VII, p. 399.)
3. Régiment levé en 1701 par M. de Montandre et que
M. d'Esgrigny, fils de l'intendant de l'armée (tome I, p. 205),
avait eu en décembre 1704, après M. Berthelot de Rebourseau
(ci-dessus, p. 173). C'est par erreur que nous avons fait mou-
rir M. d'Esgrigny au siège de Verue (tome I, p. 205).
4. Créé en 1684, ce régiment était commandé depuis 1704
par Jean-Baptiste, comte de Polastron.
5. Un des douze régiments formés par l'ordonnance du 4 oct.
1692; son colonel était Jacques de Béranger, comte du Guast.
256 MÉMOIRES [Juillet 1707J
marquis de Tessé. La seconde ligne de huit bataillons,
savoir : un bataillon de la Sarre, un de Bassigny et
deux de Sanzay\ brigadier le marquis de Sanzay^;
deux de Brie^ et deux de Limousin ''^j brigadier M. de
[Raffetot]^
Outre ce camp retranché, il y en avoit un autre sur
la montagne de Missiessy^, de dix-sept bataillons, dont
la droite étoit appuyée au château de Missiessy, et la
gauche longeoit vers Saint-Antoine'''. Il y avoit une
petite rivière^ qui couloit un peu en deçà de ce retran-
chement, qui en faisoit un second. Les bataillons de
ce camp étoient^ : deux de Lyonnois, deux de
1. C'était le régiment que le futur maréchal de Tessé avait
formé en 1689, et qui était ensuite passé à son fils avant d'être
commandé par M. de Sanzay.
2. Lancelot Turpin de Crissé, comte et non marquis de San-
zay, était brigadier depuis le mois de février 1704; il mourut
en septembre 1720.
3. Créé en 1684 avec des compagnies du vieux régiment de
Picardie.
4. Levé par le marquis de Calvisson en 1635, ce corps prit
en 1684 le nom de Limousin; M. Phelippes de la Houssaye en
était colonel en 1707.
5. Ce nom est en blanc dans le manuscrit. Antoine-Alexandre
de Canouville, marquis de Raffetot, était colonel du régiment
de Brie et avait le grade de brigadier depuis décembre 1702 ;
il fut fait lieutenant général en 1718.
6. Les hauteurs de Missiessy sont deux mamelons isolés au
sud-ouest de la ville et dominant la petite rade. Au bas du
mamelon le plus au sud est le château de Missiessy.
7. Hameau situé au nord-ouest de Toulon, sur un contrefort
de la montagne du Faron.
8. Le torrent du Las.
9. La disposition qui va suivre diffère un peu de celle donnée
par les Mémoires militaires, p. 399.
[Juillet 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 257
Rouergue^ et un de Cambrésis^, brigadier M. de Tri-
caud^; deux d'Anjou, deux de Dauphiné^, un de
Bretagne, un de Castella- Suisse^ et un de Chàteau-
neuf^, brigadier le marquis de Maulévrier; un de
Bigorre"^, deux de Beauvoisis et deux de Touraine*^,
brigadier M. du Montet^.
Outre ces deux camps, il y avoit six bataillons des-
tinés pour la garde de trois gorges qui étoient entre
les montagnes de Sainte-Catherine et de Saint-Antoine.
1. Levé en 1667 par le comte de Montpeyroux, il prit en 1671
le nom de Rouergue. A la bataille de Turin, il avait beaucoup
souffert, et se trouvait réduit à trois cent vingt hommes.
2. Un des vingt-six régiments portant des noms de provinces
qui furent formés en septembre 1684. Son colonel, en 1707,
était le comte de Marqueyssac.
3. Joseph-Anselme de Tricaud, d'une famille de Lyon, était
lieutenant-colonel du régiment de Lyonnais, et brigadier depuis
mars 1706.
4. Ce régiment date de la même époque que celui de Cam-
brésis. Il venait d'être donné en 1706 à M. de Montviel et alla,
après le siège de Toulon, servir en Espagne.
5. Un des quatre régiments suisses entrés à la solde de la
France en 1672. Son colonel, depuis 1702, était François-
iVicolas-Albert de Castella, d'une famille de Fribourg.
6. C'était un nouveau régiment levé en 1702 et commandé
par Louis Desmaretz, baron de Châteauneuf, second fils du
futur contrôleur général des finances.
7. Formé en 1684 avec des compagnies du régiment de
Navarre, ce corps dura jusqu'en 1762, époque à laquelle il fut
licencié.
8. Le régiment de Beauvaisis datait de 1667 et prit ce nom
en 1685; celui de Touraine remontait à 1625 et s'appelait ainsi
depuis 1636.
9. D'une bonne famille de Bourgogne, cet officier, lieutenant-
colonel d'un régiment d'infanterie, était brigadier depuis jan-
vier 1702.
II 17
258 MÉMOIRES [Juillet 1707]
Ces six bataillons étoient : deux de Berry*, un d'Albi-
geois^, un de Cordes^, un de Thiérache^ et un de Bois-
sieux^, brigadier M. de Nisas^. Tous les camps se com-
muniquoient, et ils communiquoient avec Toulon.
Siège de Toulon'' . — La ville de Toulon est belle;
les rues en sont bien percées, les maisons bien bâties.
Il y a un évêché sufFragant d'Arles. Elle est très
ancienne, et sa situation est des plus agréables. Le
1. C'était encore un régiment de la formation de septembre
1684; en 1762, Berry fut incorporé dans Aquitaine. Son colo-
nel, en 1707, était le marquis de la Gervaisais.
2. Créé en octobre 1692 et licencié en 1714.
3. Levé en 1695 et licencié en 1715.
4. Ce régiment, créé comme Albigeois en 1692, fut incorporé
dans Navarre en 1714.
5. Commandé depuis février 1707 par Louis de Frétât, comte
de Boissieux, ce corps ne datait que de 1702 et fut licencié en
1714.
6. Henri de Carrion, marquis de Nisas, colonel du régiment
de Thiérache, n'était pas encore brigadier, puisqu'il n'obtint
ce grade que pendant le siège, le 16 août; il parvint en 1734 à
celui de lieutenant général.
7. Les documents du temps sur l'invasion de la Provence et le
siège de Toulon sont très nombreux . Outre le tome V de V Histoire
militaire de Quincy, la Gazette, les Mémoires de Sourches, le
Journal de Dangeau et les Mémoires militaires du général Pelet
(t. VII), le Mercure de 1707 donne, en deux volumes supplé-
mentaires, un récit détaillé des événements, et les n°^ lxiv à ci
[passim] de la Gazette d' Amsterdam fournissent les renseigne-
ments de source étrangère. Le Dépôt de la guerre renferme, dans
les volumes 2041-2042, toute la correspondance des divers chefs
militaires. De nos jours, outre l'ouvrage de Charles Laindet de
la Londe (1834), le baron Textor de Ravisy a publié, en 1876,
V Invasion de la France en 1707, ou Chronique de la campagne
de Provence et du siège de Toulon, d'après des documents iné-
dits, et le docteur Gustave Lambert a consacré à cette période
une grande partie du t. III de son Histoire de Toulon (1889).
[Juillet 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 259
commerce la rend une des plus riches de la Provence.
Son port, un des plus beaux de la Méditerranée,
fait l'admiration des étrangers. Les bâtiments que le
Roi y a fait construire sont magnifiques, surtout celui
où l'on fait les cordages des vaisseaux. Le climat et
les environs de cette ville sont des plus charmants.
Dès que le soleil étoit couché, il sembloit que nous
étions dans un paradis terrestre : les orangers, les
citronniers, les jasmins et toutes sortes de fleurs y
régnent dans toutes les plaines; nous y étions embau-
més. Toujours un beau ciel. 11 y a des glacières dans
presque toutes les maisons de campagne, que ceux
du pays appellent bastides. Il n'y a point à Toulon de
lieux de commodité ; l'on va sur les toits des maisons :
ainsi, lorsqu'il pleut, il est dangereux d'aller dans les
rues. Les filles y sont assez jolies, quoique fort brunes ;
mais il ne faut pas s'y abandonner. Nous restâmes
dans ce camp cinq semaines environ. Il seroit à
souhaiter que le climat de toute la France fût de
même. On employa trois mille hommes de mihce,
six mille paysans et beaucoup de nos soldats à élever
tous les retranchements'. Les femmes, les filles et les
petits enfants y travailloient aussi avec un zèle qui
nous charmoit. Les retranchements étant achevés, on
plaça cent pièces de canon de fer devant notre
première ligne. Ce furent les paysans qui les y con-
duisirent à force de bras ; ils étoient toujours accom-
pagnés d'une musique provençale, le tambourin et le
1. Les fortifications de la ville du côté de la terre étaient
presque nulles et en mauvais état, d'après une lettre de Tessé
du 12 juillet [Mémoires militaires, t. VII, p. 109-111); on dut
les compléter et les répai'er précipitamment.
260 MÉMOIRES [Juillet 1707]
fifre. On garnit aussi de canons tous les remparts
d'où l'on pouvoit apercevoir les ennemis. Je n'ai jamais
entendu tirer tant de coups de canon que pendant ce
siège; on en tiroit comme de la mousqueterie ' . Le
Saint-Philippe et le Tonnant, vaisseaux de quatre-
vingt-dix canons chacun, furent postés vis-à-vis la
plaine de la Valette, et, afin de les empêcher d'être
endommagés par le canon de l'ennemi, on leur a voit
mis une chemise de gros madriers^. Personne ne pou-
voit paroître dans cette plaine. La tour de Sainte-
Marguerite, le fort Saint-Louis, la Grande-Tour et la
tour de l'Éguillette, située de l'autre côté du canal ^,
étoient pareillement garnies de canons. Tous ces
forts empêchoient les vaisseaux ennemis de s'appro-
cher du port. On eut la précaution de mettre sous
l'eau tous les vaisseaux du Roi, au nombre de trente^.
1. « On en tiroit bien quatre mille coups par jour, » disent
les Mémoires de Sourches, t. X, p. 380.
2. On les avait échoués à l'entrée du port et l'on avait établi
sur chacun une batterie haute et une batterie basse. [Sourches,
p. 367, 379, 380.) « Le Saint- Philippe est afPourché sur ses
amarres de manière que, dès qu'une bordée a tiré, on le
tourne, et il tire son autre bordée pendant qu'on recharge. »
[Dangeau, t. XI, p. 440.)
3. La tour ou fort Sainte-Marguerite se trouvait assez loin à
l'est de la ville ; le fort Saint-Louis, sur la rade extérieure des
Vignettes, près de l'embouchure du ruisseau de l'Egoutier,
défendait l'entrée de la rade intérieure avec la Grande Tour,
située à l'extrémité de la pointe de la Malgue; vis-à-vis de cette
dernière, les tours de l'Eguillette et de Balaguier comman-
daient le chenal du côté de la Seyne. L'Atlas des Mémoires
militaires contient un grand plan de Toulon et de ses envi-
rons à cette époque.
4. Dangeau [Journal, t. XI, p. 445) dit que dix-sept bâti-
[Juillet 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 261
Bien des gens ont blâmé ce parti, d'autant plus que la
plus grande partie de ces vaisseaux n'ont plus été en
état de servir. Autre faute du chevalier de Roye^ : il
s'esquiva, une belle nuit, avec les galères du Roi, du
port de Toulon, pour retourner au port de Marseille;
ce qui mit non seulement la consternation dans la ville,
mais cette retraite fut cause que la ville fut bombar-
dée. Une seule galère auroit empêché ce bombarde-
ment; les galiotes à bombes des ennemis n'auroient
jamais osé s'en approcher. G'étoit la seule occasion où
les galères du Roi auroient pu nous être utiles. Je
n'ai jamais su la raison qui avoit obligé le chevalier
de Roye de prendre ce funeste parti ^.
Outre les quarante-un bataillons qui étoient campés
hors de la ville, il y en avoit onze dans cette place
aux ordres de M. de Saint-Pater, lieutenant général^
raents seulement furent mis sous l'eau pour éviter qu'ils ne
fussent incendiés par les ennemis.
1. Louis de la Rochefoucauld, d'abord appelé le chevalier de
Roucy, puis le marquis de Roye, avait été fait lieutenant géné-
ral des galères en 1704, peu après avoir épousé la fille de
Ducasse.
2. Le marquis de Sourches dit au contraire [Mémoires, t. X,
p. 367) : « Comme depuis longtemps il étoit venu de Marseille
à Toulon treize galères du Roi, lorsqu'on avoit vu approcher
la flotte ennemie, on avoit assemblé le conseil de guerre pour
résoudre si elles resteroient à Toulon ou si on les remèneroit
à Marseille. Le plus fort avis avoit été de les y remener; mais
le marquis de Roye s'y étoit opposé : de sorte qu'elles étoient
demeurées dans le port de Toulon. » Et l'annotateur ajoute :
« On lui sut très bon gré de cette démarche. » Le 8 août,
Dangeau enregistre leur retour à Marseille (t. XI, p. 482).
3. Les papiers et relations de M. de Saint-Pater existent
encore dans les archives du château du Val-Pineau (Sarthe). La
262 MÉMOIRES [Juillet 1707]
qui avoit toute la valeur possible et qui savait parfai-
tement bien son métier. Il fit dépaver toutes les rues ;
il forma plusieurs compagnies bourgeoises destinées
seulement pour éteindre le feu, il fît faire une provi-
sion considérable d'eau dans chaque quartier; il fît
faire un chemin couvert et deux demi-lunes à l'endroit
par où les ennemis dévoient attaquer Toulon, le rem-
part, comme je l'ai déjà dit, étant très mauvais.
Le marquis de Goësbriant, à qui le maréchal de
Tessé avoit donné le commandement des troupes qui
étoient hors de la place, ne s'endormoit pas aussi de
son côté. Il faut lui rendre justice : il rendit, par son
activité et par sa grande valeur, de grands services au
Roi ; il étoit toujours à cheval, et il ne fatiguoit les
troupes que fort à propos. Afin que ses camps ne
fussent point surpris, il fit occuper par deux mille
hommes, aux ordres d'un brigadier, la hauteur de
Sainte-Catherine, qui étoit vis-à-vis la gauche de
notre première ligne. Les deux mille hommes étoient
relevés toutes les vingt-quatre heures*.
Pendant toutes ces dispositions, le maréchal de
Tessé se rendoit de temps en temps à Marseille et à
Aix, pour prendre toutes les précautions nécessaires
afin de mettre la Provence en sûreté^.
Gazette d'Amsterdam, Extr. lxviii, donne le texte du discours
patriotique qu'il adressa aux officiers de la garnison avant
l'ouverture des hostilités.
1 . Sur les préparatifs de la défense et sur l'appi'oche des enne-
mis, on peut voir la Gazette, p. 391, de Toulon, le 25 juillet,
et les Mémoires militaires, t. VII, p. 124-125, qui énumèrent
les tâtonnements des officiers généraux.
2. On craignait en effet que les ennemis n'abandonnassent le
siège de Toulon pour se diriger sur Marseille, ville ouverte,
[Août 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 263
L'on envoya notre cavalerie sur nos derrières, à
trois ou quatre lieues, par rapport à la commodité du
fourrage, et le corps de troupes de M. de Sailly à
deux lieues.
Le 30, le prince Eugène, à la tète d'un gros déta-
chement, vint reconnoître nos dispositions; il y eut
quelques escarmouches.
Le lendemain 31 juillet, nous nous aperçûmes que
les ennemis travailloient à une batterie sur la mon-
tagne de Sainte-Marguerite, qui s'étendoit jusqu'à la
mer, destinée à tirer sur nos deux vaisseaux, qui les
incommodoient infiniment, surtout lorsqu'ils eurent
ouvert la tranchée. Elle fut ouverte la nuit du % au
3 août.
La nuit du 3 au 4, nous fîmes une sortie de deux
mille hommes^; nous tombâmes sur les travailleurs et
sur quelques compagnies de grenadiers, que nous cul-
butâmes, et, après avoir comblé beaucoup de leurs
travaux, nous nous retirâmes dans notre camp. Nous
amenâmes quelques prisonniers avec nous ; nous per-
ce où il y avoit des effets pour plus de deux cents millions. »
M. de Bezons était d'avis que le maréchal de Tessé se postât
vers les gorges d'Ollioules, dans un endroit oîi la difficulté du
terrain empêchât les ennemis de forcer le passage ; mais le
maréchal n'osait abandonner les bords de la Durance et la
défense de la haute Provence. [Sourches, p. 366.) On peut voir
dans les Lettres du maréchal de Tessé, publiées par M. de Ram-
buteau, p. 281, une lettre de M. de Pontchartrain, du 10 août,
sur les mesures à prendre à Toulon ; le maréchal se contenta
de retourner au ministre sa lettre, sur la marge de laquelle il
avait écrit de courtes réponses en style bouffon.
1. Sous les ordres de M. Desvoyaux, lieutenant-colonel du
régiment de Forez. [Mémoires militaires, p. 131.)
264 MÉMOIRES [Août 1707]
dîmes peu de monde. J'étois de cette sortie. Les enne-
mis avoient fait, quelques jours auparavant, une ligne
depuis la mer jusqu'à la montagne de Sainte-Cathe-
rine, afin d'avoir une communication libre avec la
flotte angloise et hollandoise. Le 5, ils commencèrent
à tirer de leur batterie de Sainte-Marguerite'.
Le 6, ils firent une communication de la droite à la
gauche. Ce même jour-là, me promenant sur les rem-
parts avec plusieurs de mes camarades et le major de
la place, nous aperçûmes beaucoup d'hommes, de
femmes et d'enfants, qui, après avoir quitté leurs
ouvrages, menoient au commandant une personne
qu'ils prenoient pour un espion, et ils crioient tous qu'il
falloit le pendre. Nous étant approchés de cette popu-
lace, nous reconnûmes que c'étoit Vérot, capitaine
aide-major de notre régiment, qui, curieux comme
nous, examinoit les remparts. On lui avoit ôté son épée,
sa canne, son chapeau et sa perruque, et, malgré
tout ce qu'il put dire, il fut très maltraité. Nous le
tirâmes des mains de cette canaille. Cette aventure
nous fit beaucoup rire, et elle nous donna occasion de
plaisanter le sieur Vérot pendant plusieurs jours.
Le 7, toutes les batteries des ennemis étant en
état, elles commencèrent à tirer sur le fort de Saint-
Louis et sur le Saint- Philippe et le Tonnant^ mais sans
aucun effet sur ces deux vaisseaux ; car tous les bou-
lets, après les avoir frappés, tomboient dans la mer.
Ce même jour 7, nous montâmes, Costebelle et moi,
1. Sur les premiers événements du siège, voyez la Gazette,
p. 381-383, 392-393. La Gazette d'Amsterdam publia (Exlr.
Lxix, Lxx et Lxxii) un journal sommaire des opérations du
siège, du 30 juillet au 18 août.
[Août 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 265
dans une petite chaloupe qui nous mena à nos deux
vaisseaux, et, après avoir resté quelque temps, nous
remontâmes dans notre chaloupe, afin de nous pro-
mener dans la petite rade ; mais il prit à Costebelle
un si grand vomissement, que nous fûmes obligés de
gagner le port. Si nous avions resté un moment de
plus dans le Tonnant, il nous seroit peut-être arrivé
un malheur; car nous n'en fûmes pas plus tôt sortis,
qu'il y eut une pièce de canon de fer de vingt-quatre
qui creva, et dont les éclats tuèrent ou blessèrent dix-
huit personnes. 11 ne se passoit point de jour qu'il
n'en crevât quelqu'une le long de nos retranchements
ou sur les remparts et sur les deux vaisseaux. Très
mauvais voisinage!
Le poste de Sainte- Catherine surpris. — Le 8, j'étois
de piquet. Pendant que je me promenois, à la petite
pointe du jour, le long et en dehors de nos retran-
chements, j'entendis un grand bruit de mousquete-
rie du côté du poste de Sainte-Catherine. Je m'avançai
dans la plaine. Un moment après, j'aperçus nos troupes
qui gardoient ce poste fuir de la meilleure grâce du
monde, et elles venoient de mon côté, La terreur
panique étoit peinte sur le visage de nos soldats. Plu-
sieurs officiers faisoient tout ce qu'ils pouvoient pour
les rallier, mais inutilement. Enfin, La Bussière, qui
étoit de ce détachement , vint à moi , et il me dit,
presque les larmes aux yeux : « Mon ami, en vérité,
« on devroit nous décimer; car devine la cause de
« cette déroute : une trentaine de grenadiers seule-
ce ment, qui sont tombés sur notre gauche. » Nous
apprîmes depuis qu'un heutenant-colonel allemand,
qui avoit trinqué toute la nuit, mais qui avoit rcmar-
266 MÉMOIRES [Août 1707]
que, le jour précédent, que notre gauche étoit en l'air
et qu'il étoit aisé de la tourner, étoit tombé précipi-
tamment, à la tète de ces trente grenadiers, sur les
troupes qui la composoient, et qu'il les avoit atta-
quées, en faisant un si grand bruit, si vivement, qu'il
ne leur avoit pas donné le temps de se reconnoître ;
que ces troupes, presque toutes dans le sommeil,
s'étoient jetées si fort les unes sur les autres, qu'elles
avoient mis la peur et le désordre dans tout le reste.
Gomme nous nous entretenions, La Bussière et moi,
sur cette triste aventure, M. Le Guerchoys, qui com-
mandoit ces deux mille hommes, vint nous joindre.
Il étoit si mortifié, qu'il avoit les yeux baissés et qu'il
gardoit un morne silence. M. Dillon, lieutenant géné-
ral, qui étoit de jour, accourut promptement, et,
ayant appris la cause de ce désordre, au lieu de con-
soler le pauvre M. Le Guerchoys, il lui dit les choses
du monde les plus disgracieuses. Nous trouvâmes ce
dernier bien sage et bien prudent de ne lui pas
répondre un seul mot. M. Dillon avoit grand tort; car
M. Le Guerchoys étoit connu pour un des plus braves
hommes des troupes du Roi ; il en avoit donné des
marques dans toutes les occasions où il s'étoit trouvé.
On peut dire qu'il y a des moments bien malheureux,
à la guerre comme dans tous les autres états de la
vie, où la valeur et la prudence ne servent de rien^.
1. Cette surprise du poste de Sainte-Catherine est indiquée
par VHistoire militaire (t. V, p. 371) et par le général Pelet
(t. VII, p. 126-127) comme s'étant passée le 30 juillet, et non le
8 août, ainsi que le dit notre auteur. Il semble qu'il y ait eu de
la part de ce dernier une erreur inexplicable, et on en peut con-
clure qu'il ne suivait pas servilement l'ouvrage de son frère,
[Août 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 267
Ce poste étoit d'autant plus important au Savoyard,
qu'il lui auroit été presque impossible de faire conti-
nuer les tranchées devant la ville. Cette hauteur domi-
noit entièrement le terrain dans lequel elles étoient
poussées; on les voyoit de là en flanc et à revers.
Le 9, M. de Saint-Pater fit faire une sortie de la
ville, qui n'eut aucun effet. Ce même jour, l'amiral
Shovell', qui commandoit la flotte combinée des
Anglois et des Hollandois, au nombre de quarante
vaisseaux de ligne, se rendit à la Valette chez le duc
de Savoie, où il dîna.
Le 10, quinze bataillons, aux ordres du comte de
Médavy, arrivèrent à deux lieues de notre camp ; ils
venoient aussi de Dauphiné.
Le 11, les ennemis avoient une cinquantaine de
pièces de canon en six batteries; mais notre canon
étoit si supérieur, que ceux des assiégeants ne faisoient
aucun progrès.
Le 12, il ne se passa rien de considérable.
Le 1 3 et le 14 furent employés par les ennemis à
canonner le fort Saint-Louis. Je montai la grande
garde, que je descendis le 14 au soir.
Après avoir soupe, je me faisois un véritable plaisir
de me coucher entre deux draps et de bien dormir.
J'en avois grand besoin ; car il y avoit huit jours que
je ne me déshabillois point : je fus pendant tout ce
temps de piquet, et obligé de rester pendant toutes
mais se servait aussi de matériaux personnels, pour cette fois
■ inexacts comme date.
1 . Clowdisley Shovell, né en 1650, membre du conseil de l'Ami-
rauté et contre-amiral depuis 1705, moui'ut noyé enoct. 1707.
268 MÉMOIRES [Août 1707]
les nuits le long de nos retranchements, à la tête de
mes cinquante hommes. Nous avions aussi ordre
toutes les nuits, depuis que les ennemis nous avoicnt
chassés du poste de Sainte-Catherine, où ils s'étoient
retranchés, de nous porter à la tète de nos piquets
près de leurs retranchements, d'y rester quelque
temps, et ensuite de faire faire une décharge de leurs
côtés; la décharge faite, de nous retirer dans nos
retranchements. Cette manœuvre étoit dans le des-
sein, non seulement de les fatiguer, mais aussi de les
accoutumer à se tranquiUiser pour le jour que nous
devions faire une véritable sortie, ce qui arriva.
Je me couchai donc à onze heures du soir. Comme
j'étois dans mon premier sommeil, un de mes sergents
vint me réveiller pour me dire de m'habiller au plus
vite, que le régiment étoit actuellement en marche
pour attaquer le poste de Sainte-Catherine. Je m'ha-
billai promptement, et je me rendis au régiment, que
je trouvai en bataille hors des retranchements.
Belle sortie. — Le maréchal de Tessé étoit arrivé
au camp le même jour. Persuadé que, pour empêcher
la continuation du siège, il étoit absolument néces-
saire de chasser les ennemis du poste de Sainte-Cathe-
rine, il fit la disposition suivante : il ordonna trois
attaques : la première, par M. Le Guerchoys, qui
devoit attaquer, à la tête de la brigade de la Vieille-
Marine, composée de cinq bataillons, la gauche des
retranchements de Sainte-Catherine ; le chevalier des
Touches, à la tête de celle de Bourgogne, composée
de cinq bataillons, le centre; et M. Dillon, à la tête de
cinq autres bataillons, la droite. Ce dernier, qui avoit
[Août 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 269
beaucoup de chemin à faire pour gagner le sommet
d'une montagne qui dominoit la droite des retranche-
ments de Sainte-Catherine, s'étoit mis en marche au
commencement de la nuit du 14 au 15. Il devoit faire
un signal quand il seroit à une certaine hauteur, et
ce signal devoit se faire à la petite pointe du jour. Il
étoit déjà une demi-heure de jour, et l'on ne voyoit
rien paroitre. Nous commencions à nous impatienter,
lorsque enfin nous aperçûmes trois fusées volantes
tirées de la montagne. G'étoit le signal; sur-le-champ,
nous nous mîmes en marche. Les grenadiers et les
piquets de la brigade, avec les grenadiers et le piquet
de Gastella-suisse, marchoient à la tête avec le mar-
quis de Goësbriant et le comte de Montsoreau, maré-
chal de camp, le premier à cheval et le second à pied.
Il fallut défiler par une porte quatre à quatre, et
ensuite monter et passer un coteau de vignes qui
étoit en terrasse, ce qui retarda notre marche. En
sortant de ce défilé, nous nous formâmes à la demi-
portée de fusil des retranchements des ennemis. Comme
j'étois à la tête du régiment, je remarquai une action
qui me fit d'abord beaucoup de peine : je vis que la
compagnie des grenadiers et les soldats du piquet du
régiment de Castella-suisse se jetoient ventre à terre ;
mais je fus consolé dans le moment, car ils se rele-
vèrent si promptement, qu'ils furent aux retranche-
ments des ennemis aussi tôt que nos grenadiers. Après
l'affaire, je demandai la raison de ce mouvement.
L'on me dit que c'étoit la coutume des Suisses de bai-
ser la terre auparavant de combattre. Cependant ce
mouvement leur sauva bien des soldats; car ils le
firent dans l'instant même que les ennemis commen-
270 MÉMOIRES [Août 1707]
cèrent à faire leur décharge ^ . Il est surprenant que ces
derniers ne tinrent point dans leurs retranchements,
d'autant plus qu'ils étoient très bons et très élevés, et
qu'ils furent avertis, la veille à neuf heures du soir,
par le prince Eugène même, de se tenir alertes. « Je
« sais. Messieurs, leur dit ce général, qu'il y a du
« mouvement dans le camp des François ; ainsi tenez-
« vous bien sur vos gardes. » Nous apprîmes, après
l'action, ce discours par les prisonniers.
Nous suivîmes les ennemis presque jusqu'à la Valette,
et, sans le maréchal qui fit battre la retraite, nous
serions entrés dans leur camp. Lorsque je m'en reve-
nois de cette poursuite, un officier allemand me cria :
Ah! meinherr, quartirf Mein Gottf Quartirf C'étoit
précisément mon premier caporal, nommé La Rose^,
qui se mettoit en état, avec la baïonnette au bout du
fusil, de tuer ce pauvre diable. Je lui ordonnai de
s'arrêter. Fâché de ce que je ne le laissois pas faire, il
me dit : « Mon capitaine, est-ce qu'ils nous font quar-
c( tier, eux autres, lorsqu'ils ont le dessus sur nous? »
— « Mais, mon camarade, lui répliquai-je, de quoi te
« plains-tu? Tu n'es pas encore tué. » Je fis emporter
cet officier, et je le fis conduire à l'hôpital de Toulon ;
il avoit reçu un coup de fusil dans la cuisse, qui l'em-
pêchoit de marcher.
1. C'est plutôt pour éviter cette décharge que les Suisses
s'étaient jetés à terre.
2. On sait que les soldats et sous-officiers avaient l'habitude
de prendre un nom de guerre, qui remplaçait à l'armée leur
véritable nom, comme La Valeur, La Jeunesse, Belle-Humeur,
etc. (Albert Babeau, les Soldats.) Notre auteur parlera plus
loin d'un officier sorti du rang qui, étant soldat, s'appelait
La Débauche, quoique son nom fût Du Buisson.
[Août ITOTJ DU CHEVALIER DE QUINCY. 271
Notre brigade s'étant ralliée près des retranchements
que nous venions d'emporter, Monsieur le maréchal
la fit marcher pour aider à la brigade de la Marine de
chasser les ennemis, qui tenoient toujours ferme dans
les retranchements qui environnoient la gauche de la
hauteur, l'église de Sainte-Catherine et plusieurs bas-
tides. Nous les attaquâmes par leurs derrières, pen-
dant que la brigade de la Marine les attaquoit par
devant. Ils ne purent résister à ces attaques; ils s'en-
fuirent précipitamment dans leurs tranchées, qui
étoient poussées déjà jusqu'au glacis de la place. Mais
nous les suivîmes si vivement, la baïonnette au bout
du fusil, qu'ils en abandonnèrent la plus grande par-
tie. Nous enclouàmes leurs canons, et nous mimes le
feu aux fascines. Ce fut dans ce temps-là que nous
vîmes un de leurs officiers généraux, monté sur un
cheval bai, qui faisoit tout ce qu'il pouvoit pour arrê-
ter les fuyards, mais inutilement. Un moment après,
nous le vîmes culbuter de son cheval. Nous apprîmes
ensuite que c'étoit le prince de Saxe-Gotha, qui venoit
d'être tué ^. Les ennemis le regrettèrent beaucoup.
A l'égard de l'attaque de M. Dillon, elle fut aussi
heureuse que la nôtre. Ce général ne trouva aucune
résistance; il jeta une si grande terreur panique dans
la Valette , quartier général du duc de Savoie , que
tout le monde se sauvoit.
Après ce dernier combat que notre brigade donna,
nous nous remîmes en bataille en deçà des retranche-
1. Jean-Guillaume, fils cadet du duc Frédéric de Saxe-Gotha,
d'abord adjudant général dans l'armée de Marlborough, puis
major général de celle du prince Louis de Bade, était passé
avec la même qualité dans celle du prince Eugène.
272 MÉMOIRES [Août 1707]
ments de Sainte-Catherine. Ce fut alors que nous
vîmes paroître toute l'armée ennemie qui s'avançoit
vers nous, et une partie de leur cavalerie sur la hau-
teur de la Malgue. Cette cavalerie n'y fut pas long-
temps ; car le Tonnant et le Saint-Philippe la firent
bientôt disparoître. Le reste de l'armée suivit son
exemple. Ainsi, ne voyant plus d'ennemi, nous fîmes
raser tous les retranchements de Sainte-Catherine, et
nous comblâmes beaucoup de leurs tranchées.
Nous restâmes jusqu'à trois heures après dîné sur
le champ de bataille; ensuite nous nous retirâmes fiè-
rement et tambour battant dans notre camp retran-
ché de Sainte-Anne. L'on peut dire, à la louange du
maréchal de Tessé, que cette sortie fut très bien pro-
jetée et très bien exécutée. Il s'exposa beaucoup, aussi
bien que le marquis de Goësbriant et M. d'Angervil-
liers, intendant de l'armée^ Nous amenâmes avec
nous deux pièces de canon de fonte et environ deux
cents prisonniers, la plupart blessés^.
Me promenant auprès de la chapelle de Sainte-
Catherine, un soldat de ma compagnie me donna une
liste très exacte, nom par nom, de tous les vaisseaux
1. Ci-dessus, p. 107. M. d'Angervilliers était intendant du
Dauphiné depuis 1705 et avait été chargé de l'intendance de
l'armée depuis qu'elle avait repassé les Alpes en septembre
1706.
2. Sur ce combat de Sainte-Catherine ou de la Croix-Faron,
on peut voir la Gazette, p. 417, les Mémoires militaires, t. VII,
p. 143-146 et 400-404 (lettre de Tessé au Roi), V Histoire mili-
taire de Quincy, t. V, p. 375-377, la relation donnée dans les
Mémoires de Sourches, t. X, p. 383-385, celle de la Gazette
d'Amsterdam, n°^ lxix et lxx, et Extr. lxxii, et les ouvrages
modernes indiqués ci-dessus, p. 258, note 7.
[Août 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 273
du Roi qui étoient dans le port de Toulon ; il l'avoit
trouvée dans la poche d'un officier allemand tué qu'il
venoit de dépouiller.
Ce fut un enseigne du régiment, nommé Mazan-
court, âgé seulement de seize ans^, qui fit prisonnier
M. de Wartmann, colonel d'un régiment des troupes
de Saxe-Gotha. Celui-ci, étant retourné dans son
armée, envoya au jeune homme un beau cheval polo-
nois, en récompense de lui avoir sauvé la vie. Nous
fîmes plusieurs autres officiers prisonniers, entre autres
M. Pistiguardi, colonel au service du duc de Savoie,
et M. de Kulsteben, lieutenant-colonel des troupes de
Hesse-, tous deux blessés. De notre côté, nous eûmes
un capitaine du régiment d'Esgrigny tué, et quelques
soldats de la brigade, dont plusieurs le furent d'une
bordée de canon du lonnant et du Saint-Philippe.
Dans le temps que nous poursuivions les ennemis,
un boulet tiré de l'un de ces vaisseaux vint labourer
la terre auprès de moi, et il m'en couvrit entière-
ment. Pendant les trois attaques, M. de Saint-Pater
fit faire une sortie de la ville, commandée par un
capitaine de grenadiers. Il mit quelque désordre à la
gauche de la tranchée des ennemis.
Lorsque nous étions encore près de la chapelle, je
vis tuer assez près de moi un homme de vingt-deux
1. Joseph- Joachim Merlin de Mazancourt, né en juillet 1690,
devint lieutenant, puis capitaine au régiment de Bourgogne;
en 1726, il fut nommé gouverneur des pages du Roi, et ne
mourut qu'en 1773.
2. La Gazette d'Amsterdam (Extr. lxxii) dit : « MM. Prasti-
gardi, Piémontois, et Kulsleben, Hessois. » Il faudrait lire sans
doute Pizziguardi et Kunstleben.
II 18
274 MÉMOIRES [Août 1707]
ans environ, bourgeois de la ville de Toulon. Ce fut
bien sa faute ; car je l'avois averti plusieurs fois de ne
point trop avancer au delà de la chapelle. Il n'eut
aucun égard à mon avis; au contraire, il me répon-
dit : « Je ne crains rien, Monsieur. » Il n'y fut pas
plus tôt, qu'il reçut un coup de fusil, dont il tomba
roide mort.
Nous y vîmes un autre spectacle qui nous fit bien
de la peine. Nous avions mis le feu dans les fascines
qui étoient dans la partie de la tranchée qui étoit près
de ce poste. Un officier ennemi blessé, qui apparem-
ment avoit la cuisse ou la jambe cassée, se trou-
voit malheureusement au milieu des flammes. Nous
envoyâmes quelques soldats pour le délivrer; mais,
comme les ennemis n'étoient pas loin de là, ils tirèrent
sur nos soldats. On eut beau leur crier que c'étoit
pour sauver des flammes un de leurs officiers blessé ;
soit qu'ils n'entendoient pas ce qu'on leur disoit, soit
cruauté de leur part, ils ne cessoient de tirer sur eux.
Nos soldats voyant que, pour sauver la vie à un pauvre
malheureux, ils hasardoient à perdre la leur, aban-
donnèrent cet officier, qui faisoit des hurlements ter-
ribles et qui mourut cruellement.
Je me suis peut-être un peu trop étendu sur le
détail de cette sortie; mais, comme elle a occasionné
la levée du siège, je me suis persuadé qu'il étoit
nécessaire d'en rapporter toutes les circonstances.
J'étois si fatigué en arrivant de notre expédition, que
je fus me coucher bien vite : je dormis au moins
douze heures sans me réveiller.
Les ennemis, après avoir été chassés du poste de
Sainte-Catherine, n'étoient pas plus avancés que le
[Août 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 275
premier jour de l'ouverture de la tranchée. Ainsi,
depuis ce temps-là, ils renoncèrent sérieusement à en
faire la conquête; mais ils travaillèrent à se mettre
en état de bombarder et la ville et nos vaisseaux ; et,
pour exécuter leur dessein, ils songèrent à s'emparer
de la tour de Sainte-Marguerite et de celle de Saint-
Louis, qui empéchoient la flotte ennemie de s'avancer
dans le canal. Ils firent battre si vivement par leurs
canons la tour Sainte-Marguerite, et ils y jetèrent tant
de bombes, qu'ils en obligèrent le commandant de se
rendre prisonnier de guerre avec la garnison, compo-
sée de deux lieutenants et de quatre-vingt-dix soldats.
Il n'y avoit plus d'eau dans ce fort.
La nuit du 16 au 17, le duc de Savoie commença
à faire bombarder la ville du côté de la terre. Ce bom-
bardement continua le 17 et le 18.
Prise de la tour de Saint-Louis^. — Le 18 au soir,
M. Daillon, capitaine de grenadiers du régiment de
Vexin, abandonna le fort de Saint-Louis dans le temps
que les ennemis marchoient pour donner l'assaut ; il
y avoit une brèche considérable. Il s'embarqua, lui et
sa garnison, dans des chaloupes, après avoir fait
mettre le feu à un saucisson, qui fit si bien son effet,
quelque temps après, que la plus grande partie du
fort sauta ; il y eut quatre-vingt-dix hommes des enne-
mis de tués ou de blessés. M. Daillon se retira dans
la ville ; il fut reçu du maréchal de Tessé et de tous
les officiers généraux le plus gracieusement du monde.
Il le méritoit bien; car il fit une très belle défense. Il
avoit eu des ordres de notre général d'abandonner le
fort trois jours auparavant.
i. Gazette, p. 418; Mémoires militaires, p. 147-148.
276 MÉMOIRES [Août 1707]
Dès que les ennemis furent maîtres de ce fort, ils
y établirent une batterie de mortiers pour bombarder
la ville et nos vaisseaux. Le 210, ils firent approcher
quatre galiotes à bombes à la hauteur du fort ; ensuite
ils ne cessèrent de jeter des bombes dans la ville et
dans le port.
Un jour, en me promenant dans la ville pendant ce
bombardement, il y eut une bombe qui tomba dans
une maison située dans une rue où je me promenois.
Elle brisa l'escalier, et elle mit le feu à la maison. Une
vieille femme, tout éperdue, crioit d'une croisée du
second étage : « A moi, Messieurs! Je suis morte! A
« mon secours, je vous prie! » Elle étoit dans une
situation des plus critiques; elle ne pou voit descendre.
Nous nous mîmes plusieurs personnes à planter une
échelle, qui étoit heureusement assez grande pour
aller jusqu'à elle; par ce moyen, nous la sauvâmes.
Un peu plus tard, elle auroit été écrasée sous les ruines
de la maison ; car elle s'écroula un moment après. Ce
même jour, étant de retour au campement, une bombe
tomba près d'un gigot de mouton que notre fouille-
au-pot^ faisoit cuire. Il ne perdit point la tramontane^ :
il eut l'adresse, en s'enfuyant, d'emporter avec lui
notre souper. Plusieurs bombes, après avoir passé au-
dessus de la ville, venoient tomber dans notre camp.
Levée du siège. — Enfin, les ermemis voyant qu'il
leur étoit impossible de faire la conquête de Toulon,
et les vivres commençant à leur manquer par rap-
1. Fouille-au-pot, marmiton. [Dictionnaire de Trévoux.)
2. Le mot tramontane signifie l'étoile polaii'e qui sert à gui-
der les vaisseaux; on dit fîgurément perdre la tramontane pour
dire être déconcerté, avoir perdu le jugement et la raison. [Ibid.)
[Août 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 277
port aux vents contraires qui empêchoient l'amiral
Shovell de leur en envoyer de sa flotte, ils songèrent
sérieusement à lever le siège. Après avoir fait embar-
quer leurs canons, leurs blessés et leurs malades, ils
décampèrent à la sourdine, la nuit du 21 au 22, et ils
gagnèrent le Var en tenant la même route qu'ils
avoient prise en venant à Toulon ^ .
Le même jour 22, l'amiral Shovell continua à bom-
barder la ville et le port. Le Diamant et la Perle
furent brûlés 2. La chronique scandaleuse disoit que
celui qui avoit donné le conseil de mettre sous l'eau
tous nos vaisseaux avoit fait mettre le feu à ces deux
vaisseaux, seuls hors de l'eau, pour se justifier à la
cour de cette mauvaise manœuvre.
Les ennemis, en abandonnant leur camp, y laissèrent
quinze ou seize pièces de canon, plusieurs mortiers,
beaucoup de poudre, de boulets, de bombes, et une
partie de leurs équipages. On prétend que ce projet
coûta aux ennemis plus de douze mille hommes de
tués, de blessés ou morts de maladies, sans ceux qui
furent transportés dans leurs vaisseaux^.
1. M. Mireur a fait au Comité des travaux historiques [Bul-
letin historique et archéologique, 1886, p. 319 et suiv.) une très
intéressante communication sur la cause de la levée inattendue
du siège de Toulon. D'après une conversation de Victor-Amé-
dée avec les consuls de Fréjus, l'armée assiégeante se serait
retirée sur la menace faite par le roi de Suède Charles XII,
alors en Saxe avec son armée victorieuse, d'envahir la Bohême
et la Silésie, si Toulon était pris par les alliés.
2. Selon la Gazette (p. 418), les deux vaisseaux brûlés étaient
le Sage et le Fortuné.
3. Sur la retraite des ennemis, il faut voir l'Extr. lxxh de
la Gazette cT Amsterdam.
278 MÉMOIRES [Août 1707]
Le marquis de Tessé fut envoyé à la cour pour por-
ter au Roi la nouvelle de la levée du siège. On la sa voit
déjà lorsqu'il y arriva : M. de Langeron, qui comman-
doit la marine à Toulon ^ avoit expédié un courrier à
M. de Pontchar train pour faire sa cour à ce ministre.
Ce courrier avoit fait une si grande diligence, qu'il
arriva à la cour vingt-quatre heures devant le mar-
quis de Tessé 2. M""® la duchesse de Bourgogne fut très
fâchée contre M. de Langeron, d'autant plus que le
marquis de Tessé étoit son premier écuyer^. Le Roi le
fit maréchal de camp.
Cette nouvelle fit beaucoup de plaisir à S. M.*. En
effet, si les ennemis s'étoient emparés de Toulon, dans
le port duquel nous avions trente vaisseaux de ligne ^,
cinq mille pièces de canon et des magasins qui avoient
coûté au Roi des sommes immenses, ils auroient, non
1. Joseph Andrault, comte de Langeron, lieutenant général
des armées navales et gouverneur de la Charité, mourut le
28 mai 1711. M. Lalanne, dans une note de la Correspondance
de Bussy-Rabutin (t. III, p. 348), cite une curieuse chanson sur
son compte et sur celui de M"^* de Grignan.
2. Cet envoi d'un courrier par M. de Langeron à Pontchar-
train, qui devança ainsi Chamillart auprès du Roi pour l'an-
nonce de la levée du siège, produisit un « scandaleux éclat »
entre les deux secrétaires d'État, Chamillart accusant Pont-
chartrain d'une « entreprise formelle sur sa charge. » [Mémoires
de Saint-Simon, éd. 1873, t. V, p. 317-318.)
3. Par résignation de son père, qui avait eu cette charge en
1696, lors de la formation de la maison de la princesse, dont
il venait de négocier le mariage.
4. Il avait été question que les ducs de Bourgogne et de
Berry se rendissent en Provence pour animer les peuples à la
résistance; mais la retraite des ennemis fit renoncer à ce projet.
5. Les Mémoires militaires (p. 153) disent qu'il y avait dans
le port cinquante-cinq vaisseaux.
[Sept. 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 279
seulement fait la conquête de la Provence, et peut-être
du Languedoc, où les Camisards* nous faisoient une
cruelle guerre, mais ils nous auroient aussi enlevé le
commerce de la Méditerranée.
La retraite du Savoyard fut si précipitée, que son
armée fit en deux jours ce qu'elle avoit fait en six 2.
Enfin, après plusieurs jours de marche, elle arriva le
30 à Saint-Laurent, et, le \'' septembre, elle repassa
le Var. Nous la suivîmes, tous nos grenadiers à la tête
de notre armée, jusqu'assez près du Var, et ensuite
nous nous repliâmes sur Grasse, afin de nous rendre
en Dauphiné. Nous marchions sur plusieurs divisions;
la nôtre étoit commandée par M. Dillon. Depuis Tou-
lon jusque bien au delà du Luc, la vallée est superbe.
Il n'y a pas un plus beau pays; elle est couverte
d'orangers, de citronniers, de figuiers, d'oliviers, et de
tout ce qu'il y a de plus odoriférant. Nous ne pou-
vions nous rassasier de figues ; elles ne nous faisoient
aucun maF.
Luc est un petit village* qui appartient à MM. de
Vintimille, qui prétendent descendre des anciens comtes
de Marseille ; mais les généalogistes du pays leur dis-
1. Nom qu'on donnait aux révoltés protestants des Cévennes,
qui étaient alors presque complètement soumis.
2. Les ennemis regagnèrent le Var en dix jours; ils en
avaient mis quinze à venir jusqu'à Toulon. Le pays, épargné
en venant, fut dévasté par eux dans cette retraite.
3. La note suivante a été ajoutée en interligne et en marge :
a Nota. Le P. Ogier, jésuite de la maison de la ville d'Aix, fit
ces deux vers latins sur l'entreprise de M. de Savoie :
Victor abit victus, late vastavit olivas ;
■ Intactos lauros linquere cura fuit. »
4. Aujourd'hui chet-lieu de canton du Var, sur le Riotord.
280 MÉMOIRES [Sept. 1707]
putent cette origine, ou plutôt leur maison est très
peu de chose ^ Ce bourg est éloigné de Toulon de
quinze lieues.
Grasse. — Nous séjournâmes à Grasse. Cette ville
est bien située, riche et peuplée. Les environs sont
beaux. Elle dépend de la haute Provence; il y a un
évèché suffragant d'Embrun. La justice est subordon-
née au parlement d'Aix.
Nous fîmes plusieurs doubles séjours. Je ne sais à
quoi pensoit le maréchal de Tessé, qui, pendant notre
marche, qui fut des plus lentes pour nous rendre en
Dauphiné, s'en alla à Aix, afin de jouir du plaisir de
s'entendre louer par des chansons qui se chantoient
dans les rues de cette ville, au lieu de précipiter notre
marche pour tacher d'arriver à Suse auparavant l'ar-
mée du duc de Savoie. Cette négligence, ou plutôt
cette affectation, me fait toujours présumer qu'il y
avoit une convention entre le duc de Savoie et la cour
de France afin que Toulon ne tombât point entre les
mains des alliés, et que, par compensation, nous don-
nerions la facilité au duc de Savoie de faire la con-
quête de Suse, comme cela arriva.
Castellane. — Auparavant d'entrer dans le Dau-
phiné, nous séjournâmes à Castellane, ville qui a donné
le nom à une très ancienne maison de Provence^.
1. Si leur descendance des comtes de Marseille n'est en effet
rien moins que cei'taine, du moins il faut reconnaître que la
filiation des comtes de Vintimille semble établie depuis le
xn* siècle.
2. Les Castellane sont en effet une des plus anciennes et des
plus illustres familles de Provence. M. de Grignan, gendre de
]\jme (jg sévigné, en descendait ; un de ses ancêtres avait pris
[Sept. 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 28!
Pendant notre séjour, nous fûmes rendre visite à
M. de Soanen, évêque de Senez^ qui faisoit sa rési-
dence à Castellane, où il avoit fait bâtir une assez belle
maison. Ce prélat avoit été un célèbre prédicateur
pendant qu'il étoit Père de l'Oratoire-. Nous trouvâmes
qu'il étoit bien triste à un si grand homme d'être,
pour ainsi dire, enseveli dans un désert, au fond d'une
province ; car le séjour de la ville de Castellane n'est
pas aimable. Elle est située dans une vallée assez
étroite, environnée de montagnes, sur la rivière du
Verdon. Elle est du diocèse de Senez, suffragant
d'Embrun; elle a titre de baronnie. Ces deux villes
sont éloignées l'une de l'autre de deux lieues ; comme
le séjour de Senez est encore plus triste que celui de
Castellane, les évêques font leur résidence dans cette
dernière ville. M. de Soanen est mort exilé dans l'ab-
baye de [la Chaise-Dieu^], âgé de [quatre-vingt-treize
ans]^. Le concile d'Embrun, où présidoit M. de Ten-
au XVI® siècle le nom et les armes d'Adhémar de Monteil, par
suite d'une substitution.
1. Jean Soanen, né en 1647, petit-neveu du P. Sirmond,
était évêque de Senez depuis le mois de septembre 1695 ;
ayant refusé de recevoir la constitution Unigenitus, il fut relégué
en 1727 à l'abbaye de la Chaise-Dieu, où il mourut en 1740.
2. M. Soanen avait été admis en 1661 dans la congrégation
de l'Oratoire, dont le P. Quesnel était alors directeur. Il avait
prêché devant le Roi les carêmes de 1686 et de 1688.
3. Abbaye bénédictine du diocèse de Clermont, fondée au
XI® siècle. — Les mots entre crochets sont en blanc dans le
manuscrit.
4. Soanen étant mort en 1740, cette partie des Mémoires de
notre auteur a donc été rédigée postérieurement (voyez ci-
dessus, tome I, p. 27, note 4), peut-être même après 1743 (ci-
dessus,' p. 252 et 253, notes).
282 aiÉMOIRES [Sept. 1707J
cin, archevêque d'Embrun ^ le condamna à y passer
le reste de ses jours ^. Il étoit accusé de jansénisme et
de quesnellisme^.
Plus nous avancions du côté du Dauphiné, et plus
nous trouvions un pays bien différent de celui des
environs de Toulon : ce n'étoit que montagnes affreuses,
précipices et torrents. Nous traversâmes la vallée de
Queiras. Pascal, capitaine de notre régiment, qu'on
avoit laissé commandant du château et de la vallée
de ce nom, vint au-devant de nous; il nous donna un
très bon dîner. Pendant le repas, il nous dit que,
quatre jours auparavant. M""® la comtesse de Soissons,
belle-sœur du prince Eugène*, y avoit passé; qu'elle
venoit de Turin ; que quatre gardes du corps du duc
de Savoie l'avoient conduite jusqu'à l'entrée de cette
1. Pierre Guérin de Tencin, frère de la célèbre marquise de
Tencin, devint archevêque d'Embrun en 1724, cardinal en
1739, archevêque de Lyon en 1740, et mourut en 1758.
2. Ce concile provincial, réuni le 16 août 1727 par M. de
Tencin, prononça la condamnation de Soanen le 20 septembre,
et le déclara déchu de toute fonction sacerdotale et épiscopale.
Soanen en appela au parlement de Paris et suscita une polé-
mique très vive, à laquelle l'autorité royale mit fin en l'inter-
nant à la Chaise-Dieu.
3. Du nom du P. Quesnel, ce célèbre directeur de l'Oratoire,
ami du grand Arnauld et auteur des Réflexions morales sur les
Actes et les Épures des apôtres, qui avait dû se retirer à
Bruxelles, comme janséniste, en 1685.
4. Uranie de la Cropte de Beauvais, mariée en novembre
1688 au comte de Soissons. « Belle comme le plus beau jour, »
dit Saint-Simon, qui la prétend bâtarde, la passion du comte
de Soissons et la « vertu inébranlable » de M"*^ de Beauvais
firent cet « étrange mariage. » (Mémoires, éd. Boislisle, t. X,
p. 261-262; voir surtout l'appendice XXI, où sont réfutées
les allégations de Saint-Simon.)
[Sept. 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 283
vallée ; qu'elle lui avoit demandé à dîner, qu'elle lui
avoit dit que le duc de Savoie, fâché d'un discours
qu'elle avoit tenu, lui avoit ordonné de sortir de ses
États. Elle avoit eu l'imprudence de dire, dans le
moment qu'elle apprit la levée du siège de Toulon :
« Il faut espérer que nous aurons encore le plaisir de
« voir Messieurs les François en Piémont. » Discours
imprudent qui fut rapporté au Savoyard. Tout le
monde sait que cette princesse étoit Françoise, fille
d'un simple gentilhomme nommé Beauvais^ dont les
terres sont en Périgord, que le comte de Soissons,
frère aine du prince Eugène 2, avoit épousée par incli-
nation^.
En arrivant à Briançon, le 19 septembre, nous
apprîmes que les ennemis s'étoient emparés du Pas-
de-l'Ane*, qui couvroit Suse, des retranchements et
des hauteurs qui dominoient et protégeoient cette
ville ; que celui qui y commandoit l'avoit abandonnée
pour se retirer dans la citadelle et dans la Brunette^,
et que, les ennemis étant maîtres du défilé et des hau-
teurs de Chaumont^ il nous étoit impossible de secou-
rir Suse.
1. François-Paul de la Cropte, baron de Beauvais, écuyer du
grand Condé, mort en 1656, peu après la naissance de sa fille.
2. Louis-Thomas-Amédée de Savoie, né en 1657, tué devant
Landau, en 1701, dans les rangs de l'armée impéinale.
3. Ci-dessus, p. 282, note 4.
4. Le célèbre Pas-de-Suse, enlevé par Louis XIII le 6 mars
1629. [Mémoires de Saint-Simon, t. I, p. 172-174, et appen-
dice III, et t. XIV, p. 451.)
5. Ce fort était situé sur la rive droite de la Doire, sur une
colline isolée qui domine la ville.
6. Chiomonte : tome I, p. 192.
284 MÉMOIRES [Oct. 1707]
Nous séjournâmes à Briançon le 20. Ce fut dans ce
temps-là que les officiers commencèrent à être mal
payés. On ne leur donnoit que des billets pour leurs
appointements, qu'ils étoient d'obligés d'escompter à
perte.
Le 21 , nous fûmes camper sur les hauteurs de
Césanne^, et le lendemain 22 à Barbote^, village à
deux lieues en deçà de Fenestrelle, dans la vallée de
Pragelas, dans lequel camp nous restâmes deux mois.
Pendant que nous y étions, nous apprîmes la prise
de Suse, qui se rendit le 5 octobre, M. Masselin^,
commandant, et sa garnison, composée de trois cent
quarante soldats du régiment de Beauvoisis, prison-
niers de guerre^. Le 6, elle fut conduite à Turin.
Ainsi, notre campagne, qui avoit été si heureuse
dans le commencement, n'eut pas les suites que nous
devions espérer. A qui peut-on en attribuer la cause?
J'ai dit mon sentiment là-dessus en parlant de la len-
teur de notre marche après la levée du siège de Tou-
lon, et je m'y tiens; car certainement nous pouvions
arriver à Suse bien auparavant les ennemis, notre
chemin étoit beaucoup plus court que le leur pour
1. Tome I, p. 190.
2. C'est le village qu'il a appelé Barbotti, ci-dessus, p. 220.
3. C'était un ancien lieutenant-colonel du régiment Royal-
Comtois, qui avait été fait brigadier d'infanterie.
4. « On eut nouvelle que le duc de Savoie, après avoir fait
semblant d'aller à la Pérouse, avoit tout d'un coup investi
Suse, où il n'y avoit que quatre bataillons aux ordres de Mas-
selin, brigadier d'infanterie ; qu'à la vérité on avoit fait un
bon retranchement au-dessus de la ville, mais qu'il auroit fallu
douze bataillons pour le garder. « [Mémoires de Sourches,
t. X, p. 404.)
[Oct. 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 285
nous y rendre. Le chevalier de Folard ' en attribue
injustement la faute à M. de Vraignes^, maréchal de
camp, et à M. de Bar, brigadier des armées du Roi^.
Que pouvoient-ils faire avec deux mille hommes qu'ils
avoient, dont la plus grande partie étoit de la milice?
Il falloit garder la vallée de Saint-Martin, la Pérouse,
la vallée de Pragelas, le Pas-de-l'Ane, les retranche-
ments et les hauteurs qui protégeoient Suse. Ainsi il
n'est pas étonnant que ces deux messieurs aient été
obligés de céder à une armée commandée par le
prince Eugène. Le chevalier de Folard, se laissant
aller à son esprit caustique et convulsionnaire (voyez
ce qui est rapporté à la fin de cette partie touchant
les convulsions du sieur Folard^), a voulu apparem-
ment se venger du dernier, qui l'avoit fait mettre en
prison à Modène; je n'en sais point la raison. Vouloir
se venger d'un homme mort, et par la plume, ne
convient nullement à un officier. Il y a un autre
moyen plus honnête et plus facile de se faire raison.
Je suis persuadé que le chevalier de Folard n'auroit
jamais osé regarder impunément entre les deux yeux
celui qu'il maltraite si mal dans son Commentaire de
Polybe^; car M. de Bar étoit connu pour un des plus
braves hommes des troupes du Roi. Il en a donné des
marques dans toutes les occasions où il s'est trouvé,
1. Ci-dessus, p. 91.
2. Ci-dessus, p. 155.
3. Tome I, p. 272.
4. Ci-après, p. 289.
5. Cet ouvrage, le plus important de Folard, et qui contient
toutes ses théories militaires, parut en six volumes in-4°, de
1727 à 1730.
286 MÉMOIRES [Nov. 1707]
surtout au combat de Chiari en 1701, à la tête du
régiment de Bourgogne, dont il étoit lieutenant-colo-
nel ; il en fut fait brigadier.
Suse étant pris, et voyant que l'arrière-saison nous
chassoit de nos tentes pour entrer en quartier d'hiver,
je fus voir le comte de Muret, lieutenant général des
armées du Roi, mon cousin*, qui commandoitLaPérouse,
ville fortifiée seulement de terre, aux environs et dans
la vallée de Saint-Martin. Après m'avoir donné un
très bon dîner, il me donna une route sous le nom de
deux lieutenants d'infanterie prisonniers et restés
malades à Turin, pour se rendre à Paris. Comme je
n'avois pas beaucoup d'argent, elle me servit pour
me rendre dans la grande ville, où je passai l'hiver.
Je n'y fus pas plus tôt arrivé, que je fus à Versailles
pour faire ma cour à M. de Ghamillart, qui étoit tou-
jours ministre de la guerre et contrôleur général des
finances^. Il me reçut très gracieusement, et il me
promit l'un des premiers régiments vacants. J'allois
deux fois la semaine à Versailles, afin d'être à portée
de savoir quand il y en auroit de vacant, et pour me
faire voir à ce ministre. Un jour, me chauffant dans
la pièce qui précède le cabinet où il travailloit, je m'en-
tretins longtemps avec le marquis de Sailly, lieute-
nant général des armées du Roi, touchant le retarde-
ment qu'il avoit causé à M. de Savoie par la défense
que les troupes qu'il avoit sous ses ordres avoient
faite pour empêcher les ennemis de passer le Var, et
1. Ci-dessus, p. 134.
2. Ce sera seulement en 1708 que Chamillart cédera à Des-
maretz le Contrôle général, pour ne garder que la Guerre,
qu'il résignera aussi en 1709.
[Nov. 1707J DU CHEVALIER DE QUINCY. 287
touchant les mesures qu'il avoit prises pour les retar-
der dans leur marche S de tout ce qui s'étoit passé
pendant le siège de Toulon, de la levée du siège,
et enfin de la retraite précipitée du duc de Savoie.
Mon frère ^ arriva dans le moment de notre con-
versation, à qui ce général demanda, satisfait appa-
remment du discours que j'avois eu avec lui, quel
régiment j'avois. Bien des gens s'imaginent, et sur-
tout à la cour, que ce sont les emplois qui forment
les personnes. Us ne peuvent pas s'imaginer qu'un
simple capitaine puisse savoir l'art militaire comme un
colonel, un colonel comme un brigadier, ainsi de tous
les autres grades à proportion, et ils sont persuadés
que, dès que vous avez une dignité supérieure dans
ce métier, vous en avez toutes les qualités requises,
quoique la plupart, je parle des colonels et même des
officiers généraux, ne s'appliquent nullement à étu-
dier ce qui forme les véritables officiers généraux.
L'abus qu'il y a en France d'acheter les régiments est
la véritable cause qu'il y a si peu de bons officiers
généraux. On donne l'agrément, à un enfant qui sort
du collège, d'acheter un régiment. Il se dit à lui-
même : Dans huit ans, je serai brigadier, dans qua-
torze maréchal de camp, dans vingt ans lieutenant
général. Ainsi, sans se donner la moindre peine et
sans aucune application, il devient officier général par
l'ordre du tableau. Grand Dieu, quel officier général!
J'ai entendu dire une fois à un jeune colonel : « J'ai-
« merois mieux faire mille fautes à la tête de mon régi-
1. Ci-dessus, p. 254.
2. Le marquis de Quincy.
288 MÉMOIRES [Nov. i707]
« ment que de consulter mon lieutenant-colonel. »
Belle disposition pour devenir un grand homme!
Revenons à la demande du marquis de Sailly : quel
régiment j'avois? Mon frère lui dit que j'étois seule-
ment capitaine dans le régiment de Bourgogne, mais
que je sollicitois pour en avoir un, lorsqu'il vaqueroit.
M. de Sailly lui dit sur-le-champ : « Ne perdez point
« de temps à parler au ministre. J'apprends dans le
« moment, poursuivit-il, que M. de Barville^ colonel
« d'un régiment portant son nom^, vient d'être assas-
« sine. » Il n'eut pas plus tôt achevé, que M. de Cha-
millart sortit de son cabinet. Mon frère lui dit de quoi
il étoit question. « Apportez-moi un mémoire cette
« après-dînée, lui repartit ce ministre; j'en parlerai
« au Roi auparavant de travailler avec lui. » Nous ne
manquâmes point de nous trouver à la porte de son
cabinet dans le temps qu'il en sortit pour aller chez
S. M. Dès qu'il nous aperçut, il tendit la main pour
1, André-Jules, comte de Barville, d'abord colonel d'un
régiment d'infanterie de son nom qu'il avait formé en 1695 et
qui fut licencié en 1698, avait le régiment de Soissonnais
depuis août 1705 et avait été fait brigadier à la suite de la
levée du siège de Turin. Devenu maréchal de camp en 1718, il
mourra en 1731. Son régiment avait concouru à la défense de
Toulon avec celui de Bourgogne.
2. Le général Susane, dans son Histoire de V infanterie, tout
en disant que M. de Barville eut le régiment de Soissonnais
de 1705 à 1716, lui attribue encore, de 1704 à 1710, un régi-
ment de son nom, levé en 1702 par M. de Richebourg, et qui
aurait aussi fait la campagne de 1707 en Provence, comme
celui de Soissonnais; mais le général Pelet, dans les Mémoires
militaires, ne cite jamais le régiment de Barville dans les
tableaux des troupes en ligne ou en quartiers.
[Dec. 1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 289
recevoir mon mémoire. Quel plaisir de me voir enfin
colonel ! Mais ce plaisir ne dura pas longtemps ; car le
ministre, en sortant de chez le Roi, nous dit : « Mes-
« sieurs, on s'est trompé; ce n'est point M. de Bar-
« ville le colonel qui a été assassiné, mais son frère
« le capitaine^. Ainsi, chevalier, en m'adressant la
« parole, consolez-vous en attendant une autre occa-
« sion, que je serai charmé de trouver pour vous faire
« plaisir. »
L'amour et les amusements de Paris ne m'occupèrent
guère pendant cet hiver; l'ambition seule faisoit tous
mes plaisirs. Qui n'auroit pas cru, étant parent et ami
comme j'étois du ministre de la guerre et de la finance,
que je ferois une fortune brillante? Cependant, mes
frères et moi, nous restâmes, pour ainsi dire, dans le
bourbier 2 : il y a des familles que la fortune abandonne
entièrement, malgré les circonstances qui pourroient
leur être favorables. Je passois donc la plus grande
partie de mon temps à Versailles, afin d'être toujours
à portée de faire ma cour, et d'être averti lorsqu'il y
auroit quelque régiment vacant; mais, malheureuse-
ment, il n'y en eut point. Ainsi, il fallut partir pour le
Dauphiné, où le régiment avoit passé son quartier
d'hiver. Je partis de Paris le 20 avril 1708 pour m'y
rendre, comme je le rapporterai dans la suite.
Touchant les convulsions du chevalier de Folard. —
Dans le temps que les convulsions régnoient si fort à
1. Bertrand, chevalier de Barville, capitaine dans le régi-
ment de Soissonnais et commandant du château vieux de Per-
pignan.
2. Sauf le marquis de Quincy, qui était lieutenant général
de l'artillerie.
Il 19
290 MÉMOIRES [1707]
Paris ^ le chevalier de Folard s'y abandonna comme
beaucoup d'autres personnes; je ne sais dans quelle
vue et dans quel dessein. Le chevalier se donnoit en
spectacle tous les jours chez lui; hommes, femmes
et filles de toutes sortes d'espèces se rendoient dans
son appartement, curieux de voir cabrioler un tel
Don Quichotte. En attendant les convulsions, le cheva-
lier faisoit servir galamment du café aux spectateurs,
et, de temps en temps, il regardoit sa montre, et il
leur disoit : « Dans une heure, dans une demi-heure,
« dans un quart d'heure, les convulsions vont me
« prendre. » Un moment auparavant qu'il les sentoit
venir, il avoit la prudence d'ordonner à son laquais
de mettre de bons oreillers sur le parquet ; car il crai-
gnoit, sans cette précaution, de se casser la tête et de
se briser les côtes. L'heure venue. Monsieur le cheva-
lier se mettoit doucement sur ses carreaux, et ensuite,
pendant une heure, il s'élançoit en l'air et cabrioloit
le mieux du monde. Les uns regardoient comme un
miracle les mouvements extraordinaires du person-
nage, et les autres, avec plus de raison, en rioient
sous cape.
On prétend que les convulsions venoient d'une
liqueur que les personnes buvoient, et que ce fut un
garçon maréchal-ferrant, qui avoit vécu quelque temps
1. C'est à partir de 1727 que se produisirent au cimetière
Saint-Médard, sur la tombe du diacre Paris, et aussi chez
des particuliers, les scènes de convulsions si connues. Carré
de Montgeron publia, de 1737 à 1748, en trois volumes in-4°,
la Vérité des miracles de Paris, et M. Mathieu a fait paraître
en 1862 une Histoire des convulsionnaires de Saint-Médard et
du diacre Paris.
[1707] DU CHEVALIER DE QUINCY. 291
avec les Quakers ou Trembleurs en Angleterre ^ qui
en avoit apporté la recette.
Il y a plusieurs sortes de convulsions. En voici une
autre, dont le chevalier de Folard s'occupoit aussi. Il
s'étoit enlevé la peau de dessus Tos de l'une de ses
jambes. Avec ses ongles, qu'il laissoit croître exprès,
il se faisoit saigner, et ensuite il mettoit dessus de la
terre qu'il faisoit prendre dans le cimetière où est
enterré M. l'abbé Paris. Le sang disparoissoit sur-le-
champ, et, un moment après, il se regrattoit de nou-
veau jusqu'au sang, car il ne pouvoit, disait-il, s'en
empêcher, et ensuite il se remettoit de cette terre sur
la plaie. Ainsi pendant un temps infini. Il passoit les
nuits et les jours à cette belle occupation. Est-ce
miracle? Est-ce imposture? C'est l'un ou l'autre.
Il ne faut pas s'étonner si le chevalier de Folard
donnoit à plein collier dans les convulsions, lui qui a
eu la témérité de critiquer les actions militaires des
plus grands capitaines, et qui cependant n'avoit été
que capitaine dans un bataillon de milice qui fut incor-
poré dans le régiment de Berry ^. Pendant la Régence,
il extorqua un brevet de colonel réformé du duc
1. Notre auteur écrit Coacres. — Secte fondée vers 1647
par Georges Fox et transplantée en Amérique, en 1681, par
William Penn, qui l'établit dans la nouvelle colonie de Penn-
sylvanie.
2. Le chevalier de Folard, sous-lieutenant dans le régiment
de Berry en 1688, époque à laquelle il y eut une levée de milice,
fit toutes les campagnes jusqu'à la paix de Ryswyk. Il ne fut
nommé capitaine qu'en 1702, et grâce à Vendôme, qui l'esti-
mait et le prit pour aide de camp. Il accompagna en 1706 ce
général en Flandre et servit jusqu'en 1714. Plus tard, il se ren-
dit auprès de Charles XII et y resta jusqu'à la mort de ce prince.
292 MÉMOIRES [1707]
d'Orléans^. On sait que ce prince multiplioit les êtres^
très aisément^.
1. En 1718, il fut en effet nommé mestre de camp à la suite
et fit en cette qualité la courte campagne de 1719.
2. C'est une allusion à cet axiome de logique à propos des
entités ou êtres de raison : « Il ne faut pas multiplier les êtres
sans nécessité. » [Dictionnaire de Trévoux.)
3. Notre auteur avait dû certainement voir de près le che-
valier de Folard en Italie; en effet, l'attaque de la cassine de
la Bouline (ci-dessus, p. 95) fut faite d'après ses plans, et il
était à Cassano auprès de Vendôme. Le caractère bizarre,
entier et vaniteux à l'extrême de Folard avait indisposé tout
le monde contre lui.
[Juin 1708] DU CHEVALIER DE QUINCY. 293
CAMPAGNE DE 1708.
Quoique le maréchal de Villars fût général de l'ar-
mée du Roi en Dauphiné pendant la campagne de
1708, les événements cependant n'en furent nullement
heureux pour la France, comme il se verra dans la
relation suivante.
Nous partîmes, mon ami La Bussière et moi, de
Paris le 8 mai, et nous arrivâmes, au commencement
de juin, à Saint-Golomban, village dans la montagne,
à une lieue et à la gauche d'Exilles\ fort qui est situé
dans la vallée d'Oulx et éloigné de Suse de trois
grandes heues. Nous y trouvâmes notre régiment
campé sur une hauteur, presque vis-à-vis de la Bru-
nette, à deux lieues de ce fort, qui étoit alors peu
important, mais que les rois de Sardaigne ont rendu
depuis une des places les plus fortes de l'Europe^.
L'officier étoit logé bien à son aise ; l'air y étoit très
bon, les promenades charmantes; il y avoit plusieurs
fontaines dont les eaux étoient bien pures et bien
fraîches, les vivres à très bon marché ; la chaleur y
étoit modérée; nous y passions la vie agréablement.
Pendant que nous y étions, nous vîmes un orage se
1. Au nord-ouest d'Exilles et dominant cette place.
2. C'est surtout Charles-Emmanuel, successeur de Victor-
Amédée, qui y fît travailler.
294 MÉMOIRES [Juin 1708]
former sous nos pieds à un quart de lieue de nous,
quoique alors nous avions le plus beau temps du
monde. Le tonnerre faisoit un bruit épouvantable, et
d'autant plus terrible que les échos des montagnes
nous le répétoient mille fois ; il s'élançoit quelquefois
des nuées comme un jet d'eau. L'orage fini, nous
apprîmes que la vallée avoit été inondée de grêle,
dont il y en avoit de grosses comme un œuf.
Nous montions la grande garde à une redoute for-
tifiée seulement de terre, qui étoit à la droite de la
Doire, à mi-côte d'une montagne^, en bas de laquelle
il y avoit un camp des ennemis. Un jour que j'y étois
de garde, un de mes sergents vint m'avertir, à deux
heures de nuit, qu'il n'avoit trouvé aucune des quatre
sentinelles que nous avions postées hors de la redoute
afin de n'être point surpris. J'ordonnai au sergent
d'en faire mettre quatre autres. Une demi-heure
après, l'on vint me dire que ces quatre autres senti-
nelles avoient aussi déserté 2. Cela me fit prendre le
parti de n'en faire poser aucune dehors. Je fis fermer
la barrière, et j'ordonnai que tous les soldats fussent
sous les armes; car, comme nous étions à la portée
de la carabine des ennemis, je croyois avec raison
d'être attaqué, ce qu'ils ne firent pas.
Nous devions être sur la défensive, l'armée du duc
1. Dans un mémoire du 22 octobre 1707 [Mémoires mili-
taires, t. VIII, p. 541 et suiv.), M. de Chamlay avait proposé
de faire au-dessus d'Exilles deux redoutes qui domineraient
cette petite place et empêcheraient les ennemis de l'attaquer.
2. « M. de Toralva, qui commande auprès d'Exilles, écrit
Villars au Roi le 12 juin, mande que la désertion est grande.
Votre Majesté sera sans doute surprise des premières revues
que j'aurai l'honneur de lui envoyer. » [Ibid., p. 200.)
[Juin 1708] DU CHEVALIER DE QUINCY. 295
de Savoie étant supérieure à la nôtre. Outre cette rai-
son, nous étions obligés de garder la Savoie, le Dau-
phiné et la Provence, dans lesquelles trois provinces
les régiments qui dévoient composer l'armée du maré-
chal de Villars étoient dispersés. Il y avoit vingt-trois
bataillons et huit escadrons en Provence, trente-un en
Dauphiné, et douze en Savoie et quatorze escadrons ;
en tout, soixante-six bataillons et vingt-deux esca-
drons ^ L'armée du duc de Savoie devoit être com-
posée de quarante-cinq mille hommes effectifs"^; le
prince Eugène commandoit les troupes de l'Empereur.
Le régiment resta jusqu'au 211 juillet à Saint-Golom-
ban, pendant lequel temps le marquis de Broglie,
inspecteur général de l'infanterie^, en fît la revue.
Gomme il étoit dû plusieurs prêts aux soldats^, il se
fît subitement, pendant sa revue, un soulèvement dans
les bataillons; plusieurs soldats se mirent à crier :
a Notre paye! Notre paye! » M. de Broglie ordonna
sur-le-champ aux tambours de battre un ban. Ensuite
il imposa silence aux soldats, et il menaça de mort
celui qui le romproit. Il fît une manière d'harangue
1. L'état des effectifs et de la disposition des troupes fran-
çaises au 8 juin 1708 reproduit par le général Pelet [Mémoires
militaires, t. VIII, p. 592-593) donne des chiffres un peu diffé-
rents : 21 bataillons et 8 escadrons dans la Provence, le comté
de Nice et la principauté de Monaco, 41 bataillons en Dauphiné
et dans la vallée de Barcelonnette, 12 bataillons et 12 esca-
drons en Savoie : en tout, 74 bataillons et 20 escadrons.
2. Elle comptait seulement 41,900 hommes d'après le géné-
ral Pelet (p. 597).
3. Ci-dessus, p. 20 et 106-107.
4. Dès le mois d'octobre précédent, Tessé signalait que le
prêt des soldats était fort en retard. (Mémoires militaires,
p. 545.)
296 MÉMOIRES [Juin 1708]
qui contenta le soldat. Il étoit beau parleur; c'est dans
une occasion pareille à celle-ci où il faut qu'un offi-
cier parle avec fermeté aux soldats, et qu'il fasse punir
dans le moment celui qui lui paroît le plus coupable ;
par cet exemple, il arrêtera certainement la révolte
du soldat.
Nous eûmes ensuite la revue du maréchal de Vil-
lars^ qui, étant informé de ce qui s'étoit passé au
régiment, fit aussi sa harangue. Il la finit en promet-
tant aux soldats que, dans quelques jours, tout ce qui
leur étoit dû seroit payé, et qu'en cas que l'argent
n'arrivât pas assez à temps, il vendroit sa vaisselle
d'argent pour les satisfaire. Après la revue, je lui
remis une lettre de mon frère, qui avoit commandé
l'artillerie en Allemagne sous ses ordres^; il lut la
lettre et il me dit, en présence du régiment, qu'il cher-
cheroit avec plaisir les occasions de me rendre service.
Ce fut dans ce camp que je séparai deux lieute-
nants du régiment qui se battoient, l'épée à la main,
derrière une petite colline où le hasard m'avoit con-
duit pour me promener. Je les mis aux arrêts ;
ensuite j'en rendis compte au marquis de Soyecourt,
notre colonel, qui les raccommoda.
Nous montions aussi la garde dans le fort d'Exilles.
J'étois le premier du régiment à la monter, lorsque
nous reçûmes des ordres pour nous rendre en Savoie.
Si je l'avois montée, j'aurois essuyé le siège de cette
petite place, et peut-être aurois-je empêché M. de la
Boulaye, qui en étoit lieutenant de roi^, de se rendre
1. Le 20 juin [Mémoires militaires, p. 210).
2. Pendant les campagnes de 1703 et de 1705.
3. Jacques de la Boulaye, lieutenant-colonel du régiment
[Juillet 1708] DU CHEVALIER DE QUINCY. 297
plus tôt qu'il ne devoit. Par là, je lui aurois fait éviter
le funeste jugement qu'il essuya : ce qui fut la cause
de sa mort, comme il sera rapporté dans la suite de
cette relation^.
Tous les préparatifs des ennemis étant faits pour
entrer en campagne, le duc de Savoie marcha à la
tète d'une partie de son armée, afin de passer le
Mont-Genis pour se rendre dans la Savoie, pendant
que ses autres troupes marchoient par la vallée
d'Aoste pour le joindre. Ce furent ces mouvements
qui nous obligèrent à décamper de Saint-Colomban,
pour nous opposer aux projets du Savoyard-.
Nous nous mîmes en marche le %\ juillet. Nous
apprîmes ce jour-là la triste nouvelle de la bataille
d'Oudenarde en Flandre, que nous perdîmes le 1 1 juil-
let, fâcheux événement qui fut la cause de la perte de
la ville et de la citadelle de Lille, de Gand et de
Bruges ^
Lorsque nous étions à une lieue de Gésanne, où
nous allions camper, il arriva une aventure assez
risible. Nous entendîmes un bruit qui venoit de l'ar-
rière-garde : « Soldats, serrez-vous à droite et à
« gauche. » Ordinairement ce bruit se fait pour laisser
d'Aunis depuis 1690, avait la lieutenance de roi d'Exilles depuis
le mois de mai 1706.
1. Ci-après, p. 323-324.
2. C'est le 19 juillet que le duc de Savoie avait marché au
Mont-Cenis, et, le 20, son armée commença à descendre sur
Lans-le-Bourg; ce qui força les garnisons françaises à se replier.
[Mémoires militaires, p. 233 ; Mémoires de Sourches, t. XI,
p. 140.)
3. L'armée française était commandée par le duc de Bour-
gogne et par Vendôme.
298 MÉMOIRES [Juillet 1708]
passer un officier général. Mais quelle fut la surprise
de notre colonel, lorsqu'il envisagea le personnage qui
avoit occasionné ce bruit! C'étoit le sieur Gaudion^,
trésorier général de l'armée, qui, malheureusement,
lui avoit refusé de l'argent deux jours auparavant,
a Ah ! c'est vous, M. Gaudion, qui faites ouvrir les
« rangs des soldats, lui dit M. de Soyecourt; vous êtes
« bien insolent! Grenadiers, poursuivit-il brusque-
« ment, faites descendre cet homme, et faites-le mar-
(L cher à pied à votre tète. » L'ordre fut exécuté dans
le moment, d'autant plus que le soldat étoit persuadé
que c'étoit lui qui lui retenoit sa paye. Il y marcha
bien pendant l'espace d'une heure. Gomme je le con-
noissois, je priai M. de Soyecourt de faire cesser cette
comédie, a Je le veux bien par rapport à vous, me
« dit-il ; mais que cela ne lui arrive plus. » M. Gau-
dion me remercia, et il remonta sur son cheval, bien
honteux et bien mortifié. C'est lui que nous voyons
présentement grand cordon de l'ordre de Saint-Louis^
et garde du Trésor royal.
Nous nous rendîmes à grandes journées, par Gre-
noble, proche le Fort-Barraux^. Deux jours de marche
auparavant que notre régiment se rendît à Grenoble,
j'y arrivai avec Pina, mon camarade, neveu de M*"® la
1. Nicolas Gaudion, d'abord greffier des commissions extraor-
dinaires du Conseil, puis secrétaire du roi (1691), devint tré-
sorier général de l'armée de Dauphiné (1706), puis de la marine
(1710), et enfin fut garde du Trésor royal de 1731 à 1749; il
mourut en octobre 1751, à soixante-dix ans.
2. Il devint en 1719 trésorier de l'ordre de Saint-Louis et
conserva cette charge jusqu'à sa mort.
3. Village fortifié sur la route de Grenoble à Chambéry, à
une lieue sud-ouest de Montmélian.
[Juillet 1708] DU CHEVALIER DE QUINCY. 299
présidente de Ponnat^ Après nous être adonisés^, il
me mena chez elle. Nous y fîmes un concert, et, le
jour que le régiment traversa cette ville, la présidente,
plusieurs dames et demoiselles se rendirent dans une
boutique pour le voir passer. Il pleuvoit à verset..
Notre armée s'assembla dans la plaine sous le Fort-
Barraux. Le quartier général étoit à la Bussière^
notre droite à l'Isère et la gauche à la montagne. Le
Fort-Barraux est à une lieue et vis-à-vis de Mont-
mélian.
M. de Médavy, qui commandoit en Savoie, ne se
croyant plus assez fort, abandonnoit le terrain à
mesure que M. de Savoie avançoit, et enfin, à force
de reculer, ses troupes nous joignirent au camp de la
Bussière. J'étois auprès du maréchal lorsque ce géné-
ral vint lui rendre compte des raisons qui l'avoient
obligé de se conduire de cette manière. Il en fut très
mal reçu^ A l'égard du duc de Savoie, il s'avança
1. Femme de Gaspard de Ponnat, président au parlement de
Grenoble depuis 1678.
2. « Ce verbe, qui est un terme de plaisanterie et de pure
conversation, s'emploie pour marquer le trop grand soin que
prend un homme de s'ajuster, pour paroître plus jeune ou plus
beau. » [Dictionnaire de Trévoux.)
3. Ici se place dans le manuscrit une courte anecdote, que
son allure par trop soldatesque nous oblige à supprimer.
Probablement elle n'eût guère effarouché la pruderie de nos
pères ; mais il n'en serait certainement pas de même aujour-
d'hui.
4. Village au sud de Fort-Barraux, sur la route de Grenoble
à Montmélian.
5. Il en résulta une brouille entre Villars et son lieutenant,
et M. de Médavy s'en alla prendre les eaux. [Mémoires de
Sourches, t. XI, p. 150.)
300 MÉMOIRES [Juillet 1708]
jusqu'à Saint-Jean-de-Maurienne, à Saint-Remy et à la
Chambre ' .
Pendant que nous restâmes dans le camp de la
Bussière, il nous arriva, pour La Bussière et pour moi,
vingt-deux galériens faits à peindre, excepté un seul,
qui, par bonheur, ne tomba point dans mon lot.
Gomme ils étoient en haie, M. de Gostebelle^, capi-
taine au régiment, le reconnut; il avoit mangé avec
lui à table d'hôte il y avoit trois ou quatre ans. « Eh!
« Monsieur, lui dit Gostebelle, quel malheur vous
« est-il donc arrivé? » — « Monsieur, lui répliqua ce
« misérable, j'aurai l'honneur de vous en dire la rai-
« son en particulier. » Nous apprîmes depuis que,
étant capitaine au régiment de [la Sarre], il avoit eu
le malheur de tuer un homme par derrière, que les
officiers de son régiment, ne voulant point qu'un de
leurs camarades fût rompu vif, avoient tenu un conseil
de guerre, par lequel ils l'avoient condamné, comme
déserteur, aux galères, et qu'ils l'avoient fait partir
sur-le-champ. Il est à remarquer que le régiment où
il avoit été capitaine étoit précisément de notre bri-
gade^, et qu'il arrivoit souvent que les caporaux de
la compagnie dont il avoit été capitaine le mettoient
en faction. Les soldats l'appeloient le Petit Capitaine;
il se faisoit aimer de tout le monde. Il avoit un frère
1. La Chambre est un bourg situé au nord de Saint-Jean-de-
Maurienne, au confluent de l'Arc et du Glandon; le village de
Saint-Remy est un peu en aval de la Chambre.
2. Ci-dessus, p. 264; c'était sans doute un membre de la
famille Pastour de Gostebelle. (Saint- Allais, Nobiliaire de
France, t. I, p. 105.)
3. C'était le régiment de la Sarre; notre auteur avait laissé
plus haut le nom en blanc.
[Juillet 1708] DU CHEVALIER DE QUINCY. 301
capitaine de grenadiers d'un vieux régiment; il étoit
bon gentilhomme et d'une ancienne famille de Paris.
Deux ans après, car La Bussière lui avoit donné son
congé absolu, je le trouvai à Gambray : il étoit lieute-
nant dans un régiment espagnol; les officiers m'en
dirent beaucoup de bien.
Soit que le dessein du duc de Savoie fût de faire la
conquête de son duché, soit que ce fût une feinte
pour attirer l'armée du Roi dans la Savoie afin de se
jeter ensuite sur Briançon, ce prince, voyant que
toutes les troupes qui la composoient étoient arrivées
dans la plaine sous le Fort-Barraux , fit marcher
promptement son armée par le col de la Roue S pour
tâcher d'arriver devant nous à Briançon. Si son pro-
jet avoit réussi, il auroit fait le siège de cette place, et
il nous auroit ôté la communication des vallées d'Oulx,
de Pragelas et de Queiras; peut-être auroit-il fait
aussi la conquête du Mont-Dauphin. Mais le maréchal
de Villars, à qui on avoit dit que le maréchal de Gati-
nat avoit passé autrefois à la tête de huit cents
hommes le mont Galibier^, prit le parti d'y faire pas-
ser son armée, après avoir laissé deux régiments de
dragons et douze bataillons, aux ordres du comte de
Médavy, en Savoie.
Nous levâmes donc le camp de la Bussière le
31 juillet, et, après avoir traversé un petit ruisseau
1. Col peu fréquenté, entre Modane et Bardonèche, qui fai-
sait communiquer la vallée de l'Arc et celle de la Doire; pour
atteindre Briançon, il fallait encore que Victor-Amédée passât
le col du mont Genèvre.
2. Massif montagneux qui sépare la vallée de la Durance du
point le plus méridional de la vallée de l'Arc.
302 MÉMOIRES [Août 1708]
qui sépare le Dauphiné d'avec la Savoie*, nous fûmes
camper sous Montmélian. Notre régiment eut ordre
d'aller loger dans la ville. Notre colonel et tous les
capitaines qui étoient mes anciens étant absents (ils
étoient allés à Grenoble pour se divertir), je me trou-
vai commander le régiment, honneur qui ne m'étoit
pas encore arrivé. Ainsi l'on apporta chez moi les six
drapeaux^. Je me persuadai que c'étoit un bon augure
pour moi, et que l'année ne se passeroit pas sans être
colonel; mais inutilement je me flattai de cette idée.
Montmélian. — Les fortifications de Montmélian,
qui avoit été une des plus fortes places de l'Europe,
étoient entièrement rasées ; la ville étoit ouverte par-
tout^. Elle est à deux lieues de Chambéry, sur la rive
droite de l'Isère. Elle étoit la seule place forte que le
duc de Savoie avoit dans ce duché.
Saint-Jean-de-Maurienne. — Le 1" août, nous
fûmes camper à Saint-Jean-de-Maurienne, ville éloi-
gnée de Montmélian de sept lieues. La marche fut
bonne pour une armée. Nous campâmes dans le
même terrain où les troupes de M. de Savoie a voient
campé ^. Cette ville est la capitale du comté de Mau-
rienne, située dans une vallée sur l'Arc, petite rivière
1. Le Glandon, petit affluent de l'Isère, un peu au sud de
Montmélian.
2. Chaque bataillon avait alors deux drapeaux. - :!
3. La ville de Montmélian s'était rendue le 11 décembre 1705
au duc de la Feuillade, après deux ans de siège. Depuis 1697,
le duc de Savoie l'avait beaucoup fortifiée; aussi se décida-t-on
à en faire sauter les fortifications lorsqu'on en fut maître.
[Mémoires de Saint-Simon, éd. Boislisle, t. XII, p. 419, et
t. XIII, p. 187.)
4. Ci-dessus, p. 299-300.
[Août 1708] DU CHEVALIER DE QUINCY. 303
qui prend sa source au col de Galèse ^ et qui va se
jeter dans l'Isère, à deux lieues et demie au-dessus
de Montmélian. Il y a un évêché suffragant de Vienne^.
Plusieurs comtes et ducs de Savoie sont enterrés dans
la cathédrale. Ce petit pays est un des premiers
domaines de la maison de Savoie, que bien des per-
sonnes font descendre des anciens comtes de Màcon,
quoique les princes de Savoie font descendre leurs
ancêtres de la maison de Saxe, qui tiroit son origine
du grand Witikind, qui donna tant d'affaires à Char-
lemagne^. La ville de Saint-Jean est sans murailles.
Nous y séjournâmes.
Le 3 août, nous nous mîmes en marche pour mon-
ter cette fameuse montagne du Galibier^. Le chemin
en est fort étroit; d'un côté, la montagne fort escar-
pée, et de l'autre, un précipice qui faisoit frémir en le
regardant. Je montai ce jour-là mon petit mulet que
j'avois acheté d'un capitaine du régiment des gardes
du duc de Savoie après que nous eûmes désarmé les
troupes de ce prince au camp de la Secchia, l'an-
née 1703^. Mon mulet ne fit aucun faux pas. Il y eut
plusieurs chevaux d'équipages qui se précipitèrent;
M. de Montgon y perdit un mulet qui portoit sa vais-
selle d'argent.
1. Ou plutôt de la Galise; il fait communiquer la haute val-
lée de l'Isère avec celle de l'Orco.
2. L'évêché de Maurienne ne date que du milieu du vi*^ siècle.
3. C'est du moins le sentiment de Guichenon, que la plupart
des historiens ont suivi, quoique ce fût très incertain. Voyez
ci-dessus, p. 231.
4. Le M'' de Sourches l'appelle mont Gaultier (t. XI, p. 154).
5. Tome I, p. 316-317.
304 MÉMOIRES [Août 1708]
A mesure que nous montions, nous sentions que le
froid nous saisissoit. Enfin nous gagnâmes le som-
met, qui a une lieue de chemin, que nous traversâmes,
ayant dix pieds de neige sous nos pieds. Il fallut
ensuite descendre par un défilé aussi affreux que celui
dont nous nous étions servis pour gagner le sommet.
A mesure que nous descendions, la chaleur nous
gagnoit imperceptiblement. Elle devint enfin si vio-
lente et si insupportable, lorsque nous fûmes en bas
de la montagne, que nous regrettions le froid que nous
venions de quitter.
Nous apprîmes, en arrivant dans la vallée de Mones-
tier^, que les ennemis a voient voulu passer la petite
rivière de [la Glarée^], mais que M. d'Artagnan^, qui
commandoit de ce côté-là, avoit envoyé deux batail-
lons aux ordres d'un lieutenant-colonel, dont je suis
bien fâché d'avoir oublié le nom, pour s'opposer à
ce passage. Ces deux bataillons arrivèrent si à pro-
pos, et ils se présentèrent avec une si belle contenance,
qu'ils firent repasser la rivière à l'avant-garde de l'ar-
mée ennemie, M. de Savoie croyant qu'ils étoient
soutenus par toute notre armée, qui étoit encore bien
éloignée de là. Le Savoyard, persuadé que le maré-
chal de Villars arriveroit plus tôt que lui à Briançon,
prit le parti de se rendre sur le mont Genèvre, où il
y a un petit village, qu'il fit brûler. Il est certain que
ce prince y seroit arrivé plus tôt que nous, sans la
1. Le village de Monestier est situé à quelques kilomètres
au nord-est de Briançon.
2. Petit affluent de la Durance. — Le nom est en blanc dans
le manuscrit.
3. Tome I, p. 80.
[Août 1708] DU CHEVALIER DE QUINCY. 305
valeur du lieutenant-colonel et de ces deux bataillons,
et qu'il en auroit formé le siège. Nous campâmes au
bas de la montagne.
Le 4, nous fûmes camper au village du Monestier,
où nous séjournâmes le 5.
Le 6, à Ghantemerle^ où nous séjournâmes le 7.
Le 8, nous fûmes camper sous Briançon, où nous
séjournâmes le 9.
Le 1 0, l'armée, au nombre de cinquante-cinq batail-
lons, de deux régiments de dragons et d'un de cava-
lerie, fut camper sur le mont Genèvre.
Action de Césanne. — Le maréchal, en y arrivant,
apprit que l'armée ennemie étoit campée sur les hau-
teurs de Césanne^, au delà de la Doire. Il marcha sur-
le-champ à la tète de vingt-cinq compagnies de gre-
nadiers et de quinze cents fusiliers, qu'il fît suivre
par douze bataillons aux ordres du marquis de Thouy,
lieutenant général^, du comte de Muret, maréchal de
camp, de M. Le Guerchoys, brigadier, et de MM. d'Au-
trey^ et de Pajot^, colonels. Il trouva entre le mont
1. Hameau de la commune de Saint-Chaffrey, à six kilomètres
de Briançon.
2. Tome I, p. 190-191; sur le versant italien.
3. Antoine-Balthasar de Longecombe, marquis de Thouy,
ancien colonel du régiment d'Angoumois, était lieutenant géné-
ral depuis 1704. A la paix d'Utrecht, il continua à servir en
Espagne contre les Catalans et reçut le grade de capitaine
général. Gouverneur de Belle-Isle en 1722, il mourut en 1726.
4. Ci-dessus, p. 75. Il était colonel du régiment de la Sarre,
ainsi que l'auteur le dira tout à l'heure, p. 307.
5. Pierre-Maximilien Pajot, seigneur de Villeperrot, colonel
du régiment de Beauvaisis depuis août 1707, parviendi'a en
1734 au grade de maréchal de camp. C'était le fils cadet du
contrôleur général des postes.
II 20
306 MÉMOIRES [Août 1708]
Genèvre et Césanne huit à neuf cents hommes, qu'il
fît attaquer par nos grenadiers et par cinquante dra-
gons à cheval commandés par le chevalier de Gastel-
lane^, qui fît une très belle action, dont je fus témoin;
car j'avois suivi le comte de Muret, mon parent. M. de
Castellane attaqua avec ses seuls dragons un corps de
grenadiers posté sur une hauteur; il les en chassa et
il les poursuivit jusqu'à Césanne. Les neuf cents enne-
mis, ayant été obligés de céder le terrain à nos
troupes, se retirèrent à Césanne, où ils trouvèrent une
partie de leur arrière-garde, qui favorisa leur retraite;
mais ils n'y furent pas longtemps, car M. de Thouy
fît attaquer sur-le-champ cette petite ville, dont la
moitié est en deçà de la Doire et l'autre en delà^, et,
malgré le feu vif et continuel de la mousqueterie des
ennemis, qui étoient soutenus par leur armée, que
nous voyions en bataille de l'autre côté de la ville, il
les força de l'abandonner^. Ce général eut ses deux
aides de camp blessés à ses côtés. Nous perdîmes
dans ces deux actions cent cinquante hommes de tués
ou de blessés, six officiers de blessés, dont M. d'Ar-
genson^, capitaine dans le régiment de ***. Cet officier
1. Sans doute un des cinq chevaliers de Malte fils de Jean II
de Castellane-Esparron.
2. Dangeau dit même : les deux Césanne, ainsi que les
Mémoires militaires, cette place formant deux villes distinctes,
que la Doire séparait.
3. Mémoires de Sourches, t. XI, p. 154; Journal de Dan-
geau, t. XII, p. 202; lettre du maréchal de Villars, du 12 août,
dans les Mémoires militaires, t. VIII, p. 258-260.
4. Félicien de Bossin, chevalier d'Argenson, d'une famille
toute différente de celle des Voyer de Paulmy, avait été aide
de camp de Vendôme en 1705 ; il devint par la suite comman-
[Août 1708] DU CHEVALIER DE QUINCY. 307
étoit de Grenoble. Gomme on le transportoit à Brian-
çon sur un brancard, le maréchal s'approcha de lui, et
il lui fit beaucoup de politesses. Après les deux actions,
qui durèrent bien deux heures, les officiers généraux
et particuliers qui s'y étoient trouvés vinrent au-devant
du maréchal. Nous fûmes tous étonnés du compliment
(ju'il fit au comte d'Autrey, colonel du régiment de la
Sarre, qui s'y étoit certainement bien signalé et qui y
avoit essuyé bien des coups de fusil, et cela à la vue
du général et des officiers généraux : « M. d'Autrey,
« lui dit-il, vous voudriez bien avoir tous les jours une
c( besogne aussi facile que celle-là à faire? » Ge dis-
cours fit hausser les épaules à tout le monde, et on
en fut indigné. Quoiqu'il n'adressât la parole qu'à
M. d'Autrey, on ne s'apercevoit que trop que ce dis-
cours s'adressoit aussi aux officiers généraux et à tous
les officiers particuliers qui s'étoient trouvés dans les
deux actions^.
Le maréchal de Villars ne faisoit plaisir à qui que
ce soit, quand même on auroit fait les actions les plus
éclatantes. Au contraire, il étoit très dangereux à l'of-
ficier, pour peu qu'il n'eût pas entièrement rempli
son devoir. Il ne songeoit qu'à lui, tant pour s'attirer
à lui seul la gloire d'une affaire, que pour en avoir la
récompense^.
Le duc de Savoie fit décamper son armée des hau-
deur de l'ordre de Saint-Louis et gouverneur de Gap (juillet
1716); il mourut le 10 juin 1734, à cinquante-quatre ans.
1. Et cependant, dans sa lettre au Roi citée ci-dessus, p. 306,
note 3, le maréchal qualifie M. d'Autrey de « très bon officier ».
2. C'est exactement ce que dit Saint-Simon. {Mémoires, éd.
Boislisle, t. X, p. 311, 315 et 318.)
308 MÉMOIRES [Août 1708]
teurs de Césanne à l'entrée de la nuit, pour se retirer,
une partie dans la vallée de Pragelas, et l'autre dans la
vallée d'Oulx. A l'égard du maréchal, il remonta le
mont Genèvre, où il coucha. Je fus souper ce soir-là
chez lui. On étendit des nappes sur l'herbe, et on ser-
vit dessus le souper. Il nous parut très content de sa
journée. Pendant le repas, il demanda où étoit donc
M. de Montgon, lieutenant général. On ne lui eut pas
plus tôt dit qu'il étoit resté malade à Briançon, qu'il
se mit sur-le-champ à chanter :
Il est en embuscade
Dans les beaux yeux d'Iris ^ .
Notre général étoit un peu ratier et malin ; car tout
le monde sa voit que M. de Montgon ne se piquoit pas
beaucoup de valeur. Gomme il avoit beaucoup d'es-
prit, il en badinoit même le premier^. Gette action est
la seule qui se soit passée à notre avantage dans le
Dauphiné.
Le 1 1 , notre armée fut camper sur les hauteurs du
col de Sestrières^, que les ennemis avoient abandonné
le jour d'auparavant.
Le 121, nous y séjournâmes. Le terrain où nous
étions campés étoit rempli de manne ^.
1. Villars était « un répertoire de romans, de comédies et
d'opéras, dont il citoit à tout propos des bribes ». [Mémoires de
Saint-Simon, éd. Boislisle, t. X, p. 311.)
2. Notre chevalier est d'accord avec Saint-Simon [ibid.,
t. III, p. 120 et 122, IV, p. 166, et X, p. 80-82) sur le courage
douteux de cet officier, chez qui « l'esprit réparoit la valeur ».
3. Ce col fait communiquer, à la hauteur de Césanne, la val-
lée du Cluson avec la haute vallée de la Doire-Ripaire.
4. La manne de Briançon est une liqueur épaisse, une sorte
[Août 1708] DU CHEVALIER DE QUINCY. 309
Le 13, notre général fit une fanfaronnade. Aupara-
vant de décamper pour marcher du côté d'Oulx, il fit
tirer plusieurs coups de canon, comme pour avertir
le commandant du fort d'Exilles qu'il marchoit à son
secours. Cependant, il devoit avoir appris que ce châ-
teau s'étoit rendu, la garnison prisonnière de guerre :
il n'y avoit pas un seul officier dans l'armée qui n'en
sût la nouvelle^. Lorsqu'elle fut confirmée, il entra
dans une colère si affreuse, qu'il dit tout haut qu'il
feroit pendre le sieur de la Boulaye^. Il apprit presque
en même temps que la Pérouse s'étoit aussi rendue,
la garnison prisonnière de guerre^, et que les habi-
tants de la vallée Saint-Martin s'étoient soumis à leur
de gomme, qui découle des branches du mélèze. [Dictionnaire
de Trévoux.)
1. Exilles s'était rendu la veille, 12 août, après trois jours de
siège.
2. C'est en effet ce qu'il dit dans ses lettres des 14 et 30 août
à Chamillart. [Archives de la Bastille, t. XI, p. 439 et 442.) —
Le marquis de Sourches écrit le 24 septembre (t. XI, p. 183-184) :
« On avoit su ce jour-là que, le maréchal de Villars ayant envoyé
redemander au duc de Savoie, par un trompette, La Boulaye,
lieutenant de roi d'Exilles, et ce prince le lui ayant refusé, il avoit
fait assembler un conseil de guerre, dans lequel La Boulaye avoit
été condamné à être pendu, à être dégradé des armes, et ensuite
les officiers de la garnison condamnés à assister à la potence,
mais que ces officiers, ayant appris cette condamnation, avoient
écrit au maréchal de Villars pour se plaindre du tort qu'on
leur avoit fait, disant qu'ils n'avoient pu empêcher le com-
mandant d'Exilles de rendre sa place, ni distinguer si l'ordre
de se rendre qu'il leur avoit fait voir étoit véritable ou faux,
mais qu'ils étoient persuadés que ce malheureux ne toucheroit
jamais un sol des quarante mille écus que le duc de Savoie lui
avoit promis pour lui livrer Exilles. »
3. Le 10 août.
310 MÉMOIRES [Août 1708]
souverain. Tout le monde sait que c'est le séjour des
Barbets, autrement Vaudois'^.
Le 14, le maréchal fut reconnoître, à la tête d'un
gros détachement des grenadiers, sur des hauteurs
entre Salbertrand ^ et le fort d'Exilles, la situation des
ennemis.
Le 1 5, il marcha, à la tête de plusieurs bataillons, au
col d'Argueil ^, pour en chasser les ennemis, ce qu'il
fit. Je suivis le comte de Muret à cette promenade, et
j'entendis de mes propres oreilles ce discours du
maréchal. Il y avoit dix bataillons ennemis campés
entre Exilles et un très bon ravin. « Voilà, dit-il, un
a camp inattaquable. » Une petite réflexion : si dix
bataillons étoient inattaquables dans ce poste, com-
ment notre général auroit-il pu y forcer toute l'armée
des ennemis lors du siège du fort d'Exilles? Ainsi l'on
doit regarder comme une gasconnade lorsqu'il dit que,
si M. de la Boulaye ne s'étoit pas rendu si tôt, il en
auroit fait lever le siège; la chose étoit impossible.
Je ne veux pas, pour cela, excuser ce commandant,
qui, au jugement de tout le monde, auroit pu tenir
encore deux jours ; mais il hasardoit aussi, en tenant
plus longtemps, d'être obligé de se rendre à dis-
crétion .
Le soir, après cette promenade, on vint dire au
maréchal qu'il y avoit un commis des vivres qui venoit
de Turin lui apporter une lettre de M. de la Boulaye.
1. Déjà dit ci-dessus, p. 220.
2. Sur la Doire, entre Exilles et Oulx.
3. C'est par ce col que se faisait la communication la plus
directe entre Exilles et Fenestrelle. — Argeuille, dans le
manuscrit.
[Août 1708] DU CHEVALIER DE QUINCY. 311
Ce commis avoit été dans Exilles pendant le siège. Dès
qu'il l'aperçut, il lui tint ce discours : « Eh bien, Mon-
a sieur, votre M. de la Boulaye vient de faire une
a belle défense? » — « Oui, Monseigneur, lui repli-
er qua le commis, il s'est défendu en très brave
« homme. » — « Gomment, coquin, dit le maréchal
« en se levant brusquement, tu as la hardiesse de me
« dire que ce jean-f... s'est bien défendu! » Nous
fîmes signe sur-le-champ à ce pauvre diable de se
retirer bien vite : ce qu'il exécuta bien à propos ; car,
dans la fureur où étoit M. de Villars, je crois qu'il
l'auroit étranglé. Il est à remarquer que le maréchal
jouoit au piquet '^ avec le lieutenant-colonel du régi-
ment de Ponthieu-, qui fut si étourdi de cette sortie,
qu'il oublia de compter un quatorze de dames qu'il
portoit, lorsque le maréchal vint se remettre à son
jeu. Celui-ci, qui n'avoit pas oublié dans sa colère un
quatorze de valets qu'il avoit, les lui compta sur-le-
champ après que cet officier eut joué sa première
carte. Nous admirâmes l'esprit présent de notre géné-
ral, lorsqu'il s'agissoit de l'intérêt.
Après s'être emparé du col d'Argueil, le maréchal
voulut aussi occuper celui de la Valette-^. Il envoya
pour cet effet M. Le Guerchoys et le chevalier de
1. Ce jeu était connu assez anciennement. Littré cite un
exemple du mot au xvi^ siècle.
2. Régiment créé en juin 1685, et qui, en 1749, fut incorporé
dans celui de Provence. Nous n'avons pu trouver le nom de
son lieutenant-colonel.
3. Ou plutôt des Valettes ; un peu plus à l'est que le col d'Ar-
gueil, il faisait communiquer les deux mêmes vallées d'Oulx
et de Pragelas.
312 MÉMOIRES [Août 1708]
Givry\ à la tête de mille hommes, dont moitié grena-
diers, pour en chasser les ennemis; mais ces Mes-
sieurs trouvèrent qu'il étoit impossible d'y pouvoir
réussir^.
Le 16, l'armée de Villars fut camper au Puy-de-la-
Riva^, la droite au Cluson, petite rivière qui prend
sa source à une lieue au delà de Césanne, et qui, après
avoir passé près de Fenestrelle, la Pérouse et Pigne-
rol, va se jeter dans le Pô à Gasalgrasso*, et la gauche
de l'armée au col de Collet^. Cette gauche étoit en
l'air; elle n'étoit appuyée à rien. Les ennemis pou-
voient très bien la tourner. Le comte de Muret le
représenta plusieurs fois au maréchal, qui n'eut aucun
égard à ses remontrances. L'armée resta dans ce camp
pendant tout le temps que les ennemis employèrent
à faire le siège de Fenestrelle.
Le lendemain 17, le chevalier de Givry, excellent
officier, très alerte, et qui connoissoit parfaitement
bien le pays, fut détaché à la tête de mille hommes,
dont moitié grenadiers, pour occuper le col d'Alber-
gian®. Le maréchal le suivit, avec la brigade de Gas-
1. Thomas-Alexandre du Bois de Fiennes, chevalier puis
bailli de Givry (1674-1744), était colonel du régiment de la
Marche; il parvint en 1734 au grade de lieutenant général, et
mourut en 1744 de blessures reçues à la conquête du comté
de Nice.
2. Mémoires militaires, t. VIII, p. 261.
3. Ou le Puy-en-Pragelas.
4. Village du marquisat de Saluées, situé sur le Pô, en amont
de Turin.
5. Appelé plutôt le col de Blegier.
6. Le mont Albergian forme une avancée assez considérable
dans le versant sud de la vallée du Cluson; en traversant cette
arête, on pouvait atteindre Fenestrelle par le sud-est.
[Août 1708] DU CHEVALIER DE QUINCY. 313
tella-suisse pour le soutenir; mais les ennemis les
avoient prévenus, et ils occupoient ce poste avec tant
de troupes, que notre général jugea à propos de se
retirer sans rien hasardera Nous arrivâmes ce jour-là
au camp ; nous étions restés à deux lieues derrière.
Le maréchal, qui vouloit absolument empêcher les
ennemis de se rendre maîtres de Fenestrelle, fit plu-
sieurs tentatives pour tâcher de faire une communica-
tion de son armée avec cette place ; et, pour exécuter
son dessein, il alla lui-même, le 18, avec un gros déta-
chement de grenadiers et de piquets, dont j'étois,
pour occuper le col Fabier, autrement dit le col de
l'Assiette 2. Nous y avions monté la grande garde,
l'année d'auparavant, aux ordres de M. Phelippes^,
colonel de Limousin. Au nombre de cinq cents
hommes, dix mille hommes ne nous auroient pas fait
peur; nous jugions ce poste inattaquable. Il est entre
la vallée de Pragelas et celle d'Oulx. Mais les ennemis
étoient trop habiles pour ne l'avoir pas occupé. Ceci
nous fit juger qu'il nous étoit impossible de sauver
Fenestrelle et que nous aurions le chagrin de le voir
prendre à notre barbe.
Ce même jour 18, l'armée du Savoyard arriva à
Barbote, village où nous avions campé pendant deux
mois la campagne précédente^; elle y resta pendant
1. Mémoires militaires, p. 262-263.
2. Ce col traverse les hauteurs dites de l'Assiette, que les
Français avaient couvertes de retranchements l'année précé-
dente.
3. Nicolas-Léon Phelippes de la Houssaye commandait le
régiment de Limousin depuis 1706; il devint lieutenant général
en 1738.
4. Ci-dessus, p. 284.
314 MÉMOIRES [Août 1708J
tout le temps du siège. M. de Rehbinder*, fort estimé
dans les troupes impériales, fut chargé d'en faire le
siège ^; il fit ouvrir la tranchée la nuit du 17 au 18.
Est-il possible qu'on aura toujours confiance aux
grands parleurs, et que ces claque-dents en impose-
ront toujours à la cour, aux généraux d'armée et au
public? Un partisan, né dans la vallée de Pragelas,
beau parleur, ou plutôt grand discoureur, qui se van-
toit de connoître parfaitement bien toutes les mon-
tagnes, toutes les vallées et tous les cols du pays, en
imposa si bien au maréchal de Villars, que, le 213, il
ordonna au comte de Muret de marcher à la tète de
six mille hommes, pour tomber sur un corps de
troupes de l'armée ennemie qui étoit campé sur la
rive droite du Gluson, entre Fenestrelle et nous. Je
suivis à mon ordinaire M. de Muret, et je lui servis
d'aide de camp. Nous nous mîmes en marche une
heure avant le jour. Après avoir passé le Gluson près
du camp, nous marchâmes pendant l'espace de deux
heures sur le grand chemin qui va de Césanne à
Fenestrelle ; ensuite nous fîmes halte en bas d'une
montagne, pour attendre que tout notre détachement
fût arrivé. Pendant ce temps-là, je postai trois cents
hommes sur le grand chemin, afin que les ennemis ne
nous coupassent point la communication avec notre
armée, et pour favoriser notre retraite. Toutes nos
troupes étant arrivées et s'étant un peu reposées, nous
1. C'était un Livonien, qui, d'abord au service de l'électeur
palatin, était passé à celui de Savoie avec le grade de lieute-
nant général ; il remplissait alors les fonctions de général de
l'artillerie.
2. Le siège de Fenestrelle.
[Août 1708] DU CHEVALIER DE QUINCY. 315
nous remîmes en marche, tous les officiers à pied, et
même le comte de Muret (nous avions laissé nos che-
vaux avec le détachement de trois cents hommes), pour
monter, ou plutôt pour grimper une montagne inac-
cessible jusqu'alors aux hommes. Certainement il n'y
avoit que des chamois et des marmottes qui l'eussent
fréquentée. Nous montions à quatre pattes, et souvent,
au Heu d'avancer, nous reculions, nous glissions et
nous faisions glisser avec nos derrières ceux qui nous
suivoient, et par conséquent ceux-ci faisoient glisser
toute la file. Il étoit risible de voir grimper ainsi six
mille hommes, le général à la tête. Nous fûmes bien
quatre heures pour gagner le sommet de la mon-
tagne.
Dès que nous y fûmes, nous reconnûmes que Mon-
sieur le partisan en avoit imposé bien hardiment au
maréchal de Villars. Le comte de Muret ne put pas
s'empêcher de faire éclater sa colère contre lui, et de
lui dire qu'il méritoit une punition exemplaire. « Avez-
« vous, lui dit ce général, des ailes à donner aux sol-
d dats pour aller jusqu'au camp de l'ennemi? » Du
sommet de la montagne jusqu'en bas, où étoient cam-
pés les ennemis, il y avoit une bonne lieue ; elle étoit
aussi escarpée que les tours de Notre-Dame de Paris.
Ainsi, pour se rendre dans ce camp, il falloit s'y pré-
cipiter. Nous jetâmes pendant un demi-quart d'heure
plusieurs grosses pierres, ce qui ne laissa pas d'y jeter
du désordre : nous voyions les ennemis qui âbandon-
noient leur camp précipitamment. Mais il fallut songer
à la retraite bien vite, de crainte que le duc de Savoie
n'envoyât une partie de son armée pour nous couper
la retraite ; car nous n'en avions point d'autre que par
316 MÉMOIRES [Août 1708]
le chemin où nous avions laissé nos trois cents hommes.
Si le spectacle étoit plaisant de voir six mille hommes
grimper une montagne, il l'étoit encore plus de les
voir dégringoler. Nous nous mîmes tous sur nos der-
rières, et nous nous laissions ainsi aller à la pente
rapide de la montagne. Nous allions beaucoup plus
vite que nous ne voulions ; pour nous arrêter et
prendre haleine, nous appuyions fermement nos deux
mains sur le terrain. Nous eûmes beaucoup de têtes
et de côtes cassées ; car, comme le terrain étoit rem-
pli de cailloux, on en envoyoit sans le vouloir à ceux
qui descendoient devant vous. Ce ne fut pas sans peine
et sans une cruelle fatigue que nous arrivâmes en bas
de la montagne. Nous avions tous nos pauvres der-
rières en sang, et nous nous rendîmes à notre armée
presque tous sans culotte. J'étois si fatigué, que je
n'eus pas la force de suivre le comte de Muret, lorsqu'il
fut rendre compte au maréchal de son expédition. Je
me rendis bien vite dans ma tente pour me coucher ;
je dormis comme une marmotte : il n'y a pas de métier
où l'on goûte le sommeil avec plus de plaisir. J'appris
le lendemain que Monsieur le partisan avoit eu la tête
bien lavée par M. de Villars; il le méritoit bien^.
C'est la dernière tentative que nous fîmes pour jeter
du secours dans Fenestrelle, qui se rendit le 31 août.
Une bombe, qui étoit tombée dans le magasin à poudre
deux jours auparavant, fut la cause que le comman-
dant demanda à capituler, et qu'il se rendit, lui et sa
garnison, prisonniers de guerre. La garnison étoit
composée de huit cents hommes, qui furent conduits
1. Les Mémoires militaires font mention de cette expédition
(tome VIII, p. 267).
fSept. 1708] DU CHEVALIER DE QUINCY. 317
à Turin, et de là dispersés dans plusieurs villes du
Piémont.
Par la conquête de cette dernière place, le duc de
Savoie mit ses États au delà des monts à couvert de
toute insulte, et il nous ferma le passage pour entrer
en Italie.
Dès que le maréchal fut informé de la prise de
Fenestrelle, il fit décamper son armée, et, en deux
jours de marche, elle fut camper au mont Genèvre,
où elle resta huit jours, et ensuite elle vint camper
aux environs de Briançon.
Pendant le temps que nous restâmes dans ce camp,
je fis connoissance avec M"® de "*, âgée d'environ
quinze ou seize ans. Cette demoiselle n'étoit point jolie ;
mais, comme elle étoit fort bien faite et qu'elle avoit
beaucoup d'esprit et une fort aimable voix, elle s'atti-
roit beaucoup de soupirants. Par le moyen de ma
basse de viole (je l'appelois mon passe-partout), qui
me suivoit toujours, j'eus bientôt l'entrée chez la
demoiselle, et insensiblement, à force de l'accompa-
gner de mon instrument, l'amour se glissa dans nos
cœurs. Nous n'étions contents l'un et l'autre que
lorsque nous étions seuls ensemble. Le père, qui
aimoit sa fille à l'adoration (elle étoit fille unique et
elle avoit perdu sa mère il y avoit six mois), avoit la
complaisance de nous y laisser. Dans cette situation,
la porte fut bientôt fermée aux autres amants, et
même au comte de Muret; l'amour n'aime point la
subordination. Les journées nous paroissoient s'éva-
nouir bien vite. Nous ne faisions que concerter* ; de
1. « Tenir concert, faire un concert : on concerte souvent
chez un tel. » [Dictionnaire de Trévoux.)
318 MÉMOIRES [Oct. 1708]
temps en temps cependant, ma basse de viole et sa
voix se reposoient. Je crois que nous aurions passé le
reste de notre vie de cette manière, sans l'ambition
qui me persécutoit toujours, et qui enfin m'obligea de
partir pour Paris. Ce départ nous fit verser beaucoup
de pleurs ; nous nous promîmes de nous aimer tou-
jours et de nous écrire souvent. Mais les promesses
des amants s'effacent aisément par l'absence. Notre
commerce de lettres dura environ deux mois, après
lequel temps nous nous sommes si fort oubliés, que je
ne sais ce qu'elle est devenue.
Je partis de Briançon avec le marquis de la Fare\
colonel du régiment de Gàtinois^, un très aimable sei-
gneur^, M. d'Avignon"^, commandant le second batail-
lon de Limousin, que le Roi venoit de nommer à la
lieutenance de roi de la Bastille, Boisduval et Rouge-
1. Philippe-Charles, marquis de la Fare, fils de celui que
nous avons vu ci-dessus, p. 213, avait le régiment de Gâtinais
depuis 1704; il succéda à son père en 1712 comme capitaine
des gardes du corps du duc d'Orléans, reçut la Toison d'or en
1722 à l'occasion d'une mission en Espagne, et l'ordre du
Saint-Esprit en 1731, parvint en 1746 au grade de maréchal
de France, et mourut en 1752. Ce fut un des roués du Régent.
2. Régiment créé en 1692, et qui fut incorporé en 1749 dans
celui de Lorraine.
3. « C'est un fort aimable homme, de bonne compagnie, dit
Saint-Simon. Sans blesser l'honneur et avec un esprit gaillard,
mais fort médiocre, il a su... se faire beaucoup d'amis et faire
ainsi peu à peu une très grande fortune, qui a dû surprendre,
comme elle a fait, mais qui n'a fâché personne. » [Mémoires,
t. VII de 1873, p. 326.)
4. Laurent d'Avignon, frère de l'aide-major des gardes du
corps, obtint la lieutenance de roi de la Bastille le 20 novembre
1708; il mourut le 7 août 1710.
[Oct. i708J DU CHEVALIER DE QUINCY. 319
mont, capitaines de notre régiment. Le voyage jusqu'à
Lyon se fit le plus agréablement du monde. Nous res-
tâmes quelques jours dans cette ville ; j'étois chargé
par mes camarades de l'habillement du régiment, dont
ils furent très contents. Nous étions logés dans la
meilleure hôtellerie, qui est située dans le Terreau'',
place de l'Hôtel-de-Ville. A dîner et à souper, nous
avions toujours les violons. M., M°^ et M''® de *", qui
revenoient de recueillir une succession à Grenoble,
témoins de quelle manière nous passions le temps,
nous envoyèrent un valet de chambre pour nous prier
de souffrir qu'ils mangeassent avec nous. Nous ne
fûmes point cruels, d'autant plus que M"® de ***, âgée
de quinze ans, étoit une des plus aimables personnes
que j'aie vues. Sur-le-champ nous allâmes tous pour
les prier de vouloir bien nous faire cet honneur.
Gomme nous apprîmes dans la suite qu'ils s'en retour-
noient à Paris, nous nous offrîmes, MM. d'Avignon,
Boisduval, Rougemont et moi, de les accompagner
pendant tout le voyage : ce qu'ils acceptèrent très
volontiers. Nous prîmes la route de la Bourgogne.
Jamais voyage ne m'a fait tant de plaisir; toujours les
violons à dîner et à souper ; après souper, nous dan-
sions jusqu'à temps que nous allions nous coucher.
Nous faisions séjour et double séjour dans les villes
qui nous plaisoient le plus. Enfin, il fallut nous sépa-
rer à Melun. M"^ de **' me fit promettre d'aller la voir
souvent à Paris; je lui tins ma parole très exacte-
ment.
Je me rendis à Q[uincy], où je ne trouvai que ma
1. Le quartier des Terreaux, le plus central de la ville, dans
la presqu'île entre le Rhône et la Saône.
320 MÉMOIRES [Nov. 1708]
belle-sœur^; mon frère, qui commandoit l'artillerie
en Allemagne, n'étoit point encore arrivé, et mon
frère du [Plessis] et sa femme ^, n'ayant pu vivre avec
elle, s'étoient retirés au V..., terre qui appartenoit à
l'oncle de M"*® du [Plessis]. Ainsi, il faut l'avouer,
j'étois fâché d'être parti si tôt du régiment ; car l'es-
prit inquiet, capricieux et non décidé de ma belle-
sœur ne me convenoit point du tout. J'étois cepen-
dant trop avancé pour m'en retourner : il fallut donc
avaler la pilule de bonne grâce. Au bout d'un mois,
mon frère arriva. Nous passâmes une grande partie
de l'hiver dans cette terre. Je lisois beaucoup, et nous
faisions un peu de musique; ma belle-sœur jouoit
parfaitement bien du clavecin, mon frère du théorbe^
et de la guitare, et moi j'accompagnois à livre ouvert
de la basse de viole. Nous y restâmes jusqu'au mardi
gras, que nous nous rendîmes à Paris. Je n'y fus pas
plus tôt, que je recommençai à aller à Versailles pour
faire ma cour. Je la faisois très exactement à M. de
Ghamillart ; je dînois souvent chez lui avec mon frère,
qui y soupoit toutes les fois qu'il alloit à Versailles.
Vers la Saint-André ^ nous eûmes pendant sept ou
huit jours un froid excessif; mais le temps se radou-
cit si fort, que nous étions persuadés que l'hiver étoit
passé. Nous fûmes bien trompés dans nos idées. La
1. La marquise de Quincy, Geneviève Pecquot de Saint-
Maurice.
2. M"'' de Margeret : ci-dessus, p. 237.
3. Le théorbe ou tuorbe (le Dictionnaire de Trévoux dit que
ce dernier nom est le seul usité) était un instrument à cordes,
assez semblable au luth, mais avec des cordes basses plus
longues que celles de ce dernier instrument.
4. Le 30 novembre.
[Janvier 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 321
veille des Rois, revenant de souper hors de chez moi
à deux heures après minuit, je sentis un froid bien
âpre, qui ne fît qu'augmenter les jours suivants; et
enfin il devint si violent et il dura si longtemps, qu'on
a nommé l'hiver de 1708 à 1709 le Grand hiver ^ La
plupart des arbres, tant fruitiers qu'autrement, les
oliviers en Provence, en Languedoc, en Italie et en
Espagne, périrent; les blés et les légumes furent gelés :
ce qui mit dans ce royaume une famine presque géné-
rale, et par conséquent une misère affreuse. Les usu-
riers, qui tâchent de profiter toujours du malheur
public, poussèrent leurs usures au plus fort. On ne
donnoit à l'officier que des billets pour leurs appoin-
tements, qu'on appeloit billets de subsistance, sur les-
quels nous perdions quatre-vingt-trois livres pour
cent; reste dix-sept francs. Un jour (c'étoit quelque
temps avant de partir pour l'armée), je fus voir un
de ces Messieurs usuriers. Je lui demandai à combien
de perte étoient les billets de subsistance. « Je n'en
« sais rien. Monsieur, » me répondit-il. — « Et la
« raison pourquoi vous ne le savez pas? » lui répli-
quai-je. — « Monsieur, ajouta-t-il, il est dimanche
« aujourd'hui ; je ne travaille point les fêtes et les
« dimanches. » Quelle conscience timorée, le bon
apôtre ! C'étoit un des plus grands fripons de Paris.
1. Saint-Simon [Mémoires, éd. 1873, t. VI, p. 311 et suiv.)
et bien d'autres ont raconté la rigueur de ce terrible hiver, la
famine et la misère qui suivirent. On en trouvera les détails,
ainsi que l'indication des mesures prises par les intendants
pour atténuer la disette, dans la Correspondance des contrôleurs
généraux, t. III, n°^ 87, 137, 155, 202, 234, 237, 313, 316, 324,
338, 344, etc.
II 21
322 MÉMOIRES [Février 1709]
Malgré la misère du temps et le peu d'argent qu'on
voyoit paroître, je me fis faire deux habits magni-
fiques, dont un d'un beau drap bleu, les manches, la
veste et la culotte d'un bel écarlate, avec un bordé de
trois doigts brodé en or, les manches de l'habit et de
la veste, aussi bien que les pattes, en plein. Il faut
que la parure fasse infiniment effet sur l'esprit des
dames. La première fois que je mis cet habit, je fus
chez M. le comte de Truzzi, envoyé du duc de Mantoue
à la cour de France*; il y avoit jeu, concert et bal.
Dès que j'y arrivai, je me vis suivi par trois dames de
qualité; elles me suivoient partout, et enfin elles m'at-
taquèrent de conversation. La connoissance fut bien-
tôt faite; elles me prièrent toutes trois d'aller les voir.
Un galant homme ne refuse point de telles proposi-
tions ; je les voyois très souvent, et surtout une, dont
je devins amoureux ; son frère a été un de mes meil-
leurs amis.
J'allois quelquefois aussi souper chez M. de ***, avec
qui nous avions fait le voyage de Lyon à Paris ^. Made-
moiselle sa fille, qui devenoit de jour en jour plus
aimable, me faisoit des reproches de ce que je la
négligeois. Nous allions souvent aux bals d'après-dîner
ensemble; sa mère nous y menoit. J'aurois dû m'y
attacher plus sincèrement, j'aurois pu l'épouser : elle
y consentoit, et sa mère ; c'étoit un parti au moins de
1. Joseph, comte Truzzi, ancien secrétaire du duc et son
envoyé extraordinaire depuis 1702, avait conservé ce poste
même après que son maître eut été détrôné par les Impériaux.
Il avait épousé en 1705 la fille d'un ancien gouverneur des
pages de Monseigneur, et resta à Paris jusqu'à sa mort, en 1726.
2. Ci-dessus, p. 319.
[Février 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 323
deux cent mille écus ; elle étoit fille unique. Mais,
occupé de l'amour que j'avois pour M""® de ***, je ne
songeois point à cet établissement. Que je m'en suis
repenti depuis !
Pendant mon séjour à Paris, j'appris la funeste
catastrophe arrivée au pauvre M. de la Boulaye, com-
mandant du fort d'Exilles. Cet officier, instruit par ses
amis des discours fâcheux que le maréchal de Villars
tenoit sur son compte, demanda la permission au duc
de Savoie d'aller en France pour se justifier, et, pour
ce, de vouloir bien qu'il fût échangé pour un autre
officier de ses troupes. On prétend que ce prince,
connoissant le mérite et la valeur de M. de la Bou-
laye, fit au monde tout ce qu'il put pour l'engager
d'entrer dans son service, et qu'il lui offrit un très
bon parti, en lui disant qu'il devoit craindre le maré-
chal de Villars, à qui il falloit une victime lorsqu'il
n'avoit pas réussi dans une entreprise, afin qu'on ne
lui en imputât point la faute, mais que M. de la Bou-
laye lui avoit répondu, après lui avoir fait mille
remerciements, que, sa réputation et son honneur
étant attaqués, il étoit obligé de se justifier, non seu-
lement par rapport à la cour de France, mais aussi
par rapport au public. M. de Savoie, entrant dans ses
raisons, lui permit enfin de se rendre à Paris, après
l'avoir échangé. Il n'y fut pas plus tôt, qu'il se mit de
lui-même à la Bastille et qu'il demanda vivement qu'on
le mît au conseil de guerre, ce qui lui fut accordé.
On le transféra à Grenoble. Le conseil de guerre
assemblé, le comte de Médavy, commandant dans le
Dauphiné, y présidant, il fut condamné à être con-
duit sur un échafaud pour être dégradé des armes, et
324 MÉMOIRES [Mars 1709]
ensuite à une prison perpétuelle*. Dans le temps
qu'on l'y conduisoit, il ne faisoit que répéter ces mots
de la comédie : « Tu l'as voulu, Georges Dandin, »
se ressouvenant apparemment, dans ce moment, des
offres que le duc de Savoie lui avoit faites. Le major
de la ville de Grenoble, qui fut chargé de le dégrader,
fut si honteux et si mortifié de cette triste commis-
sion, et d'avoir paru ainsi devant le public, qu'il en
mourut de chagrin huit jours après. M. delà Boulaye,
ne pouvant survivre à son malheur et vivre désho-
noré, mourut au bout de deux mois, dans sa prison^.
Pendant tout le temps que cet officier avoit été au
service, il s'étoit acquis une grande réputation de
valeur; il étoit tout couvert de blessures. S'il en a
1. Une partie des pièces relatives au procès de M. de la Bou-
laye se trouvent à la bibliothèque de l'Arsenal, dossier Bas-
tille 10586, et M. Ravaisson a publié, en outre, quelques-unes
de celles du Dépôt de la guerre dans les Archives de la Bastille
(t. XI, p. 439-450). Sur l'ordre de Chamillart, M. d'Angervil-
liers fît une première enquête, dont les résultats sont consi-
gnés dans les Mémoires militaires (t. VIII, p. 606-608). M. de
la Boulaye, connaissant les bruits qui couraient sur son compte,
écrivit au ministre pour se justifier. Echangé et entré de lui-
même à la Bastille, comme le dit noti'e auteur, le lieutenant de
police d'Argenson lui fît subir huit interrogatoires, du 15 jan-
vier au 28 février. Renvoyé devant un conseil de guerre, il
quitta la Bastille le 12 mars et fut transféré d'abord à Gre-
noble, tandis que se faisaient de nouvelles informations, puis
à Briançon, où se réunit le conseil de guerre. Ce fut seule-
ment en décembre 1709 que le jugement fut rendu; M. de la
Boulaye fut condamné à la dégradation, à la détention perpé-
tuelle et à la confiscation de ses biens.
2. C'est une erreur. M. de la Boulaye, enfermé à Pierre-
Encise, où il resta jusqu'en décembre 1714, fut ensuite exilé à
Chaumont-en-Bassigny ; on ignore l'époque de sa mort.
[Mars 1709] DU CHEVALIER DE QUIN'CY. 325
manqué en se rendant trop tôt, le proverbe espagnol
est donc vrai, qui dit : Tel homme a été brave dans
cette action ; voulant dire par là qu'on n'est pas brave
toujours dans toutes les actions de guerre, qu'on l'est
plus ou moins^
Je fis pendant l'hiver une très belle recrue, que
j'envoyai en Flandres joindre le régiment qui venoit
d'y arriver de Dauphiné. Je faisois toujours faire mes
affiches pour la cavalerie, non pour tromper, mais
pour faire venir les personnes chez moi, à qui je disois
sur-le-champ que c'étoit pour l'infanterie. Quelques-
uns ne vouloient pas s'engager, et d'autres, voyant
ma bonne foi, s'engageoient avec plaisir. C'est ce qui
m'arriva à l'égard du fils d'un milord, jeune homme
de vingt-deux ans fait à peindre. Lui ayant dit que
c'étoit pour l'infanterie, et que je lui donnerois la
même paye, et plus, qu'il ne recevroit étant cavaher,
et qu'il auroit un cheval de moins à panser, il accepta
volontiers ma proposition. Je lui donnois quatre sols
par jour de mon argent, sans la paye du Roi. Il me
fut recommandé par un seigneur de la cour de Saint-
Germain. Il étoit officier dans un régiment anglois
qui étoit en Espagne au service de l'Archiduc ; il avoit
eu une affaire d'honneur contre un officier de son
régiment, qu'il avoit tué : ce qui l'obligea d'abandon-
ner l'Espagne et de se réfugier en France. Étant à
Paris et n'ayant point d'argent, il fut obligé de
s'engager.
1. Déjà dit ci-dessus, p. 3.
326 MÉMOIRES [Juin 1709]
CAMPAGNE DE 1709
ET l'hiver suivant.
Le froid, depuis la veille des Rois^ fut si violent, et
il dura si longtemps, que les troupes, tant celles des
ennemis que les nôtres, sortirent très tard de leurs
garnisons et de leurs quartiers d'hiver pour entrer en
campagne. Comme rien ne pressoit, je ne partis de
Paris, avec mon ami La Bussière, que le 9 juin, pour
nous rendre en Flandres. Nous avions envoyé deux
mois auparavant nos chevaux au régiment ; ainsi nous
fûmes obligés de nous en aller par le carrosse d'Ar-
ras. Une amie de ma maîtresse, qui avoit une terre
en deçà de Senlis, lui proposa de venir me conduire
dans son carrosse et de coucher dans son château la
nuit que le carrosse de voiture^ coucheroit à Senlis :
ce que nous acceptâmes très volontiers. Je laissai donc
aller le carrosse d'Arras, et je m'en allai avec ces deux
dames. Par ce moyen, je passai encore vingt-quatre
heures avec une personne que j'aimois tendrement et
qui, je puis dire, m'aimoit de même. Enfin il fallut
nous séparer. Je partis en poste à la petite pointe du
jour pour Senlis; j'y arrivai une heure auparavant
que le carrosse en sortît. Je trouvai La Bussière, qui
1. Voyez ci-dessus, p. 321.
2. On a vu, tome I, p. 107, ce que signifiait ce terme.
[Juin 1709J DU CHEVALIER DE QUINCY. 327
me dit : « Mon ami, nous avons de quoi passer notre
« voyage agréablement. Deux dames de Bruxelles,
« qui s'en retournent dans cette ville, sont de notre
« voyage. Elles sont toutes deux fort aimables. Il y en
« a une qui est remplie de diamants et de bijoux.
« Celle-ci veut absolument nous donner tous les jours
« à déjeuner et à goûter. Sa conversation est spiri-
« tuelle et des plus amusantes. » J'écoutai ce dis-
cours avec assez d'indifférence : je quittois une maî-
tresse qui occupoit si fort mon cœur, que rien ne me
faisoit plaisir. Dans le carrosse, je faisois semblant de
dormir pour rêver à mon aise à la personne que je
venoisde quitter. Nous arrivâmes à Pont^, et le dîner
se passa sans que je me mêlasse en aucune manière
de la conversation.
Pont. — Pont est une petite ville située sur l'Oise,
rivière qui prend sa source dans les Ardennes, à deux
lieues en deçà de Chimay, et qui, après avoir passé à
Guise, à Ghauny, à Noyon, à Compiègne, à Beaumont,
va se jeter dans la Seine près de Pontoise.
Cependant, l' après-dîner, me réveillant comme en
sursaut, je pris part à la conversation. La dame aux
pierreries, une des belles personnes que j'aie vues, me
badina infiniment sur le triste et morne silence qui
m'avoit occupé jusqu'à ce moment. Je ne lui répli-
quois que par monosyllabes, et ce fut ainsi que nous
arrivâmes à Gournay, bourg dans un fond.
Gournatj. — Pendant qu'on faisoit le souper, nous
fûmes nous promener dans le jardin du château, qui
appartenoit à M. Amelot, président à mortier du par-
1. Pont-Sainte-Maxence.
328 MÉMOIRES [Juin 1709]
lement de Paris ^ Je donnai le bras à la dame des
bijoux, qui recommença son badinage. Le souper fut
très gai; je mangeai assez bien pour un amoureux.
Roye. — Le lendemain, nous dinâmes à Roye, petite
ville assez bien située, qui a donné le nom à une
ancienne maison qui est fondue dans celle de la Roche-
foucauld^.
A une lieue en deçà de Roye, nous trouvâmes Til-
loloy^, terre appartenante à la mère de notre colonel^.
Le château, l'avant-cour et les écuries sont très bien
bâties ; il y a une avenue de tilleuls d'Hollande qui a
trois quarts de lieue.
Nous fûmes coucher à un village en deçà de Péronne.
Insensiblement, je m'accoutumois aux conversations
enjouées de ma pèlerine^. Nous fîmes un très bon
souper, qui fut poussé assez loin. Comme il y avoit
1. Le possesseur de ce marquisat, en 1709, était Michel-Jean
Amelot, conseiller d'Etat, alors ambassadeur extraordinaire
en Espagne, qui mourut en 1724, et qui n'appartint au Parle-
ment que comme conseiller, au début de sa carrière. Ce fut
son fils, Charles-Michel, mort en 1730, qui fut fait président à
mortier en 1712.
2. Par le mariage, en 1557, de Charlotte de Roye, héritière
de la branche du Plessis, avec François III, comte de la Roche-
foucauld. Les généalogistes font remonter l'ancienne maison
de Roye jusqu'au xi* siècle.
3. Dans le département de la Somme, arrondissement de
Montdidier, canton de Roye. Une « maison royale », dit M"*^ de
Sévigné {Lettres, t. IX, p. 538).
4. M""^ de Boisfranc : ci-dessus, p. 92.
5. « Pèlerin se dit fîgurément et familièrement pour rusé,
dissimulé : voilà une bonne pèlerine. ^) [Dictionnaire de Trévoux.)
Dans le présent passage, n'aurions-nous pas plutôt le sens de
compagne de voyage?
[Juin 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 329
très peu de chambres dans l'hôtellerie où nous étions
logés, nous fûmes obligés de coucher tous quatre
dans la même chambre, chacun son lit''
Péronne. — Le 12, nous fûmes dîner à Péronne,
ville anciennement frontière et une des clefs du
royaume. Elle est située dans des marais que la
Somme forme. Les bourgeois, en l'absence du gou-
verneur et du lieutenant de roi, commandent dans la
ville^. Elle est du Santerre. La rivière de la Somme
prend sa source à Fervacques, à trois lieues au-dessus
de Saint-Quentin ^ Après avoir passé à Ham, à Péronne,
à Corbie et à Abbeville, elle va se jeter dans la mer
à Saint-Valery.
Bapaume. — Ce même jour, nous fûmes coucher à
Bapaume, petite ville très bien fortifiée, dans l'Artois.
Les François en sont les maîtres depuis l'année 1 641 ,
sous le règne de Louis XIIL Sa jurisdiction s'étend
fort loin et est très considérable^.
Arras. — Le 13, nous arrivâmes à Arras, grande
ville bien fortifiée, située sur la Scarpe, petite rivière
qui prend sa source à trois lieues plus bas que Saint-
Pol, et qui va se jeter dans l'Escaut près de Mortagne,
1 . Ici encore nous supprimons une anecdote trop soldatesque.
2. C'était en souvenir de la belle résistance des habitants
lors du siège de la ville, en 1536, par le prince Henri de Nassau.
3. Fervacques, au xvu^ siècle, n'était déjà plus qu'une ferme
dépendant du village de Fonsomme et dans la cour de laquelle
bouillonne une source [fervas aquse) qui donne naissance à la
Somme; mais, au xi^ siècle, il avait été fondé en cet endroit
même une abbaye d'Augustins, qui, plusieurs fois ruinée pen-
dant les guerres de religion et pendant celles de la Fronde,
avait été transportée en 1648 à Saint-Quentin.
4. Le bailliage comprenait soixante-douze paroisses.
330 MÉMOIRES [Juin 1709]
après avoir passé à Arras, à Douay, aux abbayes
d'Anchin, de Marchiennes et de Saint-Amand^ ; cette
rivière sépare la Flandre d'avec le Hainaut. L'évèché
d' Arras est suffragant de Cambray. Cette ville est à la
France depuis l'année 1610. Elle est divisée en deux :
la cité, où est bâtie la cathédrale, et la ville, dans
laquelle il y a deux places. L'évêque étoit du nom de
Sève de Rochechouart ^ et parent de ma première
femme ^.
Notre souper ne fut pas si gai qu'à l'ordinaire.
Nous devions, le lendemain, quitter pour toujours nos
deux dames, elles pour aller à Bruxelles, et nous pour
rejoindre le régiment à l'armée. J'appris enfin qui
étoit la dame aux bijoux : son mari avoit fourni des
fourrages sous le ministère du comte de Bergeyck^,
dans le temps que les Espagnols possédoient le Bra-
bant et la Flandre espagnole. Comme il étoit dû beau-
coup à son mari, elle étoit venue à Paris, où étoit
alors le comte de Bergeyck^, pour se faire payer.
Le lendemain 1 4, il fallut nous séparer. Nous nous
promîmes fort de nous écrire. Pendant quelques mois
1. Toutes trois abbayes de l'ordre de Saint-Benoît : la pre-
mière fondée au xn* siècle, les deux autres dès le vii*^.
2. Guy de Sève, dit de Rochechouart, évêque d'Arras depuis
1670, mort en 1724.
3. Madeleine de Sève, née vers 1678, épousa en premières
noces Anne Potier, seigneur de Notre-Dame-du-Parc, puis, en
secondes noces, le 28 mai 1714, notre chevalier de Quincy;
elle mourut le 2 octobre 1729.
4. Jean de Brouchoven, comte de Bergeyck (1644-1725),
avait été trésorier général des finances aux Pays-Bas de 1688
à 1699, et faisait fonction de premier ministre de l'Electeur.
5. D'après Dangeau (t. XII, p. 463), il n'arriva à Versailles
que le 6 juillet.
[Juin 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 331
nous exécutâmes nos promesses; à la fin, nous nous
sommes oubliés pour quelque temps ^ C'est ce qui
arrive ordinairement dans les amours passagers.
Nos domestiques nous amenèrent nos chevaux de
bon matin, et nous nous rendîmes à l'armée, qui étoit
campée dans la plaine de Lens, dans le même terrain
où le Grand Gondé remporta, l'année 1648, une vic-
toire signalée sur l'armée espagnole^, commandée par
l'archiduc Léopold en personne^ et le comte de Fuen-
saldagnc*.
Lens. — La ville de Lens est à cinq lieues d'Arras,
à quatre heues de Lille et à trois de Douay. Elle est
située sur la petite rivière de Souchet, qui prend sa
source à Garency^, près du Mont-Saint-Éloi*^, et elle
va se jeter dans le canal de Douay à Lille ^. Elle a une
jurisdiction qui est fort étendue. Elle étoit fortifiée
anciennement; le maréchal de Gassion^ fut blessé
1. Notre auteur avait écrit toujours, qu'il a corrigé en quelque
temps; en effet, il revit cette dame quelques années plus tard.
2. Voyez Y Histoire des princes de Condé, par M. le duc
d'Aumale, t. V, p. 226 et suivantes.
3. Léopold-Guillaume (1614-1662), fils de l'empereur Fer-
dinand II, évêque de Strasbourg et de Breslau et grand maître
de l'ordre Teutonique, était alors gouverneur des Pays-Bas
espagnols.
4. Alonzo Ferez de Vivero, comte de Fuensaldana, était
capitaine général des Pays-Bas sous l'archiduc.
5. Arrondissement d'Arras, chef-lieu d'une principauté qui
a donné son nom à une branche de la maison de Bourbon.
6. Abbaye de chanoines réguliers de l'ordre de Saint-Augus-
tin, à une lieue nord-ouest d'Arras.
7. Ou plutôt dans la Deule canalisée.
8. Jean de Gassion, né en 1609, avait servi d'abord sous
Gustave-Adolphe, dont il fut un des élèves les plus brillants ;
332 MÉMOIRES [Juin 1709]
mortellement en faisant le siège de cette ville en l'an-
née 1 647 ; il mourut de cette blessure quelques jours
après, à Arras.
La droite de l'armée étoit appuyée au canal de
Douay à Lille, près de Courrières^ la gauche à Cam-
brin, près de Béthune^, et le quartier général étoit à
Lens, la Bassée à une petite demi -lieue devant le
front de nos lignes. Le maréchal de Villars, qui s'étoit
chargé avec plaisir du commandement de l'armée de
Flandres^, quoiqu'elle devoit être d'un tiers moins
forte que celle des alliés, et qu'elle devoit être dis-
persée depuis la Sambre jusqu'à la mer, prit toutes
les précautions possibles pour s'opposer aux projets
des trois plus grands capitaines de l'Europe, le prince
Eugène, le duc de Marlborough et M. de Cadogan*. Il
fit travailler, dans les endroits où il n'y avoit point de
marais et d'inondations, à un bon retranchement,
flanqué par des redans avec doubles fossés devant le
il contribua puissamment à la victoire de Rocroy, qui lui valut
le bâton de maréchal de France.
1. Aujourd'hui Pas-de-Calais, arrondissement de Béthune,
canton de Carvin.
2. Chef-lieu de canton du Pas-de-Calais. Il y a une douzaine
de kilomètres entre ces deux localités.
3. Le maréchal de Boufflers avait d'abord eu ce commande-
ment; mais il tomba malade à la fin de l'hiver, et Villars fut
désigné pour le remplacer, sous Monseigneur, qui devait nomi-
nalement commander en chef.
4. Guillaume Cadogan, favori de Marlborough, qu'il n'avait
pas quitté depuis 1702, était lieutenant général depuis le
1'''' janvier 1709; il eut en 1714 un titre de comte et le cordon
de la Jarretière. Ses talents étaient plus estimés comme diplo-
mate que comme général, et la qualification que notre auteur
lui accorde ne laisse pas d'étonner.
[Juin 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 333
front de son armée, et il y fit mettre cent pièces de
canon*. Dans cette situation, nous attendîmes de pied
ferme les ennemis pendant quelques semaines. Gomme
le pays n'est que plaine, l'on voyoit d'un coup d'œil
toute l'armée, spectacle qui faisoit grand plaisir.
La Bassée. — Nous allions souvent nous promener
à la Bassée à pied, ville qui avoit été autrefois très bien
fortifiée^. Elle est située sur la Deule, petite rivière
qui prend sa source près de cette ville et qui va se
jeter dans la Lys vis-à-vis de Warneton^, après avoir
traversé Lille. Il m'a été dit que cette place avoit été
la cause de la fortune et de l'opulence du grand-père "*
du marquis de Broglie et du maréchal de France son
frère ^. Anciennement, les gouverneurs des places
frontières étoient obligés d'entretenir les troupes de
leurs garnisons par les contributions qu'ils tiroient du
pays ennemi. Le marquis de Nancré^, gouverneur de
la Bassée, ayant représenté à la cour qu'il lui étoit
impossible d'entretenir sa garnison avec le peu de
contribution qu'il tiroit des pays ennemis, le Roi lui
1. Mémoires militaires, t. IX, p. 34-35.
2. La Bassée est à quatre lieues à l'ouest de Béthune, sur la
route de Lille.
3. Localité actuellement en Belgique, sur la rive droite de
la Lys, qui forme à cet endroit la frontière française.
4. François-Marie, comte de Broglie, passa au service de
France en 1643 et eut un régiment de cavalerie ; maréchal de
camp en 1647, il devint lieutenant général en 1650 et mourut
en 1656. C'est l'auteur de la branche des Broglie établis en
France.
5. Ci-dessus, p. 20 et 42.
6. Claude-Antoine de Dreux, comte de Nancré, lieutenant
général en 1672, mort en 1689.
334 MÉMOIRES [Juin 1709]
accorda le gouvernement d'Arras, et il donna celui de
la Bassée à M. de Broglie\ qui trouva le moyen,
non seulement d'entretenir très bien sa garnison, mais
aussi d'amasser des biens immenses^. Il étoit Piémon-
tois et très peu aidé de la fortune. Revenons à notre
armée.
Quelque temps après que je fus arrivé, le maréchal
de Villars fit la revue générale. Comme nous étions
de la brigade de Piémont, campée à la droite, dès que
notre général eut passé devant notre régiment, je
montai à cheval et je le suivis. Je trouvai les troupes
de l'armée en bon état, surtout la cavalerie de l'élec-
teur de Bavière. Il se passa une chose assez risible
pendant la revue. Il faisoit un temps inconstant et
fort variable ; la pluie succédoit au soleil, et le soleil
succédoit à la pluie. Quand le soleil paroissoit, le
maréchal se coiffoit d'un beau chapeau, bordé d'un
point d'Espagne d'or, avec une cocarde et un plumet
blanc, et, dès que la pluie revenoit, il demandoit à
son laquais un vieux chapeau sans plumet et sans
cocarde. Il fit cette manœuvre sept ou huit fois, et
cela en présence du chevalier de Saint-Georges (Jac-
ques III, roi d'Angleterre) 2, de Monsieur le Duc^ et
1. C'est en 1650 que M, de Broglie eut le gouvernement de
la Bassée; mais son prédécesseur n'était pas M. de Nancré,
qui n'eut d'ailleurs le gouvernement d'Arras qu'en 1679.
2. C'est aussi ce que dit Saint-Simon dans deux Additions à
Dangeau.
3. Jacques-François-Edouard Stuart, fils de Jacques II, avait
été reconnu roi d'Angleterre par Louis XIV en 1701. Il servait
comme volontaire dans l'armée de Villars. [Mémoires de Saint-
Simon, éd. 1873, t. VII, p. 86 et 100.)
4. Louis III de Bourbon-Condé, duc de Bourbon (1668-1710);
[Juin 1709J DU CHEVALIER DE QUINCY. 335
de tous les seigneurs qui les suivoient. Gela nous parut
crasseux^ et indécent.
Pendant tout le temps que nous restâmes dans ce
camp, les généraux de l'armée des alliés lui firent faire
plusieurs marches et contre-marches pour tâcher de
surprendre le général françois, qui resta toujours
ferme dans la situation où il a voit posté ses troupes.
Le 24, nous apprîmes enfin que les ennemis mar-
choient sur trois colonnes pour venir nous attaquer-.
La première étoit commandée par le prince Eugène,
elle venoit sur la Bassée ; la seconde, commandée par
milord Marlborough, marchoit le long du canal de
Douay, et la troisième par la plaine de Pont-à-Marcq^.
La première devoit attaquer nos lignes de la plaine de
Lens vis-à-vis la Bassée : ainsi nous aurions eu affaire
contre elle. La seconde devoit faire son attaque au
Pont-à-SaultS et la troisième près de Berclau^ près
dudit canal.
Notre armée se mit en bataille dans le dessein de
les bien recevoir. Toutes nos troupes avoient une
envie extraordinaire d'en venir aux mains. Mais leur
fière contenance et les savantes dispositions du maré-
chal de Villars empêchèrent les ennemis d'exécuter
leurs projets. On peut dire, à la louange de notre
général, qu'il avoit pris si bien ses mesures et que
il avait épousé une fille de Louis XIV et de M-^^ de Montespan.
1. « On dit aussi crasseux pour sordidement avare. » (Dic-
tionnaire de Trévoux.)
2. Mémoires militaires, t. IX, p. 33.
3. Chef-lieu de canton de l'arrondissement de Lille.
4. Localité que les cartes n'indiquent pas ; c'était sans doute
un pont sur le canal de la Bassée.
5. Billy-Berclau, à trois kilomètres est de la Bassée.
336 MÉMOIRES [Juin 1709]
ses dispositions étoient si parfaites, que milord Marl-
borough et le prince Eugène jugèrent qu'ils perdroient
la plus grande partie de leurs troupes, s'ils nous atta-
quoient dans nos lignes, d'autant plus que le maré-
chal de Villars s'étoit attiré la confiance du soldat.
Le 25, ayant appris que les généraux ennemis
avoient pris le parti de se retirer, il leur fit dire par
un de leurs trompettes, qui étoit venu dans notre
camp dans le dessein peut-être de reconnoître notre
contenance, qu'il étoit bien fâché qu'ils se fussent
arrêtés au milieu de leur marche ; que, s'il ne s'agis-
soit, pour avoir le plaisir de les voir, que de faire
raser les lignes qui étoient devant son armée, il les
feroit disparoître promptement. Les officiers généraux
des deux armées regardèrent ce propos comme une
véritable fanfaronnade. Il étoit connu de tout le monde
pour un homme accoutumé à tenir de pareils discours.
Les ennemis, après avoir pris le parti de la retraite,
mirent leur droite à la Lys et leur gauche à la Deule.
Pour nous, contents de ce qu'ils n'avoient pas osé
nous attaquer, nous restâmes dans notre même situa-
tion, toute l'armée sur une seule ligne, excepté
quelques escadrons de distance en distance, qui ser-
voient de corps de réserve. Presque toute notre cava-
lerie étoit campée près de Douay, par rapport aux
fourrages, aux ordres du chevalier de Luxembourg^.
Après la retraite des ennemis, ils envoyèrent un
gros détachement pour s'emparer de l'abbaye de
Saint- Amand, située, comme il est dit ci-dessus^, sur
la Scarpe.
1. Mémoires militaires, t. IX, p. 34.
2. Ci-dessus, p. 330.
[Juillet 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 337
Enfin, les généraux des ennemis ne voulant point
laisser une armée aussi formidable que la leur inutile,
ils prirent le parti d'entreprendre le siège de Tour-
nay, place des plus considérables de toute la Flandre,
non seulement par rapport à sa situation, mais aussi
par rapport aux fortifications de la ville et de la cita-
delle, qui est une des plus fortes de l'Europe ^ Gomme
ils étoient bien instruits qu'il y avoit très peu de
vivres et encore moins d'argent, ils ne balancèrent
point d'en faire le siège. Le marquis de Surville, de
la maison d'Hautefort-, qui s'étoit très distingué l'an-
née auparavant pendant le siège de Lille, fut nommé
par le Roi pour défendre cette place. M. Dolet, lieute-
nant de roi de la ville^, et M. de Ravignan*, tous
deux maréchaux de camp, étoient sous ses ordres
avec onze bataillons, deux escadrons de dragons,
deux de cavalerie, huit cents invalides, cent mineurs
et cent canonniers. Milord Marlborough se chargea du
siège, et le prince Eugène de l'armée d'observation,
1. Il y a une description des fortifications et de la citadelle
de Tournay dans le Grand Dictionnaire géographique de Bruzen
de la Martinière.
2. Louis-Charles d'Hautefort, tome I, p. 81.
3. Renaud Dolet était capitaine de grenadiers au régiment
de Navarre, lorsque, en 1695, les blessures qu'il avait reçues
l'ayant mis dans l'impossibilité de continuer à servir, on lui
donna la majorité de la citadelle de Tournay, puis la lieute-
nance de roi de cette ville ; nommé maréchal de camp en mai
1709, il mourut en 1713, gouverneur de Montlouis.
4. Joseph de Mesmes, marquis de Ravignan (1670-1742),
avait été colonel du régiment de Foix ; sa belle conduite à la
défense de Lille le fit nommer maréchal de camp en novembre
1708, et il devint lieutenant général en 1718.
II 22
338 MÉMOIRES [Juillet 1709]
qui mit la droite au pont de Tressin* et la gauche
entre Saint- Amand et Mortagne.
Dès que le maréchal de Villars fut informé du véri-
table dessein des généraux ennemis, il fit, le 218,
lever le camp de son armée pour la faire camper
entre Denain, où il appuya sa droite, et sa gauche à
l'abbaye de Marchiennes.
Denain. — Le bourg de Denain, où il y a une
abbaye^ dont le chapitre est composé d'une abbesse
et de quinze chanoinesses qui font des preuves de
noblesse comme à Mons et à Maubeuge, est situé sur
l'Escaut, rivière qui prend sa source à Beaurevoir,
près le Gatelet, et qui, après avoir passé à Cam-
bray, à Bouchain, à Valenciennes, à Gondé, à Mor-
tagne, à Tournay, à Oudenarde, à Gand, à Dender-
monde, à Anvers, va se jeter dans l'Océan par deux
branches .
Une partie de l'armée, dont nous étions, traversa
Douay pour se rendre dans le nouveau camp. Nous y
restâmes pendant le siège de Tournay; nous avions
devant nous Valenciennes, et Bouchain derrière nous.
Le marquis de la Frézelière^, lieutenant général, ami
et parent de notre famille, commandoit un camp
1. Département du Nord, arrondissement de Lille, canton
de Launoy.
2. Tome I, p. 36.
3. Jean-François-Angélique Frézeau, marquis de la Fréze-
lière (1672-1711), avait eu une lieutenance générale d'artillerie
en survivance de son père ; brigadier en 1702, il avait com-
mandé, de 1703 à 1707, une partie de l'artillerie de l'armée
d'Allemagne. Boufflers le demanda pour coopérer à la défense
de Lille, et il fut fait lieutenant général à la suite du siège.
[Juillet 1709J DU CHEVALIER DE QUINCY. 339
volant sous Valenciennes, à l'abbaye de Saint-Sauve*.
Les troupes qui le composoient étoient destinées à
défendre cette dernière place en cas de siège. Je fus
le voir pour le prier de servir volontaire sous ses
ordres, s'il étoit assiégé. Il fut charmé du dessein que
j'avois, et il me promit de me demander au maréchal;
mais j'en fus pour ma bonne volonté, comme il se
verra dans la suite.
Prise de Warneton. — Le 5 juillet, nous apprîmes
que M. d'Artagnan, lieutenant général, ayant sous ses
ordres MM. de Vieuxpont^ et de Gonflans^, maréchaux
de camp, avoit fait attaquer, le jour d'auparavant,
par les brigades de Navarre^, de Gharost^ et de Lan-
noy^, soutenues par neuf escadrons de dragons et
quatre de cavalerie, Warneton, petite ville située sur
1. Abbaye bénédictine fondée dès le vin* siècle, sur le bord
de l'Escaut.
2. Guillaume-Alexandre, marquis de Vieuxpont, mort en
1728, avait été lieutenant-colonel du régiment de Bourbon;
fait brigadier en 1702, il reçut le grade de maréchal de camp
en 1704, après la bataille d'Hochstedt, et devint lieutenant
général en 1710.
3. Jean-Chrétien de Watteville, marquis de Conflans, avait
été nommé maréchal de camp en même temps que M. de
Vieuxpont, et il sera fait aussi lieutenant général en 1710; il
avait eu un régiment de cavalerie dès 1694.
4. Ce régiment, le quatrième des vieux corps, avait pour
origine le régiment des gardes du roi de Navarre ; son colo-
nel, depuis le 16 février 1709, était le marquis de Gassion.
5. C'est le régiment de Dauphiné que commandait depuis
1702 le marquis de Charost, Louis-Joseph de Béthune.
6. Louis-Auguste, comte de Lannoy, était depuis 1702 colo-
nel d'un régiment de son nom, qui fut incorporé dans celui de
Piémont en 1714.
340 MÉMOIRES [Juillet 1709]
la Lys et au delà, dans laquelle il y avoit environ deux
mille hommes, pendant que le chevalier de Pezeux^
maréchal de camp, et M. du Buisson^, brigadier, qui
étoient partis d'Ypres à la tête de deux mille cinq
cents hommes, l'attaquoient par un autre côté ; qu'a-
près quelques décharges de six pièces de canon qu'on
avoit fait venir d'Ypres, il avoit fait donner l'assaut;
que la plus grande partie de cette garnison avoit été
tuée et noyée, excepté huit cents hommes qui avoient
été faits prisonniers avec le commandant, un colonel,
un lieutenant-colonel et une trentaine d'officiers; que,
l'affaire finie, M. d'Artagnan, après avoir fait enlever
les magasins de blé et de farine, avoit fait raser les
retranchements et abattre les murailles, et qu'il s'étoit
retiré si à propos, que le gros corps de troupes, aux
ordres du général Wilkers, que le prince Eugène
avoit envoyé pour le combattre, arriva trop tard.
Cette action fit beaucoup d'honneur à M. d'Artagnan ^
Le 8 juillet au soir, la nouvelle vint au camp que
les ennemis avoient ouvert la tranchée, la nuit du 7
au 8, à trois endroits devant la ville de Tournay^
Le prince Eugène envoya, le 18 juillet, six cents
1- Clériadus de Pra-Balesseau, chevalier, puis vicomte de
Pezeux, colonel d'infanterie en 1695 et de dragons en 1702,
avait servi en Italie jusqu'en 1706, et était maréchal de camp
de la promotion de mars 1709.
2. C'était un Suisse, colonel réformé que le Roi avait fait bri-
gadier en avril 1706; il fut blessé grièvement à cette attaque
de Warneton.
3. Mémoires militaires, t. IX, p. 50-51; Histoire militaire de
Quincy, t. VI, p. 159-160.
4. On pensait que Tournay résisterait trois mois, et que, par
[Juillet 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 344
grenadiers, soutenus par dix bataillons et quinze esca-
drons, pour s'emparer de Marchiennes, oii nous
n'avions que six cents hommes aux ordres de M. de
Creny^ capitaine au régiment de Navarre, officier de
distinction, et qui s'étoit attiré la confiance du maré-
chal de Villars. Le comte d'Angennes, brigadier des
armées du Roi^, ayant appris que cette petite ville
alloit être attaquée, y marcha promptement à la tète
de sa brigade, sans aucun ordre, et il fut suivi après
par deux régiments de dragons. Les ennemis s'em-
parèrent d'abord d'un poste proche la ville; mais
l'officier général chargé de cette expédition, faisant
réflexion que cette petite place pouvoit être défendue
par toute notre armée, jugea à propos de se retirer.
Il fît parfaitement bien ; car il auroit été très bien reçu.
Deux jours après, je me rendis à Marchiennes. Je
fus voir l'abbaye, qui a été fondée par une sœur du
grand Clovis^. Je montai sur la grosse tour de l'éghse,
d'où nous apercevions les deux armées, celle des
ennemis et la nôtre. Si le spectacle de voir dans la
conséquent, les ennemis ne pourraient entreprendre rien
d'autre cette campagne. [Mémoires militaires, t. IX, p. 41.)
1. Louis-Adrien de Creny, d'une famille de Normandie.
2. Charles d'Angennes de Poigny, colonel d'un régiment
d'infanterie, était brigadier depuis le mois de juin 1708; il
avait reçu à Oudenarde une grave blessure, et fut tué à Mal-
plaquet, à l'âge de trente ans. Il avait épousé la fille de M. Des-
maretz de Vaubourg, frère du contrôleur général. C'était un
homme très estimé, quoique bègue. [Mémoires de Sourches,
t. XII, p. 64.)
3. D'après la Gallia christiana, t. III, p. 393, cette abbaye
ne fut fondée qu'en 643.
342 MÉMOIRES [Juillet 1709]
plaine de Lens notre armée d'un seul coup d'œil
nous faisoit plaisir, celui de voir à vu d'oiseau deux
armées si formidables, qu'une petite rivière séparoit,
nous donna beaucoup plus d'admiration. Je ne pus
m'empècher de faire des réflexions touchant le triste
état d'un pays obligé de contenir tant de troupes.
Quelle cruelle désolation ! N'y aura-t-il jamais de
bornes à l'ambition des princes? Seront-ils toujours
les tyrans des peuples, et non leurs pères?
Le 24 juillet, le marquis de Nangis, maréchal de
camp^ le chevalier d'Albergotti, brigadier^, et M. de
Montaran ^, capitaine aux gardes, attaquèrent par trois
endroits différents, à la tête de cinq cents grenadiers,
l'abbaye d'Hasnon*, située sur la rive droite de la
Scarpe, dans laquelle il y avoit deux cents hommes,
1. Louis-Armand de Brichanteau était maréchal de camp
depuis le 19 juin 1708. C'était alors « le favori des dames » et
« la fleur des pois » de la cour; mais il devait devenir en 1741
un « fort plat maréchal de France. » [Mémoires de Saint-
Simon, t. XII, p. 17 et 271.)
2. Jacques, chevalier d'Albergotti, neveu (Dangeau dit :
frère) du lieutenant général, était lieutenant-colonel du régi-
ment de son oncle, et brigadier depuis novembre 1704. [Chro-
nologie militaire de Pinard, t. VIII, p. 159.)
3. Michel Michau de Montaran, d'une famille de Bretagne,
reçut une grave blessure à Malplaquet, et parvint, en 1719,
au grade de brigadier; il mourut le 30 juin 1731, à cinquante-
six ans. Il était, dit Saint-Simon [Mémoires, t. XVI, p. 100),
« estimé dans son métier, fort gros et fort honnête joueur,
et par là mêlé depuis longtemps avec le meilleur et le plus
grand monde. »
4. Abbaye mixte d'hommes et de femmes, fondée dans le
diocèse d'Arras à la fin du vu" siècle; elle fut, au xi% donnée
aux religieux de l'ordre de Saint-Benoît. C'est aujourd'hui une
[Juillet 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 343
qui furent tous sabrés ou faits prisonniers'. Nous
perdîmes dans cette attaque douze grenadiers et le
chevalier d'Albergotti, qui fut beaucoup regretté ; il
promettoit beaucoup.
Le 23, le camp volant de M. d'Artagnan et celui de
M. de Puyguyon^ arrivèrent à notre armée.
Ce jour-là, je fus voir, sur les quatre heures après
dîner, le maréchal de Villars ; il n'y avoit que deux
personnes avec lui. Un quart d'heure après, il nous
dit : « Messieurs, je vais rendre visite au chevalier
« de Saint-Georges. » Nous le suivîmes. Nous trou-
vâmes ce prince avec cinq ou six personnes de sa
nation; il nous ordonna de nous asseoir. Nous res-
tâmes une bonne heure avec lui. Sa conversation
tomba et roula beaucoup sur la ville de Londres, et,
touchant le grand froid que nous avions essuyé en
France pendant le dernier hiver, il nous dit que,
pendant un certain hiver, la Tamise avoit été prise,
ce qui étoit une marque que le froid de cette année
avoit été plus violent que celui de 1709, puisque cette
rivière ne l'avoit point été pendant l'hiver dernier. Il
nous parut qu'il se faisoit un plaisir de parler d'une
nation à qui certainement sa maison n'avoit point
d'obligation. Le maréchal parla ensuite sur les ma-
commune du canton de Saint-Amand, arrondissement de
Valenciennes.
1. Mémoires militaires, t. IX, p. 66-67; Mémoires de
Sourches, t. XII, p. 19.
2. François de Granges de Surgères, marquis de Puyguyon,
avait eu un régiment de cavalerie dès 1691 ; maréchal de camp
en 1704 et lieutenant général en juin 1708, il ne servit plus
après Malplaquet.
344 MÉMOIRES [Juillet 1709]
nœuvres de guerre : « Je chercherai, lui dit-il, les
« occasions de combattre les alliés, malgré la supé-
« riorité de leurs troupes, dans une belle place, dans
« laquelle je pourrai faire manœuvrer mon infanterie
« la baïonnette au bout du fusil, et, par ce moyen,
« je suis presque assuré de la victoire. » Discours
dont il auroit dû se ressouvenir lorsque l'armée du
Roi marcha à Malplaquet pour s'approcher de celle
des ennemis.
Le lendemain, un de mes amis, lieutenant au régi-
ment de la Marine, vint me voir. Il me dit que le
marquis de Fervacques, colonel du régiment de Pié-
mont*, lui avoit donné une compagnie dans son régi-
ment. « Vous allez avoir bien des affaires : tous les
« lieutenants voudront en découdre avec vous, » lui
répondis-je. — « Je m'y attends, » me répondit-il
avec un air gai. Ce jeune homme n'avoit que dix-huit
ans. Le jour suivant, il entra de bonne heure dans ma
tente; sa contenance étoit fort tranquille. « Ces mes-
« sieurs, me dit-il, sont venus au nombre de six, de
« bon matin, pour me faire le compHment dont vous
« m'aviez prévenu. J'en ai mis deux sur le carreau,
« et ensuite je leur ai tenu ce discours : « Quoi, Mes-
« sieurs! vous prétendez que je me batte contre tous
« les lieutenants de trois bataillons? Je vous ai fait
c( voir que j'étois digne d'entrer dans votre régiment.
1. Anne-Jacques de Bullion (1679-1745) avait eu d'abord le
régiment de Bassigny, puis celui de Piémont en 1705; briga-
dier en 1710, il recevra le gouvernement du Maine et du
Perche en 1715, l'ordre du Saint-Esprit en 1724, enfin le
grade de lieutenant général en 1738.
[Juillet 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 345
« En voilà deux par terre, qui mordent la poussière;
« c'est assez. Le premier qui sera assez hardi pour
« venir se battre contre moi, je lui casserai la tête
« avec un pistolet. » Les quatre autres ne jugèrent
« pas à propos de s'exposer témérairement; mais, en
« s'en allant, le troisième me dit : Je vous trouverai
« ailleurs, et sans être armé d'un pistolet. » Ce com-
bat fit tant de bruit, que le marquis de Fervacques en
fut informé dans le moment. Il ordonna les arrêts aux
lieutenants, et sur-le-champ il en écrivit à la cour. Les
malheureux lieutenants furent cassés. Quels reproches
M. de Fervacques ne devoit-il pas se faire? ôter le
pain, et, pour ainsi dire, l'honneur à de braves officiers !
Il est à présumer que ce colonel avoit tiré de l'argent
du père du jeune homme. Le Roi et le ministre de la
guerre devroient-ils souffrir une telle injustice?
Le 29, au matin, la nouvelle vint au camp que la
ville de Tournay avoit capitulé après vingt jours seu-
lement de tranchée ouverte^; on s'attendoit à une
défense plus opiniâtre. Bien des gens sont excellents
en second; mais, lorsque quelques affaires roulent
sur leur tête, on ne trouve plus les mêmes per-
sonnes^. C'est ce qui arriva à M. de Surville dans la
1. C'est le 28 juillet au soir que M. de Surville battit la cha-
made, et la capitulation pour la ville fut signée le 29. M. de
Surville se retira dans la citadelle avec ce qui restait de la
garnison. [Mémoires militaires, t. IX, p. 69; Histoire militaire
de Quincy, t. VI, p. 169-70; Gazette, p. 382-383; Gazette
cV Amsterdam, n°^ lxii, lxiii et lxv; Journal de Dangeau,
t. XIII, p. 1-2; Mémoires de Sourches, t. XII, p. 23.)
2. Le frère de notre chevalier, dans son Histoire, n'est pas
aussi sévère pour M. de Surville ; il reconnaît au contraire qu'il
346 MÉMOIRES [Août 1709]
défense de la ville et de la citadelle de Tournay, lui
qui s'étoit si fort distingué, l'année d'auparavant,
au siège de Lille, sous les ordres du maréchal de
Boufflers.
Pendant que les ennemis faisoient le siège de la
citadelle de Tournay, le maréchal de Villars fit toutes
les dispositions possibles pour empêcher que les alliés
ne fissent d'autres conquêtes après qu'elle se seroit
rendue. Il distribua toutes ses troupes derrière les
lignes et les inondations que nous avions faites pen-
dant l'espace de dix-huit lieues. Nos lignes commen-
çoient à l'Escaut, et elles s'étendoient jusqu'à Saint-
Venant^ sur la Lys. Il se mit à portée de se rendre
plus tôt à Mons que les ennemis. Pour nous, nous
étions toujours de la grande armée, composée de
soixante et quatorze bataillons et environ de cent
vingt-cinq escadrons, dispersés derrière l'infanterie,
notre droite à Denain et notre gauche vers Mar-
chiennes, comme il a été dit ci-dessus.
Le 4 septembre, nous apprîmes que la citadelle de
Tournay avoit été obligée de se rendre le jour d'aupa-
ravant, et que, faute de vivres, les officiers généraux
fit une belle défense avec une garnison trop faible pour une
place aussi vaste, et en présence d'une armée assez nombreuse
pour qu'on pût faire monter chaque jour la tranchée par des
détachements plus forts que la garnison tout entière. Les
trois brèches faites au corps de la place étaient praticables, et
le fossé comblé depuis le 27.
1. Petite ville forte au nord-ouest de Béthune. La disposi-
tion et l'étendue de ces lignes, ainsi que la répartition des
troupes qu'elles protégeaient, sont exposées en détail dans
V Histoire militaire, t. VI, p. 171-175.
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 347
et particuliers et toutes les troupes qui composoient
cette garnison avoient été faits prisonniers de guerre ^ .
Dès que le maréchal de Villars fut informé de la
nouvelle conquête que les alliés venoient de faire, il
redoubla ses attentions, d'autant plus qu'il étoit per-
suadé, vu la supériorité de leurs troupes, qu'ils entre-
prendroient encore quelques sièges. Il ne se trompa
point ; car il apprit que la capitulation n'avoit pas été
si tôt signée, que le prince Eugène et Marlborough
avoient envoyé un corps considérable de cavalerie et
de grenadiers en croupe pour occuper le passage de
la Haine^, et ensuite marcher à Mons pour l'investir^.
On battit la générale, ce même jour, dans notre
armée, et on se mit en état de marcher.
Auparavant de continuer cette relation, il est néces-
saire de dire que nous fîmes dans ce camp la réjouis-
sance de la victoire que le comte du Bourg ^ a voit
remportée, le 26 août, sur le comte de Mercy^ à
1. Mémoires militaires, p. 84-86 et 342-343; Histoire mili-
taire de Quincy, p. 176-183; Dangeau, t. XIII, p. 27-28;
Sourches, t. XII, p. 53; Gazette, p. 442; Gazette d'Amster-
dam, n°' lxxi à lxxiii.
2. Rivière qui passe au nord de Mons, traverse Saint-Ghis-
lain et se jette dans l'Escaut à Condé.
3. Mémoires militaires, t. IX, p. 87.
4. Léonor-Marie du Maine, comte du Bourg (1655-1739),
était lieutenant général depuis 1702 et commandait un corps
séparé en Alsace. Il devint maréchal de France en 1725.
5. Claude-Florimond, comte de Mercy, petit-fils du Mercy
tué à Nordlingue, avait longtemps servi en Hongrie et pris
part aux campagnes d'Italie (1702-1705) et du Rhin (1706-1708) ;
il était depuis 1708 feld-maréchal-lieutenant. Il fut tué près de
Parme en 1734.
348 MÉMOIRES [Sept. 1709]
Rumersheim, dans la Haute-Alsace^ 11 y avoit long-
temps que ce plaisir nous étoit arrivé. Le maréchal
de Villars, en apprenant cette nouvelle, dit tout haut
assez imprudemment : « Le comte du Bourg com-
« mence donc à tirer Tépée. Je lui en fais mon com-
« pliment. » On trouva cette plaisanterie très mau-
vaise et dite très mal à propos. Reprenons le fil de
notre discours.
Gomme le maréchal n'étoit pas instruit tout à fait
du parti que les alliés alloient prendre, car ils pou-
voient marcher du côté de Béthune, ou marcher à
Valenciennes, il nous laissa l'espace de vingt-quatre
heures dans notre camp de Denain, toujours prêts à
abandonner ce camp, et nos équipages chargés. Enfin,
le 5, nous nous mîmes en marche, et, après avoir
passé l'Escaut sur plusieurs ponts à Denain, nous
nous rendîmes, pendant une pluie continuelle, à
Quiévrain ^, petit bourg situé sur la petite rivière
de Honnelle^, qui prend sa source au-dessus de
1. Localité de l'ancien département du Haut-Rhin, arrondis-
sement de Colmar, canton d'Ensisheim. — H y a des relations
détaillées de ce combat dans la Gazette, p. 429-432, et dans
les Mémoires de Sourches, t. XII, p. 46-50. M. de Mercy,
blessé, se sauva à Bâle, abandonnant ses équipages aux mains
des Français, qui y trouvèrent une cassette remplie de papiers
fort compromettants pour la cour de Vienne et pour des
membres de la noblesse de Franche-Comté, au dire de Saint-
Simon (t. VII de 1873, p. 89-94). M. du Bourg reçut en récom-
pense le collier des ordres.
2. Petite ville du Hainaut, entre Valenciennes et Mons.
3. Elle s'appelle indifféremment la Honnelle ou le Honneau,
comme nous le verrons plus loin.
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 349
Bavay * et va se jeter dans l'Escaut presque vis-
à-vis de Gondé. Nous y arrivâmes à dix heures du
soir.
Le lendemain 6, nous décampâmes de Quiévrain.
Notre colonne marchoit par le grand chemin de Valen-
ciennes à Mons. A une demi-lieue de notre camp,
nous vîmes paroître un carrosse à six chevaux, dans
lequel il y a voit M. de "* et sa femme, qui nous dirent
que nous arriverions trop tard, que les ennemis occu-
poient déjà les hauteurs d'en deçà de Mons. Le sieur
de ***, homme de fortune, étoit François, et attaché à
la cour de Bavière par le jeu. Il est devenu ensuite
major général de bataille dans les troupes de l'Élec-
teur. Il venoit de Mons avec un passeport des enne-
mis. Cette nouvelle nous fit faire halte. Après avoir
mangé un morceau, je fus me promener le long des
bataillons. Quelle fut ma surprise! j'aperçus le maré-
chal de Boufflers, qui nous dit gracieusement : « Mes-
« sieurs, vous êtes sans doute étonnés de me voir.
« Je viens servir volontaire aux ordres du maréchal
« de Villars et prendre part à la gloire que vous allez
« bientôt acquérir. » Ce discours nous fit entendre
que nous aurions bientôt une bataille : ce qui arriva
quelques jours après, comme je le dirai dans la suite.
Nous apprîmes depuis que, le maréchal de Villars
ayant demandé au Roi un second pour une affaire
générale, S. M. avoit jeté les yeux sur M. de Boufflers,
qui, quoique plus ancien maréchal de France que
M. de Villars, s'étoit offert comme un bon citoyen à
1. Bourg du Hainaut qui remplace une très ancienne ville,
capitale des Nerviens, détruite au v^ siècle par les Barbares.
350 MÉMOIRES [Sept. 1709]
servir en second sous ce dernier, action d'un ancien
et véritable Romain*.
On fit retourner les troupes à Quiévrain, où nous
campâmes. Dans le temps que mes domestiques éle-
voient ma tente, j'aperçus deux officiers de cavalerie
qui se battoient, le pistolet à la main. Us tirèrent cha-
cun leur coup ; il y en eut un qui tomba roide mort,
et l'autre donna promptement des deux et disparut
à nos yeux. Un moment après, l'on vint enlever le
malheureux; il étoit capitaine de cavalerie.
Le soir, il y eut un grand conseil de guerre chez le
maréchal de Villars, où tous les officiers généraux
furent appelés. J'en vis sortir le marquis d'Hautefort,
lieutenant général, qui étoit très en colère de ce que
le maréchal de Villars ne vouloit pas qu'il commandât
l'aile droite de la seconde ligne, en cas de bataille,
quoique son rang d'ancienneté lui donnoit ce com-
mandement.
Le lendemain 7, nous séjournâmes.
Le 8, l'armée se mit en marche, en remontant
l'Honneau^, que nous laissâmes sur notre droite. Nous
fîmes environ deux lieues, et nous campâmes, l'Hon-
neau derrière nous. Ce même jour, le maréchal de
Villars envoya reconnoître la disposition de l'armée
ennemie par M. de *" à la tête d'un gros détachement
1. M. de Bou£Qers partit de Versailles le 2 septembre. Saint-
Simon [Mémoires, t. VII de 1873, p. 82-86) qualifie l'action du
maréchal dans les mêmes termes que notre auteur, et insiste
surtout sur l'union et la bonne entente qui régnèrent entre les
deux généraux. On peut voir aussi les Mémoires de Villars,
éd. Vogiié, t. III, p. 66-67.
2. C'est la même rivière que l'Honnelle, ci-dessus, p. 348.
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 351
de cavalerie. Cet officier eut le malheur de tomber
dans une embuscade des ennemis. Les troupes de son
détachement furent presque toutes tuées ou faites pri-
sonnières. Le soir (mon Dieu, pardon!), malgré le
bruit d'une bataille, j'eus une affaire de galanterie avec
mon hôtesse, qui étoit fort jolie.
Bataille de Malplaquet^ . — Le 9, l'armée se mit en
marche deux heures avant le jour, sans avoir battu la
générale et sans avoir sonné le boute-selle. Les troupes
marchoient sans faire le moindre bruit; tous les offi-
ciers généraux étoient chacun dans leur poste respec-
tif. Ces messieurs faisoient aux officiers particuliers
beaucoup de politesses et de gracieusetés : ce qui nous
fit comprendre que certainement nous serions bien-
tôt aux mains avec les ennemis. J'ai toujours remar-
qué qu'ils sont plus gracieux ces jours-là que les autres.
L'infanterie marchoit sur deux colonnes, ayant cha-
cune une brigade d'artillerie à leur tête, et la cavale-
rie sur deux autres colonnes, chacune une brigade de
dragons à la leur.
'D'
1. On peut comparer ce qui va suivre au l'écit, plus com-
plet et d'un caractère plus général, que le frère de notre
auteur a inséré dans son Histoire militaire, t. VI, p. 186-198.
On trouvera dans les pièces des Mémoires militaires, t. IX,
p. 345-377, des lettres de MM. de Villars, de Boufflers, de
Contades, de Broglie, d'Artagnan, et diverses relations, notam-
ment celle qui est tirée de l'Histoire du prince Eugène. L'ex-
posé de la Gazette, p. 451-452 et 454-456, est insignifiant;
celui de la Gazette d' Amsterdam (n°^ lxxv-lxxvii) présente
plus d'intérêt. L'atlas des Mémoires militaires contient un très
bon plan de la bataille. Il faut voir aussi les Mémoires de Vil-
lars, t. III, p. 69-73, ceux de Saint-Simon, éd. 1873, t. VII,
p. 98-104, et Villars d' après sa correspondance, par M. le mar-
quis de Vogiié, t. I, p. 350-380.
352 MÉMOIRES [Sept. 1709]
Ce fut de cette manière que nous arrivâmes, sur
les dix heures du matin, aux deux débouchés de Mal-
plaquet, sans que les ennemis fussent informés en
aucune manière de notre marche sur eux^. Toute
leur cavalerie étoit au fourrage, et leur infanterie en
maraude; mon tambour m'amena, pendant la marche,
six maraudeurs. Dès que la brigade fut vis-à-vis de la
grande trouée (elle marchoit à la tète de la colonne de la
gauche), je m'avançai au petit galop au delà. J'aper-
çus d'un seul coup d'œil toute l'armée ennemie cam-
pée, dont les tentes étoient toutes tendues. Je n'y voyois
aucun mouvement; une tranquilhté étoit répandue
dans tout leur camp, leur droite entre le village de
Sars et le moulin de ce nom, qui étoit derrière, et leur
gauche au village d'Aulnoye^. Je restai quelque temps
dans cet endroit. J'eus tout lieu de remarquer à mon
aise que, si le maréchal de Villars vouloit profiter de
la négligence des généraux ennemis, il obtiendroit
sans beaucoup de peine une victoire assurée. En m'en
retournant, je trouvai nos hussards qui galopoient du
côté d'où je venois, et, un moment après, le marquis
de Dreux, qui me dit : « D'où venez-vous, cheva-
« lier? j) Après que je lui eus fait le détail de ce que
je venois de voir : « Eh! mon Dieu! me répliqua-t-il,
« quoi! le maréchal ne profitera-t-il point de cette
« occasion? En un moment de temps, son armée pas-
ce seroit les deux trouées, et elle tomberoit sur l'ar-
1. Sur les dispositions préliminaires de la bataille, on peut
voir les Mémoires militaires, p. 91-95.
2. Sars-la-Bruyère et Aulnoye ou Aulnoit sont aujourd'hui
en Belgique, tandis que Malplaquet, hameau de la commune
de Taisnières-sur-Hon, est français.
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 353
« mée ennemie, qui est toute dispersée, et qui ne s'at-
« tend point à notre rapide marche. » — « Mais,
« Monsieur, poursuivis-je, ce seroit à vous à lui en
« parler. » — « Bon! » dit-il en secouant la tête; et
il ne me répliqua pas autre chose. En allant rejoindre
le régiment, je vis le maréchal de Villars assis sous
un arbre, environné de plusieurs officiers généraux
debout; il examinoit une carte, apparemment du
pays. Grand Dieu ! Étoit-ce le temps d'examiner une
carte?
Le prince Eugène et le duc de Marlborough profi-
tèrent promptement, en grands capitaines, de leurs
fautes, ou plutôt de celle de notre général. Ils firent
avancer, non seulement ce qu'il leur restoit de troupes
de leur armée, quoique très foibles par les raisons
.énoncées auparavant, mais aussi leurs canons, vis-à-
vis les trouées, et ils en imposèrent si bien au maré-
chal, qu'il ne songea plus qu'à se mettre sur la défen-
sive. Faute irréparable, il s'imaginoit que ces messieurs
l'alloient attaquer^ ! Je suis persuadé que, si le duc de
Vendôme s'étoit trouvé dans une pareille occasion, il
en auroit bien profité à la gloire du Roi et de la nation.
Disposition de Vannée française. — Le maréchal
de Villars appuya la droite de son infanterie au bois
de la Lanière, avec ordre aux troupes de faire beau-
coup d'abatis devant elles et sur leurs flancs : ce
qu'elles firent, et elles mirent par là leur droite en
sûreté. Ensuite l'infanterie fut postée derrière des
haies, dans des fonds qui prenoient depuis ce bois et
qui s'étendoient jusqu'à une petite hauteur, où le
1. Histoire militaire de Quincy, p. 190.
II 23
354 MÉMOIRES [Sept. 1709]
centre de l'infanterie fut placé, et toute notre cavale-
rie derrière, sur plusieurs lignes. Ce terrain élevé con-
tinuoit presque vis-à-vis le bois de Sars et avoit en
avant la grande trouée ^ La gauche de l'infanterie fut
postée dans la lisière du bois de Sars et au bord de
la grande trouée, jusqu'à un marais qu'on croyoit
impraticable, et elle avatiçoit en pointe sur l'ennemi :
ainsi cette aile faisoit une manière de potence. Cette
position fut en partie cause de la perte du champ de
bataille; car le marais se trouva très praticable.
Faisons ici une petite réflexion. Je remarque que
nous avons perdu presque toutes nos batailles faute
aux généraux de ne pas reconnoître leurs terrains. A
Hochstedt, on s'étoit persuadé que le marais qui étoit
devant le centre de notre armée étoit impraticable;
cependant ce fut par cet endroit que nous fûmes bat-<
tus^. A Ramillies, le duc de Marlborough, sachant
précisément que le marais qui étoit devant la gauche
de l'armée de Villeroy étoit impraticable, fît passer
l'aile droite de la première et de la seconde ligne de
sa cavalerie pour fortifier sa gauche : ce qui le mit en
état de forcer et de battre notre droite, pendant que
le maréchal de Villeroy laissa tranquillement toute sa
cavalerie de la gauche immobile vis-à-vis ce marais^.
Quelle stupidité et quelle ignorance! Enfin, à Malpla-
quet, on appuya, comme je l'ai dit ci-dessus, la gauche
1. Ce qu'on appelait la grande trouée est le passage entre
les bois de Sars et de la Lanière ; elle avait une demi-lieue de lar-
geur et donnait accès à la petite trouée. Saint-Simon (éd. 1873,
t. VII, p. 98) explique assez clairement la disposition des lieux.
2. Mémoires de Saint-Simon, éd. Boislisle, t. XII, p. 171.
3. Ibidem, t. XIII, p. 372-373.
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 355
de l'infanterie à un marais très praticable, comme il
se verra dans la suite de cette narration.
Autre faute. Le maréchal de Villars fît poster la bri-
gade de Picardie et celle de Lannoy, dont étoit le régi-
ment d'Alsace', dans des broussailles qui étoient dans
un bois de haute futaie, qui étoit fort clair au delà, et
presque vis-à-vis du centre. Ces deux brigades étoient
comme hors d'œuvre, en avant de l'armée, sans aucune
communication : aussi furent-elles bientôt chassées de
ce poste.
En arrivant au régiment, je trouvai le marquis de
Vieuxpont, maréchal de camp, qui faisoit mettre notre
brigade derrière une haie, presque vis-à-vis le poste
de la brigade de Lannoy, une petite plaine entre
elle et nous.
Pendant qu'on postoit l'infanterie, le maréchal fit
avancer assez mal à propos tous les gardes du corps et
toute la gendarmerie, qui se mirent en bataille dans la
trouée de la droite, entre le bois de la Lanière et le
bois de haute futaie où étoient les brigades de Lan-
noy et de Picardie ; et cela pour favoriser la position
de l'infanterie.
Nous ne fûmes pas plus tôt postés, que le canon des
ennemis et le nôtre se firent entendre avec un bruit
et un fracas épouvantable. Nous avions quatre-vingts
pièces de canon, et les ennemis cent vingt 2, avec plu-
1. Ce régiment, levé en 1656 par le comte de Nassau-Saar-
briick, passa en 1667 entre les mains du comte de Birkenfeld
et n'eut, pendant cent dix ans, que des colonels de la maison
de Bavière.
2. Ces chiffres sont conformes à ceux donnés par le général
Pelet dans les Mémoires militaires, t. IX, p. 93. L'armée alliée
356 MÉMOIRES [Sept. 1709J
sieurs mortiers dont lis se servirent pendant la bataille.
Le premier boulet de canon que notre régiment essuya
donna dans le ventre d'un caporal de ma compagnie,
à côté de moi ; le pauvre diable mangeoit un morceau
de pain. Il me dit en tombant : « Ah! mon capitaine,
« que deviendra ma femme? » Il y a bien des hommes,
à Paris et ailleurs, qui n'auroient point cette inquié-
tude en mourant.
Les ennemis nous foudroyoient, aussi bien que les
gardes du corps et la gendarmerie. Nous admirions la
fermeté de ces deux corps : quoique les boulets empor-
toient à chaque instant presque des rangs entiers, ils
restèrent toujours fermes en bataille dans cette petite
plaine, comme des rochers ^ Nous vîmes un spectacle
qui nous fit bien de la peine. G'étoit le cheval d'un
garde du Roi qui portoit le cadavre de son maître,
dont un boulet a voit emporté la tête. Le cadavre étoit
couché le long du dos du cheval, et, comme cet ani-
mal se sentoit piqué des éperons, et qu'il n'étoit plus
retenu par la bride, il galopoit tantôt du côté de l'ar-
mée ennemie, et tantôt il revenoit dans la nôtre.
Cette cavalcade dura bien une demi-heure.
Autre spectacle d'autant plus touchant que nous
comprenait cent soixante-deux bataillons et trois cents esca-
drons, tandis que l'armée française n'avait que cent vingt
bataillons et deux cent soixante escadrons.
1. D'après les tableaux donnés dans les Mémoires de
Sourches, t. XII, p. 76-79, les gardes du corps perdirent
trente-neuf officiers et trois cent quatre-vingt-quinze hommes;
la gendarmerie, formée des chevau-légers, des gendarmes et
des grenadiers à cheval, perdit dix officiers et cent soixante-
sept hommes; les mousquetaires, quinze officiers et quatre-
vingt-dix hommes.
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 357
l'eûmes pendant deux fois vingt-quatre heures. Un
boulet de canon donna dans le ventre d'un petit
gendarme, et le culbuta de son cheval à dix pas,
et à la tête du régiment. Un aumônier vint lui donner
la bénédiction, lui prit son épée et son ceinturon, et
ensuite disparut bien vite de peur d'être tué du canon.
Ce pauvre gendarme ne cessoit de nous prier de le
faire achever. Quelles douleurs ne devoit-il pas souf-
frir? Il avoil la peau de son ventre d'un côté et ses
boyaux de l'autre ; il faisoit des cris et des gémisse-
ments à fendre les cœurs les plus durs. Il mourut
enfin deux jours après avoir été frappé, et une heure
auparavant que la bataille commençât. Quelques heures
auparavant de mourir, il nous disoit : a Hé, Messieurs,
« faites-moi panser; peut-être en reviendrai-je. » A
la mort même, l'espérance de vivre ne nous quitte
point.
Il faut dire à la louange des officiers généraux des
ennemis qu'ils ménageoient mieux et qu'ils n'expo-
soient point tant leurs troupes comme nos officiers
généraux les nôtres. Nous n'apercevions ni infanterie
ni cavalerie, pendant que leurs canonniers voyoient
presque toute notre armée à découvert. Ainsi je suis
persuadé que nous perdîmes par le canon beaucoup
plus qu'eux. Notre régiment perdit beaucoup de sol-
dats ce jour-là, le jour suivant et le jour de la bataille,
de la canonnade; car, comme nous avions six pièces
de canon de vingt-quatre entre notre premier bataillon
et le second (un feu, selon le proverbe, en attire un
autre), les ennemis ne cessoient de pointer leurs
canons de notre côté.
La nuit fît cesser les canonnades de part et d'autre.
358 MÉMOIRES [Sept. 1709]
Nous l'employâmes de nous-mêmes à faire des épau-
lements pour nous garantir du canon. Tous les régi-
ments firent comme nous : ce qui nous sauva beau-
coup d'officiers et de soldats les deux jours suivants.
Le 10, dès que le brouillard eut disparu, la chienne
de canonnade recommença de plus belle de part et
d'autre. Le marquis de Coëtquen, maréchal de camp,
eut le talon fracassé ' . Je fus me promener et visiter
le poste où étoient les brigades de Picardie et de Lan-
noy. Je trouvai leur situation des plus mauvaises.
J'allai au poste des grenadiers le plus avancé ; il n'y
avoit qu'une demi-portée de fusil à celui des grenadiers
des ennemis.
Le maréchal de Villars, qui avoit reconnu un peu
trop tard que la position de son armée ne pouvoit se
soutenir, fut, à une heure après midi, reconnoître
une situation plus avantageuse, après avoir ordonné
à la cavalerie de faire une quantité de fascines.
Pendant qu'il étoit occupé à examiner un terrain à
un quart de lieue derrière son armée, sur les trois
heures environ, il y eut une suspension d'armes, qui
dura une bonne heure, soit que ce fût le pur hasard
qui l'eût fait naître, soit à dessein de la part des offi-
ciers généraux ennemis, afin de mieux reconnoître
notre position, comme je le présume. Le prince de
1. Malo-Auguste, marquis de Coëtquen (1678-1727), avait
eu, en 1696, le régiment d'infanterie du maréchal de Noailles,
dont il venait d'épouser la fille. Brigadier en 1704, il était
maréchal de camp depuis le mois de novembre 1708. Il eut
non seulement le talon fracassé, mais la jambe emportée à Mal-
plaquet : ce qui ne l'empêcha pas d'être fait lieutenant général
en 1718,
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 359
Hesse-Gassel^ se rendit vis-à-vis la gauche de notre
centre, et, ayant fait signe qu'on ne tirât point, il
demanda à parler à M. d'Albergotii, qui se trouva
malheureusement dans cet endroit. Il sortit de nos
retranchements. Leur conversation dura une bonne
heure, pendant lequel temps M. de Gadogan se pro-
mena le long de nos retranchements. Il ne s'aperçut
que trop de la mauvaise position de notre gauche, dont
il fît part au prince Eugène et au duc de Marlborough :
ce qui fut cause en partie qu'ils prirent la résolution
de nous attaquer le lendemain-. Cette grande faute
de notre Italien ne méritoit-elle pas une punition
exemplaire? Lui étoit-il permis de se prêter à ce
pourparler ?
On se persuada, dans les deux armées, que la paix
étoit faite. Une joie universelle se répandit prompte-
ment dans les deux camps; nous nous embrassions,
les officiers ennemis et nous. Les soldats des alliés
apportoient du pain aux nôtres, qui en avoient grand
besoin; car il y avoit trois jours qu'on ne leur en
avoit donné : aussi, dès qu'un cheval étoit tué, ils en
coupoient des tranches, qu'ils mettoient sur le brasier,
et les mangeoient ensuite. Les soldats françois leur
donnoient de l'eau-de-vie.
Quelle surprise pour le maréchal de Villars, lorsqu'il
revint à l'armée! Il demanda la cause de cette sus-
1. Ci-dessus, p. 218.
2. L'auteur de V Histoire militaire (p. 191) n'insiste pas sur
cette trêve passagère; il se contente de dire en deux mots que
le hasard fit naître des pourparlers entre le prince de Hesse
.et Albergotti. Les récits des Mémoires de Villars (t. III, p. 69)
et de Saint-Simon (t. VII de 1873, p. 96-97) sont plus détail-
lés et confirment ce que dit notre auteur.
360 MÉMOIRES [Sept. 1709]
pension d'armes. Il n'en fut pas plus tôt informé,
qu'il fit dire aux officiers généraux des ennemis de se
retirer promptement ; sinon, qu'il alloit faire tirer sur
eux. Ainsi notre joie ne dura pas longtemps. Le canon
recommença de part et d'autre à se faire entendre
avec beaucoup plus de vivacité, et il continua jusqu'à
la nuit.
Le soir, nous apprîmes que les troupes, au nombre
de dix-huit mille hommes, qui étoient restées sous
Tournay pour combler les tranchées et les lignes de
circonvallation, et pour ravitailler cette place, venoient
d'arriver à l'armée des alliés. Pendant la nuit, il nous
arriva plusieurs déserteurs, qui nous dirent qu'il y
avoit eu un grand conseil de guerre, dont le résultat
avoit été de nous livrer bataille le lendemain, malgré
les remontrances des députés des États-Généraux, qui
étoient de l'avis contraire*. Ainsi nous nous prépa-
râmes à les bien recevoir.
Une heure avant le jour, je me fis raser et poudrer.
Notre aumônier nous dit la messe, pendant laquelle
nous entendions les fanfares des trompettes des enne-
mis, et, après nous avoir fait une petite exhortation, il
nous donna l'absolution générale. Ensuite, nous fûmes
manger un morceau ; cette précaution est toujours
bonne.
Le maréchal de Boufflers et M. d'Artagnan comman-
doient la droite de l'armée. Ils avoient sous leurs
ordres le marquis d'Hautefort^, le duc de Guiche^, le
1. Histoire militaire, p. 191.
2. François-Marie, marquis d'Hautefort, qui avait été aide
de camp du Grand Condé à Seneffe; il était lieutenant général
depuis 1702.
3. Antoine IV de Gramont, colonel des gardes françaises et
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 361
marquis de la Frézelière\ lieutenants généraux, et
MM. de Conflans, deVieuxpont, du Bourk^, de laMarck^
d'Ourches^, de Dreux et de Ravignan, maréchaux de
camp. Le maréchal de Villars s'étoit réservé de com-
mander la gauche, ayant sous ses ordres MM. d'Al-
bergotti, de Goësbriant, le chevalier de Luxembourg,
MM. de Groy ^ de Vivans^, de Chemerault, de LegalF,
de Puységur^, le prince de Birkenfeld^ et Pallavicini^*^,
lieutenant général depuis 1704; il avait épousé la fille aînée du
maréchal de Noailles et devint maréchal de France en 1724.
1. Ci-dessus, p. 338.
2. Il a déjà été parlé à diverses reprises de ces trois officiers.
3. Louis-Pierre-Engilbert, comte de la Marck (1674-1750),
de la branche de Lumain, était maréchal de camp depuis le
mois de mars 1709.
4. Charles, comte d'Ourches, avait eu en 1693 le régiment
de cavalerie du maréchal de BoufDers; il avait servi en Italie
de 1702 à 1706 et y avait gagné le grade de maréchal de camp
en 1704.
5. Philippe-Emmanuel-Ferdinand-François de Croy-Solre,
comte de Croy (1641-1718), était gouverneur de Péronne,
Roye et Montdidier depuis 1693, lieutenant général depuis 1702.
6. Jean de Noaillac, marquis de Vivans, mestre de camp de
cavalerie en 1689, maréchal de camp en 1702, lieutenant géné-
ral en octobre 1704, mort en 1719.
7. François-René de Legall avait été fait lieutenant général
en 1702, à la suite d'un combat heureux; il avait servi brillam-
ment en Espagne de 1705 à 1708, et Philippe V l'avait créé
marquis. Villars estimait beaucoup ses qualités militaires.
8. Jacques -François de Chastenet, marquis de Puységur,
était maréchal général des logis depuis 1690 et lieutenant
général depuis 1704; il fut fait maréchal de France en 1734.
9. Chrétien III de Bavière, prince de Birkenfeld (1674-1735),
était colonel du régiment d'Alsace depuis 1696 et lieutenant
général depuis octobre 1704 ; il devint duc de Deux-Ponts
en 1734.
10. Tome I, p. 317.
362 MÉMOIRES [Sept. 1709J
lieutenants généraux; MM. de Villars-Chandieu^ de
Goigny, de Nangis et de Permangle^, maréchaux de
camp. Les officiers généraux du centre étoient MM. de
Gassion, du RoseP, de Puyguyon, de Bouzols'^, de Vil-
lars^, de Rosen° et le prince de Rohan''', lieutenants
généraux; le prince Gharles^, le prince d'Isenghien^,
1. Charles de Villars-Chandieu avait une compagnie aux
gardes françaises et était maréchal de camp depuis le mois
d'octobre 1704; il devint lieutenant général en 1722.
2. Gabriel de Chouly de Permangle, nommé maréchal de
camp en novembre 1708, avait commandé dans Ypres sous
M. de Chevilly, au commencement de la présente campagne.
3. François de Rosel de Cagny, dit le chevalier du Rosel,
était entré dans l'ordre de Malte en 1665; mestre de camp de
cavalerie en 1690, il devint lieutenant général en octobre 1704.
4. Louis-Joachim de Montaigu, marquis de Bouzols (1662-
1746), lieutenant général en juin 1708, avait épousé une fille
du ministre Croissy; il reçut l'ordre du Saint-Esprit en 1724.
5. Armand, comte de Villars, frère du maréchal, avait servi
dans la marine et passa dans l'armée de terre en 1703; maré-
chal de camp en 1704, il commanda en 1705 une expédition
aux îles Baléares, qui lui fit donner le grade de chef d'escadre.
Revenu à l'armée de terre, il fut fait lieutenant général en 1708
et envoyé en Flandre; il mourut en 1712.
6. Reynold- Charles, comte de Rosen (1666-1744), n'était
que maréchal de camp depuis le 20 mars 1709.
7. Hercule-Mériadec de Rohan-Soubise (1669-1749), fils de
la belle princesse de Soubise, s'était fort distingué à Ramillies
à la tête des chevau-légers et avait reçu en récompense le
grade de lieutenant général (1704).
8. Charles de Lorraine -Armagnac, fils du grand écuyer
(1684-1751), avait eu en 1702 un régiment de cavalerie, et le
grade de maréchal de camp en 1708; il devint lieutenant géné-
ral en 1712 et gouverneur de Picardie en 1748.
9. Louis de Gand de Mérode, prince d'Isenghien, maréchal
de camp depuis le 20 mars 1709, parvint en 1741 au grade de
maréchal de France.
[Sept. 1709J DU CHEVALIER DE QUINCY. 363
le vidame d'Amiens', de Ruffey, de la Vallière^ et de
Broglie^, maréchaux de camp.
Un brouillard très épais s'éleva avec le jour; il dura
jusqu'à huit heures. Dès qu'il eut disparu, le canon
préluda plus violemment que jamais pendant une
heure. Nous entendîmes ensuite un feu terrible et
continuel de mousqueterie à l'aile gauche. Véritable-
ment, Messieurs les Anglois, qui avoient la droite de
l'armée ennemie, aux ordres du duc de Marlborough,
commencèrent l'attaque. Elle fut très opiniâtrée pen-
dant quelque temps de part et d'autre; mais, comme
les Anglois l'attaquoient par le front, par le flanc et
à revers, elle ne put résister à ces trois attaques.
Elle plia et abandonna entièrement le bois de Sars.
Il est nécessaire de dire que M. de Gadogan, qui avoit
si bien reconnu ce terrain*, avoit fait braquer qua-
rante pièces de canon pendant la nuit, qui foudroyèrent
pendant une heure cette gauche : ce qui lui fît perdre
bien du monde. Cette infanterie se rallia prompte-
ment en sortant du bois, et elle se remit en bataille
sur la même ligne et à la même hauteur que le reste
de l'infanterie, et c'étoit là le véritable poste qu'elle
1. Louis-Auguste d'Albert d'Ailly, vidame d'Amiens, fils cadet
du duc de Chevreuse, était maréchal de camp du 19 juin 1708.
En 1711, il quitta le titre de vidame d'Amiens pour celui de
duc de Chaulnes.
2. Charles-François de la Baume-le-Blanc, marquis de la
Vallière, neveu de la maîtresse de Louis XIV, maréchal de
camp en 1704, venait d'être fait lieutenant général le 18 juin
1709 et commandait la cavalerie de l'armée ; il devint duc de
la Vallière en 1723.
3. Le chevalier de Broglie : ci-dessus, p. 42.
4. Ci-dessus, p. 359.
364 MÉMOIRES [Sept. 1709]
auroit dû occuper en arrivant dans ce camp. En fai-
sant des abatis devant elle, les ennemis n'auroient
jamais osé l'attaquer; passer des abatis, et vouloir
ensuite se former à la demi-portée de fusil d'une ligne
d'infanterie, c'étoit le moyen de se faire battre en
détail, d'autant plus que les troupes du centre étoient
plus à portée de la secourir.
Une demi-heure après cette attaque, le marquis de
Vieuxpont me dit : « Monsieur le chevalier, je vous
« prie de monter sur le retranchement pour obser-
« ver ce que les ennemis font. » Je montai sur-le-
champ ; j'aperçus que les ennemis marchoient à nous
sur plusieurs colonnes, portant leurs fusils en chas-
seurs ^ Je ne lui eus pas plus tôt dit qu'ils s'avançoient
sur nous, qu'il demanda son cheval blanc à son pale-
frenier, qui l'avoit suivi, et il lui ordonna en même
temps de se tenir derrière le régiment, « parce que,
« poursuivoit-il, si mon cheval est tué, tu me donne-
« ras l'autre. » Le palefrenier nous donna la comédie;
car il lui répondit, les larmes aux yeux, étant à
genoux et tenant la bride du cheval, qui cabrioloit :
« Eh! Monsieur, vous ne m'avez pas pris pour me
« trouver dans une bataille et m'y faire tuer. Je ne
« puis. Monseigneur, rester là. » Véritablement, les
boulets nous siffloient aux oreilles continuellement.
Il ne faut pas juger de personne sur la mine. Je
n'avois pas bonne opinion du marquis de Vieuxpont
à son air pâle. Aussitôt qu'il fut informé que l'ennemi
marchoit pour nous combattre, son visage changea,
1. Nous n'avons pu trouver l'explication de cette expression,
même dans les instructions relatives au maniement du fusil et
aux manœuvres de l'infanterie.
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 365
la rougeur lui vint, et il prit un air gai. Pendant toute
l'attaque, il resta toujours à cheval, avec toute la fer-
meté possible, derrière le second bataillon de notre
régiment, et il donnoit ses ordres avec un sang-froid
admirable, quoique exposé à un feu d'enfer. J'en fus
témoin; car je commandois la serre-file du second
bataillon ^ , par conséquent le plus éloigné des retran-
chements, et, par là, le plus exposé aux feux du canon
et de la mousqueterie, dont les boulets et les balles
plongeoient dans le terrain bas où nous étions.
Lorsque les HoUandois (c'étoit à eux à qui nous
avions à faire; ils étoient aux ordres du comte de
Tilly, leur généraF) furent à une certaine distance,
nos six pièces de canon de vingt-quatre tirèrent à car-
touches si à propos, qu'elles firent une grande ouver-
ture dans leurs bataillons.
Les brigades de Picardie et de Lannoy furent atta-
quées devant nous si brusquement, en front, par leurs
flancs et par leurs derrières, qu'elles furent chassées,
sans beaucoup de résistance, de leur poste.
A l'égard de notre infanterie de la droite, dont
nous étions, elle soutint l'attaque des HoUandois avec
tant de fermeté et de valeur pendant une heure entière
(les officiers, de part et d'autre, croisant leurs espon-
tons^ et les soldats leurs fusils), qu'enfin ils furent
obligés de se retirer précipitamment. Ce furent les
six régiments écossois, au service depuis longtemps
1. On appelle serre-file le dernier rang d'un bataillon ou
dune compagnie. [Dictionnaire de Trévoux.)
2. Claude de Tserclaës, comte de Tilly, commandait en chef
toutes les troupes hollandaises; il mourut en 1723.
3. Tome I, p. 83.
366 MÉMOIRES [Sept. 1709]
des Hollandois, qui nous attaquèrent. Il faut leur rendre
justice : ce fut avec toute la férocité possible. Les
deux tiers au moins de ces régiments furent couchés
par terre. Dans le temps qu'ils s'ébranloient pour se
retirer, le comte d'Aubigné, brigadier des armées
du Roi\ sans en avoir reçu aucun ordre, fît sauter à
sa brigade le retranchement et la fit marcher sur
le flanc de ces régiments. Ce mouvement leur fit
perdre bien du monde. Il les suivit quelque temps,
et ensuite il se replia sur les troupes qui avoient fait
plier les brigades de Picardie et de Lannoy, les chassa
de ce poste et s'y établit : ce qui occasionna une dis-
pute entre sa brigade et celle de Lannoy. Celle-ci
prétendoit se remettre dans son ancien poste; le
maréchal de Boufflers, pour ne point faire de la peine
au régiment d'Alsace^, qui étoit de la brigade de
Lannoy, pria M. d'Aubigné de céder le poste à celle de
Lannoy : ce qui fut exécuté sur-le-champ.
Il faut dire, à la louange du régiment, que je ne vis
aucun de nos soldats tourner le dos aux ennemis
pendant qu'ils étoient aux mains avec nous, et, dans le
plus fort de l'attaque, qu'un seul, nommé Le Rouge. Il
fut bien heureux ; car, l'ayant averti de se mettre dans
son poste, il fit la sourde oreille, et il s'en alloit tou-
jours. Je courus à lui, pour lui passer mon épée au
travers du corps; je tombai, heureusement pour lui :
1. Louis -François d'Aubigny de Tigny (tome I, p. 170),
d'une famille angevine que M™® de Maintenon avait essayé de
rattacher à la sienne, était colonel du régiment Royal ; notre
auteur se trompe en l'appelant brigadier : il n'eut ce grade que
le 29 mars 1710.
2. Sans doute à cause de son colonel, de même maison que
l'électeur de Bavière : ci-dessus, p. 301, note 9.
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 367
cela lui donna le temps de se jeter dans sa compa-
gnie. Il m'a juré depuis que, sa compagnie manquant
de poudre, il alloit en chercher. Mais son excuse étoit
mauvaise; car nous avions chargé les tambours seuls
d'en aller chercher à mesure que les soldats en man-
queroient. Il est de la dernière conséquence de ne
laisser sortir aucun soldat de son rang pendant une
action : il n'en faut qu'un pour faire glisser la terreur
panique dans un régiment. Il faut tuer le premier
qui fuit.
Dieu merci ! je ne fus qu'un peu blessé à la main
droite. Un boulet de canon donna dans un arbre près
de moi, qui m'envoya une branche, dont j'eus la main
tout en sang.
Dès que les ennemis eurent disparu devant notre
droite, M. d'Artagnan vint me demander ce qu'ils
faisoient. Je lui dis que les troupes qui nous avoient
attaqués s'étoient repliées sur leur centre, derrière le
bois de haute futaie. Cet avis devoit lui donner une
attention particulière de ce côté-là. Il étoit à présu-
mer que notre victoire étoit certaine, et nous en
étions si fort persuadés, que nous allâmes, mes cama-
rades et moi, manger un gigot de mouton. Aupara-
vant, nous avions fait mettre des sentinelles le long
du régiment, pour empêcher nos soldats de s'aban-
donner à la dépouille des corps morts des ennemis,
précaution nécessaire lorsqu'une action n'est pas finie.
Un moment après que les HoUandois eurent été
chassés par notre droite, nous vîmes paroitre nos
grenadiers à cheval, qui sortirent de nos retranche-
ments; mais on les fit rentrer sur-le-champ. Peut-être
que, si nous avions profité de la retraite précipitée
368 MÉMOIRES [Sept. 1709]
des ennemis en les suivant vivement, l'affaire auroit
été décidée à notre avantage.
Notre repas dura une demi-heure, pendant lequel
temps nous n'entendions ni canonnade ni mousque-
terie. Au bout de ce temps, un grenadier, que nous
avions posté sur un arbre afin de nous avertir de ce
qui se passeroit, nous cria : « Alerte! » Nous nous
remîmes dans nos postes. Nous aperçûmes un gros
corps d'infanterie ennemie marcher précipitamment
en colonne droit à notre centre; les soldats étoient
habillés de rouge.
Les généraux des alliés, voyant que les HoUandois
n'avoient pas pu non seulement entamer en aucune
manière notre droite, mais qu'ils en avoient été repous-
sés avec une perte considérable de leurs soldats, et
que notre gauche, après avoir été chassée du bois de
Sars et après s'être ralliée à la sortie, avoit résisté à
toutes les attaques que les Anglois avoient faites (ce
fut dans ces attaques que le maréchal de Villars reçut
une blessure considérable à un genou ^ qui l'obligea
de se retirer au Quesnoy), ils firent habilement longer
leur droite, à deux fins : l'une, pour tâcher d'envelop-
per notre gauche, et l'autre, afin d'occasionner un
vide dans notre centre, pour y pouvoir pénétrer.
Nota-. — Si nous avions fait faire à notre droite le
même mouvement, il est à présumer qu'ils n'auroient
pas hasardé de s'éloigner de leur centre. Nous pou-
1. Un coup de mousquet lui fracassa l'os, au moment où il
marchait aux ennemis à la tête des brigades du Roi, de la Reine
et du Perche. [Mémoires militaires, t. VI, p. 195.)
2. Le paragraphe qui va suivre a été ajouté en marge dans
le manuscrit.
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 369
vions le faire, ce mouvement, d'autant plus aisément,
que toutes les troupes qui la composoient, après avoir
chassé les Hollandois, restèrent les bras croisés, inu-
tiles spectatrices de ce qui se passoit au centre et à la
gauche de notre armée. La grande science d'un général
est de faire combattre toutes ses troupes dans une
bataille, et de faire en sorte que son ennemi n'emploie
qu'une partie des siennes. C'est ce qui nous arriva
malheureusement; car beaucoup de nos régiments
d'infanterie ne donnèrent point.
A mesure que les ennemis longeoient leur droite,
nous étions obhgés de longer notre gauche, qui insen-
siblement s'éloignoit de notre centre : ce qui fit un vide
très considérable, ce que le prince Eugène, qui com-
mandoit les troupes de l'Empereur et de l'Empire, qui
composoient le centre de l'armée des alliés et qui
n'avoient pas encore donné, ayant aperçu, il les fit
marcher rapidement sur le flanc gauche de la brigade
des gardes, qui, après avoir fait une simple décharge,
abandonnèrent sur-le-champ leur terrain. Les troupes
ennemies, au lieu de les suivre, se contentèrent de se
mettre sur nos retranchements, et, de là faisant un feu
continuel sur la maison du Roi, elles obligèrent ce
corps respectable de s'en éloignera Cette retraite
leur donna le temps de faire plusieurs ouvertures
pour faire passer leur cavalerie, que nous vîmes arri-
ver au grand galop et se former en peu de temps en
deçà de nos retranchements.
1. Le chevalier ne dit pas que, avant de se retirer, les
troupes de la maison du Roi, gendarmes, mousquetaires,
chevau-légers, gardes du corps, avaient chargé plusieurs fois
les ennemis. [Histoire militaire, p. 197.)
II 24
370 MÉMOIRES [Sept. 1709]
Ce fut alors qu'il se donna un combat de cavalerie
des plus vifs et des plus opiniâtres, où les ennemis
furent toujours repoussés; mais, comme ils se reti-
roient toujours sous le feu de leur infanterie, qui
empêchoit notre cavalerie de pousser plus loin, et que
leur cavalerie augmentoit continuellement, le maré-
chal de Boufflers jugea prudemment que toutes les
charges que nous avions faites et que nous pouvions
faire seroient inutiles, et que nous y perdrions bien du
monde. Il prit le parti d'ordonner la retraite; il la fit
avec toute la fermeté, toute la conduite, toute la pru-
dence et toute la valeur d'un grand capitaine.
Pendant tout le temps que notre cavalerie et celle
des ennemis étoient aux mains, nous étions, comme
je l'ai dit, les bras croisés, toujours fermes dans nos
postes, attendant l'événement de ce combat.
Il se passa cependant une affaire de notre côté.
Les ennemis ne furent pas plus tôt maîtres des retran-
chements du centre, qu'il se glissa une terreur panique
dans le régiment d'Alsace, qui, comme on a dû le
remarquer, occupoit le même terrain d'où il avoit été
chassé au commencement de la bataille. On entendit
une voix qui cria : « Nous sommes coupés ! » Ce beau
régiment prit si fort l'épouvante, qu'il vint précipi-
tamment de notre côté, monte ^ et passe notre retran-
chement, et traverse notre régiment, sans qu'aucun
de nos soldats fût emporté par ce rapide mouvement.
Nous avions beau crier, non seulement aux soldats,
mais encore aux officiers, qu'ils n'étoient point suivis
par les ennemis, ils n'avoient, et les uns et les autres,
1. Il y a bien le présent, à la suite du passé défini, dans le
manuscrit.
[Sept. 1709] DU CHEViULIER DE QUINCY. 371
ni yeux ni oreilles. Le maréchal de Boufïlers se porta
bien vite de notre côté. Il me fit l'honneur de me
demander le nom de notre régiment, et il me dit :
« Voilà deux bons bataillons, des plus braves et
« des plus fermes que je connoisse ; car. Messieurs,
« ajouta-t-il, le torrent de ces quatre bataillons de voit
« vous emporter. » Ce général avoit été sans cuirasse
pendant toute la bataille. Il en avoit mis une au
commencement ; mais il s'en défit bientôt, en disant :
« Gela m'incommode'. »
Aussitôt que les ennemis furent maîtres du terrain
où étoit le centre de notre infanterie, ils s'emparèrent
de plusieurs pièces de notre canon, qu'ils braquèrent
contre nous. Entre eux et nous, il n'y avoit qu'une
petite prairie. A la première décharge, ils me tuèrent
mon tambour. Nous fûmes exposés ainsi pendant trois
quarts d'heure à cette batterie, qui nous tua beau-
coup de monde. Les canonniers ennemis nous voyoient
tout à découvert, et ils nous battoient en flanc.
Au bout de ce temps, qui nous parut bien long, le
marquis de Vieuxpont vint nous ordonner de nous
retirer. Surpris de cet ordre, nous lui dîmes : « Mon-
« sieur, pourquoi nous retirer? Nous avons battu et
« fait retirer toutes les troupes qui nous ont attaqués,
« vous le savez; personne n'ose paroître devant
« nous. » — « Messieurs, nous répliqua-t-il, vous
« devez me connoitre; je suis officier général. Reti-
« rez-vous au plus vite ; car, dans le moment, vous
1. Les ordonnances des 5 mars 1675 et 1^'' février 1703 pres-
crivaient l'emploi des cuirasses pour tous les officiers de cava-
lerie, pour ceux des états-majors et pour les officiers généraux;
mais cette prescription était rarement exécutée.
37^ MÉMOIRES [Sept. 1709]
« allez être enveloppés. Il y a une colonne de l'armée
« ennemie qui marche derrière vous dans ce des-
« sein. » Il fallut donc, malgré nous, abandonner un
poste que nous avions si bien défendu. Nous nous
retirâmes, bien fâchés et bien tristes, par notre droite.
Ainsi, comme j'étois du second bataillon et que j'en
commandois la serre-file'', je faisois l'arrière-garde,
avec M. de Barette, lieutenant-colonel du régiment, de
toute l'infanterie de la droite.
Il m'arriva une chose bien favorable. Gomme j'ai-
lois traverser un petit pont de fascines, un grenadier
de Piémont me prend le bras, afin de le passer devant
moi : il ne fut pas plus tôt sur le pont, qu'un boulet
de canon le culbute mort dans le ruisseau.
Nous gagnâmes la pointe du bois de la Lanière, et
ensuite nous trouvâmes la plaine et le grand chemin
de Bavay, par où nous fîmes notre retraite fièrement
et sans être inquiétés nullement des ennemis.
Dans la retraite, M. d'Artagnan vint encore me
demander si j'apercevois les ennemis. « Oui, Mon-
« sieur, lui dis-je, voilà leur cavalerie à cent pas de
« nous. » C'est un grand défaut à un général d'avoir
la vue courte. Gomment peut-il apercevoir le moindre
mouvement des ennemis? et par conséquent comment
en profitera-t-il ?
Si notre infanterie fit une belle retraite, on peut
dire aussi que notre cavalerie, que je voyois sur notre
droite dans une belle plaine, la fit dans le plus bel
ordre du monde. Nous arrivâmes ainsi près de Bavay.
Je trouvai, entre notre champ de bataille et cette
1. Ci-dessus, p. 365.
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 373
ville, un petit gendarme qui avoit un coup de fusil
dans le pied ; il marchoit avec une peine extraordi-
naire. Son cheval avoit été tué sous lui. Je le fis mon-
ter sur celui de mon valet; j'empêchai par là qu'il
ne tombât entre les mains des ennemis. Près de
Bavay il y avoit un homme tué, qui, apparemment,
s'étoit traîné jusque-là. Il n'y avoit point de doigts à
ses pieds. Étant vivant, comment pouvoit-il marcher?
Il étoit nuit lorsque nous arrivâmes au Quesnoy. L'ar-
mée campa, la droite à cette place et la gauche à
Valenciennes.
On peut dire avec raison que la bataille de Malpla-
quet est la plus sanglante et la plus opiniàtrée qui se
soit donnée pendant le règne de Louis XIV. Il y avoit
toute apparence que la victoire se déclareroit pour
nous. La droite de notre armée avoit repoussé la
gauche des ennemis ; la gauche , qui s'étoit ralliée
après avoir été chassée du bois de Sars, avoit repoussé
les ennemis dans toutes les attaques qu'ils avoient
faites. Il est certain que, si les régiments des gardes
françaises et suisses avoient tenu ferme comme ils
le dévoient*, ils auroient donné le temps à la brigade
de Navarre, et à plusieurs autres brigades qui étoient
derrière nous, et qui n'avoient point combattu, d'arri-
ver pour les secourir. Les ennemis, repoussés dans
cette attaque, n'avoient point d'autres ressources que
de se retirer. Voilà deux batailles que nous avons per-
1. Le marquis de Quincy [Histoire militaire, p. 196) n'accuse
pas formellement les gardes françaises et suisses ; il dit seule-
ment que cette brigade fut prise en flanc et obligée de se reti-
rer. Saint-Simon i^econnait qu'on « ne parla pas bien » de leur
résistance.
374 MÉMOIRES [Sept. 1709]
dues par notre centre, Malplaquet et Hochstedt, évé-
nennent qui n'étoit point encore arrivé.
Les ennemis achetèrent bien cher le champ de
bataille, tout couvert de leurs morts. On prétend
qu'ils y ont perdu près de vingt-cinq mille hommes,
tant tués que blessés*, beaucoup de leurs officiers
généraux, entre autres M. Tettau, général des troupes
de Brandebourg 2, MM. Heyden^, Lalo*, Oxenstiern^
et de Gorc^, lieutenants généraux, M. KeppeP, frère
du comte d'Albemarle^, les comtes de Harrach'^
1. 'L'Histoire militaire donne le même chiffre, dont dix-huit
cents officiers ; l'Histoire du prince Eugène parle de vingt mille
hommes ; enfin, d'après les tableaux publiés dans la Gazette
d' Amsterdam (Extr. lxxxi) et reproduits dans Y Histoire militaire
(p. 205-206), la perte des alliés aurait été de 18,353 hommes.
2. Daniel de Tettau, né en 1670, était général-major d'in-
fanterie prussienne et commandant des grenadiers de la garde
royale.
3. C'est sans doute ce baron de Heyden qui était colonel du
régiment de Ilolstein en 1692. [Mém. de Sourches, t. IV, p. 77.)
4. La Gazette d' Amsterdam ne lui donne que le grade de
brigadier.
5. Lieutenant général, de la même maison que l'ancien chan-
celier de Suède, et qui servait dans les troupes hollandaises.
6. Ni la Gazette de France ni celle d' Amsterdam ne men-
tionnent ce personnage parmi les morts de Malplaquet. Sourches
dit : M. de Goor. D'après l'état donné dans les Mémoires mili-
taires (p. 370), il eut le bras emporté et mourut de sa blessure.
7. Il était général-major dans les troupes hollandaises.
8. Arnold- Just de Keppel, créé comte d'Albemarle en 1697
par Guillaume III, dont il était un des favoris, servait aussi
dans l'armée de Marlborough et venait de recevoir le gouver-
nement de ïourna}^, après la prise de cette ville.
9. Ci-dessus, p. 23. C'est par erreur que notre auteur l'in-
dique comme tué ; ni la Gazette d' Amsterdam, ni notre Gazette
ne prononcent son nom.
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 375
d'Hamilton^, le prince de Holstein-Beck~, MM. de
Snegertsman, Stelburc, Tullibardine, Eck, Sturler,
PiershilP, Wackerbarth^, Pendergrass^, Briinninghau-
sen, Duyts, Heilber, Lellerbordon, Swinton*^, et beau-
coup d'autres, de tués.
Le prince Eugène y fut blessé légèrement, le comte
de Nassau -Vondenberg''^, le duc d'Arenberg^, le
baron de Spaar^, le lord ChurchilU°, MM. de Bau-
1. C'était un cadet de la famille des ducs d'Abercorn, et il
avait le grade de général-major dans les troupes anglaises.
2. Antoine-Gonthier, prince de Holstein-Beck, né en 1666,
était lieutenant général dans l'armée hollandaise et gouverneur
d'Ypres.
3. Nous n'avons pu identifier ces six ofGciers. D'après la
Gazette cV Amsterdam, M. de Tullibardine était colonel, le comte
d'Eck lieutenant-colonel, et M. Piershill fut seulement blessé.
4. Cet officier ne fut pas tué; notre auteur va d'ailleurs le
comprendre parmi les blessés (ci-après, p. 376, note 5).
5. Thomas Pendergrass, ou mieux Prendergast, né en 1660,
n'avait pris du service que depuis 1707 comme lieutenant-colo-
nel du 5^ régiment d'infanterie anglaise ; il était brigadier
général depuis le 1^"" janvier 1709. Blessé grièvement, il mou-
rut peu de jours après.
6. Nous n'avons pu identifier ces cinq derniers officiers. La
Gazette d' Amsterdam qualifie Swinton de colonel et Duyts le
jeune de lieutenant-colonel, mais ne parle pas des autres.
7. Corneille, comte de Nassau-Vondenberg, issu d'un bâtard
de Maurice, prince d'Orange, était depuis 1707 major général
de la cavalerie hollandaise ; il eut le gouvernement d'Aire en
1710, et périt noyé à Denain, en 1712.
8. Léopold, duc d'Arenberg, né en 1690, devint en 1709 grand
bailli de Hainaut, chambellan de l'Empereur (1712), maréchal
général-lieutenant en 1717, et gouverneur de Mons en 1718.
9. De la même famille suédoise que cet Eric-Axelsson qui
servait dans les troupes françaises. [Mémoires de Saint-Simon,
éd. Boislisle, t. XIV, p. 28.)
10. Charles Churchill (1656-1715;, frère cadet de Marlbo-
rough, lieutenant général et gouverneur de Bruxelles.
376 MÉMOIRES [Sept. 1709]
diss\ Armstrong^, Saint-Maurice^, Collier, Palland,
Wolkersouven \ Wackerbarth^, Duyts^, Steinkalen-
fels, Del Sulpeche, Webb, Ladder, Week et Stanhope^,
et plusieurs autres, blessés.
De notre côté furent tués MM. de Ghemerault et de
Pallavicini, lieutenants généraux^; le comte d'An-
gennes^, de BueiP^, maréchaux de camp ; le chevalier
1. Wolf-Henri, comte de Baudiss ou plutôt Baudissin (1671-
1748), général-lieutenant de cavalerie saxonne.
2. Jean Armstrong (1674-1742), colonel d'infanterie, s'était
distingué au siège de Bouchain; en 1710, il fonda l'arsenal de
Woohvich et fut successivement ingénieur en chef d'Angle-
terre, lieutenant-gouverneur de la Tour de Londres et major-
général des troupes du royaume.
3. Est-ce le marquis de Saint-Maurice qui fut plus tard géné-
ral d'artillerie impériale, maréchal général-lieutenant et gou-
verneur de Crémone ?
4. On n'a pu identifier ces trois derniers officiers.
5. Auguste-Christophe, comte de Wackerbarth (1662-1734),
d'une famille saxonne, avait longtemps servi contre les Suédois
et n'était venu qu'en 1707 à l'armée du prince Eugène ; il com-
mandait le contingent de Saxe, sous M. de Schulenbourg.
6. Duyts l'aîné, dit la Gazette <ï Amsterdam.
7. Officiers qu'on n'a pu identifier. M. Stanhope, que notre
auteur est le seul à mentionner parmi les blessés, est peut-être
ce colonel Stanhope, frère du général bien connu, qui fut tué
devant Cardone en 1712. [Gazette, p. 113.)
8. Il a déjà été question de ces deux officiers dans notre
tome I, p. 317 et 323. La marquise d'Huxelles écrivait au mar-
quis de la Garde [Dangeau, t. XIII, p. 39) : « M"'^^ de Palla-
vicin et de Chemerault font pitié ; elles se sont retirées aux
religieuses Récolettes. Les deux maris amis, car ces quatre
personnes n'en faisoient qu'une, ont été tués ensemble et
enterrés dans la même fosse. »
9. Ci-dessus, p. 341.
10. Honorât de Bueil n'était pas maréchal de camp, mais
brigadier depuis 1704 et inspecteur général de l'infanterie.
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 377
de Groy*, le marquis de Gharost-, dont on n'a jamais
pu trouver le corps, brigadiers; le comte de Roche-
bonne^ et M. de Barentin *, colonels de cavalerie;
MM. d'Autrey^ et de Steckemberg^, colonels d'infan-
terie; Ghardon"^ et Moret^, capitaines aux gardes;
Filigonde^ et Goussonville^*^, lieutenants-colonels; M. de
Busca^^, des gardes du corps ; le comte de Briord^^,
1. Albert-François, chevalier de Croy, de la branche de
Solre, colonel du régiment de Solre et brigadier depuis le mois
de juin 1708. Il était fils du comte de Croy, ci-dessus, p. 361.
2. Louis-Joseph de Béthune, né en 1681, colonel d'un régi-
ment d'infanterie de son nom, et aussi brigadier depuis 1708.
On le trouva expirant sur le champ de bataille deux jours après
l'action. [Mémoires de Sourches, t. XII, p. 73.)
3. Jean-Baptiste de Châteauneuf de Rochebonne, chevalier
de Malte, exempt des gardes du corps, était lieutenant-colo-
nel du régiment de cavalerie de Villeroy; son père comman-
dait en Lyonnais, Forez et Beaujolais.
4. Charles Barentin, mestre de camp d'un régiment de cava-
lerie en janvier 1696, nommé brigadier en 1704.
5. Ci-dessus, p. 75.
6. Lieutenant -colonel du régiment d'Alsace et brigadier,
disent les Mémoires de Sourc/ies, t. XII, p. 64.
7. Serait-ce Daniel Chardon, né en 1670, et fils aîné de
l'avocat protestant dont parle Saint-Simon ? (Mémoires, éd. Bois-
lisle, t. III, p. 95, et XII, p. 254-256.) fl était capitaine aux
gardes depuis juin 1697.
8. Sans doute de la famille Moret de Bournonville.
9. Notre auteur est le seul qui mentionne cet officier, avec la
Gazette d'Amsterdam, qui dit Teligonde ; on n'a pu l'identifier.
10. Sous-lieutenant aux gardes françaises, d'une famille de
Paris; il fut seulement blessé, disent les Mémoires de Sourches,
t. XII, p. 80.
11. Louis de Monlezun de Busca, baptisé en 1667, avait suc-
cédé à son père, comme exempt des gardes du corps, en février
1703.
12. Fils de l'ancien ambassadeur, il avait été aide de camp du
378 MÉMOIRES [Sept. 1709]
de la gendarmerie; M. de Ghampignellei, comman-
dant du second bataillon de Piémont ; et quantité
d'autres.
A l'égard des blessés de considération, le maréchal
de Villars^ ; le roi d'Angleterre, en chargeant à la tète
de la maison du Roi, fut blessé d'un coup de sabre
au bras^; le duc de Guiche^, MM. de Goëtanfao^ de
Goësbriant, d'Albergotti, lieutenants généraux; MM. de
Goëtquen® et de Montmorency^, maréchaux de camp ;
maréchal de Villeroy en 1702, guidon, puis sous-lieutenant
dans la gendarmerie ; il avait eu un brevet de mestre de camp
en mars 1706, et « se tournoit à merveilles, » dit la marquise
d'Huxelles. [Journal de Dangeau, t. XIII, p. 44.)
1. C'est le même officier qu'il a appelé M. de Campanelle
(tome I, p. 357-359) et M. de Champagnelle (ci-dessus, p. 6);
sans doute Jacob de Rogres de Champignelle, chevalier de
Malte en 1675.
2. Ci-dessus, p. 368. « Sa blessure, écrivait la marquise
d'Huxelles [Journal de Bangeau, t. XIII, p. 37), a été con-
sultée dans l'école de chirurgie de Saint-Côme ; il ne laisse pas
d'y avoir du danger. »
3. Ce prince souffrait alors de la fièvre ; la bataille ne l'em-
pêcha pas de prendre avec sang-froid son quinquina pendant
l'action. [Mémoires de Sourches, t. XII, p. 67, note.)
4. Ci-dessus, p. 360.
5. François-Toussaint du Querhocnt, marquis de Coëtanfao,
avait une sous-lieutenance des chevau-légers depuis 1695 ; il
était maréchal de camp depuis 1704, et n'eut qu'en 1710 le
grade de lieutenant général.
6. Malo-Auguste, marquis de Coëtquen (ci-dessus, p. 358).
Nous avons dit qu'il eut une jambe emportée.
7. Jean-Nicolas de Montmorency-Châteaubrun, marquis de
Montmorency (1659-1746), n'était que mestre de camp réformé
à la suite du régiment de Duras, et ne fut maréchal de camp
qu'en 1739. Notre auteur est le seul qui parle de sa bles-
sure.
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 379
MM. d'Aubigné' et de Bernhold-, brigadiers des
armées du Roi; le duc de Saint-Aignan^, le marquis
de Gourcillon^, le marquis de Béthune^, le marquis
de Nesle^ le marquis de Gondrin^, MM. du Ghayla^ et
1. Ci-dessus, p. 366. Blessé d'un coup de feu à la cuisse et
d'un coup de sabre au visage, il fut renvoyé à Maubeuge dans
un carrosse du prince de Wiirtemberg. iSourc/ics, p. 73.)
2. Sigefroi de Bernhold, ancien colonel d'un régiment de
milice alsacienne, était brigadier depuis 1706; il devint maré-
chal de camp en 1718.
3. Paul-Hippolyte de Saint-Aignan, frère consanguin du duc
de Beauvillier, qui lui avait cédé son duché en 1706, était
mestre de camp d'un régiment de cavalerie. Blessé d'un coup
de sabre au front, il fut transporté à Cambray et soigné chez
Fénelon. Il ne mourut qu'en 1776, à quatre-vingt-dix ans.
4. Philippe-Egon, fils unique du marquis de Dangeau. Il
était mestre de camp du régiment Royal-Allemand ; il eut une
cuisse emportée et fut longtemps en danger de mort. A la nou-
velle de sa blessure, son père partit pour l'armée, et cette
absence est cause de la lacune qui existe dans son Journal pour
le temps de la bataille de Malplaquet et ses suites. Saint-
Simon a raconté [Mémoires, éd. Boislisle, t. XIV, p. 131-133,
et éd. 1873, t. VII, p. 279-280) les « pantaFonnades » de Conr-
cillon, cet « original sans copie. »
5. Louis, marquis de Béthune, de la branche de Chabris,
avait d'abord porté le petit collet et possédé l'abbaye de Beau-
lieu; il quitta ce bénéfice pour commander un régiment de
cavalerie, et mourut en 1728 à plus de quatre-vingts ans.
6. Louis III de Mailly (1689-1767), marquis de Nesle, était
capitaine-lieutenant des gendarmes écossais depuis avril 1687 ;
il commandait la gendarmerie à Malplaquet.
7. Louis de Pardaillan, petit-fils de M""^ de Montespan, colo-
nel d'un régiment d'infanterie, mort en février 1712. Il avait
épousé une fille du duc de Noailles, qui se remaria en 1723
avec le comte de Toulouse.
8. INlcolas-Joseph-Balthasar de Langlade, vicomte du Chayla
(1686-1754), était cornette des chevau-légers depuis 1705, avec
380 MÉMOIRES [Sept. 1709]
d'Oppède^ colonels; MM. des Gruberts^ et d'Ari-
fax^, officiers des mousquetaires; le chevalier de
Janson*, MM. de Refïuge^, de Buzanval^, de Savi-
gny''', de Renty^, de Saint-Saens^ et de Verde-
un brevet de mestre de camp ; il devint lieutenant général en
1738 et joua pendant la guerre de succession d'Autriche un
rôle brillant, que le collier de chevalier du Saint-Esprit l'écom-
pensa en 1746.
1. Charles- Roderic-Gonzalve de Forbin, chevalier d'Oppède,
exempt des gardes du corps avec un brevet de colonel, mourut
en 1717, à trente-trois ans.
2. Gentilhomme de Normandie, âgé de près de quatre-vingts
ans, enseigne des mousquetaires gris, dont il commandait le
détachement envoyé à l'armée, disent les Mémoires de Sourches
(t. XII, p. 64 et 78), qui le comptent parmi les morts ; il eut
les deux jambes emportées. Notre auteur et le marquis de
Quincy écrivent : Desgreberg.
3. Henri de Soubeyran de la Bessière d'Arifax, d'une famille
de Béarn, était entré dans les mousquetaires en 1674 et y avait
passé par tous les grades ; il était cornette depuis 1704, devint
maréchal de camp en 1719, et mourut en 1721.
4. Michel de Forbin, chevalier de Janson (1760-1731), était
entré dans l'ordre de Malte en 1688 et avait la commanderie
de Bourdeilles; il était capitaine-lieutenant des gendarmes, avec
le grade de brigadier.
5. Henri-Pompone, marquis du Reffuge, était enseigne des
gendarmes écossais depuis le 23 février 1709. Il eut le bras
emporté; mais cela ne l'empêcha pas de continuer à servir,
et il devint lieutenant général en 1744.
6. Guillaume Choart, marquis de Buzanval (1662-1742), était
sous-lieutenant des chevau-légers de Bourgogne depuis 1704;
à la suite de Malplaquet, il fut fait capitaine-lieutenant des che-
vau-légers de la Reine.
7. Marc-Antoine d'Estoges, comte de Savigny, enseigne de
gendarmerie.
8. N. de Renty, capitaine-lieutenant des gendarmes bour-
guignons, fut blessé mortellement dans la bataille.
9. Charles -Louis de Limoges, chevalier puis marquis de
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 381
ronne\ de la gendarmerie ; MM. de Tambonneau-, de
Brilhac^, capitaines aux gardes; M. d'Aubarède'*, lieu-
tenant-colonel de la Sarre, et quantité d'autres dont je ne
me ressouviens plus des noms^ Nous perdîmes aussi
beaucoup d'officiers particuliers qui furent tués ou
blessés^, dix à onze mille hommes, tant de la cavale-
rie que de l'infanterie, de tués ou de blessés"^. Nous
eûmes cent cinquante soldats de tués de notre régi-
ment. M. de Puyredon, capitaine, jeune homme bien
fait, fut tué au commencement de la bataille ; on vint
Saint-Saens, était, non pas officier des gendarmes, mais lieu-
tenant-colonel du régiment Colonel-général de la cavalerie,
qu'il commandait à Malplaquet; il devint maréchal de camp
en 1734.
1. Claude -Marie de l'Aubespine, marquis de Verderonne,
petit-fils du chancelier d'Aligre, était cornette des chevau-
légers d'Anjou ; il eut le bras emporté et mourut de sa bles-
sure.
2. Louis -Auguste -Marie Tambonneau (1684-1737), d'une
famille parlementaire de Paris, avait une compagnie dans les
gardes françaises depuis le mois de février 1709. Diverses
aventures l'avaient fait enfermer à Saint-Lazare en 1702, puis
le forcèrent en 1711 à se démettre de sa compagnie et à se
constituer prisonnier dans le château de Saumur.
3. François de Brilhac, frère du premier président du parle-
ment de Rennes, était capitaine aux gardes depuis 1G96; il
parvint en 1719 au grade de maréchal de camp.
4. Ci-dessus, p. 63.
5. Voyez les listes données dans les Mémoires de Sourches,
p. 64-66 et 76-80.
6. Dans les pièces des Mémoires militaires (p. 378-381), il y
a un état par régiment des officiers tués, blessés et prisonniers.
7. D'après V Histoire militaire, l'armée française n'aurait eu
que 8,137 hommes tués ou blessés; mais les relations étran-
gères [Gazette d'Amsterdam, n° lxxxi) et l'historien du prince
Eugène font monter la perte à dix-huit ou vingt mille hommes.
382 MÉMOIRES [Sept. 1709]
me le jeter tout nu à mes pieds ; quel cruel moment !
Nous eûmes deux autres capitaines de blessés, dont
un mourut de sa blessure un mois après, et plusieurs
lieutenants de tués et de blessés.
Une heure avant la bataille, un de mes intimes amis
vint me demander conseil. Il avoit une fièvre des plus
violentes, accompagnée d'un grand frisson. « Mon
« ami, me dit-il, je souffre comme un martyr; la fièvre
« me tourmente cruellement ; je n'en puis plus. Me
« conseillerais-tu de m'en aller, et, si tu étois à ma
c( place, le ferois-tu? » — « Non, mon cher, lui répli-
« quai-je, puisque tu me demandes mon avis. Il faut
« rester et prendre patience. » Il m'embrassa, en
ajoutant : « Je suivrai ton conseil. » Il resta, et, mal-
gré sa cruelle fièvre, il se comporta pendant toute la
bataille avec toute la fermeté et toute la valeur pos-
sible. Il m'a remercié plusieurs fois du conseil que je
lui avois donné. C'est dans ces moments critiques
qu'on ne doit jamais quitter ses drapeaux, quoique
accablé des douleurs les plus insupportables. Mon ami
se seroit perdu pour toujours de réputation, s'il avoit
suivi sa première idée.
Je ne puis m'empêcher de faire ici l'éloge de
M"® Chevalier, fameuse et très belle courtisane suivant
l'armée. Elle s'étoit emmourachée d'un officier du
régiment ; elle le suivoit partout. Malgré la canonnade
de trois jours et la bataille, elle resta constamment à
nos drapeaux. On ne peut oublier sans ingratitude les
services importants qu'elle rendit au régiment. Dès
qu'un officier ou un soldat étoit blessé, elle le faisoit
transporter sur-le-champ, et elle l'accompagnoit jus-
qu'à l'endroit où étoit notre chirurgien-major; ensuite
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 383
elle revenoit au régiment. Elle nous sauva beaucoup
de soldats.
En arrivant au camp du Quesnoy, n'ayant ni tentes
ni de quoi manger, après la grande fatigue que nous
venions d'essuyer, nous prîmes le parti, Filleul, major
du régiment, Boisduval, capitaine, et moi, de tâcher
d'entrer dans le Quesnoy. Nous savions qu'il y avoit
ordre de ne laisser entrer qui que ce soit, excepté les
blessés. Nous imaginâmes de mettre une serviette
blanche à l'entour de la tête de notre major ; la nuit
nous favorisoit. Nous lui prîmes chacun un bras, et,
de cette manière, nous nous présentâmes à la première
barrière de la place. Dès que nous eûmes crié : « Mes-
« sieurs, laissez passer un officier blessé! » on nous
fit passage, et nous fûmes gagner une petite auberge.
On ne nous promit point de lit, mais à souper. On
nous donna une fricassée de poulets et un bon dindon,
avec du vin, que nous trouvâmes excellents. Nous res-
tâmes bien deux heures à table.
A la fin de notre repas, nous entendîmes un très
grand fracas à la porte. Nous étions si las, que nous
n'avions pas la force de nous lever, ou plutôt la
volonté. A la fin, le bruit redoublant continuellement,
l'aubergiste fut ouvrir la porte. G'étoit un brigadier
des gardes du corps, qui, en entrant, nous dit :
« Messieurs, vous n'êtes guère charitables ; il y a une
« heure que je frappe à la porte, et vous avez la
« cruauté de ne me pas faire ouvrir! » Tous, tant que
nous étions dans cette chambre, nous lui jetâmes un
coup d'œil sans lui dire une seule parole. Il est bon
de remarquer qu'il y avoit six autres officiers à une
autre table, qui n'avoient point d'habits uniformes.
384 MÉMOIRES [Sept. 1709]
Après que mon brigadier eut bien soupe, j'entrai en
conversation avec lui. Je lui dis : « Monsieur, vous
« qui étiez au centre de l'armée, vous devez savoir
a mieux qu'aucun autre la cause de la perte de la
« bataille? » — « Eh! Monsieur, me répliqua-t-il
« brusquement, qui est-ce qui en est la cause? C'est
« ce f... régiment des gardes. Il faudroit, continua-
« t-il, décimer, non seulement les soldats, mais aussi
« les officiers. » Malheureusement, les six officiers
qui étoient à l'autre table étoient de ce régiment. Ainsi
il s'éleva subitement une dispute des plus vives entre
ce brigadier et ces six officiers, qui lui dirent qu'il ne
convenoit point de parler de cette manière de leur
régiment, « vous dont le corps a été l'unique cause
« de la perte de la bataille de Ramillies. Ce ne sont
« que de simples dragons hoUandois, ajoutèrent-ils,
« qui vous ont bien frottés et mis en déroute^. » Cette
dispute auroit été plus loin, si nous n'avions pas apaisé
le brigadier et les officiers des gardes françoises. Je
passai le reste de la nuit assis dans une chaise de
paille.
Le lendemain 121, au matin, nous allâmes joindre
le régiment. Nos équipages n'étoient pas encore arri-
vés : ainsi point de soupe, et rien à manger. Je propo-
sai à La Bussière d'aller dîner chez le maréchal de
Boufflers. Ayant accepté ma proposition, nous retour-
nâmes au Quesnoy.
En y allant, nous trouvâmes un détachement de
cent cinquante grenadiers ou soldats du régiment de
1. Sur la conduite des gardes du corps à Ramillies, on peut
voir les Mémoires de Saint-Simon et le commentaire que M. de
Boislisle y a joint (t. XIII, p. 383-385).
[Sept. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 385
Navarre, qui avoient tous sur leur tête des bonnets
de grenadiers^ des ennemis qu'ils avoient tués, por-
tant une vingtaine de drapeaux qu'ils avoient pris,
leurs tambours battant la marche allemande. Ils mar-
choient fièrement droit au Quesnoy.
Lorsque nous arrivâmes chez M. de Boufflers, nous
trouvâmes que toutes les places de sa table étoient
occupées. Par bonheur, le maréchal, en arrivant,
s'aperçut que sa table étoit presque toute remplie
d'officiers aux gardes, de capitaines de cavalerie et
d'infanterie, et qu'il y avoit beaucoup d'officiers
généraux debout derrière eux; et, persuadé que la
subordination, même jusqu'à la table, étoit le ferme
appui d'un État, il dit : « Messieurs, il faut faire place,
« s'il vous plaît, à Messieurs les officiers généraux, et
« à vos brigadiers, et à vos colonels. » J'étois derrière
un capitaine irlandois, qui fut assez sot pour quitter
sa place, dont je m'emparai sur-le-champ ; je ne l'au-
rois pas quittée pour le pape même. Le marquis de
Montsoreau, maréchal de camp, auprès de qui j'étois,
me dit : « Vous êtes un grand homme, chevalier :
« vous profitez habilement de la sottise des autres. »
Ce n'est pas dans ces sortes d'occasions que les offi-
ciers généraux doivent aller piquer^ la table du géné-
ral. Ils devroient, non seulement la laisser aux offi-
ciers particuliers, mais aussi avoir eux-mêmes une
bonne table; car, les autres jours, on aime mieux
manger sa soupe que celle de ces Messieurs.
1. C'était dès cette époque des bonnets à poil.
• 2. « On dit qu'un homme pique les tables, pour dire qu'il
va souvent manger chez ceux qui tiennent table. » [Dictionnaire
de Trévoux.)
II 25
386 . itÉMOlRES [Sept. 1709]
Plusieurs ont blâmé le maréchal de Boufflers de
s'être retiré entre le Quesnoy et Valenciennes. On pré-
tend que le maréchal de Villars, étant blessé, lui dit,
en lui abandonnant le commandement entier de l'ar-
mée : « Monsieur, je vous laisse les affaires dans un
« bon état ; la droite et la gauche de l'armée du Roi
« sont bien assurées. Il est à présumer que la victoire
« est entre vos mains; mais, si vous avez le malheur
« d'être obligé d'abandonner ce champ de bataille,
« permettez-moi de vous dire que vous n'avez pas
« d'autre parti à prendre que de vous retirer à Bavay :
« par cette position, il sera impossible aux alliés
« d'entreprendre le siège de Mons. » Il est certain
que, si M. de Boufflers avoit pris ce parti-là, les enne-
mis auroient été très embarrassés pour faire subsister
leur cavalerie. A la fin du siège, ils alloient au four-
rage à huit lieues de leur camp. Si nous avions campé
à Bavay, nous leur aurions ôté, non seulement le
fourrage du pays qui est entre Malplaquet et à trois
lieues en deçà du Quesnoy, mais aussi ils n'auroient
jamais hasardé d'envoyer leur cavalerie au fourrage
si loin, pendant le temps que nous aurions été campés
si proche d'eux. Il y auroit eu de la témérité à l'en-
treprendre.
Trois jours après que nous fûmes arrivés au camp
du Quesnoy, le maréchal de Boufflers fit la revue
générale de l'armée, qu'il trouva en très bon état et
en bonne disposition de combattre une seconde fois
les ennemis. Il fit un discours aux troupes touchant
la valeur avec laquelle elles s'étoient comportées à
Malplaquet.
Plusieurs généraux furent aussi chargés de les com-
[Oct. 1709] DU CHEVALIER DE QUINCY. 387
plimenter à ce sujet, entre autres M, de Brendlé^
Suisse, qui, en passant devant le régiment, nous dit :
« Messieurs, en vérité, on ne peut, Messieurs. » Ce
fut toute sa harangue, qui nous fit crever de rire.
Tout le monde n'a pas le talent de bien parler au
public. Cependant, il me fut rapporté que, dans une
autre occasion, comme je le dirai dans la suite, il fit
un discours des plus forts, des plus persuasifs, et avec
les termes du monde les plus convenables, touchant le
sujet pour lequel il le faisoit.
Nous restâmes dans ce camp pendant tout le siège
de Mons, qui fut mal défendu par M. de Grimaldi-,
lieutenant général dans les troupes d'Espagne. Il est
vrai qu'il n'y avoit que douze bataillons espagnols et
un bataillon françois, très foibles. L'ouverture de la
tranchée se fit devant cette place la nuit du 25 au
26 septembre, et elle capitula le 20 octobre. On
accorda à la garnison tous les honneurs de la guerre^.
Le 22, le maréchal de Boufflers envoya vingt esca-
drons et dix-neuf bataillons, dont les deux du régi-
ment, à Maubeuge. Dès que nous y fûmes arrivés, on
nous employa à faire un camp retranché sur une hau-
1. rsotre chevalier écrit Brangdelei. — Josse de Brendlé
avait débuté en 1663 comme cadet aux gardes suisses ; devenu
en 1701 colonel du régiment de Stoppa, il avait été nommé
maréchal de camp le 20 mars 1709; il devint lieutenant géné-
ral en 1710, et ne mourut qu'en 1738.
2. Il signait : le marquis de Ceva-Grimaldi, et était lieutenant
général depuis 1708 ; il reçut la Toison d'or en 1709 et eut plus
tard le gouvernement de Cadix et le commandement de l'Estré-
madure.
3. Sur le siège de Mons et la capitulation, on peut voir les
Mémoires militaires, t. X, p. 100-110 et 390-401, et V Histoire
militaire de Quincy, t. VI, p. 207-217.
388 MÉMOIRES [Oct. 1709]
leur qui commande cette ville. Ce fut dans ce camp
que je vis pour la première fois le maréchal de Ber-
wick; je fus charmé de voir un si grand homme, qui
s'étoit déjà acquis la réputation d'un capitaine des
plus renommés^.
Mauheuge. — La ville de Maubeuge est située sur
la Sambre. Cette rivière la sépare en deux, et elle
prend sa source près de la Capelle, passe à Landre-
cies, à Maubeuge, à Charleroi, et ensuite elle va se
jeter dans la Meuse à Namur. Cette ville est du Hai-
naut, assez bien fortifiée, mais, comme je l'ai dit,
dominée par une hauteur. Il y a un chapitre de cha-
noinesses, où il faut faire, pour y entrer, les preuves de
noblesse comme à celui de Mons~. Maubeuge est à la
France depuis la paix des Pyrénées en 1659^.
Les alliés, contents des lauriers qu'ils a voient recueil-
lis par le gain de la bataille de Malplaquet, de la prise
de la ville et de la citadelle de Tournay et de Mons,
après la prise de cette dernière place, ne songèrent
plus qu'à faire reposer leurs troupes, qui en avoient
grand besoin, aussi bien que nous.
Nous restâmes au camp de Maubeuge jusqu'à la fin
de la campagne. Nos semestres* arrivés, je partis pour
1. Jacques Fitz-James, duc de Berwick, fils naturel du roi
Jacques II et d'Arabelle Churchill, sœur de Marlborough, était
maréchal de France depuis 1706 et avait gagné en 1707 la
brillante victoire d'Almanza.
2. Les chanoinesses de Maubeuge devaient prouver trente-
deux quartiers de noblesse. Elles avaient succédé, au xi® siècle,
à des religieuses bénédictines dont le monastère avait été ruiné
par les Normands.
3. C'est seulement au traité de Nimègue que Maubeuge fut
définitivement attribué à la France.
4. « Semestre se dit, à l'armée, des congés que l'on donne aux
[Oct. 1T09] DU CHEVALIER DE QUINCY. 389
me rendre à Q[uincy], où je passai la plus grande
partie de mon hiver, n'ayant plus aucune espérance
d'avoir un régiment ; car le Roi avoit ôté, au prin-
temps dernier, la charge de secrétaire d'État de la
guerre à M. de Ghamillart' et au marquis de Cany,
son fils, qui en avoit la survivance^. En allant à
Q[uincy], je passai à Soissons. J'y restai pendant dix
jours chez M. d'Ormesson, intendant du Soissonnois%
qui me fit la plus grande chère du monde et qui me
reçut mieux qu'il n'auroit fait un officier général. Il
avoit épousé la sœur de la présidente de Q[uincy]^.
Soisson-s. — La ville de Soissons est située dans une
petite plaine environnée de coteaux, sur l'Aisne, qui
prend sa source en deux endroits, l'un au-dessus de
Sainte-Menehould, où elle passe, et l'autre au-dessus
de Clermont, dans le duché de Bar. Cette rivière passe
à Rethel, à Chàteau-Porcien, à Soissons, et elle se jette
officiers ou aux soldats pour aller passer le quartier d'hiver
chez eux ou ailleurs. » [Dictionnaire de Trévoux.)
1. C'est le 9 juin 1709 que Louis XIV avait envoyé les ducs
de Chevreuse et de Beauvillier demander à Chamillart la démis-
sion de sa charge de secrétaire d'État de la guerre et celle de
son fils comme survivancier. [Dangeau, t. XII, p. 435.)
2. Michel II Chamillart, marquis de Cany. Le Roi lui avait
donné la survivance de son père au mois de janvier 1707, alors
qu'il n'avait encore que dix-huit ans. Il fut, en compensation,
autorisé à acheter la survivance de la charge de grand maré-
chal des logis qu'avait M. de Cavoye.
3. Antoine-François-de-Paule Le Fèvre d'Ormesson, inten-
dant à Rouen en 1694, en Auvergne en 1695, et enfin à Soissons
depuis 1704 jusqu'à sa mort (21 février 1712).
4. Jeanne Le Fèvre de la Barre, mariée à M. d'Ormesson le
■21 décembre 1682, morte en 1735. Sa sœur Marguerite avait
épousé Thierry Sevin de Quincy, président à mortier, oncle de
notre auteur (tome I, p. 26 et 69).
Il 25*
390 MÉMOIRES DU CHEVALIER DE QUINCY. [1709]
dans l'Oise, près de Compiègne. Il y a plusieurs tom-
beaux de nos rois de la première race à Saint-Médard''
dans cette ville, qui a été anciennement capitale du
royaume de Soissons. Il y a un évêché sufFragant de
Reims, dont l'évêque, en l'absence du métropolitain,
a le droit de sacrer nos rois'^. Louis XIV l'a été par
M. Le Gras^ qui en étoit alors évéquc^.
Gomme j'avois perdu presque tous les soldats de
ma compagnie pendant le cours de cette campagne,
dont la plus grande partie tués à la bataille de Mal-
plaquet, je fis un effort, avec les dix hommes que le
Roi me donna, pour la rendre complète. Je fis vingt-
huit bons hommes dans Quincy et aux environs.
Je fis très peu de voyages à Paris et à la cour,
m'étant fait un point d'honneur de remettre entière-
ment ma compagnie. Ainsi je ne m'amusai nullement
à l'amour ni à ses charmes ; je ne m'occupai que de
mon devoir. Je puis dire que passer ainsi son temps,
c'est le véritable bonheur de la vie. Si les plaisirs ne
sont point grands, au moins les peines sont légères.
1. L'abbaye de Saint-Médard, fondée près de Soissons par
Clotaire P"" en 560, possédait les tombeaux de ce roi et de son
fils Sigebert.
2. Ce droit de l'évêque de Soissons était subordonné à l'as-
sentiment du chapitre de Reims, qui gérait le diocèse pendant
la vacance du siège.
3. Simon Le Gras, évêque de Soissons de 1624 à 1656.
4. Le 7 juin 1654. Avant Louis XIV, le même cas s'était déjà
présenté pour Philippe le Hardi, qui fut sacré en 1271 par
Milon de Bazoches, évêque de Soissons.
SOMMAIRE
DU TOME DEUXIEME.
I. CAiiPAGNE DE 1704. — Entrée en campagne, p. 1-2. — Aven-
ture de M. de B[ellecourt], 2-4. — Défaite de l'arrière-garde
de l'armée savoyarde, 4-8. — Trin, Crescentin; M. de Ven-
dôme et le duc de Savoie, 8-10. — Marche sur Verceil,
10-12, — Verceil; siège de la ville, 12-23. — Capitulation
de Verceil, 23-26. — MM. de Solari, 27-29. — Sortie de la
garnison savoyarde; le chevalier malade de la fièvre, 29-31.
— Nouvelle de la défaite d'Hochstedt; marche sur Ivrée;
attaque d'un convoi, 31-35. — Siège d'Ivrée, 35-42. —
Abandon de la ville; siège de la citadelle; M. de Karkbaum,
42-45. — Le chevalier dévalisé, 45-47. — Reddition de la
citadelle, 47-49. — Entreprise manquée du duc de Savoie
sur Verceil, 49-50. — Marche sur Verue, 51-54. — Siège
de Verue, 54-57. — Attaque du chemin couvert de Guerbi-
gnan, 57-59. — Continuation du siège; prise du chemin
couvert, 59-64. — Sortie des ennemis; suite du siège,
64-72. — Prise de la communication de Verue à Crescentin,
72-80. — Un dîner dans la tranchée, 81-83. — Suite du
siège; reddition de Verue, 83-87.
II. Campagxe de 1705 ET DE l'hiver suiva>t. — Quartier d'hiver
abrégé; combat de Monzambano, p. 88-92. — M. de Soye-
court, colonel du régiment de Bourgogne, 92. — Camp de
Moscolino, 93-95. — Attaque de la cassine de la Bouline ou
de Moscolino, 95-97. — Expédition du chevalier avec des
hussards, 97-99. — Marche de l'armée le long de l'Oglio;
Manerbio; M. de Toralva battu, 99-104. — Cassano sur
392 SOMMAIRE DU TOME DEUXIÈME.
l'Adda, 104. — Description de Milan, 105-106. — Le mar-
quis de Broglie; défense de l'Adda, 106-111. — Lodi; com-
bat du Paradiso; négligence de M. de Colmenero, 111-119.
— Bataille de Cassano, 119-132. — Mort du comte de
Linange; conduite de M. Cotron et de M. de Médavy, 132-
135. — Conduite du Grand Prieur; Conche et la duchesse
de Bourgogne, 135-136. — Suites de la bataille de Cassano,
136-139. — Belle marche du duc de Vendôme; combat de
Montodine, 139-142. — Canonnade près de Crème; prise de
Soncino, 142-145. — Défense de l'Oglio; camp de Casti-
glione, 145-152. — L'armée entre en quartiers d'hiver;
séjour du chevalier à Mantoue; la comtesse *** et son mari,
152-156. — Entrée de la duchesse de Mantoue dans sa capi-
tale, 156-158. — Assassinat d'un officier français par un
garde du duc; retour du duc de Vendôme, 158-161.
in. Campagne de 1706. — Marche de l'armée à Castiglione;
bataille de Calcinato, p. 162-169. — M. de Falkenstein,
M. de Vendôme et le chevalier de Broglie, 169-172. —
M. de Vendôme poursuit le prince Eugène; Albergotti tombe
dans une embuscade, 172-174. — Vendôme envoie Alber-
gotti s'emparer du poste de Ferrare ; timidité de cet officier,
174-177. — M. de Vendôme nommé à l'armée de Flandre,
178. — Le prince Eugène passe l'Adige, 179-181. — Le duc
d'Orléans et le maréchal de Marcin prennent le commande-
ment de l'armée, 181. — Marche du prince Eugène vers le
Piémont; l'armée française le suit sur l'autre rive du Pô,
181-187. — Jonction du prince Eugène et du duc de
Savoie, 187-188. — La chartreuse de Pavie; Chivas; l'ar-
mée française arrive devant Turin ; mauvais état du siège et
des lignes, 188-191. — Défaite d'un convoi français près de
Pianezza, 191-194. — Marche des ennemis sur Turin ; le
duc d'Orléans et Marcin, 194-196. — Bataille de Turin ; le
chevalier blessé au bras, 196-205. — Suite de la bataille;
Albergotti refuse de dégarnir le poste des Capucins, 205-
207. — Entrée des ennemis à Turin; l'armée française, sur
de faux rapports, reprend le chemin des Alpes, 207-211. —
Pietraite désastreuse; Pignerol; avarice du marquis de
Dreux, 211-216. — Albergotti rejoint l'armée; sa dispute
SOMMAIRE DU TOME DEUXIÈME. 393
avec la Feuillade ; rentrée en Dauphiné, 216-218. — Vic-
toire de Médavy àCastiglione; description de Pignerol et de
la vallée de Saint-Martin, 218-220. — Fenestrelle, Césanne,
Briançon, 220-222. — Fautes des généraux français à
Turin, 222-224. — M»'' de Maintenon, la duchesse de Bour-
gogne et la bataille de Turin; anecdotes, 224-227. — Le
chevalier, malade à Briançon, obtient de revenir à Paris,
227-229. — Gap, Moirans ; rencontre de M"^ de Séry ;
Mâcon, Chalon, Beaune, Nuits, Dijon, 229-233. — Chan-
ceaux, Auxerre, Sens, Montereau, Paris, 233-236. — Cha-
millart refuse un régiment à M. du Plessis, 236-237. —
Entrevue du chevalier avec le ministre, 238. — Aventure à
Versailles pendant le carnaval; enlèvement de M. de Berin-
ghem, 239-242.
IV. Cajipagxe de 1707. — Départ pour le Dauphiné; aventures
d'un lieutenant du régiment de Lyonnois, p. 243-246. — Le
régiment de Bourgogne campé dans la vallée de Queiras,
247-248. — Marche vers la Provence; Barcelonnette, Digne,
Biez; arrivée à Toulon, 248-251. — Lenteurs voulues du
duc de Savoie; l'évêque de Fréjus, 251-254. — Disposi-
tions des troupes qui doivent défendi'e Toulon; travaux de
fortifications; description de la ville, 254-262. — Commen-
cement du siège ; le poste de Sainte-Catherine sui'pris, 263-
267. — Sortie victorieuse des assiégés; Sainte-Catherine
repris, 268-274. — Les ennemis s'emparent du fort Saint-
Louis; bombardement de la ville, 275-279. — L'armée
française retourne en Dauphiné; Grasse, Castellane, Senez,
279-282. — La vallée de Queiras, Briançon, la vallée de
Pragelas; réfutation du chevalier de Folard, 282-285. —
Retour à Paris; conversation avec le marquis de Sailly; le
chevalier de Quincy ne peut avoir un régiment, 285-289.
— Les convulsions du chevalier de Folard, 289-292.
V. Campagne de 1708. — Ouverture de la campagne en Dau-
phiné ; Exilles; l'armée manque de solde, p. 293-296. —
Aventure de M. Gaudion, 297-298. — Le Fort-Barraux ; un
officier galérien, 299-301. — Marche sur Briançon; Montmé-
lian, Saint-Jean-de-Maurienne; passage du mont Galibier,
301-305. — Action de Césanne; caractère du maréchal de
394 SOMMAIRE DU TOME DEUXIEME.
Villars, 305-308. — Reddition d'Exilles ; M. de La Boulaye,
309-311. — Efforts du maréchal de Villars pour faire lever
le siège de Fenestrelle; six mille hommes escaladent inutile-
ment une montagne très escarpée, 311-316. — Capitulation
de Fenestrelle; séjour à Briançon; M"^ de ***, 316-318. —
Départ du chevalier pour Paris; agréable voyage j arrivée à
Quincy, 318-320. — L'hiver de 1708-1709; les billets de
subsistance ; plaisirs de Paris, 320-323. — Condamnation
de M. de la Boulaye ; belle recrue faite par le chevalier,
323-325.
VI. Campagne de 1709. — Départ pour l'armée de Flandre;
Pont-Sainte-Maxence, Gournay, Roye, Péronne, Arras, Lens,
p. 326-332. — Positions des troupes françaises; la Bassée;
revue du maréchal de Villars; les armées en présence, 332-
336. — Siège de Tournay ; Denain, 336-339. — Prise de
AVarneton; combats de Marchiennes et d'Hasnon, 339-343.
— Le chevalier de Saint-Georges; duels d'officiers; capitu-
lation de Tournay, 343-346. — L'armée française derrière
ses lignes, 346-348. — Marche de l'armée sur Malplaquet;
arrivée du maréchal de Boufflers, 349-351. — Bataille de
Malplaquet; préliminaires du combat; dispositions des
armées, 351-362. — Détail de la bataille, 363-372. — Les
tués et blessés des deux armées, 373-381. — Suites de la
bataille; anecdotes diverses, 382-387. — Siège et prise de
Mons; Maubeuge ; séparation des armées; Soissons; retour
au château de Quincy, 387-390.
Nogenl-le-Rotrou, imprimerie Daupeley-Gouverneur.