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Full text of "Memoires du chevalier de Quincy"

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University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/memoiresduclieval02quin 


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A 


MÉMOIRES 


DU 


CHEVALIER    DE    QUINCY 


LMPRIMEÏUE  DAUPELEY-GOUVERNEUR 


A    NOGENT-LE-ROTROU. 


MÉMOIRES 


DU 


'J:'P 


CHEVALIER  DE  OUINCY 


''V' 


PUBLIES  POUR  LA  PREMIÈRE  FOIS 
POUR    LA    SOCIÉTÉ    DE    l'hISTGIRE    DE    FRANCE 

PAR 

LÉON    LECESTRE 


TOME  DEUXIÈME 
1703-1709 


293 


À  PARIS 

LIBRAIRIE    RENOUARD 

H.    LADRENS,    SUCCESSEUR 

LIBRAIRE     DE     LA     SOCIÉTÉ     DE     l'hISTOIRE     DE     FRANCE 

RUE    DE   TOURNON,    N'   6 

MDCCC  XCIX 


EXTRAIT   DU   REGLEMENT. 

Art.  14.  —  Le  Conseil  désigne  les  ouvrages  à  publier,  et 
choisit  les  personnes  les  plus  capables  d'en  préparer  et  d'en 
suivre  la  publication. 

Il  nomme,  pour  chaque  ouvrage  à  publier,  un  Commissaire 
responsable,  chargé  d'en  surveiller  l'exécution. 

Le  nom  de  l'éditeur  sera  placé  en  tête  de  chaque  volume. 

Aucun  volume  ne  pourra  paraître  sous  le  nom  de  la  Société 
sans  l'autorisation  du  Conseil,  et  s'il  n'est  accompagné  d'une 
déclaration  du  Commissaire  responsable,  portant  que  le  travail 
lui  a  paru  mériter  d'être  publié. 


Le  Commissaire  responsable  soussigné  déclare  que  le  tome  H 
des  Mémoires  do  chevalier  de  Qdincy,  préparé  par  M.  Léon 
Lecestre,  lui  a  paru  digne  d'être  publié  par  la  Société  de 
l'Histoire  de  France. 

Fait  à  Paris,  le  ^juillet  ^899. 

Signé  :  A.  DE  BOISLISLE. 


Certifié  : 
Le  Secrétaire  adjoint  de  la  Société  de  l'Histoire  de  France, 

NOËL  VALOIS. 


MÉMOIRES 


DU 


CHEVALIER    DE    QUINCY 


CAMPAGNE  DE  1704. 

C'est  avec  juste  raison  qu'on  appelle  la  campagne 
de  l'année  1704,  en  Italie,  la  «  campagne  des  sièges,  » 
puisque  nous  y  fûmes  occupés  pendant  presque  une 
année  entière  :  nous  sortîmes  le  4  mai  1704  de  notre 
quartier  d'hiver,  et  nous  ne  partîmes  de  devant  Verue 
que  le  14  avril  1705,  pour  aller  à  Novare,  où  nous 
arrivâmes  le  16. 

Le  4  mai  1704,  nous  partîmes  de  Carpignano; 
nous  fûmes  camper  à  Brème,  près  du  Pô,  et,  le  5, 
nous  nous  rendîmes  à  Casai,  où  nous  trouvâmes  l'ar- 
mée campée  en  front  de  bandière  le  long  de  cette 
rivière,  faisant  face  à  l'armée  du  duc  de  Savoie,  qui 
étoit  campée  de  l'autre  côté,  àVillanuova^  pour  nous 
empêcher  de  passer.  Du  moins  ce  prince,  dont  l'armée 
étoit  fort  inférieure  à  la  nôtre,  en  faisoit  courir  le 
bruit,   car  elle   n'étoit  composée  que  de   vingt- six 

1.  Villanuova-di-Casale-Monferrato,  à  trois  kilomètres  au 
nord  de  Casai,  sur  la  rive  gauche  du  Pô. 

II  1 


2  MÉMOIRES  [Mai  1704] 

bataillons  et  de  vingt  escadrons ^  Celle  de  M.  de  Ven- 
dôme étoit  alors  de  quarante-deux  bataillons  et  de 
soixante-quinze  escadrons,  sans  compter  les  huit  batail- 
lons et  les  sept  escadrons  qui  étoient  à  Gabiano^,  aux 
ordres  de  M.  d'Albergotti,  et  sans  compter  le  corps 
qui  étoit  dans  le  Milanois,  aux  ordres  de  M.  de  Las 
Torrès. 

Notre  général,  qui  a  voit  fait  construire  trois  ponts 
sur  le  Pô,  que  les  remparts  de  Casai  protégeoient,  et 
qui  avoit  fait  toutes  les  dispositions  nécessaires  pour 
passer  cette  rivière  à  la  vue  de  l'armée  ennemie, 
ordonna  que  la  générale  seroit  battue  et  le  boute-selle 
sonné  à  la  petite  pointe  du  jour,  l'assemblée  une 
demi-heure  après,  et  que  sur-le-champ  on  se  mettroit 
en  marche  pour  passer  le  Pô^.  M.  de  Vendôme  avoit 
fait  construire,  trois  semaines  auparavant,  deux 
redoutes  à  contenir  deux  cents  hommes  chacune,  sur 
la  rive  du  Pô,  pour  appuyer  sa  droite  et  sa  gauche. 

La  générale  ne  fut  pas  plus  tôt  battue,  que  je  vis 
entrer  dans  ma  tente  six  capitaines  du  régiment  pour 
me  dire  qu'ils  alloient  faire  un  compliment  à  B[elle- 
court]^,  notre  premier  capitaine  de  grenadiers,  qui 
certainement  ne  lui  plairoit  pas,  qui  étoit  que,  s'il  ne 
se  battoit,  l'épée  ou  le  pistolet  à  la  main,  avec  son 
lieutenant  auparavant  l'assemblée,  ils  venoient  pour 

1.  Les  Mémoires  militaires  sur  la  guerre  de  la  Succession 
d'Espagne,  par  le  général  Pelet,  indiquent  (t.  IV,  p.  800-801 
et  808-810)  les  effectifs  de  l'armée  de  Vendôme,  mais  point 
ceux  des  troupes  de  Savoie. 

2.  Sur  la  rive  droite  du  Pô,  à  l'ouest  de  Casai. 

3.  Lettre  de  Vendôme,  du  4  mai,  dans  les  Mémoires  mili- 
taires, t.  IV,  p.  210-212. 

4.  Ci-dessus,  tome  I,  p.  329. 


[Mai  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  3 

l'empêcher  de  se  mettre  à  la  tête  de  sa  compagnie. 
Ensuite,  ils  me  demandèrent  si  je  ne  voulois  pas  aller 
avec  eux.  Je  les  suivis,  non  pas  dans  le  dessein  de 
faire  de  la  peine  au  pauvre  B[ellecourt],  car  j'étois  si 

persuadé  qu'il  enverroit  faire  f celui  qui  porteroit  la 

parole,  que  je  ne  balançai  pas  un  moment  de  les  suivre. 
Quelle  fut  ma  surprise  lorsque  j'entendis  sa  réponse  : 
«  Messieurs,  dit-il,  je  vous  prie  de  m'accorder  trois 
«  jours,  afin  qu'on  me  fasse  mon  décompte.  Le  compte 
«  fait,  je  quitte  sur-le-champ  le  régiment.  »  Il  tint 
parole  :  son  décompte  fait,  il  partit,  et  nous  ne  l'avons 
pas  vu  depuis.  Quelles  réflexions  l'homme  ne  doit-il 
pas  faire  !  Cet  officier  avoit  toujours  passé  pour  avoir 
beaucoup  de  valeur;  il  en  avoit  donné  des  marques 
dans  toutes  les  occasions,  surtout  au  combat  de 
Chiari',  où,  ayant  reçu  un  coup  de  fusil  dont  la  balle 
lui  perçoit  le  col,  il  ne  voulut  jamais  quitter  la  tête  de 
sa  compagnie,  quoique  ses  deux  fils,  tous  deux  offi- 
ciers dans  le  régiment,  eussent  été  tués  à  ses  côtés. 
C'est  ici  avec  raison  où  l'on  peut  appliquer  le  proverbe 
espagnol  :  Cet  homme  a  été  brave  dans  une  telle 
action.  Le  compliment  fait,  nous  fûmes  trouver  le 
marquis  de  Dreux,  que  nous  priâmes  très  fort  de 
renvoyer  ce  misérable  lieutenant,  dont  j'ai  fait  le 
détail  de  sa  mauvaise  action  dans  le  récit  de  la  cam- 
pagne précédente^;  il  fut  la  cause  du  mauvais  com- 
pliment que  nous  venions  de  faire  à  B[ellecourt].  Le 
marquis  ne  s'étoit  pas  contenté  de  prendre  son  parti  ; 
il  venoit  de  le  nommer  à  une  compagnie  dans  le  régi- 

1.  Tome  I,  p.  162. 

2.  Tome  I,  p.  329-331. 


4  MÉMOIRES  [Mai  1704] 

ment,  dont  nous  étions  outrés.  Nous  ne  pûmes  nous 
empêcher  de  lui  en  marquer  notre  ressentiment.  Cet 
homme  se  prévaloit  un  peu  trop  d'être  le  gendre  du 
ministre  de  la  guerre  et  de  la  finance.  Il  nous  pria  de 
patienter  un  peu,  et  que,  dans  un  mois  au  plus  tard, 
nous  en  serions  débarrassés.  Il  tint  sa  parole  :  il  fit 
donner  une  compagnie  franche  à  ce  misérable  assas- 
sin. Il  auroit  dû  la  faire  donner  plutôt  à  Bfellecourt], 
par  rapport  à  ses  anciens  services  et  à  ses  blessures. 

Revenons  à  notre  passage  du  Pô.  L'aile  droite  de 
la  cavalerie,  tant  de  la  première  ligne  que  de  la 
seconde,  passa  sur  le  pont  de  la  droite,  pendant  que 
l'aile  gauche  de  la  première  et  de  la  seconde  ligne 
passoit  sur  le  pont  de  la  gauche,  et  que  Tinfanterie, 
tous  les  grenadiers  à  la  tête,  passoit  sur  le  pont  du 
centre.  L'infanterie  battoit  aux  champs,  et  l'air  reten- 
tissoit  du  bruit  des  timbales  et  des  trompettes  de  la 
cavalerie  ^  Je  n'ai  jamais  vu  une  ardeur  de  combattre 
si  marquée  dans  nos  troupes.  Aussi,  en  moins  d'une 
demi-heure,  elles  furent  en  bataille  du  côté  de  l'en- 
nemi. Les  remparts  de  Casai  étoient  couverts  des 
habitants  de  cette  ville,  persuadés  qu'ils  auroient  le 
plaisir  de  voir  donner  une  bataille  sans  courir  aucun 
risque  ;  mais  la  prudence  du  Savoyard  en  avoit  ordonné 
autrement,  car  ce  prince,  qui  étoit  campé  à  une  petite 
lieue  de  nous,  se  retira  précipitamment,  le  7,  à  la  petite 
pointe  du  jour,  après  avoir  laissé  plusieurs  compa- 
gnies de  grenadiers  à  Balzola-  pour  favoriser  sa 
retraite. 

1.  C'est  le  6  mai  qu'eut  lieu  le  passage  du  Pô  [Mémoires 
militaires,  p.  213). 

2.  A  mi-chemin  entre  Trin  et  Casai. 


[Mai  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  5 

Défaite  de  V arrière- garde  de  Varmée  de  M.  de 
Savoie^.  —  Le  général  Vaubonne  commandoit  l'ar- 
rière-garde  de  son  armée,  composée  de  huit  compa- 
gnies de  grenadiers,  des  deux  régiments  de  dragons 
du  prince  Eugène  et  de  Vaubonne,  et  de  deux  cents 
cuirassiers.  Pendant  que  les  ennemis  abandonnoient 
leur  camp  de  Villanuova,  nous  marchions  à  eux  en 
bataille.  Aussitôt  que  M.  de  Vendôme  fut  informé  de 
leur  retraite,  il  ordonna  à  M.  de  la  Bretonnière^  de 
marcher  au  plus  vite  à  la  tête  de  quatre  cents  che- 
vaux, dont  cent  carabiniers,  pour  charger  leur  arrière- 
garde.  Les  régiments  de  dragons  de  Vérac  et  de 
Lautrec  furent  commandés  pour  le  soutenir.  M.  de  la 
Bretonnière,  ayant  rencontré  les  dernières  troupes  de 
M.  de  Vaubonne  en  deçà  d'un  défilé,  les  chargea  et 
les  poussa  jusqu'à  Treno^,  petit  village;  mais  il  fut 
bientôt  obligé  de  plier  lui-même,  après  que  M.  de 
Vaubonne  eut  rallié  ses  troupes,  sous  le  feu  de  plu- 
sieurs compagnies  de  grenadiers  qui  étoient  postées 
dans  ce  village.  Comme  MM.  de  Lautrec  et  de  Vérac 
suivoient  de  près  à  la  tête  de  leurs  régiments,  ils  lui 
donnèrent  le  temps  de  se  rallier,  et  ensuite,  tous  trois 
ensemble,  ils  attaquèrent  M.  de  Vaubonne  avec  une 
si  grande  impétuosité,  (ju'ils  mirent  en  déroute  la  plus 
grande  partie  de  son  arrière-garde  et  le  firent  pri- 
sonnier. Ce  fut  un  carabinier  qui  fit  cette  belle  cap- 

1.  Voyez  les  Mémoires  militaires,  p.  213-214  et  802-804; 
les  Mémoires  de  Saint-Simon  (éd.  Boislisle),  t.  XII,  p.  122-123; 
et  Y  Histoire  militaire  de  Quincy,  t.  IV,  343-345. 

2.  Gilles  de  Bolterel,  comte  de  la  Bretonnière,  était  mestre 
de  camp  de  cavalerie  depuis  1694;  il  deviendra  brigadier  en 
1704  et  maréchal  de  camp  en  1709. 

3.  Localité  que  nous  n'avons  pu  identifier. 


6  MÉMOIRES  [Mai  1704] 

ture.  Il  fut  bien  heureux  de  n'être  pas  tombé  entre 
les  mains  des  housards  :  ils  ne  lui  auroient  fait  aucun 
quartier;  ils  étoient  tous  irrités  contre  lui  :  dès  qu'un 
de  nos  housards  étoit  pris,  il  le  faisoit  pendre  au  pre- 
mier arbre.  Toute  l'armée  fut  charmée  d'apprendre 
que  ce  général  avoit  été  pris  ;  il  traitoit  très  mal  non 
seulement  tous  les  soldats,  mais  même  tous  les  offi- 
ciers qu'il  faisoit  prisonniers  ^  Comme  il  étoit  du 
Gomlat  et  qu'il  avoit  servi  en  France,  il  vouloit  appa- 
remment faire  sa  cour  aux  Impériaux  par  son  mau- 
vais procédé.  On  le  mit  dans  une  espèce  de  jardin  ou 
cimetière,  entouré  d'un  grillage  en  bois  vert,  qui  pré- 
cédoit  une  petite  chapelle,  et  à  la  garde  de  cinquante 
hommes  du  régiment  de  Piémont,  aux  ordres  précisé- 
ment de  M.  de  Ghampagnelle^,  qui,  comme  je  l'ai  dit, 
s'étoit  emparé  à  sa  barbe  de  Rosasco  pendant  le 
précédent  hiver^.  Notre  colonne  d'infanterie  passoit  à 
côté  de  cette   petite  chapelle  :  ainsi,  chaque  soldat, 

1.  «  C'est  ce  fameux  partisan  qui  en  a  usé  si  malhonnête- 
ment et  si  cruellement  avec  les  officiers  et  les  soldats  qu'il  a 
pris  sur  nous,  en  ayant  fait  tuer  plusieurs  après  les  avoir  pris, 
maltraité  de  paroles  et  fait  dépouiller  des  officiers  :  ce  qui  a 
fait  que  M.  de  Vendôme,  contre  son  honnêteté  et  sa  douceur 
ordinaires,  lui  a  parlé  avec  beaucoup  de  hauteur  et  de  mépris. 
Il  a  été  traité  de  môme  par  la  plupart  de  nos  officiers  qui  l'ont 
vu,  y  en  ayant  plusieurs...  auxquels  il  a  fait  mille  insultes  et 
tenu  de  très  impertinents  propos  pendant  qu'ils  étoient  en  sa 
puissance...  En  passant  par  le  village  de  Montferrat,  si  l'es- 
corte... n'avoit  empêché  les  paysans,  ils  l'auroient  assommé, 
ayant  pillé  et  exercé  toutes  les  cruautés  imaginables  en  ce 
pays-là.  »  (Relation  publiée  par  le  général  Pelet  dans  les 
Mémoires  militaires,  t.  IV,  p.  804.) 

2.  Il  a  appelé  cet  officier  M.  de  Carapanelle  en  1703  : 
tome  I,  p.  357. 

3.  Tome  I,  p.  357-359. 


[Mai  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  7 

sans  que  les  officiers  pussent  l'empêcher,  lui  donnoit 
son  coup  de  langue  en  passant.  Il  avoit  une  veste  de 
busc^  bordé  d'un  galon  d'or,  sans  habit.  Il  fut  très 
mal  reçu  de  M.  de  Vendôme,  et  avec  raison;  on  l'en- 
voya à  Casai. 

Le  duc  de  Vendôme,  apprenant  que  son  avant- 
garde  attaquoit  l'arrière-garde  du  duc  de  Savoie,  se 
rendit  sur-le-champ  à  l'endroit  où  se  donnoit  le  com- 
bat, et  il  arriva  dans  le  temps  que  les  ennemis  se 
retiroient  dans  Treno.  Voulant  cependant  profiter  de 
l'avantage  que  ses  troupes  venoient  de  remporter,  il 
fit  attaquer  ce  village  par  les  dragons  des  régiments 
Dauphin  et  de  Lautrec-,  après  les  avoir  fait  mettre 
pied  à  terre.  Les  ennemis,  ayant  fait  une  seule 
décharge,  abandonnèrent  le  village.  M.  de  Lautrec, 
lieutenant-colonel  de  Languedoc-dragons ^  fut  tué,  et 
il  y  eut  une  vingtaine  de  dragons  de  tués  ou  de  bles- 
sés dans  cette  attaque.  Nos  dragons  les  poursuivirent, 
la  baïonnette  au  bout  du  fusil,  si  vivement,  qu'ils  leur 
tuèrent  environ  cent  cinquante  hommes,  leur  prirent 
quatre  officiers,  soixante  soldats  et  cavaliers,  et  deux 
étendards.  Ils  les  poussèrent  jusqu'au  village  de 
Ramassana\   où   s'étoit  rendue    toute   leur   arrière- 

1.  «  Treillis  dur  et  piqué  que  les  tailleurs  mettent  au  bas  du 
pourpoint  des  hommes  par-devant,  pour  lui  donner  plus  de 
fermeté.  »  [Dictionnaire  de  Trévoux.) 

2.  Les  Mémoires  militaires  (t.  IV,  p.  803)  disent  Dragons- 
Dauphin  et  Languedoc,  ce  qui  est  plus  exact  ;  le  régiment  de 
Lautrec  avait  pris  part  à  la  première  attaque  avec  celui  de 
Vérac  (ci-dessus,  p.  5).  Notre  auteur  va  d'ailleurs  se  rectifier 
trois  lignes  plus  loin. 

.3.  Jean-Alexandre  de  Toulouse-Lautrec,  cadet  d'une  famille 
qui  prétendait  se  rattacher  aux  derniers  comtes  de  Toulouse. 
4.  Localité  qu'on  n'a  pu  identifier. 


g  MÉMOIRES  [Mai  1704] 

garde  et  le  duc  de  Savoie.  Gomme  l'ennemi  étoit 
posté  avantageusement,  notre  général  ne  jugea  pas 
à  propos  de  l'attaquer.  Nous  eûmes  dans  ces  diffé- 
rentes attaques  une  cinquantaine  d'hommes  de  tués 
ou  de  blessés.  Plusieurs  officiers  m'ont  dit  qu'ils 
avoient  vu  souvent  le  duc  de  Savoie,  et  qu'il  se  pré- 
sentoit  de  bonne  grâce  ^ 

Trin,  Crescentin.  —  Nous  fûmes  camper  ensuite  à 
Trin,  petite  ville  du  Montferrat^.  Nous  y  restâmes 
jusqu'au  8,  que  nous  en  décampâmes  pour  aller  atta- 
quer les  ennemis  qui  étoient  à  Crescentin,  autre  petite 
ville  vis-à-vis  la  forteresse  de  Verue,  le  Pô  entre  3.  Il 
en  sera  beaucoup  fait  mention  par  rapport  au  siège 
de  Verue.  Mais,  M.  de  Vendôme  ayant  bien  reconnu 
leur  situation,  et  jugeant  que  ce  poste  étoit  inatta- 
quable, les  ennemis  étant  comme  dans  une  île,  il  nous 
fit  camper  à  Fontana*,  à  trois  milles  en  deçà. 

Ce  fut  dans  ce  camp  où  la  désertion  de  nos  troupes 
fut  presque  générale.  M.  de  Vendôme  fut  obligé, 
pour  arrêter  ce  désordre,  de  faire  publier  à  la  tête  de 
l'armée  que  tous  les  soldats,  cavaliers  et  dragons 
qu'on  trouveroit  déserter  du  côté  de  l'ennemi  seroient 
rompus  vifs.  Il  y  en  eut  sept  ou  huit  arrêtés,  qui 
furent  exécutés.  Cet  ordre,  qui  auroit  été  cruel  dans 

1.  D'après  les  Mémoires  militaires  (p.  214),  Victor-Amédée 
n'aurait  échappé  à  la  cavalerie  française  que  grâce  à  la  vitesse 
de  son  cheval. 

2.  Cette  ville,  à  un  mille  au  nord  du  Pô  et  à  sept  milles  à 
l'ouest  de  Casai,  appartenait  à  la  Savoie  depuis  1631. 

3.  Sur  la  rive  gauche  et  à  quelque  distance  du  Pô,  Verue 
étant  sur  la  rive  droite. 

4.  Ou  plutôt  Fontanetto,  comme  disent  les  Mémoires 
militaires. 


[Mai  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  9 

un  autre  temps,  eut  son  effet  :  il  arrêta  la  désertion*. 
Ce  fat  aussi  dans  ce  camp  que  M.  de  Vendôme 
envoya  un  de  ses  trompettes  à  l'armée  ennemie  pour 
réclamer  quelques  prisonniers.  Le  trompette,  de  retour 
de  sa  commission,  rapporta  à  notre  général  qu'au 
premier  poste  des  ennemis  on  lui  a  voit  bandé  les  yeux, 
et  qu'on  l'avoit  conduit  ainsi  au  duc  de  Savoie  ;  qu'à 
son  retour  on  lui  avoit  fait  la  même  cérémonie.  M.  de 
Vendôme  fut  très  piqué  du  procédé  du  Savoyard;  il 
ordonna  qu'on  usât  de  représailles  sur  le  premier 
trompette  qui  viendroit  de  sa  part,  ce  qui  arriva 
quelques  jours  après.  J'avois  l'honneur,  ce  jour-là  pré- 
cisément, de  dîner  chez  notre  général.  Lorsqu'on  lui 
eut  présenté  le  trompette  du  duc,  avec  qui  M.  de 
Vendôme  badinoit  quelquefois  de  conversation,  il  lui 
dit  :  a  Mon  ami,  je  suis  bien  fâché  d'avoir  été  obligé 
«  de  vous  faire  bander  les  yeux.  Dites  à  votre  maître 
«  qu'il  convient  de  nous  faire  la  guerre  plus  poliment, 
«  sinon  que  je  lui  ferai  sentir  que  je  suis  plus  grand 
«  seigneur  que  lui  lorsque  j'ai  l'honneur  d'être  à  la 
«  tête  des  armées  du  Roi.  »  Outre  ce  procédé,  M.  de 
Vendôme  étoit  très  fâché  contre  ce  prince  de  ce  qu'il 
avoit  fait  l'impossible,  étant  encore  notre  allié,  pour 
l'empêcher  de  venir  commander  l'armée  d'Italie  après 
la  prise  du  maréchal  de  Villeroy  à  Crémone-.  On  pré- 

1 .  En  décembre  1684,  une  ordonnance  royale  avait  supprimé 
la  peine  de  mort  pour  les  déserteurs  ;  mais  ils  devaient  être 
mutilés,  marqués  à  la  joue  et  envoyés  aux  galères  [Journal  de 
Dangcau,  t.  I,  p.  78).  Au  xvin*  siècle,  on  les  incorpora  par- 
fois dans  les  troupes  de  la  marine,  au  lieu  de  les  condamner  au 
bagne  [Mémoires  du  duc  de  Luynes,  t.  VIII,  p.  324,  et  t.  XI, 
p.  160). 

2.  Cela  semble  difficile;  car  ce  fut  le  9  février  1702  qu'on 


10  MÉMOIRES  [Mai  1704] 

tend  qu'il  avoit  mandé  à  la  cour  de  France  qu'un 
homme  qui  n'étoit  pas  en  état  de  conduire  son  ménage 
l'étoit  encore  moins  pour  conduire  une  armée*.  Ce 
n'étoit  pas  l'intérêt  pour  la  France  qui  faisoit  agir  ainsi 
ce  prince;  mais,  comme,  depuis  longtemps,  il  s'atten- 
doit  (sic)  avec  les  Impériaux  et  qu'il  connoissoit  la 
probité,  la  candeur,  la  franchise  et  les  grands  talents 
dans  l'art  militaire  de  M.  de  Vendôme,  il  craignoit 
avec  juste  raison  un  si  grand  homme.  M.  de  Vendôme 
fut  averti  du  propos  du  duc  de  Savoie  :  il  ne  l'oublia 
point,  comme  il  se  verra  dans  la  suite;  car,  toutes  les 
places  qu'il  prenoit  en  Piémont,  il  les  faisoit  raser 
sur-le-champ^.  Il  en  auroit  fait  autant  de  Turin,  si  le 
malheur  qui  accabloit  la  France  pendant  l'année  1706 
ne  nous  l'eût  pas  enlevé  pour  aller  en  Flandres,  il 
auroit  mis  ce  prince  dans  la  même  situation  où 
Louis  XIV  avoit  réduit  le  duc  de  Lorraine^. 

Pendant  que  nous  étions  à  Fontana,  notre  pont  que 
nous  avions  sur  le  Pô  à  Trin  fut  emporté  par  les  eaux  ; 

apprit  à  Versailles  l'affaire  de  Crémone;  M.  de  Vendôme  fut 
désigné  le  soir  même,  sur  le  refus  de  M.  d'Harcourt,  et  partit 
le  surlendemain  [Dangeau,  t.  VIII,  p.  315  et  318;  Mémoires 
de  Saint-Simon,  éd.  Boislisle,  t.  X,  p.  88-89). 

1.  Allusion  au  mauvais  état  des  affaires  de  Vendôme  et  au 
pillage  de  ses  biens  par  son  frère  le  grand  prieur  et  par  l'abbé 
de  Chaulieu  [Saint-Simon,  t.  VI,  p.  196-197). 

2.  Il  exigeait  aussi  que  les  garnisons  se  rendissent  prison- 
nières de  guerre,  comme  nous  le  verrons  plus  loin  pour  Ver- 
ceil,  Verue,  etc. 

3.  Le  duc  Charles  V,  dont  Louis  XIV  avait  confisqué,  en 
1670,  les  Etats  conquis  par  le  maréchal  de  Créquy,  pour  le 
punir  de  ses  alliances  répétées  avec  l'Empereur.  La  Lorraine 
ne  fut  rendue  à  son  fils  Léopold  qu'en  1698,  par  suite  des  sti- 
pulations du  traité  de  Ryswyk. 


[Juin  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  11 

celui  que  les  ennemis  avoient  à  Verue  et  un  moulin 
eurent  le  même  sort,  dont  nous  profitâmes;  car  l'un 
et  l'autre  et  le  moulin  s'arrêtèrent  à  Casai. 

Auparavant  de  partir  de  ce  camp,  nous  apprîmes 
que  la  citadelle  de  Suse  s'étoit  rendue  au  duc  de 
la  Feuillade  le  11  de  ce  mois*. 

Enfin,  tous  les  préparatifs  pour  faire  le  siège  de 
Verceil  étant  faits,  nous  décampâmes  le  30  de  Fon- 
tana  pour  aller  à  Desana^,  qui  est  à  moitié  chemin  de 
ce  premier  village  à  Verceil.  Nous  y  restâmes  jus- 
qu'au 5  de  juin.  Le  marquis  de  Senneterre^  resta  à 
Trin  avec  trois  régiments  de  dragons;  outre  cela,  il 
avoit  encore  deux  régiments  du  même  corps  à  Tri- 
cerro*  sous  ses  ordres,  afin  d'être  à  portée  d'aller 
secourir  M.  d'Albergotti,  qui  étoit  toujours  à  Gabiano, 
village  au  delà  du  Pô  ;  nous  y  avions  un  pont. 

Le  5,  nous  partîmes  de  Desana,  après  y  avoir  laissé 
neuf  escadrons  et  six  bataillons.  Nous  arrivâmes  d'as- 
sez bonne  heure  à  Montanaro^,  village  à  une  petite 
lieue  en  deçà  de  Verceil.  Pendant  le  séjour  que  notre 
armée  y  fit,  les  ennemis  sortirent  au  nombre  de 
quatre  cents  chevaux  et  une  trentaine  d'housards,  pour 
venir  insulter  le  quartier  général,  qui  étoit  à  Monta- 
naro.  Ils  y  tuèrent  quelques  valets,  et  ensuite  ils  s'en 
retournèrent  si  promptementà  Verceil,  que  les  piquets 

1.  Mémoires  militaires,  t.  IV,  p.  127-135;  Histoire  militaire 
de  Quincy,  p.  346-347. 

2.  A  sept  kilomètres  de  VerceiL 

3.  Henri  de  la  Ferté,  comte  de  Senneterre  :  tome  I,  p.  288. 

4.  Bourgade  fortifiée,  dans  le  district  actuel  de  Desana. 

5.  A  quatre  kilomètres  de  Verceil,  non  loin  du  naviglio  qui 
réunit  la  Sesia  et  la  Doire  Baltée. 


12  MÉMOIRES  [Juin  1704] 

de  l'armée  ne  purent  les  joindre.  Le  7,  sur  le  midi, 
nous  arrivâmes  devant  Verceil.  Toute  la  cavalerie  de 
la  garnison  étoit  en  bataille  un  peu  en  deçà  du  glacis. 
Les  ennemis  nous  firent  l'honneur  de  nous  tirer 
quelques  coups  de  canon. 

Verceil.  —  La  ville  de  Verceil  est  grande,  les  rues 
assez  bien  percées,  les  églises  belles  ;  elle  étoit  connue 
du  temps  des  anciens  Romains,  il  y  a  un  évêché  suf- 
fragant  de  Milan  ;  il  y  a  eu  un  concile  célébré  en  1 050, 
par  le  pape  Léon  IX,  contre  Bérenger,  archidiacre 
d'Angers,  qui  nioit  la  réalité  du  corps  de  Jésus-Christ 
dans  l'Eucharistie.  Cette  place,  qui  étoit  une  des  plus 
fortes  du  duc  de  Savoie,  étoit  environnée  de  quatorze 
bastions  revêtus  et  de  dix  demi-lunes,  avec  un  bon 
fossé  et  un  bon  chemin  couvert.  On  prétend  que 
quatre  ducs  de  Savoie  y  ont  fait  travailler  pour  la 
rendre  aussi  forte  qu'elle  l'étoit^.  Elle  est  située  près 
de  la  Sesia,  petite  rivière  qui  sépare  le  Piémont  d'avec 
le  Milanois  ;  le  Cervo^,  petite  rivière,  coule  à  côté  de 
cette  place.  La  citadelle  en  est  petite.  La  garnison 
étoit  composée  de  quatorze  bataillons  et  de  cinq  cents 
chevaux  ;  elle  avoit  des  provisions  de  guerre  et  de 
bouche  suffisamment.  M.  des  Hayes,  gentilhomme  de 
Beauce  et  le  premier  lieutenant  général  du  Savoyard, 
en  étoit  gouverneur  ;  j'en  ai  dit  l'histoire  dans  l'article 
de  Turin  ^.  M.  de  Préla*  en  étoit  heutenant  de  roi. 


1.  Le  Grand  Dictionnaire  géographique  de  Bruzen  de  la  Mar- 
tinière  contient  une  longue  description  des  fortifications  de 
Verceil  d'après  des  mémoires  et  plans  de  1698. 

2.  Affluent  de  la  Sesia. 

3.  Ci-dessus,  tome  I,  p.  194-195. 

4.  Il  y  a  dans  le  manuscrit  M.  de  Priolo,  ou  Praolo.  C'est  le 


[Juin  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  13 

Quarante  bataillons,  dont  nous  étions,  et  cinquante- 
cinq  escadrons  furent  destinés  pour  ce  siège.  On  ne 
fit  point  de  ligne  de  circonvallation  ;  au  contraire, 
M.  de  Vendôme  fit  raccommoder  les  chemins  par  où 
le  duc  de  Savoie  pouvoit  venir  au  secours  de  cette 
placée  On  se  contenta  seulement  de  faire  occuper  par 
des  détachements  le  village  de  Gasalrosso,  les  châ- 
teaux de  Montanaro,  de  Lignana^,  et  quelques  autres. 

Tout  étant  prêt  pour  l'ouverture  de  la  tranchée^, 
elle  se  fit  dans  la  nuit  du  14  au  15  par  M.  de  Vaube- 
court,  premier  lieutenant  général  de  l'armée,  à  la 
droite,  du  côté  des  Capucins,  avec  sept  bataillons  et 
quatre  escadrons.  M.  de  Toralva^,  maréchal  de  camp 
espagnol,  commandoit  la  gauche  de  la  tranchée,  qu'il 
appuya  au  chemin  qui  va  de  Verceil  à  Casai,  et  la 
droite  étoit  appuyée  à  la  Sesia.  On  attaquoit  les  bas- 
tions qui  formoient  ce  qu'on  appelle  la  citadelle  parce 
qu'ils  étoient  enfermés  par  des  ouvrages  qu'on  avoit  faits 
au  dedans  de  la  ville.  Nous  perdîmes,  ce  premier  jour, 
environ  soixante-dix  hommes,  tant  tués  que  blessés. 

La  nuit  du  15  au  16,  la  tranchée  fut  relevée  par  le 

comte  de  Préla  [Mémoires  militaires,  p.  814  et  816);  M.  des 
Hayes  fut  malade  une  partie  du  temps,  et  la  charge  du  com- 
mandement revint  à  M.  de  Préla. 

1.  La  Gazette  (p.  296)  dit  au  contraire  que  Vendôme  fit 
rompre  tous  les  chemins  venant  du  camp  du  duc  de  Savoie. 

2.  Villages  situés  au  nord  et  à  l'ouest  de  Desana. 

3.  Sur  le  siège  de  Verceil,  voyez  les  Mémoires  militaires, 
p.  227-238;  la  Gazette  d'Amsterdam,  n°'  lxiii  à  lxvi;  les 
relations  données  dans  le  Mercure  de  juin  et  de  juillet;  l'His- 
toire militaire  de  Quincy,  t.  IV,  p.  347-362;  la  Gazette,  p.  296, 
308,  319-322,  344,  etc.;  les  lettres  et  mémoires  insérés  dans 
les  Mémoires  de  Sourches,  t.  VIII,  p.  384-389;  etc. 

4.  Il  signait  :  Torralba. 


U  MÉMOIRES  [Juin  1704] 

marquis  de  Barbezières^  à  la  droite,  et,  à  la  gauche,  par 
M.  de  Valdefuentès^,  maréchal  de  camp  espagnol, 
avec  le  même  nombre  de  bataillons.  On  travailla  ce 
même  jour,  et  la  nuit  ensuite,  à  deux  batteries  de 
canon  et  à  une  de  bombes. 

La  nuit  du  16  au  17,  le  comte  de  Médavy  releva  la 
tranchée,  toujours  avec  pareil  nombre  de  bataillons. 
Les  ennemis  tentèrent,  ce  jour-là,  de  faire  une  sor- 
tie, parce  que  la  communication  avoit  été  rompue  par 
le  débordement  de  la  Sesia,  causé  par  la  fonte  des 
neiges;  mais,  voyant  qu'on  étoit  préparé  à  les  bien 
recevoir,  ils  se  retirèrent  promptement. 

La  nuit  du  17  au  18,  le  comte  de  Ghemerault  et  le 
comte  d'Aubeterre  relevèrent  la  tranchée  avec  sept 
bataillons,  dont  les  deux  du  régiment.  Nous  pous- 
sâmes notre  sape  à  soixante  toises  du  glacis.  Un  bou- 
let de  canon,  ayant  donné  sur  le  revers  de  la  tranchée, 
m'envoya  une  pierre  grosse  comme  le  pouce,  qui  me 
frappa  la  mâchoire  d'en  bas  ;  j'en  ai  toujours  la  marque. 

La  tranchée  fut  relevée,  la  nuit  du  18  au  19,  par 
M.  de  Langalerie^.  Les  ennemis  firent  ce  jour-là  une 

1.  Charles-Louis  de  Barbezières-Chemerault,  marquis  de 
Barbezières  (1651-1709),  était  lieutenant  général  depuis  1696. 
C'était  un  familier  de  Vendôme,  qui,  en  1703,  l'avait  chargé 
d'une  mission  secrète  en  Tyrol;  il  fut  arrêté  alors  et  jeté  en 
prison  à  Innsbruck,  où  il  resta  plusieurs  mois  [Mémoires  de 
Saint-Simon,  t.  XI,  p.  72-74  et  262,  et  t.  XII,  p.  120-121). 

2.  Ferdinand  de  Portugal-Alencastro,  second  fils  du  duc 
d'Abrantès,  marquis  de  Valdefuentès,  hérita  du  titre  de  duc  de 
Linarès  à  la  mort  du  frère  de  sa  mère.  Philippe  V,  dont  il  avait 
été  un  des  premiers  partisans,  le  nomma,  en  septembre  1704, 
directeur  de  la  cavalerie  en  Milanais,  et  lui  donna  en  1709  la 
vice-royauté  du  Mexique,  où  il  mourut  en  1715. 

3.  Philippe  de  Gentils,  marquis  de  Langalerie,  venait  d'être 


[Juin  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  15 

sortie  commandée  par  un  capitaine  du  régiment  des 
gardes  du  duc  de  Savoie;  mais,  cet  officier  ayant  eu 
la  tête  emportée  d'un  boulet  de  canon,  elle  n'eut  aucun 
effet.  J'appris  depuis  que  c'étoit  le  comte  de  Moret', 
frère  de  MM.  de  Solari,  mes  bons  amis,  avec  qui 
j'avois  été  mousquetaire  du  Roi^;  ils  étoient  tous  deux 
dans  la  place,  ce  que  je  ne  savois  pas. 

Deux  jours  auparavant,  on  avoit  fait  une  batterie 
de  vingt  pièces  de  canon  et  de  douze  mortiers,  qui 
démontèrent  plusieurs  pièces  de  canon  des  assiégés. 
On  en  avoit  fait  une  autre,  de  douze  pièces  de  huit  à 
ricochet^,  au  delà  de  la  Sesia,  qui  voyoit  à  revers  le 
chemin  couvert,  et  elle  le  prenoit  si  fort  à  revers, 
qu'elle  fit  perdre  beaucoup  de  monde  aux  ennemis.  Il 
m'a  été  rapporté  qu'un  seul  de  ses  boulets  avoit  tué 
neuf  hommes  dans  le  chemin  couvert. 

La  nuit  du  19  au  20,  on  fit  une  parallèle  à  vingt 
toises  du  glacis,  et,  depuis  ce  dernier  jour  jusqu'au  25, 
on  travailla  à  la  sape.  Il  ne  se  passa  rien  de  considé- 
rable à  la  tranchée;  le  régiment  la  monta  le  24.  Je 
ferai  ici  une  petite  remarque.  Mon  frère,  auteur  de 

fait  lieutenant  général  en  février  1704.  Il  passera  aux  Impé- 
riaux au  commencement  de  1706  et  contribuera  à  la  défaite  des 
Français  devant  Turin.  Après  les  aventures  les  plus  extraordi- 
naires, que  M.  de  Boislisle  a  racontées  dans  la  Revue  histo- 
rique de  novembre  1897  et  janvier  1898,  il  finit  par  mourir 
dans  la  prison  impériale  de  Vienne,  en  1717. 

1.  Nous  retrouverons  plus  loin  (p.  27-29)  ce  comte  de  Moret 
et  ses  deux  frères,  et  notre  auteur  donnera  alors  sur  leur 
compte  des  détails  assez  circonstanciés.  —  Moretta,  dans  le 
marquisat  de  Saluées,  était  possédé  par  les  Solari  depuis  le 
xiv^  siècle. 

2.  Ci-dessus,  tome  I,  p.  130,  245  et  345. 

3.  Ce  genre  de  tir,  inventé  par  Vauban,  avait  été  inauguré 
par  lui  au  siège  de  Philipsbourg  en  1088. 


16  MÉMOIRES  [Juin  1704] 

VHistoire  militaire  de  Louis  XIV,  ne  nous  fait  pas 
monter  la  tranchée  une  seule  fois.  Cependant  notre 
régiment  étoit  chef  de  brigade  \  et  nous  la  montâmes 
aussi  souvent  que  les  autres^. 

La  nuit  du  2l5  au  26,  les  régiments  de  Lyonnois, 
d'Anjou  et  des  Vaisseaux  relevèrent  la  tranchée,  aux 
ordres  de  MM.  de  Médavy,  Valdefuentès  et  d'Orge- 
mont.  On  travailla  à  une  communication  pour  joindre 
l'attaque  de  la  gauche  à  celle  de  la  droite,  une  espèce 
de  parallèle.  On  fit  une  batterie  de  six  pièces  de  canon 
de  vingt-quatre  et  une  de  mortiers. 

Pendant  la  nuit  précédente,  les  assiégés  firent  un 
feu  continuel  de  canon  et  de  mousqueterie,  et  ils  nous 
jetèrent  beaucoup  de  bombes  et  de  pierres  ;  cependant 
ils  nous  tuèrent  peu  de  monde  :  il  y  eut  une  trentaine 
de  soldats  de  blessés. 

M.  de  Vendôme  visitoittous  les  jours  les  tranchées, 
et  il  encourageoit  les  soldats.  Il  leur  parloit  avec  tant 
de  bonté,  qu'ils  étoient  charmés  d'avoir  un  si  grand 
homme  pour  leur  général.  Un  jour  que  j'y  étois,  un 
grenadier  lui  dit  :  «  Monseigneur,  donnez-moi  une 
a  prise  de  votre  tabac;  on  dit  que  vous  en  avez  tou- 
«  jours  d'excellent.  »  —  «  Tiens,  prends,  mon  cama- 
«  rade,  lui  répondit  le  prince.  »  —  «  Non,  mon  géné- 
«  rai,  lui  répliqua  le  grenadier,  j'aime  mieux  que  vous 

1.  C'est-à-dire  que,  le  colonel  de  Bourgogne,  M.  de  Dreux, 
étant  brigadier,  la  brigade  que  son  régiment  formait  avec  un 
autre,  dont  le  chef  n'était  que  colonel,  portait  le  nom  de 
Bourgogne. 

2.  En  effet,  le  marquis  de  Quincy,  dans  son  récit  du  siège, 
ne  cite  jamais  le  régiment  de  Bourgogne.  Mais  comment  se 
fait-il  que  notre  auteur  ne  dise  mot  de  la  blessure  que  le  mar- 
quis de  Dreux,  son  colonel,  reçut  au  siège  [Mémoires  de 
Sourc/ies,  t.  VIII,  p.  408)  ? 


[Juin  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  17 

a  m'en  donniez  vous-même.  La  raison  en  est  simple  : 
«  vous  m'en  donnerez  davantage.  »  M.  de  Vendôme 
lui  versa  toute  sa  tabatière  *.  Il  connoissoit  tous  les 
officiers  du  régiment  par  leurs  noms;  ainsi,  dès  qu'il 
en  voyoit  quelqu'un,  il  lui  parloit  toujours. 

La  nuit  du  26  au  27,  la  tranchée  fut  relevée  par 
les  régiments  de  Lombardie",  de  Piémont,  de  Ven- 
dôme, de  Croy  et  de  Berwick^,  aux  ordres  de  MM.  de 
Montgon,  de  Ghartoigne^  et  de  Montsoreau.  Je  fus 
dîner  ce  jour-là  à  la  tranchée;  on  y  faisoit  la  plus 
grande  chère  du  monde  :  il  falloit  bien  quelquefois  se 
distraire  de  notre  petit  ordinaire.  Pendant  le  diner,  il 
nous  arriva  plusieurs  déserteurs  de  la  place,  entre 
autres  un  bonhomme  âgé,  qui  avoit  une  grande  barbe 
et  toute  blanche.  «  Eh!  que  diable  faisiez-vous  dans 
«  cette  ville,  père  Abraham?  »  lui  dit  M.  de  Mont- 
gon. —  a  Quoi,  Monseigneur,  lui  répliqua  le  soldat, 
a  est-ce  que  j'ai  l'honneur  d'être  connu  de  vous?  » 
Véritablement  cet  homme  s'appeloit  Abraham.  Il  nous 
conta  son  histoire  :  il  étoit  maître  d'école  en  Suisse  ; 
il  s'engagea  avec  plusieurs  de  ses  écoliers  parce  qu'on 
lui  avoit  fait  entendre  qu'en  moins  de  six  mois  il 
s'enrichiroit  par  la  maraude  et  par  le  butin  qu'il  feroit 

1.  Malgré  la  répugnance  de  Louis  XIV  pour  le  tabac  à  priser, 
l'usage  en  était  devenu  presque  général.  Certains  hommes, 
comme  le  grand  prieur  de  Vendôme,  frère  du  duc,  ne  se  ser- 
vaient pas  de  tabatière,  mais  avaient  à  leurs  vêtements  une 
poche  doublée  en  cuir,  dans  laquelle  ils  prenaient  leur  tabac. 

2.  Régiment  italien  au  service  d'Espagne,  comme  celui  de 
Croy,  qui  était  composé  principalement  de  Flamands  et  de 
Belges. 

3.  Formé  en  1698  avec  les  débris  de  différents  corps  irlandais. 

4.  Philippe-François  de  Chartoigne  :  tome  I,  p.  210. 

U  2 


18  MÉMOIRES  [Juin  1704] 

sur  les  François.  «  Mais,  ajouta-t-il,  voyant  qu'il  n'y 
«  avoit  que  des  coups  à  gagner,  j'ai  déserté  pour  m'en 
«  retourner  chez  moi  et  y  vivre  tranquillement.  »  Ce 
jour-là,  on  travailla  à  deux  batteries  de  canon  de  six 
pièces  chacune,  pour  ruiner  les  défenses.  M.  Buel, 
capitaine  de  Berwick,  et  M.  Moreau,  commissaire 
d'artillerie,  furent  tués. 

La  nuit  du  %1  au  28,  les  régiments  de  Normandie, 
de  l'Ile-de-France  ^  de  Beaujolois^,  et  un  autre  régi- 
ment relevèrent  la  tranchée,  aux  ordres  de  MM.  de 
Ghemerault,  d'Aubeterre  et  de  CaraccioU^.  On  tra- 
vailla à  plusieurs  sapes  et  à  faire  fouiller  le  mineur, 
afin  de  pouvoir  trouver  les  mines.  Nous  essuyâmes, 
ce  jour-là,  un  grand  orage  ;  nos  tranchées  en  furent 
très  incommodées,  nos  tentes  renversées. 

La  nuit  du  2l8  au  29,  la  tranchée  fut  relevée  par 
les  régiments  de  Bonezane*,  de  la  Vieille-Marine,  de 
Médoc,  de  Cambrésis^  et  de  Bassigny^,  aux  ordres  de 
de  Langalerie,  d'Arène  et  d'Imécourt.  La  sape  se 


1.  Créé  en  1684;  le  marquis  de  Broglie  (ci -après,  p.  20) 
en  était  colonel  depuis  1698. 

2.  Ce  régiment,  qui  datait  de  1685,  perdra  son  colonel  à  ce 
siège  (ci-après,  p.  21). 

3.  Thomas  Caraccioli  était  maréchal  de  camp  au  service 
d'Espagne  et  passa  à  celui  de  France  en  1707;  il  devint  lieute- 
nant général  en  1718  et  gouverneur  de  Briançon;  il  ne  mourut 
qu'en  1755,  à  cent  un  ans. 

4.  Régiment  espagnol,  dont  notre  auteur  orthographie  le 
nom  Bollesane. 

5.  Ce  régiment  avait  été  formé,  en  septembre  1684,  avec  un 
bataillon  du  régiment  de  Piémont. 

6.  Créé  en  1684,  comme  le  précédent,  il  avait  pour  colonel 
le  chevalier  de  Bullion  depuis  1702;  en  1749,  il  fut  incorporé 
dans  Royal-Comtois. 


[Juin  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  19 

poussa  jusqu'à  dix  toises  du  chemin  couvert.  On 
acheva  une  batterie  de  six  mortiers  à  la  droite.  Nous 
perdîmes  assez  de  monde  pendant  cette  tranchée; 
MM.  de  Sanzay,  commissaire  d'artillerie,  de  Pont- 
catron,  lieutenant  du  régiment  de  Bassigny,  et  Mon- 
tigny,  lieutenant  de  Médoc,  furent  blessés  ^ 

La  nuit  du  29  au  30,  MM.  de  Bouligneux,  de  Goës- 
briant  et  chevalier  de  Luxembourg^  relevèrent  la 
tranchée  avec  les  bataillons  de  Mendoze- espagnol, 
de  Bourgogne,  de  Sourches^,  de  Maulévrier*  et  de 
Beauce^.  On  s'avança  par  la  sape  jusqu'à  huit  toises 
de  l'angle  flanqué  du  chemin  couvert,  à  l'attaque  de 
la  droite.  On  en  fît  autant  à  l'attaque  de  la  gauche,  et 
une  allant  à  la  capitale  de  la  demi-lune^. 

Le  2,  M.  de  Vendôme,  auparavant  d'attaquer  les 
trois  angles  du  chemin  couvert,  fit  éventer  les  mines 
des  ennemis  qui  étoient  chargées  :  après  quoi,  nos 
grenadiers  se  logèrent  dans  les  trous  que  les  mines 
avoient  faits.  Les  assiégés  firent  plusieurs  tentatives 
pour  nous  en  chasser,  mais  inutilement.  On  se  logea 

1.  Le  général  Susane  dit  que  M.  de  Montigny  fut  tué  [His- 
toire de  Vinfanteric,  t.  IV,  p.  387). 

2.  Christian-Louis  de  Montmorency-Luxembourg,  prince  de 
Tingry  en  1711,  avait  été  chevalier  de  Malte;  brigadier  d'in- 
fanterie depuis  janvier  1702,  il  sera  nommé  lieutenant  général 
en  septembre  1708,  pour  avoir  réussi  à  faire  entrer  du  secours 
dans  Lille  assiégé,  et  deviendra  maréchal  de  France  en  1734. 

3.  Ce  régiment,  levé  en  1695  par  le  comte  de  Sanzay,  avait 
été  donné  au  chevalier  de  Sourches  en  octobre  1703, 

4.  Créé  en  1675,  il  avait  pour  colonel  le  chevalier  de  Maulé- 
vrier;  il  prendra  le  nom  de  Beaujolais  en  1762. 

5.  Levé  en  1684. 

6.  C'est  la  ligne  tirée  depuis  le  centre  de  la  derai-Iune  jus- 
qu'à la  pointe.  [Dictionnaire  de  Trévoux.) 


20  MÉMOIRES  [Juillet  1704] 

aussi  sur  les  angles  flanqués  du  chemin  couvert. 
Ensuite  la  sape  fut  continuée  le  long  de  la  contres- 
carpe, ce  qui  obligea  les  ennemis  d'abandonner  entiè- 
rement le  chemin  couvert,  d'autant  plus  que  la  bat- 
terie à  ricochet  qui  étoit  au  delà  de  la  Sesia  les  fatiguoit 
infiniment.  Cependant  on  ne  put  encore  les  chasser 
de  quelques  traverses  que  le  5. 

Le  6,  MM.  de  Bouligneux  et  de  Goësbriant  étant  de 
tranchée,  on  travailla  à  plusieurs  batteries  sur  le  che- 
min couvert,  pour  battre  en  brèche  la  demi-lune  ;  on 
y  travailla  jusqu'au  10,  pendant  lequel  temps  on  tra- 
vailla à  saigner  le  fossé  et  à  faire  trois  galeries  pour 
y  descendre. 

Le  10,  le  régiment  monta  la  tranchée  avec  cinq 
autres  bataillons,  aux  ordres  de  M.  de  Las  Torrès,  de 
M.  d'Aubeterre  et  du  marquis  de  Broglie^.  C'étoit  un 
jour  maigre;  M.  d'Aubeterre,  qui  étoit  dévot  ou  qui 
le  faisoit,  nous  donna  un  dîné  superbe  en  maigre.  Il 
avoit  fait  venir  du  poisson  de  presque  tous  les  lacs 
d'Italie.  Il  y  avoit  une  table  en  long,  de  soixante-quinze 
couverts,  couverte  des  plus  beaux  poissons  que  j'aie 
jamais  vus^.  Dans  le  temps  que  nous  allions  nous 
mettre  à  table,  il  tomba  une  bombe  près  de  la  table. 
En  crevant,  elle  couvrit  si  malicieusement  tous  les 
plats  de  terre,  qu'on  ne  voyoit  plus  les  poissons.  Cet 

1.  Charles-Guillaume,  marquis  de  Broglie,  frère  aîné  du 
second  maréchal,  était  colonel  du  régiment  de  l'Ile-de-France; 
il  épousa  en  1710  la  fille  du  futur  chancelier  Voysin,  et  parvint 
en  1718  au  grade  de  lieutenant  général.  Notre  auteur  parlera 
plus  longuement  de  lui  dans  le  récit  de  la  campagne  de  1705. 

2.  Sur  le  luxe  dans  les  armées,  voyez  ci-dessus,  p.  17,  et 
tomel,  p.  90,  et  le  commentaire  des  Mémoires  de  Saint-Simon 
(éd.  Boislisle),  t.  XIII,  p.  343-344,  et  t.  XIV,  p.  414-415. 


[Juillet  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  21 

accident  nous  fit  beaucoup  de  peine.  Elle  en  fit  davan- 
tage au  comte  d'Aubeterre;  car  cette  bombe  fit  ce 
ravage  dans  le  temps  que  tout  le  monde  faisoit  com- 
pliment à  ce  général  de  la  magnificence  avec  laquelle 
il  régaloit  les  officiers  de  la  tranchée.  Nous  autres  offi- 
ciers particuliers,  nous  ne  fûmes  cependant  pas  la 
dupe  de  madame  la  bombe;  avec  nos  cuillers,  nos 
fourchettes  et  nos  couteaux,  nous  enlevâmes  le  mieux 
que  nous  pûmes  la  terre  qui  couvroit  les  poissons,  que 
nous  mangeâmes  avec  autant  de  plaisir  que  si  l'acci- 
dent n'étoit  point  arrivé.  La  nuit  d'ensuite,  les  eaux 
du  fossé  s'écoulèrent  entièrement. 

La  nuit  du  11  au  12,  les  mineurs  se  logèrent  à  la 
demi-lune.  M.  de  Ménestrel,  colonel  du  régiment  de 
Beaujolois^  et  beau-frère  de  M.  de  Bezons^,  fut  tué, 
regretté  généralement,  non  seulement  de  tous  les  offi- 
ciers généraux,  mais  de  tous  les  officiers  particuliers. 
Son  régiment  fut  donné  à  M.  deLutteaux,  son  frère^. 

Le  12  et  le  13,  on  ne  cessa  de  battre  en  brèche  la 
demi-lune.  Le  14,  nos  mineurs  furent  obligés  de  quit- 
ter plusieurs  fois  leurs  travaux  par  le  grand  nombre 
de  feux  d'artifices  dont  les  assiégés  les  accabloient. 

La  nuit  du  1 5  au  16,  Lombardie,  Piémont,  la  Sarre '^ 

1.  N.  Le  Ménestrel  de  Hauguel  de  Lutteaux,  fils  d'un 
«  homme  d'affaires  »  de  Paris  [Sourches,  t.  IX,  p.  20),  avait 
ce  régiment  depuis  décembre  1702. 

2.  Le  futur  maréchal  de  Bezons  (tome  I,  p.  81)  avait  épousé 
en  1694  Marie-Marguerite  Le  Ménestrel. 

3.  Etienne  Le  Ménestrel  de  Lutteaux,  d'abord  capitaine  de 
cuirassiers,  devint  lieutenant  général  en  1738  et  mourut  à 
Lille,  en  1745,  de  blessures  reçues  à  la  bataille  de  Fontenoy. 

4.  Levé  en  Lorraine,  en  1651,  par  le  maréchal  de  la  Ferté, 
ce  régiment  prit,  en  1685,  le  nom  de  la  Sarre. 


22  MÉMOIRES  [Juillet  1704] 

et  Berwick  étant  de  tranchée  aux  ordres  de  MM.  de 
Ghemerault,  de  Ghartoigne  et  d'Estaires\  ce  premier 
fit  attaquer  la  demi-lune,  quoiqu'il  n'y  eût  qu'une 
brèche  à  passer  dix  hommes  de  front.  M.  de  Maran- 
val,  précédé  d'un  sergent  et  de  cinq  grenadiers,  s'en 
empara  à  la  tête  de  trente  grenadiers,  et  ensuite  on 
travailla  à  s'y  loger.  Le  tout  se  fit  sans  beaucoup  de 
perte  de  notre  part.  Ce  même  jour,  on  éleva  une  bat- 
terie sur  la  place  d'armes  du  chemin  couvert,  pour 
battre  en  brèche  la  courtine.  Nous  eûmes  une  soixan- 
taine d'hommes  de  tués  ou  de  blessés  pendant  cette 
tranchée. 

La  nuit  du  16  au  17,  le  régiment  de  Garaccioli, 
ceux  de  Normandie,  de  Sourches  et  de  Groy  rele- 
vèrent la  tranchée  aux  ordres  de  MM.  de  Langalerie, 
Toralva  et  Garaccioli.  Nos  travailleurs  furent  obligés 
d'abandonner  un  boyau  qu'ils  avoient  fait  avec  des 
gabions  et  des  sacs  à  terre  pour  faire  une  communi- 
cation tirant  vers  la  face  de  la  droite  du  bastion  gauche. 
M.  Garré,  capitaine  au  régiment  de  Groy,  un  lieute- 
nant et  un  sous-lieutenant  de  Normandie  furent  tués 
avec  vingt-cinq  soldats,  et  une  centaine  de  blessés; 
M.  de  Maurignac,  capitaine  des  grenadiers,  M.  de  Saus- 
sicourt,  aide-major  de  ce  régiment,  MM.  Menu,  bri- 
gadier des  ingénieurs,  et  Digats,  ingénieur,  furent 
blessés. 

La  nuit  du  17  au  18,  d'Avesane-espagnol,  la  Vieille- 
Marine,  la  Sarre  et  l'Ile-de-France  relevèrent  la  tran- 
chée, aux  ordres  de  MM.  de  Bouligneux,  d'Arène  et 
d'Orgemont.  Nous  eûmes  six  hommes  de  tués  et  quinze 

1.  Le  manuscrit,  suivant  V Histoire  militaire,  dit  ici  :  M.  Des- 
torces;  c'est  le  comte  d'Estaires  (tome  I,  p.  356). 


[Juillet  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  23 

de  blessés.  Ce  jour-là,  on  fît  plusieurs  épaulements 
dans  les  tranchées,  et  on  occupa  tout  le  dedans  de  la 
demi-lune. 

Prise  de  Verceil.  —  La  nuit  du  1 8  au  19,  les  enne- 
mis voyant  nos  mineurs  attachés  aux  deux  bastions 
du  front  attaqué,  ou  plutôt  leur  manquant  quelque 
chose  de  nécessaire  pour  continuer  à  défendre  la  place, 
comme  il  est  à  présumer,  ils  demandèrent  à  capituler. 
C'étoit  MM.  de  Colmenero,  d'Aubeterre  et  de  Mont- 
soreau  qui  étoient  de  tranchée.  On  fut  très  surpris, 
dans  notre  armée,  de  ce  que  les  assiégés  vouloient  se 
rendre  si  promptement,  d'autant  plus  qu'il  n'y  avoit 
aucune  brèche  au  corps  de  la  place  et  qu'ils  avoient 
une  seconde  enceinte,  dont  nous  ne  pouvions  nous 
rendre  maîtres  qu'avec  du  canon  ' . 

M.  de  Vendôme  se  rendit  sur-le-champ  à  la  tran- 
chée. Il  envoya  M.  de  Guerchy,  brigadier,  et  M.  de 
Louvignies,  colonel  d'un  régiment  espagnol^,  pour 
otages  dans  la  ville.  M.  des  Hayes,  gouverneur  de 
Verceil,  qui  étoit  malade,  envoya  de  son  côté  le  comte 
d'Harrach,  colonel  d'un  régiment  portant  son  nom  \ 
et  le  major  de  la  place.  Quel  fut  notre  étonnement, 
j'y  étois  présent,  lorsque  nous  entendîmes  le  discours 
de  M.  de  Vendôme  à  ces  Messieurs  :  qu'ils  ne  dévoient 
s'attendre  à  aucune  capitulation  que  M.  des  Hayes  et 

1.  Voyez  ci-après,  p.  28,  n.  3. 

2.  Le  marquis  de  Louvignies,  d'origine  wallonne  ou  lorraine, 
était  depuis  1698  colonel  d'un  régiment  allemand  au  service 
d'Espagne  ;  il  deviendra  par  la  suite  maréchal  de  camp  et  gou- 
verneur de  Lerida,  où  il  mourut  en  novembre  1710. 

3.  Jean-Joseph-Philippe,  troisième  fils  du  comte  d'Harrach 
qui  fut  ambassadeur  de  l'Empereur  à  Madrid  jusqu'en  1098, 
était  né  en  1678  et  devint  feld-maréchal-général  en  1723. 


24  MÉMOIRES  [Juillet  1704] 

les  autres  officiers  de  la  place  ne  fussent  convenus 
auparavant  de  se  rendre,  eux  et  la  garnison,  prison- 
niers de  guerre  !  Malgré  tout  ce  que  put  dire  le  comte 
d'Harrach  pour  obtenir  une  capitulation  plus  hono- 
rable, notre  général  s'opiniàtra  toujours  à  ne  vouloir 
point  les  écouter  qu'ils  ne  fussent  d'accord  sur  ce  pre- 
mier article.  Le  major  de  la  place  fut  rendre  compte 
au  gouverneur  de  la  proposition  de  M.  de  Vendôme, 
qui  se  rendit  avec  le  comte  d'Harrach  et  nos  officiers 
généraux  dans  une  abbaye^  qui  étoit  près  de  la  queue 
de  la  tranchée,  pour  attendre  la  réponse.  Y  étant 
arrivé,  plusieurs  officiers  généraux  prirent  ce  prince 
en  particulier,  et  ils  lui  marquèrent  la  surprise  où  ils 
étoient  de  ce  qu'il  s'opiniàtroit  d'avoir  cette  garnison 
prisonnière  de  guerre;  ils  lui  exposèrent  qu'elle  pou- 
voit  tenir  encore  au  moins  trois  semaines  et  obtenir 
une  capitulation  plus  honorable.  «  Messieurs,  leur 
a.  répondit  M.  de  Vendôme,  c'est  par  rapport  à  vos 
«  raisons  mêmes  que  je  les  veux  avoir  prisonniers  de 
«  guerre.  Il  leur  manque  certainement  quelque  chose, 
«  puisqu'ils  veulent  capituler  si  promptement.  Je  vous 
a  donne  ma  parole  qu'ils  acquiesceront  à  ma  propo- 
«  sition.  p  Cependant  il  y  avoit  déjà  presque  cinq 
heures  que  M.  de  Vendôme  attendoit  la  réponse  du 
gouverneur,  et,  comme  il  commençoit  à  s'impatien- 
ter, il  envoya  un  officier  lui  dire  que,  s'il  retardoit 
encore,  il  lui  renverroit  son  otage.  Enfin  le  major 
revint,  qui  dit  à  M.  de  Vendôme  la  surprise  où  étoit 

1.  C'est  celle  dont  parlent  les  Mémoires  de  Sourches,  t.  VIII, 
p.  398.  Elle  ne  ligure  pas  sur  la  carte  spéciale  du  siège  de  Ver- 
ceil  donnée  par  le  général  Pelet  dans  l'atlas  des  Mémoires 
militaires. 


[Juillet  1704J  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  25 

M.  des  Hayes;  que  cette  proposition  l'a  voit  si  cruel- 
lement touché,  qu'il  avoit  dit  tout  en  colère  que,  plu- 
tôt que  d'accepter  une  telle  capitulation,  il  périroit 
plutôt  l'épée  à  la  main,  étant  persuadé  que  toutes  les 
troupes  qui  composoient  sa  garnison  étoient  dans  les 
mêmes  sentiments.  M.  de  Vendôme  renvoya  le  major 
de  la  place,  accompagné  de  M.  d'Esgrigny,  intendant 
de  l'armée,  et  de  M.  Duchy^  général  des  vivres.  Ces 
deux  messieurs  furent  envoyés  pour  engager  le  gou- 
verneur à  se  soumettre  aux  volontés  de  notre  général  ; 
mais  tous  leurs  discours  ne  servirent  qu'à  l'aigrir 
davantage.  Il  leur  dit  que,  malgré  sa  maladie,  il  se 
feroit  porter  plutôt  sur  la  brèche,  et  qu'il  s'y  feroit 
tuer  et  ensevelir  sous  les  ruines;  que  tous  les  officiers 
et  tous  les  soldats  en  feroient  de  même.  M.  d'Esgri- 
gny et  M.  Duchy,  après  plusieurs  contestations, 
revinrent  à  l'abbaye  trouver  M.  de  Vendôme.  Us  lui 
amenèrent  M.  de  Préla,  lieutenant  de  roi  de  la  ville, 
qui  supplia  le  duc  de  Vendôme  d'accorder  une  capi- 
tulation telle  qu'on  accorde  à  une  garnison  qui  s'est 
défendue  avec  toute  la  valeur  possible.  «  Monsieur, 
«  lui  dit  notre  général,  je  me  lasse  de  l'opiniâtreté  de 
<i  votre  gouverneur.  Je  vous  donne  encore  deux 
«  heures  à  vous  déterminer  ;  mais,  passé  ce  temps, 
«  il  n'y  aura  plus  de  capitulation.  Il  y  a  déjà  long- 
«  temps  que  j'attends;  je  m'en  impatiente'-^.    »    Le 

1.  Jean-Baptiste  Berthelot,  seigneur  de  Duchy  et  de  Bellebat 
(1672-1740),  fut  receveur  général  à  Paris  en  1706,  après  avoir 
été  général  des  vivres  en  Italie;  il  devint  fermier  général  en 
1718,  puis  intendant  des  Invalides. 

2.  Voyez  ce  que  disent  les  Mémoires  de  Sourc/ies,  t.  IX,  p.  28, 
à  propos  des  exigences  de  Vendôme  dans  cette  circonstance. 


26  MÉMOIRES  [Juillet  1704] 

prince  Pio*  et  le  sieur  Magnani',  secrétaire  du  duc  de 
Vendôme,  accompagnèrent  M.  de  Préla.  M.  des  Ilayes, 
qui  ne  pouvoit  avaler  cette  pilule,  fut  encore  bien  deux 
bonnes  heures  à  se  déterminer.  A  la  fin,  il  se  soumit  à 
la  discrétion  de  M.  de  Vendôme,  qui  accorda  que  la 
garnison  sortiroit  par  la  brèche,  tambours  battants, 
mèches  allumées,  balles  en  bouche,  enseignes  déployées, 
avec  deux  pièces  de  canon,  mais  qu'en  arrivant  sur 
le  glacis  elle  y  poseroit  ses  armes,  elle  y  laisseroit  les 
deux  pièces  de  canon,  et  elle  seroit  prisonnière  de 
guerre.  Nous  n'avons  jamais  pu  savoir  ce  qui  avoit 
pu  déterminer  M.  des  Hayes  à  faire  une  telle  capitu- 
lation. La  brèche  étoit  si  impraticable,  qu'une  partie 
des  troupes  qui  composoient  la  garnison  fut  occupée, 
pendant  la  nuit  qui  précéda  l'évacuation  de  la  place, 
à  la  rendre  praticable.  Elle  étoit  encore,  je  parle  delà 
garnison,  composée  de  près  de  quatre  mille  hommes,  en 
comptant  les  officiers.  Elle  n'a  voit  aucunement  souffert  ; 
les  officiers  et  les  soldats  avoient  de  très  bons  visages^. 

1.  François  Pio  de  Savoie  y  Cortereal,  d'une  famille  agrégée 
à  la  maison  de  Savoie  en  récompense  de  ses  services,  était 
colonel  du  régiment  de  Lombardie  (ci-dessus,  p.  17)  depuis 
1702.  Philippe  V  lui  donna  la  Toison  d'or  en  1708  et  le  fit 
capitaine  général  et  gouverneur  de  Madrid  (1714)  et  de  Cata- 
logne (1715),  et  grand  écuyer  de  la  princesse  des  Asturies 
(1721);  il  mourut  noyé  dans  une  inondation,  à  Madrid,  le 
15  septembre  1723. 

2.  N.  Magnani  ou  Magnanis,  né  à  Perpignan,  secrétaire  et 
compagnon  de  débauche  de  Vendôme,  avait  un  frère  aumônier 
du  prince  et  un  autre  capitaine  dans  son  régiment. 

3.  Les  Mémoires  de  Sourches  (t.  IX,  p.  25-26)  donnent  la 
raison  de  cette  reddition  de  Verceil.  D'après  une  lettre  chiffrée 
de  M.  de  Préla,  qui  fut  interceptée  et  envoyée  à  Versailles 
pour  être  déchiffrée,   presque  tous  les  officiers  et  un  grand 


[Juillet  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  27 

Le  lendemain  de  cette  capitulation,  me  promenant 
devant  ma  tente,  je  vis  arriver  un  garde  du  marquis 
de  Vaubecourt,  (jui  avoit  été  nommé  gouverneur  de 
la  place,  suivi  d'un  officier  ennemi  qui  demandoit  où 
étoit  ma  tente.  Dès  que  j'entendis  nommer  mon  nom, 
je  m'avançai.  Je  fus  bien  surpris  de  voir  mon  ancien 
camarade,  le  comte  de  Moret^  avec  qui  j'avois  été 
mousquetaire  du  Roi.  Après  nous  être  embrassés  ten- 
drement, je  lui  demandai  la  raison  pour  laquelle  il 
étoit  dans  ce  pays.  «  J'étois  dans  Verceil,  me  répon- 
<t  dit-il,  au  service  de  mon  prince.  Je  suis  lieutenant 
«  dans  le  régiment  de  ses  gardes,  avec  commission 
<r  de  capitaine.  J'ai  quitté  le  régiment  de  Monroux^, 
«  où  j'avois  une  compagnie,  aussitôt  que  j'ai  reçu 
€  l'ordre  de  S.  A.  R.,  et  le  chevalier  de  Solari^,  mon 
«  frère  et  votre  bon  ami,  a  aussi  abandonné  sa  com- 
«  pagnie  dans  le  régiment  de  Saint-Second^  pour  ser- 
«  vir  aussi  notre  souverain.  Il  est  aussi  lieutenant, 
«  avec  commission  de  capitaine,  dans  le  régiment  des 
«  gardes.  Il  est  retenu  dans  son  lit  par  rapport  à  la 

nombre  de  soldats  étaient  malades,  et  la  garnison  était  inca- 
pable de  soutenir  un  assaut.  Cette  lettre  est  publiée  dans  les 
Mémoires  militaires,  t.  IV,  p.  816.  De  toute  la  garnison,  il  ne 
sortit  que  quatorze  cents  hommes  valides  [Sourches,  p.  28 j. 

1.  Ce  comte  de  Moret,  N.  Solari,  est  le  frère  de  celui  qui  a 
passé  ci-dessus  (p.  15).  Il  avait  pris  le  titre  de  comte  à  la  mort 
de  son  aîné  (ci-après,  p.  28). 

2.  Régiment  au  service  de  France  formé  en  1690  avec  les 
débris  de  divers  régiments  piémontais  et  commandé  par  le 
Savoyard  Philippe-Marie  de  Monroux,  qui  parviendra  en  1710 
au  grade  de  lieutenant  général  et  mourra  en  1715. 

3.  Ci-dessus,  tome  I,  p.  130. 

4.  Régiment  italien  levé  en  1693  par  le  marquis  de  Saint- 
Second;  il  servait  alors  en  Allemagne. 


28  MÉMOIRES  [Juillet  1704] 

c  blessure  qu'il  a  reçue  à  la  défense  de  la  demi-lune. 
«  Je  vous  prie,  mon  cher  camarade,  poursuivit-il,  de 
«  nous  faire  le  plaisir  de  venir  dîner  avec  nous  ;  mon 
«  frère  a  une  impatience  extraordinaire  de  vous 
«  revoir.  »  Je  ne  balançai  pas  un  moment;  je  fis  seller 
mon  cheval,  et  nous  allâmes  tous  trois,  le  comte  de 
Moret,  le  garde  et  moi,  à  Verceii.  Je  trouvai  mon 
pauvre  ami  dans  son  lit,  ayant  la  tète  plus  grosse 
qu'un  boisseau  :  une  grenade  jetée  par  un  de  nos  gre- 
nadiers mit  le  feu  à  un  sac  de  poudre,  qui  l'avoit  mis 
dans  ce  pitoyable  état;  par  bonheur,  ses  yeux  n'en 
étoient  nullement  offensés.  Ils  me  firent  bonne  chère  ; 
ensuite,  ils  me  donnèrent  un  petit  concert,  où  j'ac- 
compagnai de  la  basse  de  viole.  Il  fallut  nous  séparer; 
après  nous  être  bien  embrassés  et  nous  être  dit  un 
éternel  adieu,  car  je  ne  les  ai  pas  vus  depuis,  je  m'en 
retournai  à  notre  camp.  J'ai  appris  dans  la  suite  que 
le  comte  de  Moret,  qui  étoit  devenu  l'aîné  par  la  mort 
de  son  frère  tué  commandant  la  seule  sortie  consi- 
dérable qui  s'étoit  faite  pendant  le  siège  et  qui  ne 
réussit  pas,  comme  je  l'ai  déjà  dit^,  s'étoit  fait  moine 
quelques  années  après,  et  que  le  chevalier  de  Solari 
étoit  devenu  lieutenant-colonel  du  régiment  des  gardes 
du  roi  de  Sardaigne^,    brigadier  de   ses  armées  et 

1.  Ci-dessus,  p.  15.  Les  Solari  étaient  originaires  d'Asti. 
A  cette  famille  appartenaient  Charles-Jérôme,  ambassadeur  en 
France  en  1G43  et  à  Rome  en  1659  [Gazette,  p.  609),  le  comte 
de  Govon,  envoyé  extraordinaire  à  Paris  en  1696  [Saint-Simon, 
t.  III,  p.  267),  et  le  Solari  tué  au  combat  de  Castelnuovo-da- 
Bormida  (ci-dessus,  tome  I,  p.  345).  Le  comte  Solar  de  la  Mar- 
guerie,  qui  commandait  l'artillerie  à  Turin  pendant  le  siège 
de  1706,  devait  être  aussi  de  leurs  parents. 

2.  Charles-Emmanuel  (1701-1773),  fils  de  Victor-Amédée. 


[Juillet  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  29 

premier  écuyer  de  la  reine  son  épouse  ^  Ce  fut  lui  qui 
fut  chargé  de  la  triste  commission  d'aller  arrêter  dans 
son  lit  le  roi  Victor- Amédée  lorsque  ce  prince,  ayant 
reconnu  la  grande  faute  qu'il  avoit  faite  d'abdiquer  la 
couronne,  voulut  depuis  se  remparer'  des  rênes  du 
gouvernement.  Tout  le  monde  sait  cette  fatale  histoire 
et  la  fin  malheureuse  de  ce  grand  prince  3. 

Le  21  juillet,  jour  marqué  pour  l'évacuation  de  la 
place,  toute  l'armée  se  mit  en  bataille,  notre  droite 
appuyée  à  la  queue  de  la  tranchée  et  notre  gauche 
s'étendant  dans  la  plaine.  Il  faisoit  un  temps  char- 
mant. Nous  vîmes  arriver  beaucoup  de  carrosses  de 
Casai,  de  Novare,  et  de  Milan  même,  remplis  de  dames 
qui  étoient  accompagnées  de  plusieurs  seigneurs  à 
cheval,  que  la  curiosité  faisoit  venir  pour  être  specta- 
trices de  la  sortie  de  cette  nombreuse  garnison  et  de 
la  gloire  du  général  françois.  Pendant  que  cette  gar- 
nison défiloit,  nous  entendions  les  dames  qui  s'écrioient 
de  temps  en  temps  :  Ecco  degli  belli  cani,  si  have- 
vano  havuto  la  voluntà  di  morderef  et  d'autres  bro- 
cards aussi  forts.  Nous  trouvâmes  les  deux  bataillons 
du  régiment  de  Savoie  et  les  deux  du  régiment  d'Har- 
rach  plus  beaux  que  les  deux  du  régiment  des  gardes. 

1.  Polyxène-Christine-Jeannette  de  Hesse-Rhinfels-Rottem- 
bourg,  seconde  femme  de  Charles-Emmanuel,  mariée  en  1724, 
morte  en  1735. 

2.  Ainsi  dans  le  manuscrit. 

3.  Victor-Amédée  abdiqua  la  couronne  le  3  septembre  1730 
en  faveur  de  son  fils,  mais  voulut  bientôt  la  reprendre.  Une 
première  tentative,  dans  l'été  de  1731,  ne  réussit  pas;  en  sep- 
tembre suivant,  il  recommença  :  son  fils  le  fit  alors  arrêter, 
dans  la  nuit  du  27  au  28  septembre,  et  transporter  au  château 
de  Rivoli,  puis  à  Moncalieri,  où  il  mourut  le  30  octobre  1732. 


30  MÉMOIRES  [Juillet  1704] 

Nous  ne  restâmes  pas  longtemps  près  de  Verceil. 
Nous  partîmes  le  23  pour  aller  camper  à  San-Ger- 
mano,  qui  en  est  à  quatre  lieues*  ;  nous  y  séjournâmes 
jusqu'au  26.  En  arrivant  de  dîner  le  215  de  chez  le 
comte  de  Médavy,  qui  avoit  beaucoup  de  bonté  pour 
moi,  je  me  sentis  un  grand  frisson,  qui  fut  suivi  d'une 
fièvre  des  plus  violentes.  Une  grande  partie  des  offi- 
ciers et  des  soldats  tombèrent  malades  dans  ce  camp. 
Nous  en  attribuâmes  la  cause  au  terrain  des  rizières 
où  nous  étions  campés;  véritablement,  il  en  sortoit 
des  exhalaisons  qui  nous  désoloient  par  la  puanteur. 
Le  riz  se  sème  dans  une  terre  fort  grasse,  labourée  en 
sillon;  ensuite  on  couvre  cette  terre  d'eau  (on  fait, 
dans  presque  toute  l'Italie,  couler  les  eaux  où  Ton 
veut  ;  c'est  ce  qui  rend  ce  beau  pays  si  fertile)  ;  on  y 
laisse  l'eau  croupir.  Ainsi  il  n'est  pas  extraordinaire 
qu'un  tel  terrain  n'exhale  des  vapeurs  des  plus  dan- 
gereuses. Un  général  doit  éviter  autant  qu'il  peut  de 
faire  camper  son  armée  dans  de  pareilles  situations  et 
dans  des  terrains  marécageux.  Ce  maudit  camp,  où 
nous  ne  séjournâmes  que  très  peu  de  temps,  fut  la 
perte  de  beaucoup  de  soldats  et  d'officiers. 

Le  26,  malgré  la  fièvre  aiguë  que  j'avois  et  le  grand 
soleil  qui  nous  dardoit  sur  la  tête,  je  suivis  l'armée  à 
Santhià^,  petite  ville  toute  ouverte,  qui  est  à  trois 
lieues  de  San-Germano.  M.  de  Montviel^,  aide-major 
général  de  l'armée,  qui  étoit  aussi  malade,  me  donna 

1.  Sur  la  route  de  Verceil  à  Ivrée. 

2.  Dans  le  Novarois,  près  du  canal  qui  réunit  Ivrée  à  Verceil. 

3.  Jacques  de  Vassal,  marquis  de  Montviel,  qui  avait  accom- 
pagné Philippe  V  en  Espagne  comme  gentilhomme  de  la  manche, 
était  brigadier  d'infanterie  et  aide-major  général  depuis  1703. 


[Août  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  31 

un  appartement  chez  lui.  J'y  étois  fort  bien  logé.  La 
maison  étoit  grande  et  fort  propre;  elle  appartenoit 
à  l'archiprêtre ,  qui  avoit  une  nièce  jeune  et  très 
aimable,  âgée  de  quinze  ans.  La  fièvre  ne  m'empê- 
choit  point  de  lui  en  conter.  Un  jour,  après  une  con- 
versation d'une  bonne  heure  que  nous  avions  eue 
ensemble,  dans  le  temps  que  je  me  retirois  pour  aller 
dans  ma  chambre,  elle  me  dit  :  «  Monsieur  le  cheva- 
«  lier,  ah!  venez  vite.  »  Je  cours  pour  savoir  de  quoi 
il  étoit  question  ;  elle  étoit  sur  un  balcon  qui  donnoit 
dans  la  cour.  J'aperçus  un  frater*  du  régiment,  monté 
comme  un  saint  Georges,  qui  tenoit  fièrement  à  la 
main  une  seringue  élevée  ;  elle  rioit  comme  une  jeune 
folle  de  la  brave  contenance  du  mousquetaire  à  genoux. 
Elle  me  dit  en  souriant  :  «  N'est-ce  pas  pour  vous, 
«  Monsieur?  car  vous  en  avez  besoin  pour  vous  rafraî- 
«  chir.  »  —  «  Non,  Mademoiselle,  lui  répliquai-je 
«  en  rougissant;  ce  n'est  pas  pour  moi.  »  —  a  Je  vois 
«  bien,  moi,  que  c'est  pour  vous,  me  répondit-elle. 
«  Ne  faites  pas  tant  le  brave.  »  Il  est  vrai  que  c'étoit 
pour  moi;  je  lui  avouai  le  fait  et  je  la  quittai.  Quelques 
heures  après,  elle  m'en  fit  mille  plaisanteries  ;  mais 
malheureusement  je  n'étois  pas  en  état  de  m'en  venger. 
Ce  fut  dans  ce  camp  que  M.  de  Vendôme  apprit, 
par  le  trompette  du  duc  de  Savoie  avec  qui,  je  l'ai 
déjà  dit^,  notre  général  badinoit  quelquefois  de  con- 
versation, la  nouvelle  de  la  funeste  bataille  d'Hoch- 
stedt  que  nous  perdîmes  en  Allemagne  le  13  août. 
«  Quelles  nouvelles?  j>  lui  demanda  M.  de  Vendôme. 

1.  «  Terme  emprunté  au  latin  pour  désigner  un  garçon  chi- 
rurgien; c'est  ordinairement  un  mot  de  mépris.  »  [Dictionnaire 
de  Trévoux.) 

2.  Ci-dessus,  p.  9. 


32  MÉMOIRES  [Août  ITO'î] 

—  «  Il  n'y  a  rien  de  nouveau,  Monseigneur,  lui 
«  répondit-il  d'un  grand  sang-froid,  sinon  que  Mes- 
«  sieurs  les  François  viennent  de  perdre  une  des  plus 
«  grandes  batailles  qui  se  soient  données  depuis  long- 
«  temps.  Jugez-en  :  après  la  défaite  de  votre  belle 
«  armée,  vingt-quatre  bataillons  et  quatre  régiments 
«  de  dragons,  postés  dans  un  village  à  la  droite,  ont 
«  été  forcés  de  se  rendre  prisonniers  de  guerre,  et  le 
«  maréchal  de  Tallard  a  eu  le  même  sort.  »  —  a  Mais, 
a  lui  répliqua  ce  prince,  tu  badines;  car  je  n'ai  reçu 
«  encore  aucun  courrier.  »  —  «  Eh  bien,  Monsei- 
«  gneur,  poursuivit-il,  cette  nouvelle  est  aussi  certaine 
«  qu'il  fait  jour;  je  suis  persuadé  que  vous  en  aurez 
«  bientôt  la  confirmation.  »  Nous  ne  l'eûmes  que  trop, 
huit  heures  après,  par  un  courrier  qui  arriva  de  la 
cour'.  La  consternation,  la  tristesse  et  l'inquiétude  se 
répandirent  sur-le-champ  dans  notre  armée,  non  seu- 
lement par  rapport  à  l'intérêt  du  royaume,  mais  aussi 
par  rapport  aux  parents  que  nous  avions  dans  cette 
armée;  j'y  avois  deux  frères  et  un  cousin  issu  de 
germain-.  Cette  bataille  perdue  fut  le  commencement 
des  malheurs  qui  accablèrent  la  France  depuis,  et  fut 
le  nec  plus  ultra  du  bonheur  qui  avoit  toujours  accom- 
pagné les  armes  du  Roi^. 

1.  Sur  la  désastreuse  bataille  d'Hochstedt  ou  de  Blenheira, 
voyez  l'Histoire  militaire  de  Quincy,  t.  IV,  p.  269  et  suiv.;  les 
Mémoires  militaires,  t.  IV,  p.  544-601;  la  Gazette,  p.  416-417 
et  428-430;  le  Journal  de  Dangeau,  t.  X,  p.  101-103;  les 
Mémoires  de  Sourches,  t.  IX,  p.  52-56,  et  surtout  ceux  de 
Saint-Simon,  avec  le  commentaire  que  M.  de  Boislisle  y  a  joint 
(t.  XII,  p.  169  et  suivantes). 

2.  Ci-après,  p.  38. 

3.  C'est  en  achevant  le  récit  de  l'année  1701  que  Saint-Simon 


[Août  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  33 

Le  duc  de  Savoie  eut  la  charité,  pendant  que  nous 
étions  encore  dans  ce  camp,  de  faire  donner  un  avis 
à  M.  de  Vendôme  des  plus  importants,  qui  étoit  de 
faire  défendre  absolument  le  mouton  dans  son  armée, 
parce  que  cette  viande  étoit  un  véritable  poison  dans 
le  Piémont  pendant  les  chaleurs.  Nous  profitâmes  tous 
de  son  conseil. 

On  se  persuadoit  avec  raison  que  M.  de  Vendôme 
suspendroit  ses  mouvements  pour  faire  de  nouvelles 
conquêtes,  ou  du  moins  qu'il  attendroit  les  ordres  du 
Roi  ;  mais  cette  triste  nouvelle  ranima  plus  vivement 
son  zèle  pour  le  service  de  S.  M.  et  de  sa  patrie.  On 
peut  dire  à  sa  louange  qu'aucun  François  n'a  été  si 
bon  citoyen  et  n'a  aimé  son  souverain  plus  que  ce 
prince  :  il  ne  servoit  que  pour  la  seule  gloire,  l'utilité 
du  royaume,  et  pour  avancer  les  affaires  de  S.  M. 

Les  préparatifs  pour  faire  le  siège  d'Ivrée  étant 
faits,  l'armée  décampa  de  Santhià  le  28,  et  elle  fut 
camper  à  Viverone,  village  à  deux  lieues  d'Ivrée^. 
M.  de  Vendôme  auroit  bien  souhaité  que  le  duc  de 
Savoie,  qui  étoit  toujours  dans  son  camp  de  Crescen- 
tin,  l'eût  quitté  pour  l'empêcher  de  faire  ce  siège; 
mais  le  Savoyard  et  M.  de  Stahremberg  étoient  trop 
habiles  dans  l'art  militaire  pour  abandonner  un  camp 
si  avantageux.  Ils  se  contentèrent  de  mettre  dans 
Ivrée  une  garnison  telle  qu'il  convenoit  pour  sa 
défense,  et  un  brave  officier  qui  eût  la  valeur,  la  fer- 
meté et  l'expérience  nécessaire  pour  la  commander. 

a  exprimé  la  même  idée  sous  une  forme  plus  concise  :  «  Ainsi 
•finit  cette  année,  et  tout  le  bonheur  du  Roi  avec  elle.  » 

1.  Au  sud-est  d'Ivrée,  sur  le  bord  d'un  petit  lac  auquel  cette 
localité  donne  son  nom. 

II  3 


34  MÉMOIRES  [Août  1704] 

C'étoit  M.  de  Kirkbaum,  Allemand  au  service  de  l'Em- 
pereur. Aussi  fît-il  une  belle  défense.  M.  le  baron  de 
Grippa,  Piémontois,  gouverneur  de  la  place,  le  seconda 
parfaitement  bien^ 

Attaque  de  notre  convoi.  —  Je  restai  à  Santhià,  par 
rapport  à  la  fièvre  qui  ne  me  quittoit  point,  jus- 
qu'au 30  au  matin,  que  j'en  partis  pour  profiter  de 
l'escorte  d'un  grand  convoi  de  munitions  de  guerre 
et  de  bouche  destiné  pour  notre  armée  devant  Ivrée. 
Beaucoup  de  soldats  convalescents  en  profitèrent  aussi 
afin  de  joindre  leurs  régiments.  Nous  ne  fûmes  pas 
plus  tôt  à  une  lieue  et  demie  de  Santhià,  que  nous 
aperçûmes  un  nombre  considérable  d'escadrons  enne- 
mis qui  venoient  en  très  bon  ordre  pour  enlever 
notre  convoi.  M.  de  Ghartoigne,  qui  commandoit  l'es- 
corte du  convoi,  fit  faire  halte  sur-le-champ  à  tous  les 
chariots,  et  il  en  forma  un  carré  long.  Il  dispersa  toute 
son  infanterie,  et  il  la  fit  mettre  entre  et  dessus  les 
chariots.  Il  pria  les  convalescents,  dont  j'étois  du 
nombre,  de  nous  mettre  à  la  tète  des  soldats  conva- 
lescents. Il  fit  mettre  sa  cavalerie  sur  les  ailes  de  son 
convoi.  Dans  cette  situation,  qui  étoit  excellente,  nous 
attendîmes  la  cavalerie  ennemie,  qui  vint  trois  fois 
nous  attaquer.  Ils  poussoient  leurs  chevaux  jusqu'aux 
chariots;  mais  nous  les  reçûmes  si  bien,  qu'ils  ne 
purent  jamais  nous  entamer  :  nous  en  couchâmes  plu- 
sieurs par  terre,  et  nous  leur  tuâmes  beaucoup  de  che- 
vaux. Nous  ménageâmes  si  bien  notre  feu,  que  nous 
donnâmes  le  temps  à  M.  de  Vendôme  de  nous  envoyer 

1.  Au  commencement  du  siège,  il  fit  abattre  l'évêché,  le 
séminaire  et  plusieurs  églises  qui  masquaient  au  château  la  vue 
du  camp  français.  [Histoire  militaire  de  Quincy,  t.  IV,  p.  365.) 


[Août  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  35 

à  notre  secours  beaucoup  de  cavalerie.  Celle  des 
ennemis,  l'apercevant,  se  retira  bien  vite,  et  elle  nous 
laissa,  par  sa  retraite,  le  chemin  libre  pour  nous  rendre 
devant  Ivrée.  Nous  menâmes  avec  nous  une  centaine 
de  prisonniers,  presque  tous  cuirassiers;  la  plupart 
étoient  blessés.  Cette  action  fit  beaucoup  d'honneur  à 
M.  de  Chartoigne  et  à  notre  infanterie,  d'autant  plus 
que,  depuis  Santhià  jusqu'à  une  lieue  d'ivrée,  ce  n'est 
qu'une  plaine.  C'étoit  le  prince  Charles  de  Lorraine^ 
qui  commandoit  le  détachement  ennemi.  Il  est  surpre- 
nant que  l'auteur  de  VHistoire  militaire  de  Louis  XIV 
ne  dise  pas  un  mot  de  l'attaque  de  ce  convoi^. 

Nous  arrivâmes  à  l'armée  dans  le  temps  qu'elle  se 
campoit  devant  Ivrée  et  que  nos  grenadiers  chassoient 
les  ennemis  des  hauteurs  qui  commandent  la  ville. 
Nous  apprîmes  depuis  que  le  comte  de  Blénac^,  colo- 
nel de  Piémont-royal  ^,  avoit  été  tué  dans  cette  attaque  ; 
nous  n'y  perdîmes  pas  un  seul  homme. 

Siège  d'ivrée.  —  La  ville  d'ivrée  est  située  sur  la 
Doria  Baltea,  rivière  qui  prend  sa  source  dans  les 
Alpes  Apennines^  et,  après  avoir  traversé  la  vallée 

1.  Charles-Thomas,  fils  de  M.  de  Vaudémont  (tome  I,  p.  236). 

2.  Le  marquis  de  Quincy,  en  effet,  n'en  parle  pas;  mais  il 
convient  d'ajouter  que  ce  petit  combat  n'est  mentionné  non 
plus  ni  dans  la  Gazette,  ni  dans  les  relations  des  Mémoires 
militaires,  ni  dans  le  Journal  de  Dangeau  ou  les  Mémoires  de 
Sourches,  pas  plus  que  dans  la  Gazette  d' Amsterdam. 

3.  Cadet  de  la  famille  saintongeaise  de  Gourbon  passé  au 
service  de  Savoie. 

4.  Régiment  savoyard  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  notre 
régiment  français  de  Piémont,  le  second  des  vieux  corps. 

5.  On  dit  plutôt  Alpes-Pennines,  dénomination  dont  l'ori- 
gine reste  obscure. 


36  MÉMOIRES  [Sept.  1704] 

d'Aoste,  passé  à  Ivrée  et  reçu  plusieurs  petites 
rivières,  va  se  jeter  dans  le  Pô  entre  Ghivas  et  Gres- 
centin.  Il  y  a  un  évêché  suffragant  de  Turin  ;  elle  a 
titre  de  marquisat.  On  dit  cette  ville  fort  ancienne. 
Elle  appartenoit  autrefois  à  Bérenger,  qui  disputoit 
l'Empire  aux  rois  d'Arles,  et  elle  étoit  ville  impériale. 
Ce  fut  Frédéric  second  qui  la  donna  à  Thomas  de 
Savoie,  second  du  nom,  comte  de  Maurienne,  l'an 
12421.  Gette  place  est  d'autant  plus  importante  aux 
ducs  de  Savoie  qu'elle  est  une  des  clefs  du  Piémont. 
Il  y  a  deux  châteaux,  dont  l'un,  appelé  Malvoisin, 
tient  à  la  ville,  et  l'autre,  beaucoup  plus  fort,  situé 
sur  une  hauteur,  est  au  delà  de  la  rivière^. 

La  ville  est  commandée  par  plusieurs  petites  col- 
lines et  est  environnée  de  plusieurs  terrains  enfoncés 
qui  facilitent  beaucoup  les  approches.  Il  y  avoit  dans 
la  place  onze  bataillons  et  deux  cents  talpaches-  (ce 
sont  des  housards  à  pied),  qui  nous  incommodèrent 
assez  pendant  le  siège  par  les  petites  sorties  qu'ils 
faisoient  de  temps  en  temps.  Notre  armée  étoit  com- 
posée de  soixante-dix-neuf  escadrons  et  de  trente- 
quatre  bataillons,  et  nous  avions  soixante- quatre 
pièces  de  canon  et  douze  mortiers. 

Tous  les  préparatifs  pour  ce  siège  étant  prêts,  le 
duc  de  Vendôme  fît  ouvrir  la  tranchée,  la  nuit  du  2 
au  3  septembre,  très  proche  de  la  ville  ^  Nous  ne 

1.  Voyez  le  plan  donné  par  le  général  Pelet  dans  l'atlas  des 
Mémoires  militaires. 

2.  Troupe  légère  d'origine  hongroise. 

3.  Mémoires  militaires,  t.  IV,  p.  266;  Histoire  militaire  de 
Quincy,  t.  IV,  p.  366. 


[Sept.  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  37 

montions  la  tranchée  que  par  détachements,  je  n'en 
sais  point  la  raison  :  ainsi,  point  de  drapeaux  à  la 
tranchée^. 

Au  bout  de  quelques  jours  que  je  fus  arrivé  devant 
Ivrée,  la  fièvre  me  reprit  avec  plus  de  violence  que 
jamais,  quoique  l'air  qu'on  respire  dans  ce  pays  est 
très  excellent,  cette  ville  étant  située  près  des  Alpes. 
Je  me  trouvai  si  mal,  que  la  maladie  du  pays  s'em- 
para de  mon  esprit.  Pernicieuse  maladie!  Je  ne  pou- 
vois  m'empécher  de  dire  à  mes  camarades  qui  venoient 
me  voir  :  «  Est-il  possible  que,  de  sept  frères  que 
«  nous  sommes  encore,  je  sois  le  seul  qui  vienne  dans 
«  ce  pays  qui  a  toujours  été  le  tombeau  des  Fran- 
«  çois  !  B  Ma  maladie  me  faisoit  d'autant  plus  de  peine, 
que  le  lieutenant,  le  sous-lieutenant,  les  sergents  et 
presque  tous  les  soldats  de  ma  compagnie,  et  tous 
mes  domestiques,  étoient  malades.  Une  grande  partie 
de  l'armée  étoit  dans  ce  cruel  état.   Le  chirurgien- 
major  du  régiment  me  saigna  encore  :  c'étoit  pour  la 
troisième  fois;  mais,  voyant  que  tout  ce  qu'il  me  fai- 
soit ne  faisoit  qu'augmenter  ma  fièvre,  il  me  conseilla 
d'envoyer  chercher  le  premier  médecin  de  l'armée. 
C'étoit  le  célèbre  M.   Dumoulin^  qui   m'ordonna  de 
prendre  de  l'émétique.  Je  n'ai  jamais  tant  souffert; 
car  je  fus  un  jour  entier  à  débonder  par  en  haut  et 
par  en  bas,  et  cela  avec  une  violence  si  extraordinaire 
que  je  souhaitai  mille  fois  la  mort.  De  plus,  le  soleil 

1.  Chaque  bataillon  avait  alors  trois  drapeaux, 

2.  Nicolas  Molin,  dit  Dumoulin,  docteur  de  la  Faculté  de 
Montpellier,  qui  devint  par  la  suite  un  des  médecins  consul- 
tants de  Louis  XV  et  ne  mourut  qu'en  1755,  à  quatre-vingt- 
douze  ans. 


38  MÉMOIRES  [Sept.  1704] 

étoit  si  ardent  qu'à  peine  pouvoit-on  respirer,  et  que 
les  mouches  et  les  cousins  ne  me  laissoient  pas  un 
moment  en  repos.  Le  lendemain  cependant,  quoique 
très  fatigué,  je  me  trouvai  un  peu  mieux,  et  enfin  la 
fièvre  me  quitta,  et  je  fus  en  état  de  monter  la  tran- 
chée à  mon  tour. 

Nous  avions  appris,  il  y  avoit  quelques  jours,  le 
détail  de  la  malheureuse  bataille  d'Hochstedt.  J'ap- 
pris, pour  ce  qui  me  regardoit,  que  le  marquis  de 
Bandeville,  mon  cousin  paternel  issu  de  germain,  seul 
resté  de  cette  branche,  avoit  été  tué  à  la  tète  de  son 
régiment,  qui  portoit  son  nom*;  que  mon  frère  le 
marquis,  lieutenant  général  de  l'artillerie-,  avoit  été 
dangereusement  blessé  d'un  coup  de  pistolet  dans 
l'épaule,  et  que  du  Plessis,  mon  autre  frère,  capitaine 
au  régiment  Dauphin-infanterie,  avoit  eu  le  bonheur 
de  ne  rien  recevoir. 

Un  jour  que  j'étois  chez  M.  Le  Guerchoys^,  M.  de 
Las  Torrès,  lieutenant  général  espagnol,  s'y  étoit 
rendu  un  moment  avant  moi.  La  conversation  tomba 
sur  cette  funeste  défaite  et  sur  les  suites  qui  pouvoient 
en  arriver.  M.  Le  Guerchoys  dit  qu'il  ne  falloit  pas 
balancer  d'appeler  à  notre  secours  nos  cousins  les 
Turcs,  puisque  l'Empereur  avoit  des  alliances  avec 
tous  les  princes  hérétiques  de  l'Europe.  A  quoi  M.  de 
Las  Torrès  répliqua  que  cela  faisoit  une  grande  diffé- 
rence :  que  les  hérétiques  étoient  chrétiens,  mais  que 

1.  Ci-dessus,  tome  I,  p.  51. 

2.  L'auteur  de  V Histoire  militaire  de  Louis  le  Grand. 

3.  Pierre  le  Guerchoys,  d'une  famille  parlementaire  de 
Rouen,  était  colonel  du  régiment  de  la  Vieille-Marine  et  bri- 
gadier depuis  le  mois  de  février. 


[Sept.  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  39 

les  Ottomans  étoient  les  ennemis  déclarés  de  notre 
religion.  «  Mais,  Monsieur,  répondit  vivement  M.  Le 
a  Guerchoys,  est-ce  qu'il  ne  nous  seroit  pas  permis 
«  d'acheter  du  canon,  des  boulets  et  des  bombes  de 
«  messieurs  les  Turcs,  pour  nous  en  servir  contre  les 
a  Impériaux?  »  —  «  Sans  doute,  lui  répliqua  l'Espa- 
g  crnol.  3)  —  «  Si  cela  est  ainsi,  poursuivit  M.  Le 
«  Guerchoys,  je  leur  enverrois,  au  lieu  des  bombes  et 
«  des  boulets,  le  plus  de  janissaires  et  de  spahis  que 
«  je  pourrois.  »  Cette  pensée  fit  rire  tout  le  monde, 
et  M.  de  Las  Torrès  lui-même,  quoique  très  sérieux. 

Il  est  temps  de  reprendre  le  détail  du  siège.  L'ou- 
verture de  la  tranchée  se  fit,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  la 
nuit  du  2!  au  3  de  septembre,  fort  près  de  la  porte  de 
Verceil. 

Le  4,  notre  canon  commença  à  gronder,  et  avec 
tant  de  succès,  que,  le  5,  on  ouvrit  le  bastion  de  la 
gauche  et  on  fit  brèche  à  plusieurs  ouvrages  bâtis  sur 
le  roc  vif,  et  la  tranchée  fut  poussée  jusqu'au  glacis. 

Le  6  et  le  7  furent  employés  à  s'approcher  du  che- 
min couvert  par  la  sape. 

Le  8,  on  fit  un  logement  sur  une  contre-garde  ^ 

Le  9,  la  sape  fut  poussée  jusque  sur  les  angles  sail- 
lants du  chemin  couvert,  et  sur-le-champ  on  travailla 
à  y  élever  des  batteries ,  pour  battre  en  brèche  les 
bastions. 

Ce  même  jour  9,  M.  de  Vendôme,  voulant  chasser 
un  corps  des  ennemis  qui  étoit  de  l'autre  côté  de  la 

1.  «  Ouvrage  triangulaire  en  forme  de  gros  parapet,  qu'on 
met  au  delà  du  fossé  devant  la  pointe  et  les  faces  d'un  bastion. 
Elle  diffère  de  la  demi-lune  en  ce  qu'elle  enveloppe  le  bas- 
tion. »  [Dictionnaire  de  Trévoux.) 


40  MÉMOIRES  [Sept.  1704] 

rivière  pour  empêcher  d'investir  entièrement  la  place, 
passa  lui-même  cette  rivière,  à  la  tête  de  la  brigade 
de  la  Vieille-Marine,  sur  un  pont  qu'il  avoit  fait  faire 
à  la  faveur  et  protégé  par  un  feu  continuel  de  plu- 
sieurs compagnies  de  grenadiers  et  de  huit  pièces 
de  canon  qui  tiroient  à  cartouches.  Les  ennemis  de  ce 
corps  abandonnèrent  précipitamment  leur  terrain,  et 
ils  se  retirèrent  du  côté  de  Crescentin.  Notre  général 
fit  occuper  aussitôt  toutes  les  hauteurs  qui  étoient 
au  delà  de  la  rivière  :  ce  qui  resserra  davantage  la 
place,  mais  qui  n'empêcha  pas  que,  le  10,  il  n'y 
entrât  un  convoi  très  considérable  par  la  porte  de 
Turin.  Le  duc  de  Vendôme,  pour  empêcher  que  cela 
n'arrivât  plus,  fit  camper  de  ce  côté-là  trente  esca- 
drons. Par  ce  moyen,  la  ville  fut  entièrement  investie. 

Le  1 1  fut  employé  à  achever  nos  batteries  sur  le 
chemin  couvert,  et  à  la  descente  du  fossé. 

Le  12,  à  continuer  à  perfectionner  nos  batteries. 
Les  ennemis  firent  ce  jour- là  une  petite  sortie. 
G'étoient  Messieurs  les  talpaches  qui  les  faisoient, 
comme  il  en  est  parlé  auparavant.  Dans  le  commen- 
cement du  siège,  nous  en  étions  les  dupes.  Ils  sor- 
toient  sept  ou  huit,  pendant  le  jour,  le  sabre  à  la  main  ; 
ils  étoient  presque  toujours  ivres.  Ils  donnoient  sur 
nos  travailleurs  :  toutes  les  troupes  de  la  tranchée  se 
mettoient  promptement  sur  le  revers.  C'est  ce  que 
souhaitoit  M.  de  Kirkbaum  :  on  essuyoit  aussitôt  un 
feu  de  mousqueterie  et  de  canon  à  cartouches  qui 
nous  faisoit  perdre  bien  du  monde.  Un  jour  que  j'étois 
de  tranchée,  le  marquis  de  Broglie,  colonel  du  régi- 
ment de  l'Ile-de-France  et  brigadier  des  armées  du 
Roi,  qui  étoit  aussi  de  tranchée,  m'ordonna,  en  cas 


[Sept.  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  41 

que  les  assiégés  fissent  la  moindre  sortie,  de  marcher 
sur-le-champ  avec  mon  détachement  de  cinquante 
hommes  droit  à  eux.  Vers  le  midi,  les  talpaches  sor- 
tirent à  leur  ordinaire  :  je  marchai  promptement  aux 
ennemis  ;  mais,  comme  il  falloit  traverser  un  terrain 
de  plus  de  cent  toises  pour  aller  à  eux,  j'eus  une 
partie  de  mon  détachement  hors  de  combat.  Cette 
perte  contribua  beaucoup  à  faire  ordonner  par  M.  de 
Vendôme  qu'il  n'y  auroit  que  quelques  grenadiers  qui 
marcheroient  contre  les  talpaches.  Par  ce  moyen, 
nous  ne  fûmes  plus  les  dupes  de  leurs  sorties. 

Le  13,  le  mineur  s'attacha  à  une  des  faces  du  bas- 
tion, et  nos  batteries  continuèrent  de  battre  en  brèche 
les  bastions  et  la  courtine  du  front  attaqué.  La  batte- 
rie qui  étoit  sur  le  bord  de  la  rivière  battoit  aussi  en 
brèche  un  fort  qui  étoit  au  delà,  nommé  la  Cassinc. 

Depuis  le  1 3  jusqu'au  1 8,  il  ne  se  passa  rien  d'extra- 
ordinaire, que  quelques  petites  sorties  à  l'ordinaire, 
qui  ne  réussirent  point. 

Le  1 8,  les  mines  ayant  fait  brèche  à  la  courtine  et 
aux  bastions,  et  les  troupes  ordonnées  pour  donner 
l'assaut  étant  prêtes,  dans  le  temps  qu'on  commençoit 
à  s'ébranler,  les  assiégés  battirent  la  chamade,  et  ils 
arborèrent  un  drapeau  blanc.  Je  me  trou  vois  alors 
dans  la  tranchée  :  nous  y  vîmes  arriver  le  comte  de  la 
Trinité,  seigneur  piémontois^  Il  étoit  chargé,  de  la 
part  de  M.  de  Kirkbaum  et  du  gouverneur  de  la  place, 
de  capituler  pour  la  ville  seule.  M.  de  Vendôme  ren- 
voya cette  proposition  bien  loin  ;  ce  prince  lui  dit  : 

1.  De  la  même  famille  que  ce  Jérôme  de  la  Coste,  comte  de 
la  Trinité,  qui  était  mort  à  Paris  en  1667,  étant  ambassadeur 
du  duc  de  Savoie. 


42  MÉMOIRES  [Sept.  1704] 

«  Point  de  capitulation,  Monsieur,  à  moins  qu'on  ne 
«  capitule  en  même  temps  pour  le  château,  pour  la 
«  citadelle  et  pour  tous  les  forts.  »  Gomme  M.  de  Ven- 
dôme n'étoit  point  à  la  tranchée  lorsque  le  comte  de 
la  Trinité  y  arriva,  nous  eûmes  avec  lui  une  conver- 
sation d'une  bonne  heure.  Il  ne  s'étoit  point  fait  raser 
depuis  l'ouverture  de  la  tranchée  :  aussi  avoit-il  une 
très  grande  barbe,  et  bien  noire.  Il  badina  longtemps 
de  conversation  avec  le  chevalier  de  Broglie,  maré- 
chal de  camp*,  son  parent  et  son  ami «;  ils  se  tutoyoient. 
Il  lui  dit  :  «  Cousin,  change  ton  habit  ronge;  car  je 
a  ferai  braquer  le  canon  sur  toi.  On  dit  ordinaire- 
«  ment,  poursuivit-il  :  Tire  sur  ce  rouge-vêtu.  » 

La  ville  d'ivrée  abandonnée.  —  M.  de  Rirkbaum, 
ayant  appris  la  réponse  de  notre  général,  abandonna 
la  ville,  et  il  distribua  toutes  ses  troupes  dans  le  châ- 
teau, dans  la  citadelle,  dans  tous  les  forts  et  dans  le 
faubourg  qui  est  au  delà  de  la  Doire,  dont  il  fit  rompre 
le  pont  de  communication  avec  la  ville.  Ensuite  il 
écrivit  une  lettre  au  duc  de  Vendôme,  par  laquelle  il 
le  suppha  d'ordonner  qu'on  eût  soin  des  malades  et 
des  blessés  qu'il  étoit  obligé  de  laisser  dans  la  ville. 

Nous  apprîmes  bientôt  par  quelques  bourgeois  qu'il 
n'y  avoit  pas  un  seul  ennemi.  Notre  général  commanda 
sur-le-champ  au  chevalier  de  MiroméniP,  capitaine 

1.  François-Marie  (1671-1745),  appelé  le  chevalier  de  Bro- 
glie, ne  fut  maréchal  de  camp  qu'un  mois  plus  tard  (26  octobre 
1704);  il  reçut  le  bâton  de  maréchal  de  France  en  1734,  défen- 
dit Prague  avec  le  maréchal  de  Belle-Isle  en  1742,  et  fut,  en 
récompense,  créé  duc  héréditaire. 

2.  Nos  Broglio  étaient  originaires  du  Piémont  et  n'étaient 
venus  en  France  que  sous  Louis  XIII. 

3.  Jean-Sébastien  Hue  de  Miroménil  devint  colonel  du  régi- 


[Sept.  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  43 

au  régiment  de  la  Cornette  blanche  \  qui  étoit  de 
garde  à  la  queue  de  la  tranchée,  d'entrer  dans  la  ville 
avec  ses  cinquante  maîtres  et  de  se  mettre  en  bataille 
sur  la  place.  Plusieurs  officiers,  dont  j'étoisdu  nombre, 
entrèrent  dans  la  ville  par  la  brèche,  qui  étoit  très 
praticable.  Toutes  les  boutiques  et  toutes  les  portes 
étoient  fermées  ;  la  plupart  des  habitants,  leurs  femmes 
et  leurs  filles  s'étoient  retirés  dans  les  églises  et  dans 
les  couvents  ;  on  ne  voyoit  pas  un  chat  dans  les  rues, 
le  silence  y  régnoit  de  toutes  parts.  Cette  ville,  selon 
les  lois  de  la  guerre,  devoit  être  abandonnée  au  pil- 
lage ;  cependant,  par  la  bonté  et  la  générosité  de 
M.  de  Vendôme,  elle  en  fut  sauvée;  il  n'y  arriva  pas 
même  aucun  désordre. 

Nous  apprîmes  dans  ce  temps-là  la  prise  de  Bard, 
château  dans  la  vallée  d'Aoste,  à  quatre  heues  et 
demie  d'Ivrée,  situé  sur  la  Doire^. 

Aussitôt  que  M.  de  Vendôme  fut  maître  de  la  ville 
d'Ivrée,  il  fît  faire,  sans  perdre  de  temps,  une  batterie 
de  trois  pièces  de  canon  de  vingt-quatre,  sur  le  bord 
de  la  rivière  du  côté  de  la  ville,  pour  battre  en  brèche 
les  fortifications  du  faubourg  et  le  fort  qui  servoit  de 
citadelle,  tous  deux  au  delà  de  la  rivière. 

ment  de  Quercy  en  1705  et  brigadier  en  1719;  il  mourut  en 
1733.  C'est  un  oncle  du  garde  des  sceaux  de  Louis  XVI. 

1.  On  donnait  ce  nom  au  régiment  du  colonel  général  de  la 
cavalerie  légère,  dont  la  première  compagnie  avait  droit  de 
porter  une  enseigne  complètement  blanche.  Sur  l'origine  et 
l'historique  de  cette  particularité,  on  peut  voir  ce  qu'en  disent 
le  P.  Daniel,  Milice  françoise,  t.  I,  p.  507-532,  et  le  général 
Susane,  Histoire  de  la  cavalerie,  t.  II,  p.  1-12. 

2.  M.  de  la  Feuillade  s'en  empara  le  7  octobre.  [Mémoires 
militaires,  t.  IV,  p.  276-277  ;  Histoire  militaire,  t.  IV,  p.  371-372.) 


44  MÉMOIRES  [Sept.  1704] 

Le  lendemain  19,  les  brèches  étant  faites,  tant  aux 
fortifications  du  faubourg  qu'à  la  citadelle,  notre  géné- 
ral fit  attaquer,  à  la  petite  pointe  du  jour,  ce  poste 
par  dix  compagnies  de  grenadiers,  suivies  de  cinq 
cents  hommes  de  piquet  aux  ordres  du  comte  de 
Médavy,  de  M.  de  Chartoigne  et  du  chevalier  de 
Luxembourg.  Je  vis  de  la  maison  du  gouverneur  cette 
attaque.  M.  de  Vendôme  avoit  eu  la  précaution  de 
faire  mettre  pendant  la  nuit,  dans  les  maisons  qui 
sont  sur  le  bord  de  la  rivière,  des  carabiniers,  des 
dragons  et  des  piquets  d'infanterie. 

Le  faubourg  et  la  citadelle  pris  d'assaut.  —  A  la 
petite  pointe  du  jour,  nous  vîmes  paroître  nos  troupes, 
qui  marchoient  avec  fierté  droit  aux  brèches  faites 
aux  fortifications  du  faubourg.  Nos  grenadiers  s'em- 
parèrent d'abord  d'une  redoute  et  d'une  cassine  retran- 
chée, dans  lesquelles  ils  firent  soixante-quinze  hommes 
prisonniers  de  guerre,  et,  de  là,  sans  perdre  de  temps, 
ils  marchèrent  à  la  brèche.  Les  assiégés  s'y  présen- 
tèrent de  bonne  grâce  ;  mais,  ne  pouvant  résister  au 
feu  continuel  qui  sortoit  des  maisons  situées  sur  le 
bord  de  la  rivière,  qui  les  prenoit  en  flanc  et  à  revers, 
ils  abandonnèrent  bien  vite  les  brèches  pour  fuir. 
Ainsi  cette  garnison  se  rendit  à  discrétion,  aussi  bien 
que  celle  de  la  citadelle,  où  l'on  trouva  huit  pièces  de 
canon,  deux  mortiers  et  beaucoup  de  munitions  de 
guerre  et  de  bouche^.  Cette  garnison  étoit  composée 
au  commencement  de  plus  de  deux  mille  hommes 
d'infanterie  et  environ  de  deux  cents  talpaches;  il  en 

1.  Mémoires  militaires,  t.  IV,  p.  269;  Histoire  militaire  de 
Quincy,  t.  IV,  p.  367-368. 


[Sept.  1704J  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  45 

sortit  quatorze  cents  hommes*,  sans  compter  les  offi- 
ciers, tant  des  troupes  que  ceux  de  l'état-major;  on 
leur  prit  trente  drapeaux. 

Il  ne  restoit  plus  que  le  château  à  prendre;  mais 
c'étoit  le  poste  le  plus  important  et  le  plus  difficile. 
M.  de  Kirkbaum  et  le  gouverneur  de  la  ville  s'étoient 
jetés  dedans  pour  le  défendre,  avec  neuf  cents  hommes, 
les  meilleurs  de  la  garnison.  Ce  château  étoit  encore 
dans  son  entier,  et  bien  pourvu  de  munitions  de  guerre 
et  de  bouche.  Cependant  M.  de  Vendôme  ne  laissa 
pas  de  faire  sommer  M.  de  Kirkbaum,  dès  le  soir 
même  de  la  prise  de  la  citadelle  et  du  faubourg,  et  il 
lui  fit  dire  que,  s'il  ne  rendoit  le  château,  il  n'auroit 
à  prétendre  aucune  capitulation.  Ce  commandant 
demanda  cinq  heures  pour  prendre  son  parti  ;  elles 
lui  furent  accordées.  Après  lequel  temps,  il  envoya  le 
major  de  la  place  à  M.  de  Vendôme  pour  demander 
à  ce  prince  qu'on  le  laissât  sortir,  lui,  sa  garnison  et 
l'état-major,  avec  tous  les  honneurs  de  la  guerre,  pour 
se  rendre  à  Turin.  Comme  cette  proposition  ne  con- 
venoit  point  au  système  de  M.  de  Vendôme,  qui  vou- 
loit  que  les  troupes  qui  défendoient  les  places  du  duc 
de  Savoie  se  rendissent  prisonnières  de  guerre,  il 
renvoya  bien  vite  Monsieur  le  major,  et,  dès  le  len- 
demain 20,  il  fit  ouvrir  la  tranchée  devant  le  château. 
Suspendons  un  moment  ce  détail  pour  parler  de  ce 
qui  m'arriva  en  particulier. 

J'étois  campé  au  milieu  des  tentes  des  officiers  d'un 
régiment  de  cavalerie  campé  à  côté  de  notre  régiment. 

1.  Treize  cent  quatre-vingt-dix-huit  hommes,  dit  le  marquis 
de  Quincy. 


46  MÉMOIRES  [Sept.  1704] 

Ce  régiment  eut  ordre  d'aller  au  delà  de  la  Doire,  pour 
investir  Ivrée  avec  d'autres  régiments  de  cavalerie. 
Ainsi  ma  tente  resta  seule,  isolée,  assez  éloignée  de 
celles  des  officiers  du  régiment.  Une  nuit,  il  étoit 
deux  heures  environ  après  minuit,  je  me  réveillai  en 
sursaut.  J'aperçois  un  homme  dont  la  moitié  du  corps 
étoit  presque  sur  moi.  Il  a  voit  fait  une  ouverture 
dans  le  derrière  de  la  muraille  de  ma  tente,  sans 
doute  avec  un  rasoir.  Sur-le-champ,  je  le  prends  par 
sa  cravate,  et,  comme  malheureusement  je  n'étois 
pas  tout  à  fait  réveillé,  au  lieu  de  crier  :  Au  voleur! 
je  me  mis  à  crier  :  «  Au  loup  !  »  Il  fit  beaucoup  d'efforts 
pour  se  dégager  de  moi;  mais,  voyant  que  je  le  tenois 
bien,  il  défit  sa  cravate,  et,  par  ce  moyen,  ce  drôle  s'es- 
quiva. Je  me  levai  de  mon  lit  promptement  pour  le 
suivre,  après  avoir  pris  mon  épée.  Je  le  suivis  envi- 
ron cinquante  pas  ;  mais,  comme  il  étoit  chaussé  et 
que  j'étois  nu-pieds,  et  que  îe  terrain  étoit  rempli  de 
cailloux,  je  ne  pus  aller  plus  loin.  Il  y  avoit  une  garde 
de  dix  hommes  du  régiment  qui  n'étoit  qu'à  trente 
pas  de  ma  tente  ;  je  grondai  très  fort  le  sergent  qui 
la  commandoit  de  ce  qu'il  n'étoit  pas  venu  à  mon 
secours.  Il  m'avoua  qu'il  m'avoit  bien  entendu,  aussi 
bien  que  ses  soldats  de  garde,  mais  qu'ils  avoient 
tous  été  persuadés  que  je  revois,  puisque  je  m'étois 
mis  à  crier  au  loup.  Je  me  contentai  de  leurs  excuses, 
et  je  m'en  retournai,  bien  satisfait  de  ce  que  ce  bou- 
lineur*  ne  m'avoit  pas  assassiné. 

Cette  aventure  devoit  être  une  leçon  pour  moi  et 
devoit  naturellement   m'obliger  d'aller  camper  plus 

1.  Ce  terme  a  été  expliqué  tome  I,  p.  161. 


[Sept.  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  47 

près  de  mes  camarades.  Point  du  tout  :  je  fus  assez 
fol  et  assez  tranquille  pour  rester  dans  le  même 
endroit;  aussi  m'en  coûta-t-il.  Deux  jours  après,  en 
sortant  de  mon  lit,  j'aperçus  qu'on  avoit  enlevé  une 
de  mes  malles.  Je  cherche  partout,  je  ne  la  trouve 
point.  Enfin,  en  me  promenant  en  robe  de  chambre, 
je  la  trouve  à  cent  pas  de  ma  tente.  Je  l'ouvre  préci- 
pitamment; mais  rien  dedans.  Il  m'en  coûta  ma  petite 
vaisselle  d'argent,  mes  habits  et  mon  linge.  La  perte 
que  je  fis  monta  bien  à  six  cents  livres,  et  j'essuyai  un 
peu  de  brocards  de  mes  camarades;  je  le  méritois 
bien.  Il  fallut  donc,  à  la  fin,  décamper;  je  fus  me 
mettre  dans  une  maison  à  moitié  brûlée,  qui  n'étoit 
pas  éloignée  du  régiment,  où  je  demeurai  pendant  le 
reste  du  siège. 

Le  21  septembre,  nos  deux  compagnies  de  grena- 
diers étant  de  tranchée,  les  ennemis  firent  une  sortie 
assez  considérable.  On  vit  d'abord  paroître  une  dou- 
zaine de  talpaches,  qui  avoient  tous  leurs  sabres  levés, 
et  qui  tombèrent  sur  nos  travailleurs.  Ensuite,  leurs 
grenadiers,  soutenus  par  plusieurs  détachements,  sor- 
tirent par  un  autre  endroit;  ils  avoient  mis  du  papier 
à  leurs  chapeaux^  Le  marquis  de  Dreux,  brigadier  de 
tranchée  et  notre  colonel,  voyant  que  cette  sortie 
étoit  sérieuse,  fit  marcher  nos  deux  compagnies  de 
grenadiers  et  la  plus  grande  partie  des  troupes  de  la 
tranchée  droit  à  eux.  11  y  en  eut  beaucoup  de  tués; 
nous  fîmes  même  quelques  prisonniers.  De  notre  côté, 

1.  Les  alliés  mettaient  généralement  des  feuilles  vertes  à  leurs 
chapeaux;  l'armée  française  au  contraire  y  plaçait  des  morceaux 
de  papier  blanc.  C'était  donc  pour  tromper  les  assiégeants  que 
ces  grenadiers  avaient  adopté  ce  signe  distinctif. 


48  MÉMOIRES  [Sept.  1704] 

nous  perdîmes  plusieurs  grenadiers  et  plusieurs  sol- 
dats. M.  de  \  capitaine  des  grenadiers  du  régi- 
ment, y  fut  tué.  C'est  le  même  qui  porta  la  parole  à 
M.  de  B[ellecourt]  pour  qu'il  ne  se  présentât  plus  au 
régiment,  comme  je  l'ai  dit^,  dans  le  temps  que  notre 
armée  alloit  passer  le  Pô  près  de  Casai. 

Le  23,  M.  de  Vendôme,  ayant  fait  cesser  le  feu  de 
notre  canon  et  de  la  mousqueterie,  envoya  M.  de  Wat- 
teville^,  qui  étoit  brigadier  de  tranchée,  dire  aux 
ennemis  que,  s'ils  attendoient  que  nous  fussions  logés 
sur  le  chemin  couvert,  il  ne  leur  donneroit  aucun 
quartier.  Il  avoit  ordre  de  leur  donner  quelques  heures 
pour  prendre  leur  parti  ;  mais,  comme,  au  bout  de  ce 
temps,  notre  général  ne  fut  point  content  de  leur 
réponse,  il  leur  renvoya  leur  otage,  qui  étoit  un  lieu- 
tenant-colonel. M.  de  Langon^,  qui  étoit  le  nôtre, 
étoit  déjà  revenu.  Le  feu  recommença  donc  de  part  et 
d'autre,  avec  plus  de  vivacité  que  jamais. 

Le  château  se  rend.  —  Enfin,  le  2i4,  les  ennemis 
battirent  la  chamade,  et  ils  se  rendirent  à  discrétion  au 
nombre  de  six  cents  hommes. 

Le  25,  ils  sortirent,  et  ils  furent  conduits  dans  le 
Milanois.  Nous  arrêtâmes,  pendant  qu'ils  défiloient,  un 
de  leurs  sergents,  qui  avoit  déserté,  il  y  avoit  bien  dix 

1.  En  blanc  dans  le  manuscrit.  Ni  V Histoire  militaire 
(p.  368),  ni  les  Mémoires  militaires  (p.  268)  ne  donnent  ce  nom. 

2.  Ci-dessus,  p.  2-4. 

3.  Louis-Edmond  du  Fossé  de  la  Mothe,  comte  de  Watte- 
ville,  avait  eu  en  1696  le  régiment  de  dragons  de  Bretoncelles  ; 
il  ne  fut  brigadier  qu'en  octobre  1704.  C'était  un  protégé  de 
M.  de  Vendôme. 

4.  Pierre  de  Langon,  chevalier  de  Malte  et  lieutenant-colo- 
nel au  régiment  de  dragons  d'Espinay. 


[Sept.  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  49 

ans,  du  régiment  ;  il  fut  passé  par  les  armes  sur-le- 
champ.  M.  d'Arène  eut  le  gouvernement  d'Ivrée  et  de 
la  vallée  d'Aoste. 

Entreprise  sur  Verceil  manquée.  —  Pendant  que 
nous  faisions  ce  siège,  nous  apprîmes  que  M.  de 
Savoie  avoit  voulu  surprendre  Verceil.  Ce  prince,  qui 
avoit  des  intelligences  dans  cette  ville  avec  quelques 
bourgeois,  apprit  par  eux  que  le  duc  de  Vendôme 
n'y  avoit  laissé  que  cinquante  maîtres  et  six  à  sept 
cents  fantassins.  Il  engagea  plusieurs  soldats  de  ses 
troupes  à  s'y  rendre,  les  uns  après  les  autres,  sous 
prétexte  de  désertion.  Le  jour  pris  étoit  le  22,  à  la 
petite  pointe  du  jour.  Le  prince  Charles  de  Lorraine^ 
se  mit  en  marche  au  commencement  de  la  nuit  du  21 
au  22,  à  la  tète  de  huit  cents  chevaux,  chaque  maître 
ayant  un  grenadier  en  croupe,  et  de  douze  cents  tant 
grenadiers  que  fantassins,  pour  exécuter  ce  projet. 
Ce  même  jour  marqué,  ces  prétendus  déserteurs 
dévoient  tomber  sur  la  garde  de  la  porte  de  Milan  et 
l'égorger  dès  qu'ils  se  seroient  aperçus  du  signal 
qu'on  devoit  leur  faire,  et  ensuite  ouvrir  la  porte. 
Par  bonheur  pour  nous,  les  guides  les  égarèrent  si 
bien,  que  le  prince  Charles  de  Lorraine  ne  put  arriver 
qu'à  demi-heure  de  jour  près  de  Verceil.  L'officier  qui 
étoit  de  garde  à  cette  porte,  ayant  été  averti  par  les 
sentinelles  qu'on  voyoit  paroître  beaucoup  de  troupes 
qui  s'avançoient  du  côté  de  sa  porte,  en  donna  avis 
au  plus  tôt  à  M.  de  Toralva,  commandant  de  la  place, 
qui,  s'étant  rendu  au  plus  vite  sur  le  rempart  près 
de  la  porte,  fit  tirer  plusieurs  coups  de  canon  sur 

1.  Ci-dessus,  p.  35. 

II  4 


50  MÉMOIRES  [Sept.  1704] 

les  troupes  les  plus  avancées  :  ce  qui  persuada  au 
prince  Charles  que  son  projet  étoit  découvert.  Il 
resta  encore  quelque  temps  hors  de  la  portée  du 
canon,  et  ensuite  il  s'en  retourna  à  Crescentin.  M.  de 
Savoie  et  M.  de  Stahremberg  l'avoient  suivi  avec  une 
grande  partie  de  leurs  troupes  pour  favoriser  cette 
entreprise.  Si  elle  avoit  réussi,  nous  aurions  été  obli- 
gés peut-être  de  lever  le  siège  du  château  d'Ivrée  et 
d'abandonner  la  ville,  la  citadelle  et  les  autres  forts''. 
Ce  fut  pendant  ce  siège  que  Turenne^,  capitaine  de 
notre  régiment,  homme  qui  revoit  toujours  creux,  me 
proposa  une  affaire  qui  devoit,  naturellement,  réus- 
sir. Il  me  dit  :  «  Chevalier,  vous  avez  du  crédit  à  la 
«  cour,  vous  êtes  parent  de  M.  et  M""®  de  Chamillart, 
«  vous  êtes  leur  ami  ;  il  ne  tiendroit  qu'à  vous  d'être 
«  colonel.  Demandez  la  permission  de  faire  un  régi- 
«  ment  de  déserteurs^.  Nous  avons  beaucoup  deFran- 
«  çois  dans  les  troupes  ennemies,  qui  reviendront  en 
«  foule  pour  s'y  engager.  Vous  m'en  ferez  lieutenant- 
«  colonel,  et  je  vous  donne  ma  parole  que  je  vous 
«  aiderai  à  le  former  un  des  plus  beaux  régiments  des 
«  troupes  du  Roi,  et  à  le  bien  discipliner.  »  Cet  homme 

1.  D'après  les  Mémoires  militaires  (t.  IV,  p.  271),  M.  de 
Savoie  avait  envoyé  deux  mille  fantassins  et  deux  mille  cinq 
cents  cavaliers  pour  surprendre  Verceil  ;  mais,  des  grenadiers 
déguisés  qu'il  avait  fait  descendre  dans  le  fossé  ayant  été  décou- 
verts, il  fut  obligé  de  se  retirer.  On  peut  voir  aussi  le  curieux 
récit  donné  par  les  Mémoires  de  Sourches  (t.  IX,  p.  92-93), 
d'après  les  lettres  apportées  par  M.  des  Clos. 

2.  C'est  sans  doute  Barthélémy  de  Turenne  d'Aynac,  de  la 
branche  d'Aubepeyre. 

3.  L'idée  n'était  pas  nouvelle  :  en  1695,  le  comte  de  Tessé, 
le  chevalier  de  la  Fare  et  M.  de  Ximénès  avaient  formé  des 
régiments  de  cette  espèce.  [Mémoires  de  Sourches^  t.  V,  p.  54.) 


[Oct.  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  51 

étoit  très  bon  officier  et  très  entendu.  La  chose  me 
paroi ssant  faisable,  nous  fûmes  trouver  ensemble  le 
marquis  de  Dreux.  Il  ne  trouva  aucune  difficulté  dans 
ce  projet,  mais,  au  contraire,  très  utile  pour  le  ser- 
vice du  Roi.  Il  se  chargea  lui-même  d'en  écrire  à  la 
cour;  mais  M.  de  Chamillart,  esprit  assez  borné,  refusa 
net  la  proposition.  Cependant,  dans  la  réponse  qu'il 
fit  à  son  gendre,  il  me  flattoit  toujours  d'un  des  pre- 
miers régiments  vacants. 

La  conquête  d'Ivrée  étant  faite,  M.  de  Vendôme 
songea  à  acquérir  de  nouveaux  lauriers  et  à  former 
de  nouveaux  projets,  malgré  les  renforts  qui  étoient 
arrivés  depuis  peu  au  comte  de  Linange\  qui  com- 
mandoit  l'armée  de  l'Empereur  dans  le  Bressan,  et 
malgré  la  saison  avancée.  Après  avoir  bien  ravitaillé 
cette  place  et  fait  combler  les  tranchées  et  les  travaux 
que  nous  avions  faits  devant,  il  fit  décamper  l'armée 
le  9  octobre. 

Le  10,  nous  fûmes  à  Santhià.  Étant  arrivé  d'assez 
bonne  heure,  je  me  rendis  chez  Monsieur  l'archi- 
prêtre  ;  mais  je  fus  extrêmement  touché  de  ne  point 
trouver  chez  lui  sa  chère  nièce  ^.  Je  lui  en  demandai 
des  nouvelles  :  il  me  dit  qu'elle  étoit  allée  passer 
quelque  temps  à  Turin  chez  une  de  ses  tantes.  J'en 
fus  d'autant  plus  fâché  que  j'étois  en  état  de  répondre 
aux  plaisanteries  qu'elle  me  faisoit. 

Le  11,  nous  fûmes  camper  près  de  Verceil.  Quelle 

1.  Philippe-Louis,  comte  de  Leiningen-Westerburg  (francisé 
en  Linange],  avait  été  élevé  à  Paris  et  s'était  marié  en  France, 
mais  avait  embrassé  en  1701  le  parti  de  l'Empereur  par  dépit 
d'un  procès  perdu.  ]Vous  le  verrons  périr  à  Cassano  en  1705 

2.  Ci-dessus,  p.  31. 


52  MÉMOIRES  [Oct.  1704] 

fut  notre  surprise  de  voir  toutes  ses  belles  fortifica- 
tions anéanties  !  On  labouroit  la  terre  aux  endroits  où 
elles  s'éle voient  si  superbement.  Ce  spectacle  ne  laissa 
pas  de  nous  faire  de  la  peine,  quoique  le  duc  de 
Savoie  le  méritât  bien. 

Le  12,  nous  séjournâmes  près  de  la  ville.  Je  profitai 
de  ce  séjour  pour  aller  voir  les  dames.  Je  jouai  à 
l'hombre  ;  je  perdis  mon  argent. 

Le  13,  nous  en  partîmes  pour  aller  camper  à  Trin. 
Il  faisoit  le  plus  beau  temps  du  monde,  et  très  chaud. 
La  générale  battue,  et  un  peu  auparavant  l'assemblée, 
le  chevalier  des  Brosses^,  lieutenant  au  régiment  et 
parent  du  marquis  de  Dreux,  me  vint  trouver  dans 
ma  tente.  Il  me  dit  :  «  Gevalier  (il  parloit  gras),  allons- 
«  nous-en  dézeuner  à  Verceil.  »  —  «  Eh!  mon  ami, 
«  lui  dis-je,  l'armée  va  décamper  dans  le  moment; 
«  les  housards  des  ennemis  voltigeront  à  leur  ordi- 
«  naire  à  l'arrière-garde.  Vous  allez  vous  hasarder  à 
«  vous  faire  tuer  ou  à  vous  faire  prendre.  Il  y  a  de 
«  l'imprudence  dans  votre  dessein.  Croyez-moi,  lui 
«  ajoutai-je,  remettez  votre  déjeuner  à  une  autre  occa- 
«  sion.  »  Malgré  tout  ce  que  je  pus  lui  alléguer,  il  s'en 
alla  dézeuner  dans  cette  place.  Il  y  avoit  déjà  une  heure 
que  l'arrière-garde  de  l'armée  étoit  disparue  d'auprès 
de  cette  ville,  lorsque  mon  camarade,  accompagné 
d'une  dizaine  d'officiers,  en  sortit  pour  venir  joindre 
l'armée.  Ils  n'en  furent  pas  à  une  demi-lieue  que  les 
housards  parurent,  et  qu'ils  vinrent  fondre  sur  eux.  Il 
y  en  eut  plusieurs  de  tués  ;  des  Brosses  reçut  un  coup 
de  sabre  sur  le  dos  qui  le  jeta  par  terre.  Il  fut  pris 

1.  Ci-dessus,  tome  I,  p.  353-354. 


[Oct.  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  53 

avec  quelques-uns  de  ses  camarades  et  conduit  à  Gres- 
centin,  où  étoit  toujours  le  quartier  général  des  enne- 
mis. Il  fut  présenté  au  duc  de  Savoie.  Deux  officiers, 
qui  s'étoient  heureusement  sauvés,  nous  dirent  le  soir 
que  le  chevalier  avoit  été  tué;  ils  le  crurent  mort  du 
coup  de  sabre  qu'il  avoit  reçu.  Nous  n'apprîmes  que 
deux  mois  après  qu'il  avoit  été  fait  prisonnier  sans 
recevoir  aucune  blessure.  Pendant  son  absence,  je  fis 
en  sorte  que  le  marquis  de  Dreux  le  nommât  lieute- 
nant de  sa  colonelle,  avec  commission  de  capitaine. 
Ceci  doit  apprendre  aux  jeunes  gens  de  ne  jamais 
quitter  les  drapeaux,  et  surtout  de  ne  point  s'en  écar- 
ter, lorsque  leurs  régiments  sont  en  marche  dans  le 
pays  ennemi.  Des  Brosses,  non  seulement  pensa 
perdre  la  vie,  mais  aussi,  sans  moi,  il  auroit  perdu  son 
rang  d'ancienneté  dans  le  régiment. 

L'armée  décampa  de  Trin  le  14,  où  elle  passa  le 
Pô  pour  se  rendre  devant  Verue.  Pour  moi,  je  fus 
détaché  avec  cinquante  hommes  et  d'autres  détache- 
ments, aux  ordres  de  M.  de  Gouvernet,  colonel 
réformé  \  dans  le  château  de  Gabiano^,  qui  est  entre 
ces  deux  places.  Je  donnai  à  souper  à  ce  commandant, 
qui  n'avoit  pas  eu  la  précaution  d'avoir  des  cantines^. 

Le  lendemain  15,  nous  nous  rendîmes  devant 
Verue '*.  Je  fus  joindre  le  régiment,  qui  étoit  campé 
le  long  d'un  bras  du  Pô',  au-dessus  de  cette  place. 

1.  Jean  de  la  Tour  du  Pin-Gouvernet,  ancien  mestre  de  camp 
du  régiment  de  Bourbon-cavalerie. 

2.  Ci-dessus,  p.  2. 

3.  D'après  Richelet,  ce  terme  s'employait  déjà  au  xvn®  siècle 
avec  le  sens  qu'il  a  encore  aujourd'hui. 

4.  11  y  a  dans  les  Mémoires  militaires  (t.  IV,  p.  821)  un  ordre 
de  bataille  de  l'armée  devant  Verue  au  15  octobre  1704. 


54  MÉMOIRES  [Oct.  1704] 

Lorsque  notre  armée  arriva  près  de  Verue,  il  y 
avoit  une  douzaine  de  bataillons  et  quelques  dragons 
à  pied  qui  occupoient  les  hauteurs.  M,  de  Vendôme 
les  fit  attaquer  par  son  avant-garde.  Ils  ne  firent 
aucune  résistance,  quoique  le  duc  de  Savoie,  accom- 
pagné d'une  nombreuse  cour,  y  étoit  en  personne.  Ils 
se  retirèrent  assez  précipitamment  dans  les  retran- 
chements de  Guerbignan^. 

Voici  un  siège  des  plus  mémorables^  par  rapport  au 
temps  que  nous  employâmes  pour  nous  rendre 
maîtres  de  cette  place,  qui  étoit  une  des  plus  fortes 
de  M.  de  Savoie.  L'armée  y  arriva,  comme  je  l'ai  déjà 
dit,  le  14  octobre  1704,  et  nous  n'en  partîmes  que  le 
14  avril  1705,  six  mois  entiers. 

Selon  mes  petites  lumières,  M.  de  Vendôme  n'au- 
roit-il  pas  mieux  fait  de  commencer  par  Crescentin, 
où  il  n'y  avoit  que  des  ouvrages  de  terre?  On  me 
dira  sans  doute  que  toute  l'armée  du  Savoyard  y  étoit 
campée  pour  le  défendre.  Je  répondrai  à  cette  objec- 
tion que,  par  le  moyen  de  la  communication  qui 
étoit  entre  Crescentin  et  Verue,  elle  a  toujours  été  en 
état  de  rafraîchir  cette  dernière  place,  jusqu'au  temps 
que  nous  nous  sommes  emparés  de  cette  communi- 
cation, dont  nous  n'avons  été  les  maîtres  que  six 
semaines  avant  que  Verue  se  soit  rendue.  Attaquer 
une  place  par  une  pointe,  comme  nous  avons  fait  à 
Turin  en  l'attaquant  par  la  citadelle,  c'est  le  moyen 
d'échouer  dans  son  entreprise.  Je  suis  persuadé  que 
nous  n'aurions  pas  employé  plus  de  temps  à  nous 

1.  Guerbignano,  fort  construit  sur  un  rocher  et  très  bien 
fortifié,  entre  le  camp  de  Crescentin  et  le  Pô. 

2.  Les  lettres  originales  de  Vendôme  sont  dans  le  carton  VI 
des  Pièces  détachées,  au  Dépôt  de  la  guerre. 


[Oct.  1704]  DU   CHEViVLIER  DE  QUINCY.  55 

emparer  de  Gresceritin,  que  nous  en  mîmes  pour  nous 
rendre  maîtres  des  retranchements  de  Guerbignan^ 
Siège  de  Verue'^.  —  Verue  est  une  petite  ville  de 
Piémont,  mais  une  des  places  les  plus  fortes  d'Italie, 
tant  par  sa  situation,  qui  est  sur  la  pointe  d'une  col- 
line, au  bord  du  Pô,  sur  la  rive  droite  de  cette  rivière, 
que  par  ses  fortifications,  bâties  sur  le  roc  vif,  qui 
s'élèvent  en  amphithéâtre  par  trois  enceintes  du  côté 
de  la  plaine,  seul  endroit  par  où  l'on  peut  attaquer 
cette  place;  car,  du  côté  du  Pô,  Verue  est  inattaquable, 
l'éminence  où  cette  forteresse  est  bâtie  étant  entière- 
ment escarpée.  11  y  a  un  ravin  depuis  le  glacis  jusqu'à 
une  hauteur  appelée  Guerbignan,  qui  est  à  une  portée 
de  fusil  de  Verue.  M.  de  Savoie  y  fit  faire  de  bons 
retranchements,  un  bon  fossé,  un  chemin  couvert  et 
un  glacis.  Depuis  Verue  jusqu'au  Pô,  où  il  y  avoit  un 
pont  qui  conduisoit  à  Grescentin,  on  avoit  fait  une 
communication  dont  le  centre  étoit  un  pàté^,  le  tout 

1.  Notre  auteur  est  d'accord  avec  le  maréchal  de  Villars 
[Mémoires,  t.  II,  p.  173-174)  et  avec  Saint-Simon  (t.  XIII, 
p.  14-15)  au  sujet  de  la  faute  que  fit  le  duc  de  Vendôme  en  ne 
commençant  pas  l'attaque  par  le  camp  de  Grescentin.  Au  con- 
traire, le  général  Pelet  {Mémoires  militaires,  t.  IV,  p.  300) 
regarde  comme  une  merveille  d'art  militaire  la  manière  dont 
Vendôme  conduisit  ce  siège, 

2.  Le  manuscrit  porte  en  marge  la  note  suivante  :  «  Nota. 
Cette  forteresse  étoit  déjà  respectable  l'année  1625.  Le  duc  de 
Feria,  général  des  Espagnols,  fut  obligé  d'en  lever  le  siège 
honteusement,  après  trois  mois  d'attaques.  Ce  furent  le  conné- 
table de  Lesdiguières  et  le  maréchal  de  Créquy  qui  l'obligèrent 
à  se  retirer  pendant  la  nuit,  après  avoir  bien  battu  les  Espa- 
gnols. Le  sieur  Saint-Reiran  en  étoit  gouverneur  pour  le  duc 
de  Savoie.  » 

3.  «  Ouvrage  en  forme  de  fer  à  cheval  qu'on  fait  pour  cou- 


56  MÉMOIRES  [Oct.  1704] 

bien  fortifié  par  de  bons  retranchements  et  de  bonnes 
palissades;  depuis  le  Pô  jusqu'à  Grescentin,  autre 
communication.  Voilà  donc  cette  forteresse  dont  nous 
devions  nous  emparer  pour  nous  rafraîchir  de  toutes 
les  fatigues  que  nous  venions  d'essuyer.  Cependant 
officiers  et  soldats,  ne  songeant  aucunement  aux 
quartiers  d'hiver,  se  firent  un  véritable  plaisir  de  tra- 
vailler à  la  gloire  de  notre  général,  que  nous  aimions 
tous  comme  notre  père. 

Le  canon,  qui  consistoit  en  quarante-huit  pièces  de 
vingt-quatre,  étant  arrivé  le  22  au  matin,  et  tous  les 
autres  préparatifs  nécessaires  étant  faits,  M.  de  Ven- 
dôme fit  ouvrir  la  tranchée  devant  les  retranchements 
de  Guerbignan,  la  nuit  du  22  au  23  octobre.  La  tran- 
chée se  montoit  par  détachement,  comme  au  siège 
d'Ivrée.  Nous  y  eûmes  une  cinquantaine  de  soldats  de 
tués  ou  de  blessés;  M.  de  Richerand\  chef  des  ingé- 
nieurs, homme  sachant  bien  son  métier,  y  fut  blessé 
à  la  tète  si  dangereusement,  qu'on  fut  obligé  de  le  tré- 
paner ;  il  mourut  le  11  novembre,  de  cette  blessure. 
Malgré  le  terrain,  qui  n'étoit  que  de  tuf  et  de  roches, 
on  fit  une  parallèle  de  trois  cents  toises,  éloignée  seu- 
lement de  soixante  des  palissades.  M.  de  Las  Torrès, 
lieutenant  général,  un  maréchal  de  camp  et  un  bri- 
gadier, tous  trois  Espagnols,  commandoient  cette 
tranchée.  Pendant  le  courant  du  siège,  il  y  eut  tou- 
jours le  même  nombre  d'officiers  généraux. 

La  nuit  du  23  au  24,  on  fit  une  seconde  parallèle, 
qui  fut  poussée  à  vingt  toises  des  retranchements. 

vrir  une  porte  ;  il  n'a  qu'une  plate-forme  bordée  d'un  parapet, 
et  d'ordinaire  on  les  prend  d'insulte.  »  [Dict.  de  Trévoux.) 
1.  Tome  I,  p.  205. 


[Oct.  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  57 

Nous  y  perdimes  un  capitaine  des  grenadiers,  plu- 
sieurs grenadiers  et  plusieurs  soldats.  On  fît  plusieurs 
batteries,  qui  tirèrent  le  lendemain  2|4. 

Le  25,  le  26  et  le  27  furent  employés  à  perfection- 
ner nos  ouvrages. 

Le  28  et  le  29,  nos  batteries  commencèrent  à  fou- 
droyer les  retranchements  de  Guerbignan. 

Attaque  du  chemin  couvert  de  Guerbignan.  —  Le  30, 
M.  de  Vendôme  fît  attaquer,  à  une  heure  après  dîné, 
le  chemin  couvert,  malgré  le  feu  continuel  des  enne- 
mis. M.  de  Ghartoigne,  lieutenant  général,  non  seule- 
ment se  logea  sur  un  angle  du  chemin  couvert,  mais 
il  s'empara  aussi  d'une  redoute  qui  le  protégeoit.  On 
ne  put  se  loger  sur  l'angle  saillant  du  centre;  M.  de 
Grancey,  brigadier,  en  fut  toujours  repoussé.  Il  s'y 
logea  la  nuit  d'ensuite,  par  la  sape.  A  l'égard  du  mar- 
quis de  Bouligneux,  maréchal  de  camp,  il  fît  son  loge- 
ment sur  l'angle  saillant  de  la  gauche,  après  avoir  été 
repoussé  plusieurs  fois.  Nous  perdîmes  dans  cette 
attaque,  qui  dura  trois  heures  et  demie,  une  centaine 
de  grenadiers  et  de  soldats  de  tués,  et  cent  soixante 
blessés;  un  capitaine  de  notre  régiment,  nommé  La 
Haye-le-Gomte,  brave  officier  et  bon  gentilhomme  de 
Normandie',  deux  lieutenants  des  grenadiers,  M.  de 
Préchac,  capitaine  du  régiment  de  Piémont,  et 
M.  d'Ivours-,  commissaire  d'artillerie,  de  tués,  trois 
capitaines  et  six  lieutenants  de  blessés.  Selon  les 
déserteurs  qui  arrivèrent  le  lendemain  au  camp, 
les  ennemis  y  fîrent  une  grande  perte,  et  ils  nous 

1.  La  Haye-le-Comte  est  un  petit  village  près  de  Louviers. 

2.  Annet  Camus,  seigneur  d'Ivours,  né  en  1667,  fils  d'un 
lieutenant  général  au  gouvernement  de  Lyonnais  et  Beaujolais. 


58  MÉMOIRES  [Nov.  1704] 

dirent  que  M.  de  Stahremberg  y  avoit  été  blessé*. 

Parlons  un  peu  du  chevalier  de  la  Ilaye-le-Comte. 
Il  eut  un  pressentiment  de  son  malheur;  il  donna  à 
Fenestre,  autre  capitaine  de  notre  régiment,  sa  bourse, 
dans  laquelle  il  y  avoit  cent  louis,  précaution  qu'il 
n'avoit  jamais  prise  auparavant.  Son  ami  lui  en 
demanda  la  raison  ;  il  lui  répondit  simplement  :  «  Je 
«  suis  persuadé  que  je  ne  vous  verrai  plus.  Adieu, 
«  cher  ami,  ajouta-t-il  ;  adieu  pour  toujours.  »  Il  ne 
fut  que  trop  bon  prophète  pour  lui. 

Le  31  d'octobre  jusqu'au  4  novembre  fut  employé 
à  battre  les  retranchements,  à  perfectionner  nos 
ouvrages  et  à  faire  des  mines,  afin  de  nous  mettre 
en  état  d'attaquer  tous  les  retranchements  de  Guer- 
bignan. 

Pendant  cette  attaque,  après  avoir  passé  le  Pô,  le 
reste  de  l'infanterie,  dont  nous  étions,  devoit  attaquer 
le  camp  de  Crescentin.  Pour  cet  effet,  au  commence- 
ment de  la  nuit  du  3  au  6,  une  quarantaine  d'esca- 
drons, aux  ordres  de  MM.  de  Ruffey  et  de  Goas,  et 
quatre  régiments  de  dragons,  aux  ordres  de  M.  de  Sen- 
neterre,  s'étoient  rendus  près  de  notre  brigade,  qui, 
comme  il  a  été  dit  ci-dessus,  étoit  campée  le  long  du 
Pô,  au-dessus  de  Verue.  Les  cavaliers  et  les  dragons 
dévoient  passer  cette  rivière,  qui  étoit  guéable  à  plu- 
sieurs endroits,  ayant  chacun  un  grenadier  ou  un  fan- 
tassin en  croupe. 

Les  retranchements  de  Guerbignan  emportés.  —  Nos 
grenadiers  et  nos  soldats  étoient  déjà  montés  en 
croupe,  et  ils  n'attendoient  que  l'ordre  pour  passer 

1.  Histoire  militaire,  t.  IV,  p.  374-375. 


[Nov.  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  59 

le  PÔ,  lorsque  cette  rivière  grossit  en  un  moment  de 
temps,  si  extraordinairement,  par  des  pluies  conti- 
nuelles qui  étoient  tombées  pendant  trois  jours,  qu'il 
nous  fut  impossible  de  la  passer'.  Par  conséquent,  le 
dessein  d'attaquer  le  camp  retranché  de  Crescentin 
échoua  entièrement  ;  mais  il  ne  laissa  pas  de  faire  une 
grande  diversion  pour  les  troupes  qui  attaquèrent 
Guerbignan,  dont  elles  chassèrent  les  ennemis,  après 
s'être  emparées  des  retranchements.  Si  nous  avions 
réussi  de  notre  côté,  le  siège  de  Verue  auroit  été  un 
siège  à  l'ordinaire  :  nous  nous  en  serions  certaine- 
ment emparés  au  bout  de  six  semaines,  et  peut-être 
plus  tôt. 

Dès  que  nous  fûmes  les  maîtres  de  Guerbignan, 
nous  travaillâmes  à  en  raser  toutes  les  fortifications 
et  à  nous  préparer  à  ouvrir  la  tranchée  devant  Verue. 
On  fit  camper  les  brigades  de  Normandie,  de  la  Vieille- 
Marine,  de  Lyonnois  et  de  Maulévrier^  près  de  Guer- 
bignan, afin  de  protéger  nos  tranchées  en  cas  de  sor- 
ties de  la  part  des  ennemis.  Cette  précaution  nous  fut 
très  avantageuse,  comme  je  le  dirai  dans  la  suite. 

Tout  étant  prêt  pour  l'ouverture  de  la  tranchée, 
elle  se  fit  la  nuit  du  7  au  8  de  novembre. 

1.  D'après  les  Mémoires  de  Sourclies  (p.  127),  un  dragon  et 
un  cavalier,  ayant  déserté,  allèrent  avertir  le  duc  de  Savoie  de 
la  marche  de  M.  de  Vendôme,  qui  fut  obligé  de  revenir  sur 
Guerbignan.  Le  récit  des  Mémoires  militaires  (t.  IV,  p.  283- 
285)  est  plus  complet  et  explique  l'ensemble  de  l'opération 
mieux  que  ne  pouvait  le  faire  notre  auteur. 

2.  Jean-Baptiste-Louis  Andrault,  marquis  de  Maulévrier- 
Langeron  (tome  I,  p.  323j,  était  colonel  du  régiment  d'Anjou- 
infanterie  [ibidem,  p.  333)  et  venait  d'être  fait  brigadier  au  mois 
d'octobre  précédent. 


60  MÉMOIRES  [Nov.  1704] 

Le  1 1 ,  on  la  poussa,  malgré  les  pluies  continuelles, 
près  du  glacis. 

Le  12,  on  fît  trois  batteries,  une  de  douze  pièces 
de  canon  de  vingt-quatre,  à  deux  cents  toises  de  la 
place,  et  une  de  douze  mortiers*.  Ce  furent  les  soldats 
qui  conduisirent  les  canons  et  les  mortiers  dans  les 
batteries  à  force  de  bras.  Ce  jour-là,  M.  de  Percy^, 
major  général  de  l'armée,  et  M.  de  la  Goste^,  aide- 
major  du  régiment  de  Leuville^,  furent  blessés  très 
dangereusement. 

Comme  les  fourrages  manquoient,  et  que  nous 
n'avions  pas  besoin  de  cavalerie,  M.  de  Vendôme 
l'envoya  cantonner.  Il  ne  garda  que  trois  compagnies 
de  housards  et  six  cents  chevaux,  qui  se  relevoient 
toutes  les  vingt-quatre  heures^.  Jusqu'au  16,  il  ne  se 

1.  Ainsi  dans  le  manuscrit.  D'après  les  Mémoires  militaires 
(t.  IV,  p.  285),  on  fit  une  batterie  de  dix  pièces  à  la  droite  du 
retranchement,  une  de  vingt  pièces  à  gauche,  et  une  de  mor- 
tiers au  centre. 

2.  Edme  de  la  Courcelle,  seigneur  de  Bailley  et  Percy,  qui 
avait  épousé  Louise  Le  Prestre,  cousine-germaine  du  maréchal 
de  Vauban.  «  C'étoit  un  major  d'infanterie,  dit  l'annotateur  des 
Mémoires  de  Sourches  (t.  IX,  p.  135),  qui,  depuis  longtemps, 
faisoit  la  charge  d'aide-major  général  sous  d'Arène  et  avoit 
l'approbation  de  tout  le  monde  :  ce  qui  avoit  obligé  le  duc  de 
Vendôme  à  lui  procurer  l'emploi  de  major  général  lorsque 
d'Arène  l'avoit  quitté.  » 

3.  Simon  Frotier,  seigneur  de  la  Coste,  qui  mourut  peu  après 
de  ses  blessures. 

4.  Ce  régiment,  qui  prit  plus  tard  le  nom  de  Béarn,  était 
commandé  depuis  avril  1700  par  Louis-Thomas  du  Bois  de 
Fiennes,  marquis  de  Leuville,  qui  parvint  en  1731  au  grade  de 
lieutenant  général. 

5.  Voyez,  dans  les  pièces  des  Mémoires  militaires  (t.  IV, 
p.  835),  un  état  des  quartiers  de  la  cavalerie  au  18  mars  1705. 


[Nov.  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  61 

passa  rien  de  considérable.  Nos  trois  batteries  com- 
mencèrent à  faire  grand  bruit  ce  jour-là  ;  nous 
démontâmes  plusieurs  pièces  de  canon  aux  ennemis. 

La  nuit  du  17  au  18,  on  fit  une  autre  batterie,  à 
quatre-vingts  toises  de  la  contrescarpe,  de  dix  pièces 
de  canon  de  vingt-quatre;  elle  fut  achevée  le  18.  On 
ne  se  voyoit  pas,  ce  même  jour,  par  rapport  à  un 
grand  brouillard.  Toutes  ces  batteries  battoient  trois 
grandes  redoutes,  où  il  y  avoit  vingt  pièces  de  canon 
qui  nous  incommodoient  fort. 

Depuis  le  19  jusqu'au  221,  le  soldat  ne  fut  employé 
qu'à  réparer  le  désordre  que  la  pluie  continuelle  avoit 
fait  dans  les  tranchées. 

Le  22,  j'étois  de  tranchée  :  les  ennemis  sortirent  au 
nombre  de  deux  cents  hommes;  nous  les  fîmes  dis- 
paroître  dans  le  moment.  On  poussa  la  tranchée  à  six 
toises  des  palissades.  Ce  même  jour,  M.  de  Savoie 
partit  de  Crescentin  avec  toute  sa  cavalerie,  qu'il  fit 
distribuer  dans  ses  places.  Ce  prince  alla  dans  sa 
capitale;  toute  son  infanterie  resta  à  Crescentin,  aux 
ordres  de  M.  de  Stahremberg. 

Le  23,  notre  régiment  décampa,  pour  aller  cou- 
vrir le  quartier  général,  qui  étoit  à  Brusasco^,  petit 
village  éloigné  d'une  lieue  de  France  de  Verue.  Les 
soldats  se  baraquèrent,  et  les  officiers  furent  logés. 
Nous  étions  quatre  capitaines  dans  une  petite  chambre 
basse,  malsaine.  Nous  travaillâmes  à  amasser  un  peu 
de  fourrage  et  beaucoup  de  bois.  Au  bout  de  quelque 
temps,  le  fourrage  nous  manquant,  nous  fûmes  obli- 
gés d'envoyer  tous  nos  chevaux  à  six  lieues  de  nous. 
Ainsi,  lorsque  nous  montions  la  tranchée   (nous  en 

1.  A  l'ouest  de  Verue,  sur  la  route  de  Chivas  à  Turin. 


62  MÉMOIRES  [Dec.  1704] 

étions  éloignés  d'une  bonne  lieue),  ou  lorsque  nous 
montions  la  grande  garde  du  camp,  ou  que  nous  fai- 
sions quelque  autre  détachement,  nous  étions  obligés 
de  marcher  à  pied,  comme  des  chats  maigres,  dans 
la  neige  et  dans  la  boue,  souvent  jusqu'aux  genoux. 
Les  vivres  étoient  à  bon  marché,  ce  qui  nous  conso- 
loit  de  toutes  nos  fatigues,  quoique  privés  de  tout 
plaisir.  Reprenons  le  fil  de  notre  siège. 

Depuis  le  23  jusqu'au  8  de  décembre  il  ne  se  passa 
rien  de  considérable  ;  ce  temps  fut  employé  pour  nous 
rapprocher  du  chemin  couvert. 

Le  chemin  couvert  de  Verue  emporté.  —  Le  8,  tout 
étant  prêt  pour  l'attaquer,  il  le  fut  à  dix  heures  du 
matin,  de  vive  force.  Cent  cinquante  soldats  ou  grena- 
diers, aux  ordres  de  M.  le  baron  de  Blagnac',  colo- 
nel du  régiment  de  Saluées,  le  défendoient.  Tout  fut 
sabré  et  le  commandant  pris.  Notre  perte  ne  monta 
qu'à  cent  vingt  hommes,  tant  tués  que  blessés  ;  nous  y 
eûmes  un  capitaine  de  notre  régiment  de  tué.  Le  che- 
min couvert  pris,  on  travailla  sur-le-champ  à  y  cons- 
truire une  batterie  pour  battre  en  brèche,  et  une 
autre  pour  tâcher  de  rompre  le  pont  de  communica- 
tion de  Verue  à  Crescentin. 

Le  10,  nous  apprîmes  par  des  déserteurs  que  le 
duc  de  Savoie  étoit  de  retour  à  Crescentin. 

La  batterie  de  huit  pièces  de  canon  établie  sur  la 
contrescarpe  étant  prête,  on  commença  le  1 6  à  battre 
en  brèche. 

1.  N.  du  Mont  de  Blagnac,  d'une  famille  de  Guyenne,  était 
passé  au  service  de  Savoie  ;  il  mourut  peu  après  des  blessures 
reçues  dans  cette  affaire.  [Gazette  d'Amsterdam^  1704,  n°  civ, 
et  1705,  no  ii.) 


[Dec.  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  63 

La  nuit  suivante  M.  Filtz\  colonel  de  housards, 
marcha  à  la  tête  d'un  détachement  de  deux  cents 
hommes  de  son  régiment  pour  enlever  un  régiment 
de  cette  nation ~  qui  étoit  à  Santa- Maria,  village  de 
l'autre  côté  du  Pô  ;  mais  un  de  ses  housards  qui 
déserta  lui  fit  manquer  son  projet^. 

Le  1 8,  nous  eûmes  deux  pièces  de  canon  enterrées, 
de  la  batterie  de  huit  pièces,  par  une  mine  que  les 
assiégés  firent  jouer. 

Le  19,  on  remit  en  batterie  les  deux  pièces,  et  on 
commença  à  en  élever  une  autre.  M.  de  Vendôme, 
qui  étoit  presque  toujours  dans  la  tranchée,  ordonna 
qu'on  fît  un  logement  sur  l'entonnoir  qu'avoit  fait  la 
dernière  mine  que  les  ennemis  avoient  fait  jouer. 

Le  20,  on  fit  jouer  une  mine  à  une  heure  après 
midi;  une  grande  partie  de  la  fausse  braie^  en  fut 
renversée. 

Le  21,  les  ennemis  firent  jouer  une  fougade^,  dont 
nous  eûmes  dix  hommes  d'enterrés.  M.  d'Aubarède^, 
lieutenant-colonel  de  la  Sarre,  le  fut  jusqu'au  men- 

1.  «  C'étoit  le  fils  d'un  suisse  dont  toute  la  famille  étoit  dans 
la  compagnie  des  cent-suisses  du  Roi  et  les  suisses  du  duc  d'Or- 
léans, les  uns  lieutenants,  les  autres  exempts.  »  {Mémoires  de 
Sourches,  t.  IX,  p.  170,  note.) 

2.  Ainsi  dans  le  manuscrit.  Sans  doute  un  régiment  de  hou- 
sards. 

3.  Mémoires  militaires,  t.  IV,  p.  290. 

4.  C'est  un  espace,  défendu  par  un  parapet,  qu'on  laisse  au 
pied  d'un  rempart  pour  empêcher  l'approche  de  la  contres- 
carpe. [Dictionnaire  de  Trévoux.) 

5.  Ou  fougasse  ;  petit  fourneau  de  mine,  en  forme  de  puits, 
qu'on  pratique  sous  un  ouvrage  pour  le  faire  sauter.  [Ibid.) 

6.  Jacques  d'Astorg,  comte  d'Aubarède,  qui  parvint  au  grade 
de  brigadier. 


64  MÉMOIRES  [Dec.  i704J 

ton.  Il  n'en  fut  point  incommodé.  Cette  situation  le 
gênoit  si  violemment,  qu'il  crioit  comme  un  diable  : 
«  Je  suis  d'Aubarède!  »  afin  qu'on  vînt  au  plus  vite 
le  déterrer. 

Depuis  le  2l1  jusqu'au  26,  on  ne  fut  occupé  qu'à 
battre  en  brèche  et  à  ruiner  les  défenses  de  la  place; 
mais,  en  vérité,  nous  ne  faisions  que  de  l'eau  claire, 
car  toutes  les  trois  enceintes  étoient  bâties  sur  le 
roc  vif. 

Belle  sortie  des  ennemis.  —  Le  26,  il  faisoit  un 
brouillard  si  épais,  qu'on  ne  se  voyoit  point  ni  les  uns 
ni  les  autres.  A  l'entrée  de  la  nuit  nous  entendîmes  un 
feu  terrible  de  mousqueterie  du  côté  de  la  tranchée. 
Nous  nous  amusions  à  jouer  à  l'hombre.  Nous  sortîmes 
promptement  de  notre  chambre  pour  savoir  ce  qui  se 
passoit.  Nous  vîmes  beaucoup  de  soldats  qui  se  reti- 
roient  bien  vite  dans  le  quartier  général;  ils  nous 
dirent  qu'il  y  avoit  un  gros  corps  de  cavalerie  en 
bataille  dans  la  plaine  entre  Verue  et  nous,  que  les 
housards  ennemis  n'étoient  qu'à  deux  portées  de  fusil 
de  nos  maisons.  Comme  nous  fûmes  très  longtemps 
sans  avoir  aucune  nouvelle  de  ce  qui  se  passoit  à  la 
tranchée,  nous  étions  dans  des  inquiétudes  épouvan- 
tables. Enfin,  au  bout  de  deux  heures  et  demie,  nous 
apprîmes  que  la  cavalerie  ennemie,  qui  s'étoit  mise  en 
bataille  dans  la  plaine,  s'étoit  retirée  à  Crescentin  ; 
que,  dans  le  temps  que  M.  de  Vendôme  sortoit  de  la 
tranchée  (il  n'en  étoit  qu'à  vingt  pas),  les  ennemis, 
au  nombre  de  plus  de  trois  mille  hommes,  dont  beau- 
coup de  grenadiers,  avoient  attaqué  nos  tranchées 
par  trois  endroits  différents  ;  qu'une  colonne,  à  la 
faveur  d'un  brouillard  qui  étoit  fort  épais,  s'étoit  glis- 


[Dec.  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  65 

sée  le  long  de  la  montagne  à  la  gauche  de  nos  tran- 
chées, et,  sans  que  les  troupes  qui  y  étoient  s'en  aper- 
çussent, elle  avoit  gagné  la  hauteur  de  Guerbignan, 
qui  dominoit  toutes  nos  tranchées,  et  que,  de  là, 
tombant  sur  elles,  elle  les  avoit  nettoyées  et  comblé 
une  grande  partie  ;  qu'ensuite,  s'étant  jointe  aux  deux 
autres  troupes,  elles  avoient  encloué  tous  nos  canons  ; 
que  M.  d'imécourt,  maréchal  de  camp,  avoit  été  tué, 
M.  de  Ghartoigne,  lieutenant  général  et  directeur  géné- 
ral de  l'infanterie,  blessé  mortellement  et  fait  prison- 
nier :  ils  étoient  tous  deux  de  tranchée,  aussi  bien 
que  M.  de  Maulévrier-Langeron  ;  que  nous  avions  été 
obligés,  dans  le  commencement,  d'abandonner  toutes 
nos  tranchées.  Ge  fut  un  bonheur  pour  la  France  que 
M.  de  Vendôme  eût  été  si  près  de  la  tranchée  lorsque 
les  ennemis  s'en  emparèrent.  Ge  prince,  sans  perdre 
de  temps,  rassembla  tous  les  fuyards;  il  en  mit  une 
trentaine  dans  le  cornichon  \  petit  fort  à  la  queue  de 
la  tranchée.  Il  envoya  chercher  les  quatre  brigades 
qui  étoient  baraquées,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  près  de 
Guerbignan  ~.  Pendant  ce  temps,  il  rallia  toutes  les 
troupes  qui  avoient  abandonné  les  tranchées.  Les  bri- 
gades arrivées,  le  comte  de  Ghamillart  marchant  à  la 
tête  de  celle  de  Lyonnois,  elles  attaquèrent  les  enne- 

1.  Les  dictionnaires  ne  donnent  pas  ce  mot  comme  terme  de 
fortification  ;  notre  auteur  en  explique  lui-même  le  sens. 

2.  Notamment  celles  de  Lyonnais  et  de  Médoc.  Les  Mémoires 
de  Sourches  (p.  155),  en  racontant  cette  sortie  d'après  les  lettres 
de  l'armée  arrivées  à  Paris  le  3  janvier,  font  ressortir  la  valeur 
du  duc  de  Vendôme  et  celle  de  MM.  de  Guerchy  et  d'Aube- 
terre.  Les  Mémoires  militaires  (t.  IV,  p.  290-291)  ne  semblent 
pas  donner  à  cette  affaire  la  même  importance  que  notre  auteur. 
Voyez  aussi  V Histoire  militaire  de  Quincy,  t.  IV,  p.  382-384. 

II  5 


66  MÉMOIRES  [Dec.  1704] 

mis  si  rapidement  de  toutes  parts,  qu'ils  se  renver- 
sèrent les  uns  sur  les  autres  pour  gagner  au  plus  vite 
Verue  et  le  bas  de  la  montagne.  Ils  en  massacrèrent 
beaucoup.  Les  ennemis  voulurent  tenir  ferme  dans  le 
chemin  couvert;  mais,  nos  troupes  acharnées  ne  leur 
donnant  pas  le  temps  de  se  reconnoître,  ils  en  furent 
si  promptement  attaqués,  qu'ils  furent  obligés  de  nous 
l'abandonner,  après  y  avoir  laissé  beaucoup  des  leurs 
de  tués.  Nous  eûmes  deux  cents  hommes  de  tués  et 
de  blessés.  M.  d'Airon,  lieutenant-colonel  de  l'Ile-de- 
France,  de  Rasilly^,  major  de  Médoc,  de  Gadagne, 
capitaine  de  Piémont^,  de  Ghampigny,  capitaine  de 
Lyonnois,  Pointis,  capitaine  des  fusiliers,  et  MM.  Vas- 
sac,  Pogne  et  Soûlas,  lieutenants,  et  M.  de  Montfer- 
rier^,  aide  de  camp  de  notre  général,  furent  tous  bles- 
sés. Il  y  eut  quatre  cents  hommes  des  ennemis  de 
tués  et  plus  de  six  cents  de  blessés.  On  leur  prit  cent 
trente  grenadiers  ou  soldats,  un  lieutenant-colonel, 
deux  capitaines  et  deux  lieutenants. 

Il  est  certain  que  le  projet  de  cette  grande  sortie  fit 
beaucoup  d'honneur  au  duc  de  Savoie,  qui,  pour  nous 
donner  le  change,  fit  mine  de  vouloir  abandonner  et 
Verue  et  Grescentin.  Il  fit  miner  le  donjon  et  tous  les 
autres  ouvrages  de  la  place,  et  il  fit  courir  le  bruit 

1.  Michel-Gabriel  de  Launay  de  Rasilly,  fils  aîné  du  sous- 
gouverneur  des  petits-fils  du  roi,  obtint  en  1707  le  régiment 
d'infanterie  de  Lostanges;  il  mourut  en  1710,  ayant  succédé 
à  son  père  comme  lieutenant  général  de  Touraine. 

2.  INous  ne  savons  si  cet  officier  était  de  la  maison  des  Galéan, 
originaires  de  Florence,  devenus  comtes  et  ducs  de  Gadagne. 

3.  Cet  officier  était  peut-être  frère  ou  fils  de  J.-A.  Duvidal, 
marquis  de  Montferrier,  qui  fut  syndic  des  états  de  Langue- 
doc de  1700  à  1733. 


[Dec.  1704]  DU  CHEVALIER  DE  QTJINCY.  67 

qu'il  les  feroit  sauter  tous  le  26;  qu'ensuite  il  s'en 
retourneroit  à  Turin,  afin  de  mettre  sa  capitale  en 
état  de  résister  aux  armes  des  François.  Il  fît  une  très 
grande  faute,  qui  étoit  de  n'avoir  pas  envoyé  assez  de 
travailleurs  pour  combler  entièrement  nos  tranchées, 
mettre  le  feu  à  nos  affûts  et  enclouer  bien  tous  nos 
canons.  Certainement,  s'il  avoit  eu  cette  précaution, 
nous  aurions  été  obligés  de  lever  le  siège. 

La  première  chose  que  fît  le  duc  de  Savoie,  en 
retournant  à  Grescentin,  ce  fut  d'aller  voir  M.  de 
Ghartoigne,  qu'il  avoit  connu  dans  le  temps  qu'il 
étoit  généralissime  de  notre  armée  en  Italie.  Ge  prince 
lui  témoigna  combien  il  étoit  sensible  au  malheur  qui 
lui  étoit  arrivé;  il  lui  fit  cent  mille  politesses,  il  lui 
offrit  tout  ce  qui  dépendoit  de  lui,  et,  jusqu'à  la  mort 
de  ce  brave  ofïicier  général,  qui  mourut  quelques  jours 
après,  il  l'alloit  voir,  et  il  envoyoit  à  tout  moment  pour 
savoir  de  ses  nouvelles. 

Pendant  toute  la  nuit  qui  suivit  cette  action,  les 
assiégés  ne  faisoient  que  nous  crier  :  «  Qu'avez-vous 
«  fait,  pauvres  François,  de  vos  canons?  Vous  les  avez 
«  apparemment  vendus  pour  vous  en  aller  !  Vous  ne 
«  resterez  pas  longtemps  ici?  »  Mais  ils  furent  bien 
surpris,  à  la  petite  pointe  du  jour,  d'entendre  ronfler 
tous  nos  canons  et  de  voir  que  nos  mortiers  ne  dis- 
continuoient  pas  de  leur  jeter  des  bombes.  Gette 
même  nuit,  M.  de  Vendôme  fît  réparer  tout  le  désordre 
que  les  ennemis  avoient  fait  dans  les  tranchées  ;  il  fît 
désenclouer  tous  nos  canons  et  tous  nos  mortiers,  et 
il  fît  mettre  toutes  choses  en  si  bon  état  que,  le  len- 
demain, il  ne  paroissoit  aucun  désordre.  Auparavant 
de  quitter  les  tranchées,  il  fît  doubler  les  troupes  qui 


68  MÉMOIRES  [Janvier  1705] 

étoient  de  garde  sur  les  hauteurs  de  Guerbignan,  où 
les  ennemis  nous  avoient  fait  le  plus  de  mal. 

Depuis  la  sortie  du  26  jusqu'au  4  janvier  1705,  il 
ne  se  passa  rien  de  considérable. 

Le  4,  nous  vîmes  passer  le  long  du  Pô,  au  delà, 
deux  bataillons  ennemis  qui  passèrent  le  pont  pour  se 
rendre  dans  la  communication  en  deçà  de  la  rivière. 
On  fit  sauter  ce  même  jour  une  mine,  qui  renversa 
l'autre  partie  de  la  fausse  braie. 

Le  5  fut  employé  par  le  mineur  à  faire  plusieurs 
branches  pour  faire  des  fourneaux. 

Le  6,  une  batterie  de  six  pièces  de  canon  étant 
achevée  sur  le  chemin  couvert,  elle  tira  si  vivement, 
qu'elle  fit  une  ouverture  à  la  première  et  à  la  seconde 
enceinte. 

Le  7,  on  fit  deux  autres  batteries  pour  les  battre  à 
revers.  Ce  même  jour,  nous  travaillâmes  à  faire 
quelques  retranchements  pour  mettre  hors  d'insulte 
le  quartier  général,  parce  que  les  ennemis  pouvoient 
passer  le  Pô,  cette  rivière  étant  guéable  à  plusieurs 
endroits. 

Le  8,  le  9  et  le  10  furent  employés  à  réparer  le 
désordre  que  la  neige  avoit  fait  dans  nos  tranchées. 
On  en  avoit  jusqu'aux  genoux  ;  nous  y  avions  un  froid 
affreux.  Il  nous  étoit  défendu  d'y  faire  du  feu.  Au  com- 
mencement, nous  en  faisions;  mais  les  assiégés  nous  y 
tuoient  bien  du  monde  :  ils  plongeoient  dans  nos 
tranchées,  qui  étoient  la  plus  grande  partie  enfilées. 

Le  1  \ ,  comme  je  marchois  à  la  tète  de  cinquante 
hommes,  pour  aller  relever  le  même  nombre  d'hommes 
qui  étoient  dans  une  redoute  construite  sur  le  bord  du 
Pô,  vis-à-vis  la  pointe  d'une  île  qui  est  au-dessus  de 


[Janvier  1705]        DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  69 

Verue,  à  un  petit  quart  de  lieue  de  cette  place,  je  vis 
venir  à  moi  une  centaine  d'housards  ennemis.  J'en- 
voyai sur-le-champ  en  avertir  le  major  de  notre  bri- 
gade par  un  soldat,  et  je  continuai  mon  chemin,  faisant 
marcher  ma  petite  troupe  bien  serrée,  le  soldat  ayant 
la  baïonnette  au  bout  du  fusil,  et,  de  temps  en  temps,  ' 
je  faisois  tirer  quelques  coups.  Il  y  avoit  de  notre 
quartier  à  la  redoute  une  demi-lieue.  J'y  arrivai  sans 
que  les  ennemis  osassent  m'attaquer.  De  la  redoute, 
nous  les  vîmes  traverser  la  rivière.  Dans  ce  temps  on 
fit  venir  de  nouvelles  pièces  de  canon  d'Alexandrie  ; 
car  celles  qui  étoient  devant  Verue  étoient  si  défec- 
tueuses, qu'on  ne  pouvoit  plus  s'en  servir. 

Depuis  le  1 1  jusqu'au  %0,  les  soldats  ne  furent  occu- 
pés qu'à  réparer  le  désordre  que  nous  causoit  tou- 
jours le  mauvais  temps.  Toujours  de  la  neige  ou 
toujours  de  la  boue  jusqu'aux  genoux,  malgré  les  fas- 
cines que  nous  y  jetions  afin  d'y  pouvoir  marcher.  A 
l'égard  des  ennemis,  ils  ne  s'endormoient  pas;  ils 
réparoient  pendant  les  nuits  le  dommage  qu'on  leur 
faisoit  pendant  le  jour. 

Le  21  et  le  22  furent  employés  de  même  de  part  et 
d'autre,  par  rapport  au  temps  fâcheux  qui  continua 
jusqu'au  25.  Ce  jour-là,  M.  de  Gonck,  colonel  irlan- 
dois,  fut  blessé  d'un  éclat  de  bombe,  et  le  duc  de 
Vendôme  fit  travailler  à  une  redoute  à  deux  cents 
toises  de  la  gauche  de  l'attaque,  sur  une  petite  émi- 
nence  dont  le  front  et  le  flanc  étoient  escarpés.  On  fit 
une  communication  depuis  cette  redoute  jusqu'à  l'at- 
taque de  la  gauche.  Pendant  que  j'y  faisois  travailler, 
une  bombe  venant  de  la  place  y  tomba,  et  elle  vint 
roulera  l'endroit  où  j'étois.  Quel  parti  prendre?  Ou  il 


70  MÉMOIRES  [Janvier  1705] 

falloit  me  précipiter  de  haut  en  bas,  je  me  serois  tué 
cent  mille  fois,  ou  attendre,  en  me  jetant  par  terre, 
cette  diable  de  bombe.  Je  pris  le  dernier  parti.  Par 
bonheur  pour  moi,  elle  ne  creva  point  ;  j'en  eus  pour  la 
peur,  et  j'en  remerciai  le  bon  Dieu.  Cette  redoute 
faite,  M.  de  Vendôme  y  fit  mettre  neuf  pièces  de 
canon  de  vingt-quatre,  afin  de  battre  un  petit  fort  qui 
étoit  entre  Verue  et  la  communication,  et  de  s'en 
emparer  lorsque  la  brèche  seroit  assez  grande  pour 
l'attaquer.  C'étoit  un  moyen  de  rompre  la  communi- 
cation de  Verue  au  P6  et  de  s'assurer  l'attaque  de  la 
gauche . 

Pendant  les  travaux,  les  ennemis  ne  s'endormoient 
pas.  Ils  mirent  cinquante  pièces  de  canon  sur  la  troi- 
sième enceinte  et  dans  le  donjon,  dans  lequel  il  y 
avoit,  dès  le  commencement  du  siège,  deux  pièces  de 
trente-six,  que  nous  ne  pûmes  jamais  démonter. 
Nous  les  appelions  Jérôme  et  sa  femme.  Ils  étoient 
dessous  une  voûte  faite  dans  le  roc  vif;  les  bombes 
qu'on  y  jetoit  continuellement  n'y  faisoient  rien. 

Il  nous  arrivoit  tous  les  jours  beaucoup  de  déser- 
teurs. 

La  nuit  du  217  au  28,  les  assiégés,  voulant  nous 
chasser  de  quelques  postes  qui  les  incommodoient, 
firent  une  sortie  de  cent  cinquante  grenadiers  ;  mais 
ils  furent  si  bien  reçus,  qu'ils  s'en  retournèrent  au 
plus  vite.  On  y  prit  quelques  grenadiers  et  un  officier. 

Enfin  M.  de  Vendôme,  persuadé  qu'il  ne  pourroit 
jamais  se  rendre  maître  de  Verue  à  moins  qu'il  ne 
s'emparât  auparavant  de  la  communication,  fit  cons- 
truire deux  batteries,  l'une  de  seize  pièces  de  canon  et 
l'autre  de  huit.  Elles  furent  achevées  le  5  février.  On  y 


[Février  1705]        DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  71 

conduisit  sur-le-champ  vingt-quatre  pièces  de  canon 
qui  nous  étoient  arrivées  depuis  peu  de  France.  Elles 
étoient  aussi  destinées  pour  battre  le  fort  entre  Verue 
et  la  communication.  On  fit  aussi  une  tranchée  qui 
alloit  droit  audit  fort;  l'on  fit  d'autres  batteries  pour 
battre  le  donjon,  le  bastion,  et  l'ouvrage  qui  faisoit  la 
communication  de  l'un  à  l'autre.  Tous  ces  travaux 
nous  menèrent  jusqu'au  10.  M.  de  Lapara^,  connu 
pour  un  de  nos  plus  habiles  ingénieurs  de  France, 
arriva  ce  même  jour^  :  ce  qui  nous  donna  l'espérance 
que  nous  verrions  bientôt  finir  nos  travaux  et  nos 
peines.  Il  y  eut  un  grand  conseil  de  guerre,  où  tout 
le  monde  fut  du  même  avis,  qu'il  étoit  absolument 
nécessaire  de  nous  rendre  maîtres  de  la  communication. 

Le  lendemain  de  son  arrivée,  M.  de  Lapara  fut  se 
promener  dans  toutes  les  tranchées.  On  fit  faire  quan- 
tité d'échelles.  Les  ennemis  le  sachant,  ils  ne  faisoient 
que  nous  demander  ce  que  nous  en  voulions  faire  :  on 
leur  répondoit  que  c'étoit  pour  les  pendre. 

Le  26,  il  nous  arriva  deux  habiles  bombardiers 
piémontois.  Ils  avoient  déserté  parce  que  M.  de 
Savoie  ne  les  avoit  pas  récompensés  comme  il  le  leur 
avoit  promis.  Le  2i7,  ils  proposèrent  à  M.  de  Vendôme 
de  leur  laisser  diriger  quelques  mortiers.  Auparavant 
de  déserter,  ils  s'étoient  informés  où  étoit  un  saucis- 

1.  Louis  Lapara  de  Fieux,  un  des  meilleurs  ingénieurs  après 
Vauban,  avait  le  grade  de  lieutenant  général  depuis  l'année 
précédente;  il  fut  tué  en  1706  au  siège  de  Barcelone. 

2.  Bien  qu'il  fût  brouillé  avec  M.  de  Vendôme,  Chamillart 
l'avait  fait  partir  fort  précipitamment,  le  23  janvier,  pour 
diriger  l'attaque  de  Verue,  sans  lui  laisser  même  vingl-quatre 
heures  pour  se  préparer.  [Sourc/ies,  t.  IX,  p.  165.) 


72  MÉMOIRES  [Mars  1705] 

son  qui  conduisoit  à  trois  mines.  Ils  ajustèrent  si  bien 
leurs  mortiers,  que  la  troisième  bombe  mit  le  feu  au 
saucisson,  qui  fit  sauter  une  partie  du  bastion  de  la 
droite  de  la  seconde  enceinte',  et  cela  en  présence  de 
M.  de  Vendôme,  qui  les  récompensa  sur-le-champ 
parfaitement  bien.  [Nul]  général  n'a  jamais  été  si  gé- 
néreux que  lui. 

Les  ennemis  ne  discontinuoient  pas  d'accabler  nos 
tranchées  de  pierres.  C'est  ce  qui  nous  incommodoit  le 
plus,  surtout  pendant  les  nuits.  Tous  les  jours  nous 
perdions  beaucoup  de  monde.  Le  29,  M.  de  Ville- 
neuve, capitaine  au  régiment  de  Médoc,  en  fut  tué  ;  il 
étoit  de  mes  amis.  Ce  même  jour,  M.  de  Salières^, 
commandant  de  l'artillerie,  fut  blessé  d'une  grenade. 

Prise  de  la  communication.  —  Depuis  plusieurs 
jours  nous  nous  préparions  à  faire  les  dispositions 
nécessaires  pour  attaquer  la  communication.  Notre 
général,  pour  donner  le  change  au  duc  de  Savoie,  fit 
courir  le  bruit,  le  l"""  mars  au  matin,  que  nous  donne- 
rions un  assaut  général,  la  nuit  suivante,  au  corps  de 
la  place.  Il  donna  l'ordre  que  vingt  compagnies  de 
grenadiers  et  dix  bataillons  se  tinssent  prêts  à  mar- 
cher. Il  fit  venir,  ce  même  matin,  le  comte  de  Vaube- 
court,  à  qui  il  communiqua  son  projet^,  et,  en  même 

1.  Mémoires  de  Sourches,  t.  IX,  p.  192;  Histoire  militaire, 
t.  IV,  p.  389. 

2.  François-Balthasar  de  Chastellard,  marquis  de  Salières, 
qui  mourut  en  1720. 

3.  L'Histoire  militaire  de  Quincy  (t.  IV,  p.  390)  dit  que  ce 
fut  seulement  le  soir,  et  peu  de  temps  avant  l'attaque,  que  Ven- 
dôme communiqua  la  disposition  à  M.  de  Vaubecourt,  qui  com- 
mandait les  troupes  de  la  tranchée. 


[Mars  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  73 

temps,  il  lui  remit  une  copie  de  la  disposition  de  la 
manière  qu'on  attaqueroit  la  communication.  Le  mar- 
quis de  Dreux  me  fit  part  le  lendemain  de  cette  copie, 
que  j'envoyai  ensuite  à  mon  frère,  auteur  de  V Histoire 
militaire  de  Louis  XI V^. 

Que  je  fasse  ici  une  petite  réflexion.  Je  puis  assurer 
que  les  journaux  que  j'ai  faits  de  mes  campagnes,  et 
que  je  lui  envoyois  très  exactement,  n'ont  pas  peu 
contribué  à  l'aider  pour  composer  cette  histoire  ;  il  ne 
m'en  a  pas  marqué  la  moindre  petite  reconnoissance. 
Je  me  suis  trouvé  à  dix-neuf  sièges,  à  six  batailles  et  à 
plusieurs  actions  particulières,  où  j'ai  reçu  plusieurs 
blessures,  une  entre  autres  à  la  bataille  de  Turin,  en 
faisant,  je  puis  le  dire,  plus  que  mon  devoir.  Tout  le 
régiment  en  a  été  témoin  ;  mais  je  ne  m'en  glorifie 
point  :  tout  bon  citoyen  et  tout  bon  officier  attaché  à 
son  prince  doit  le  faire.  Il  n'en  dit  pas  un  mot,  quoique 
son  exactitude  va  souvent  si  loin,  qu'il  met  :  «  Dans 
«  une  telle  affaire,  il  y  a  eu  un  cheval  de  blessé.  » 
Cela  m'étonne  d'autant  plus,  qu'il  donne  des  louanges 
à  bien  des  officiers  généraux,  en  vérité  qui  ne  les 
méritoient  guère,  et  dont  les  actions  devroient  être 
ensevelies  pour  jamais.  J'attribue  ce  silence  à  mon 
égard  à  un  peu  de  jalousie  de  métier  qu'il  a  toujours 
eue  contre  moi,  et  queje  lui  pardonne  de  tout  mon  cœur. 

Revenons  à  la  disposition  de  l'attaque  de  la  com- 
munication. 

Attaque  du  pont  :  le  comte  de  Vaubecourt,  lieute- 

1.  Celui-ci  l'a  reproduite  presque  textuellement  (t.  IV, 
p.  390-392)  ;  il  y  a  cependant  quelques  légères  différences  avec 
le  texte  que  va  donner  notre  auteur. 


74  MÉMOIRES  [Mars  1705] 

nant  général,  M.  de  Mauroy,  maréchal  de  camp,  le 
marquis  de  Leu ville,  brigadier.  Compagnies  de  gre- 
nadiers :  Leuville,  deux  compagnies;  la  Sarre,  une 
compagnie.  Bataillons  qui  les  soutenoient  :  la  Sarre, 
un  bataillon  ;  Croy,  deux  bataillons. 

Face  du  Pô  :  M.  des  Touches \  brigadier.  Compa- 
gnies de  grenadiers  :  Auvergne,  deux  compagnies; 
Grancey,  une  compagnie.  Bataillons  pour  les  soute- 
nir :  Bresse,  un  bataillon  ;  Cambrésis,  un  bataillon  ; 
Bassigny,  un  bataillon. 

Attaque  de  la  face  et  du  flanc  intérieur  du  bastion 
gauche  :  le  comte  d'Estaing,  maréchal  de  camp  ; 
M.  de  CoUandres^,  colonel.  Compagnies  de  grena- 
diers :  Normandie,  trois  compagnies;  Flandre ^  une 
compagnie  ;  soutenues  par  leurs  régiments. 

Attaque  de  la  courtine  :  M.  de  Siougeat*,  briga- 

1.  Michel  Le  Camus  des  Touches,  colonel  du  régiment  de 
Cotentin,  qui  venait  de  recevoir,  au  mois  d'octobre  1704,  le 
grade  de  brigadier. 

2.  Thomas  Le  Gendre,  seigneur  de  CoUande,  et  non  Col~ 
landres,  «  dont  la  figure  intéressoit  les  dames,  »  dit  Saint- 
Simon,  avait  eu  dès  1702  «  l'agrément  d'un  régiment  »  et  avait 
voulu  acheter  celui  de  la  Reine  ;  mais,  le  Roi  s'y  étant  opposé, 
il  s'était  rabattu  sur  celui  de  Flandre.  C'était  le  fils  d'un  grand 
négociant  de  Rouen. 

3.  Créé  à  la  même  époque  que  les  deux  précédents,  ce  régi- 
ment fut  réuni  en  1762  à  celui  de  Touraine;  mais  le  nom  fut 
peu  après  donné  à  un  autre  régiment,  dont  la  venue  à  Ver- 
sailles, au  début  de  la  Révolution,  fut  la  cause  indirecte  des 
journées  des  5  et  6  Octobre  1789. 

4.  Jean  de  Laizer,  marquis  de  Siougeat,  était  brigadier 
depuis  le  26  octobre  précédent  ;  il  eut  peu  après  le  régiment 
d'Oléron  et  parvint  en  1734  au  grade  de  lieutenant  général. 


[Mars  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  75 

dier  ;  M.  d'AuLrey  S  colonel.  Compagnies  de  grenadiers  : 
Bourgogne,  deux  compagnies  ;  Flandre,  une  compa- 
gnie; soutenues  par  les  deux  bataillons  d'Auvergne. 

Attaque  de  la  face  intérieure  du  bastion  de  la 
droite  :  le  comte  de  Coigny^,  brigadier;  le  marquis 
de  Lambert 3,  colonel.  Compagnies  de  grenadiers  : 
Piémont,  trois  compagnies;  Périgord,  une  compa- 
gnie ;  soutenues  par  les  trois  bataillons  de  Piémont. 

Six  grenadiers  de  chaque  compagnie  de  grenadiers 
qui  dévoient  attaquer  la  communication  portoient 
chacun  six  grenades  ;  cinq  portoient  des  échelles,  dix 
portoient  des  haches,  et  chaque  grenadier  avoit  trente 
coups  à  tirer. 

M.  de  Mauroy  avoit  avec  lui*  soixante  travailleurs 
de  rile-de-France,  avec  vingt  haches  et  quarante 
gabions,  qui  suivoient  les  troupes  destinées  à  l'at- 
taque de  la  communication,  cent  travailleurs  du  régi- 
ment de  Flandre  et  cinquante  gabions,  cinquante  de 
Grancey  et  vingt-cinq  gabions,  cinquante  de  Bour- 
gogne et  vingt-cinq  gabions  ;  M.  de  Lorme%  avec  cent 
travailleurs  de  Bourgogne,  cent  de  la  Sarre  et  cent  de 
Grancey,  cent  gabions. 

1.  Henri  Fabri  de  Moncault,  comte  d'Autrey,  colonel  du 
régiment  de  la  Sarre,  de  la  même  famille  que  Peiresc. 

2.  François  de  Franquetot,  marquis  de  Coigny,  était  briga- 
dier depuis  1702  et  commandait  le  régiment  de  cavalerie 
Royal-étranger;  il  devint  maréchal  de  France  en  1734. 

3.  Henri-François  de  Lambert  de  Saint-Bris,  colonel  depuis 
1697  du  régiment  d'infanterie  de  Conti. 

4.  Ci-dessus,  p.  73. 

5.  Simon  de  Lorme,  lieutenant  de  la  compagnie  des  mineurs 
de  Vallière,  fut  tué  en  1747  au  siège  de  Berg-op-Zoom,  à 
soixante-douze  ans,  étant  maréchal  de  camp  depuis  1744  et 
doyen  des  capitaines  de  mineurs. 


76  MÉMOIRES  [Mars  1705] 

Disposition  de  l'attaque  du  Pô  :  M.  de  Las  Torrès, 
lieutenant  général;  M.  d'Orgemont,  maréchal  de 
camp;  M.  Le  Guerchoys,  brigadier;  le  prince  Pio  et 
le  marquis  de  Tessé^  colonels.  Compagnies  de  gre- 
nadiers :  Lombardie,  trois  compagnies  ;  Louvignies^, 
une  compagnie  ;  Bonezane,  une  compagnie  ;  soutenues 
par  les  deux  bataillons  de  Tessé  '  et  un  de  Vendôme. 

Attaque  de  la  face  et  ilanc  intérieur  du  bastion  de 
la  droite  :  M.  de  Morangiès  et  M.  de  ChoiseuH,  colo- 
nels. Cinq  compagnies  de  grenadiers  :  Vieille-Marine, 
trois  compagnies;  Morangiès,  une  compagnie;  Tour- 
naisis,  une  compagnie.  Soutenues  par  neuf  batail- 
lons :  deux  d'Anjou,  un  de  Lombardie,  un  de  Médoc, 
un  de  Bonezane,  un  de  Louvignies  et  les  trois  de  la 
Vieille-Marine. 

Attaque  de  la  courtine  :  le  marquis  de  Bonnelles^, 
colonel.  Quatre  bataillons  :  deux  de  Lyonnois,  deux 
de  Maulévrier. 

Je  soupai  le  soir  de  l'attaque  chez  le  marquis  de 

1.  René-Mans  de  Froullay,  marquis,  puis  comte  de  Tessé,  fils 
aîné  du  maréchal,  colonel  depuis  1696,  avait  été  pourvu  le 
17  octobre  1703  du  régiment  d'infanterie  vacant  par  la  mort 
du  duc  de  Lesdiguières.  Il  se  remettait  à  peine  d'une  grave 
blessure  reçue  le  6  novembre  précédent  à  l'attaque  des  retran- 
chements de  Guerbignan. 

2.  Régiment  allemand  au  service  d'Espagne. 

3.  L'ancien  régiment  de  Sault  (ci-dessus,  tome  I,  p.  241), 
levé  en  1590  par  le  connétable  de  Lesdiguières. 

4.  François-Eléonor  de  Choiseul-Traves  (1673-1718),  colonel 
depuis  1702  d'un  régiment  de  cavalerie  légère;  il  avait  épousé 
la  sœur  du  maréchal  de  Villars. 

5.  Jean-Claude  de  Bullion,  mestre  de  camp  du  régiment  de 
Royal -Roussillon- cavalerie  ;  il  sera  blessé  mortellement  le 
6  septembre  1706,  à  la  déroute  de  Turin. 


[Mars  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  77 

Dreux,  mon  colonel.  Après  le  souper,  qui  fut  court, 
nous  montâmes  à  cheval  et  nous  nous  rendîmes  près 
de  la  redoute  située  près  de  la  branche  du  Pô  qui 
forme  une  île  au-dessus  de  Verne.  Notre  brigade  mon- 
toit  toujours  la  grande  garde  dans  cette  redoute,  qui 
protégeoit  notre  pont  pour  passer  dans  l'île. 

A  neuf  heures  du  soir,  les  troupes  qui  dévoient  atta- 
quer la  communication  commencèrent  à  passer  le  pont 
dans  un  silence  profond.  Les  officiers  a  voient  ordre 
de  ne  point  laisser  écarter  les  soldats,  afin  d'empê- 
cher qu'aucun  ne  désertât  pour  en  avertir  M.  de 
Savoie.  A  mesure  que  les  troupes  avoient  passé  le 
pont,  on  les  mettoit  en  bataille  selon  l'ordre  qu'elles 
dévoient  combattre.  L'attaque  devoit  se  faire  à  minuit. 

Un  peu  auparavant  l'heure  marquée,  elles  s'avan- 
cèrent à  la  portée  du  fusil  de  la  communication  ;  on 
faisoit  si  peu  de  bruit,  que  nous  entendions  sonner  les 
heures  à  Grescentin.  Un  demi-quart  d'heure  avant 
qu'on  s'ébranlât,  nos  grenadiers,  qui  avoient  le  ventre 
à  terre,  virent  venir  à  eux  une  patrouille  des  enne- 
mis qui,  apparemment,  battoit  l'estrade  ^  On  la  laissa 
passer,  et  ensuite  nos  grenadiers  se  levèrent,  et  ils 
l'enveloppèrent  si  bien,  qu'aucun  des  soldats  qui  la 
composoient  ne  s'échappa  :  ce  qui  fut  la  cause  que  les 
ennemis  furent  surpris. 

M.  de  Vendôme  étoit  à  la  tête,  et  il  attendoit  le 
signal,  qui  étoit  de  douze  bombes  qui  dévoient  s'éle- 
ver ensemble  et  être  tirées  de  la  tranchée  devant 
Verue.  Dès  qu'elles  parurent,  notre  général  fit  mar- 

1.  Battre  l'estrade,  c'est  envoyer  des  coureurs  à  la  décou- 
verte pour  avoir  des  nouvelles  des  ennemis.  [Dictionnaire  de 
Trévoux.) 


78  MÉMOIRES  [Mars  1705] 

cher  nos  troupes  si  rapidement,  qu'elles  ne  furent 
découvertes  qu'à  la  portée  du  pistolet  par  une  senti- 
nelle, qui  cria  :  Che  wva^  Nos  grenadiers  se  jettent 
promptement  dans  le  fossé,  coupent  les  palissades 
avec  leurs  haches,  et  ils  montent  sur  les  retranche- 
ments sans  se  servir  des  échelles  qu'ils  avoient  appor- 
tées ;  elles  étoient  trop  courtes.  Quoique  les  fortifica- 
tions étoient  très  hautes,  ils  les  descendent  avec  la 
même  vitesse,  et,  à  grands  coups  de  sabre  et  à  coups 
de  hache,  ils  massacrent  une  grande  partie  des  troupes 
qui  défendoient  ce  poste.  Nos  grenadiers,  qui  avoient 
ordre  d'attaquer  les  retranchements  du  côté  du  pont, 
après  s'en  être  emparés,  marchent  au  pont,  qu'ils 
coupent.  Ainsi,  tout  ce  qui  étoit  en  deçà  fut  tué  ou 
pris.  M.  de  Las  Torrès  n'arriva  qu'à  la  fin  de  l'attaque. 
Ses  troupes  dévoient  passer  en  bas  du  donjon  de 
Verue;  elles  furent  obligées  de  marcher  dans  l'eau 
jusqu'aux  genoux  :  ce  qui  retarda  leur  marche. 

Au  commencement  de  l'attaque,  on  lança  dans  l'eau 
plusieurs  petits  bateaux,  dans  chacun  desquels  il  y 
avoit  une  bombe.  On  mit  le  feu  aux  fusées  auparavant 
de  les  lancer.  Le  courant  de  l'eau  devoit  les  porter  au 
pont;  [ils  dévoient]  s'y  arrêter  par  le  moyen  d'un 
bâton  qu'on  avoit  fiché  dans  chaque  petit  bateau,  et 
ensuite  les  bombes  dévoient  crever  ;  mais  aucune  ne 
réussit. 

Quelque  temps  après  que  la  communication  fut 
emportée,  nous  vîmes  paroître  beaucoup  de  flambeaux 
et  de  lanternes  qui  sortoient  de  Grescentin  ;  mais  la 
décharge  de  huit  pièces  de  canon  à  mitraille,  que 
M.  de  Vendôme  avoit  fait  braquer  sur  le  bord  de  la 
rivière  de  ce  côté-là,  les  fit  bientôt  disparoître. 


[Mars  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  79 

C'étoient  les  régiments  de  Tarentaise  et  d'Aoste  qui 
défendoient  la  communication.  M.  de  la  Tour  de  Vil- 
leneuve*, colonel  du  régiment  de  Tarentaise,  qui  y 
commandoit,  fut  fait  prisonnier  avec  vingt-cinq  offi- 
ciers et  environ  deux  cents  hommes.  On  leur  prit  six 
drapeaux.  Il  yavoit  toujours  eu  six  bataillons,  pendant 
tout  le  siège,  baraqués  dans  ce  poste  important.  Ce  fut 
un  bonheur  pour  nous  que  M.  de  Savoie  en  avoit  retiré 
quatre;  l'action  auroit  été  des  plus  sérieuses.  Nous 
eûmes  très  peu  de  monde  de  tué  et  de  blessé,  en  tout 
une  quarantaine,  et  un  capitaine  du  régiment  d'Au- 
vergne de  blessé^. 

Pendant  que  nous  agissions  de  notre  côté,  le  comte 
de  Médavy,  lieutenant  général  de  tranchée,  fit  mar- 
cher, aussitôt  que  les  douze  bombes  furent  tirées,  deux 
compagnies  de  grenadiers,  soutenues  par  deux  batail- 
lons, aux  deux  premières  enceintes  de  la  place.  Nos 
grenadiers  tuèrent  environ  une  cinquantaine  de  sol- 
dats, et  ils  revinrent  sur-le-champ  dans  l'endroit  d'où 
ils  étoient  partis.  Cette  attaque  n'étoit  que  pour  faire 
une  diversion. 

La  communication  de  Grescentin  à  Verue  ayant  été 
entièrement  ôtée  aux  ennemis,  l'attaque  de  cette  der- 
nière place  ne  devint  alors  qu'un  siège  à  l'ordinaire. 
Nous  aurions  pu  l'emporter  d'assaut  ;  mais  M.  de  Ven- 

1.  De  la  même  famille  que  cet  abbé,  président  et  comte  de 
la  Tour,  qui  fut  ambassadeur  de  Savoie  à  Londres  et  à  Amster- 
dam et  joua  un  rôle  important  dans  les  négociations  de  Ryswyk. 

2.  Voyez  le  récit  de  cette  attaque  dans  les  Mémoires  de 
Sourches,  t.  IX,  p.  191-192,  celui  qu'en  donne  le  général  Palet 
dans  les  Mémoires  militaires,  t.  IV,  p.  300-302,  et  V Histoire 
militaire  de  Quincy,  t.  IV,  p.  393-394. 


80  MÉMOIRES  [Mars  1705] 

dôme,  qui  savoit  précisément  les  vivres  qui  y  étoient, 
prit  le  parti,  afin  d'épargner  le  sang  de  ses  soldats, 
d'attendre  que  la  garnison  qui  y  étoit  enfermée, 
composée  seulement  de  dix-sept  cents  hommes,  se 
rendît  d'elle-même  faute  de  vivres.  Ce  général  fit 
sommer,  quelques  jours  après,  le  commandant  de 
se  rendre.  Sa  réponse  fut  qu'il  ne  comptoit  d'être 
assiégé  que  depuis  que  la  communication  avoit  été 
emportée;  qu'il  se  défendroit  jusqu'à  la  dernière 
extrémité,  pour  tâcher  de  mériter  l'estime  d'un  si 
grand  général,  à  moins  qu'il  ne  lui  vînt  un  ordre 
de  S.  A.  R.  de  se  rendre;  qu'on  pouvoit  s'adres- 
ser à  ce  prince.  Sa  réponse  faite,  M.  de  Vendôme 
ordonna  qu'on  ne  reçût  aucun  déserteur  de  la  place  et 
qu'on  tirât  sur  tous  ceux  qui  paroîtroient  :  ce  qui  fut 
exécuté  de  point  en  point. 

Nous  restâmes,  le  marquis  de  Dreux  et  moi,  avec 
M.  de  Vendôme  jusqu'au  jour,  que  ce  général  se 
retira  dans  son  quartier. 

On  fit  dans  la  communication,  qui  étoit  exposée  au 
feu  de  Verue  et  de  Grescentin,  plusieurs  épaulements, 
quelques  batteries  de  canons  et  de  mortiers,  et  plu- 
sieurs retranchements,  afin  d'être  hors  d'insulte  de  la 
garnison  de  Verue.  On  laissa  dans  cet  ouvrage  six 
compagnies  de  grenadiers  et  trois  bataillons,  aux 
ordres  d'un  brigadier.  Les  troupes  et  le  brigadier 
étoient  relevés  toutes  les  vingt-quatre  heures. 

Le  6  mars,  le  régiment  et  celui  de  l'Ile-de-France 
furent  commandés  pour  la  garde  de  la  communica- 
tion, aux  ordres  du  chevalier  de  Luxembourg.  Ce 
poste  étoit  des  plus  dangereux  :  on  y  étoit  exposé 
sans  cesse  aux  boulets  de  canon,  aux  bombes  et  à  la 


[Mars  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  81 

mousqueterie  de  Verue  et  de  Grescentin.  On  étoit 
entre  deux  feux,  et  continuels  ;  mais  ce  qui  nous  déso- 
loit  le  plus  étoit  la  quantité  de  pierres  dont  les  enne- 
mis nous  accabloient  et  de  Verue  et  de  Grescentin'. 

Le  chevalier  de  Luxembourg  nous  y  donna  un  très 
grand  dîner  et  un  très  grand  souper.  Auparavant  le 
dîner,  nous  empêchâmes  plusieurs  fois  le  chevalier 
d'Esgrigny-,  qui  étoit,  aussi  bien  que  son  frère  aîné, 
capitaine  dans  le  régiment,  quoiqu'il  n'avoit  que  qua- 
torze ans  (ils  étoient  fils  de  l'intendant  de  notre 
armée),  nous  l'empêchâmes,  dis-je,  d'aller  faire  le 
coup  de  fusil  sur  une  batterie  des  ennemis  qui  étoit 
sur  le  bord  du  Pô,  de  l'autre  côté  de  la  rivière.  Mais, 
malgré  notre  attention,  le  pauvre  petit  «  Mangeur  de 
pommes  »  (nous  l'appelions  ainsi)  ne  put  point  éviter 
sa  fatale  destinée  :  il  n'eut  pas  plus  tôt  mangé  un 
morceau,  qu'il  s'échappa  sans  qu'on  s'en  aperçût,  et 
s'en  alla  faire  le  coup  de  fusil  tout  à  découvert  sur 
cette  batterie.  Un  moment  après,  pendant  que  nous 
étions  à  table,  on  vint  nous  dire  qu'il  venoit  d'être 
tué  d'un  boulet  de  canon  dans  l'estomac.  Nous  fûmes 
très  touchés  de  la  perte  de  ce  jeune  garçon,  d'autant 
plus  qu'il  étoit  un  très  bon  sujet  et  qu'il  promettoit 
beaucoup. 

Autre  malheur  qui  nous  arriva  pendant  le  dîner; 
dans  ce  diable  de  métier,  l'on  n'est  point  sûr  de  sa 
digestion.  Nous  nous  étions  mis  à  une  petite  table  six 
capitaines,  dont  un  de  l'Ile-de-France.  Pendant  que 

1.  Déjà  dit  ci-dessus,  p.  72. 

2.  N.  de  Jouenne  d'Esgrigny,  dont  les  généalogies  ne  parlent 
pas.  Il  a  été  question  de  son  père  et  de  son  frère  aîné  dans  le 
tome  I,  p.  205  et  suiv. 

II  6 


82  MÉMOIRES  [Mars  1705] 

nous  exercions  nos  dents,  un  boulet,  tiré  de  cette 
même  batterie  des  ennemis  qui  étoit  de  l'autre  côté 
du  Pô,  après  avoir  donné  contre  une  palissade  qui 
étoit  auprès  de  nous,  et  après  avoir  effleuré  le  haut  de 
la  tête  du  capitaine  de  l'Ile-de-France,  qui  étoit  assis 
entre  La  Bussière  et  moi,  vint  écraser  la  tête  de 
Pascal,  lieutenant  au  régiment,  assis  sur  une  ban- 
quette précisément  derrière  moi,  dans  le  temps  que 
je  lui  donnois  une  cuisse  de  chapon.  Aventure  triste, 
et  d'autant  plus  triste  que  le  capitaine  de  l'Ile-de- 
France  resta,  sans  tomber,  immobile  pendant  quelque 
temps,  et  ensuite,  nous  regardant  les  uns  après  les 
autres  avec  des  yeux  hagards,  il  s'écria  plusieurs 
fois  :  «  Eh  !  Messieurs,  rendez-moi  ma  pauvre  tête,  je 
«  vous  en  prie.  »  Par  bonheur,  le  chirurgien-major  de 
son  régiment,  très  habile  dans  sa  profession,  le  tré- 
pana sur-le-champ,  et  ensuite  il  le  fit  transporter  chez 
lui.  Il  fut  guéri  parfaitement  bien,  quoique  le  boulet 
l'avoit  touché  et  lui  avoit  enlevé  la  peau  de  la  tête. 
Quelque  temps  après  ce  malheur,  car  nous  restions 
encore  à  table,  une  sentinelle  cria  :  «  Gare  la  bête  !  » 
Le  chevalier  de  Luxembourg  ne  se  fut  pas  plus  tôt 
levé  d'im  fauteuil  de  maroquin  dans  lequel  il  étoit 
assis,  que  la  bombe  tomba  dessus  le  fauteuil,  et  elle  le 
mit  en  mille  pièces.  La  bombe,  par  bonheur,  ne  creva 
point  :  ainsi  le  chevalier  et  ceux  qui  étoient  auprès  de 
lui  en  furent  quittes  à  bon  marché.  Nous  eûmes  bien 
du  monde  de  tué  et  de  blessé  pendant  nos  vingt- 
quatre  heures.  Un  spectacle,  cependant,  nous  réjouis- 
soit  beaucoup  :  c'étoit  les  courriers  aériens  qui  alloient 
de  Grescentin  à  Verue  et  de  Verue  à  Grescentin.  On 
faisoit  un  signal  de  l'endroit  où  une  bombe  devoit 


[Mars  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  83 

s'élever;  dès  qu'elle  étoit  tombée,  deux  soldats  cou- 
roient  après  et  ils  l'apportoient  aux  officiers.  Il  n'y 
avoit  que  de  la  terre,  et  quelquefois  du  sel,  et  une 
lettre  dedans.  Ces  Messieurs  les  courriers  passoient 
au-dessus  de  nos  tètes. 

Le  jour  auparavant  de  notre  garde  dans  la  com- 
munication, le  marquis  d'Aix  '  fut  fait  prisonnier  en 
voulant  se  jeter  dans  Verue. 

Aussitôt  que  M.  de  Vendôme  fut  maître  de  la  com- 
munication, il  songea  et  il  travailla  à  faire  abandon- 
ner Grescentin  au  Savoyard.  Pour  cet  effet,  il  fit  venir 
sa  cavalerie  à  Morano,  village  près  du  Pô  et  de  la 
Doire-Baltée^,  et  il  fit  construire  un  pont  sur  cette 
rivière  près  de  Gabiano^,  afin  de  resserrer  davantage 
les  ennemis  dans  Grescentin.  Le  duc  de  Savoie,  péné- 
trant le  dessein  de  notre  général,  songea  tout  de  bon 
à  abandonner  un  poste  qu'il  occupoit  depuis  si  long- 
temps, et  qui  lui  étoit  inutile  depuis  que  la  communi- 
cation lui  avoit  été  emportée.  Ainsi,  après  avoir  fait 
défiler  le  1 3  tous  ses  équipages,  son  artillerie  et  tous 
les  chariots  chargés  de  munitions  de  guerre  et  de 
bouche,  le  14,  deux  heures  avant  le  jour,  ses  troupes 
se  mirent  en  marche  pour  aller  du  côté  de  Ghivas.  Il 
fit  l'arrière-garde  avec  le  général  Stahremberg,  après 
avoir  fait  rompre  des  digues,  afin  de  n'être  pas  suivi 
dans  sa  retraite. 

1.  Sigismond  de  Seyssel,  lieutenant  général  et  chevalier  de 
l'Annonciade. 

2.  Il  y  a  là  une  erreur  :  Morano  est  un  village  situé  en  effet  non 
loin  du  Pô,  mais  entre  Casai  et  Trino,  par  conséquent  en  aval  de 
Verue,  tandis  que  le  confluent  de  la  Doire-Baltée  est  en  amont. 

3.  Gabiano  est  bien  sur  le  Pô,  à  peu  de  distance  de  Morano; 
ci-dessus,  p.  2. 


84  MÉMOIRES  [Mars  1705] 

Notre  pont  près  de  Gabiano  ne  fut  pas  plus  tôt 
achevé,  que  M.  de  Vendôme  le  passa  à  la  tête  de  quatre 
cents  grenadiers  et  de  trois  cents  maîtres,  et  il  se 
rendit  du  côté  de  Crescentin.  Les  bourgeois  vinrent 
au-devant  de  lui,  et  ils  lui  apportèrent  les  clefs  de  la 
ville.  M.  de  Vendôme  y  laissa  les  quatre  cents  grena- 
diers. On  y  trouva  plusieurs  bateaux  que  les  ennemis 
avoient  négligé  de  brûler  auparavant  de  partir. 

Le  15,  on  approcha  le  pont  plus  près  de  Verue. 
La  fièvre  me  reprit  encore  dans  ce  temps-là.  Pour 
faire  ma  cour  à  M.  de  Vendôme,  j'envoyai  chercher 
son  chirurgien-barbier,  à  qui  il  avoit  une  grande  con- 
fiance, quoique  très  ignorant.  Cependant  il  ne  laissa 
pas  de  me  tirer  d'affaire  moyennant  une  saignée, 
une  médecine,  et  du  quinquina  qu'il  me  fit  prendre. 

Le  16,  le  chevalier  de  Moyenne  ville,  premier  capi- 
taine du  régiment,  avec  qui  je  faisois  ordinaire  \  aban- 
donna le  régiment,  malgré  tout  ce  que  je  pus  faire 
pour  l'empêcher  de  faire  cette  folie.  M.  de  Bar,  lieute- 
nant-colonel et  brigadier  des  armées  du  Roi,  ayant 
quitté  le  régiment,  M.  de  Barette,  qui  en  étoit  major, 
eut  sa  place.  Ainsi,  la  majorité,  naturellement,  devoit 
tomber  sur  mon  camarade  ;  mais  le  marquis  de  Dreux 
y  nomma  le  premier  aide-major^,  qui  étoit  moins 
ancien  que  lui  ;  ce  qui  piqua  si  vivement  le  chevalier 
de  Moyenne  ville,  qu'il  se  retira  chez  lui. 

Le  17,  on  prit  un  espion  qui  sortoit  de  Verue.  On 
sut  qu'il  étoit  caporal  et  qu'il  avoit  porté  une  lettre 
du  duc  de  Savoie  au  commandant,  afin  qu'il  sortît  à 

1.  L'ordinaire,  c'est  la  dépense  que  l'on  fait  chaque  jour 
pour  sa  table.  [Dictionnaire  de  Trévoux.) 

2.  Il  s'appelait  Filleul,  dira-t-il  en  1710. 


[Avril  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  85 

un  jour  marqué,  à  la  tête  de  sa  garnison,  sur  nos  tran- 
chées, pendant  que  ce  prince  attaqueroit  le  quartier 
général,  qui,  depuis  peu,  étoit  fort  dégarni  de  troupes. 
Si  la  chose  avoit  réussi,  nous  étions  perdus.  Mais  le 
Savoyard  avoit  affaire  à  un  capitaine  qui  avoit  l'œil 
sur  tout  et  qui  payoit  ses  espions  mieux  qu'aucun 
autre  général  ^ . 

Depuis  plusieurs  jours,  nous  nous  apercevions  des 
signaux  qu'on  faisoit  du  côté  de  Chivas.  M.  de  Ven- 
dôme en  fut  averti,  et,  persuadé  que  le  duc  de  Savoie 
avoit  quelque  projet  dans  la  tète,  il  se  tint  sur  ses 
gardes.  L'espion  en  fut  pour  la  peur;  comme  il  avoit 
avoué  la  vérité,  il  eut  son  pardon. 

Nous  nous  retranchâmes  à  Brusasco,  que  l'on  for- 
tifia encore  de  nouvelles  troupes  qu'on  fit  venir  du 
côté  de  Gabiano.  M.  de  Savoie,  averti  des  mesures 
que  nous  prenions,  n'osa  entreprendre  son  projet. 
Ainsi  Monsieur  le  commandant,  à  qui  les  vivres  com- 
mençoient  à  manquer,  et  n'ayant  nulle  espérance 
d'être  secouru,  fit  battre  la  chamade  le  6  avril  ;  mais, 
comme  il  faisoit  des  propositions  qui  ne  convenoient 
pas  à  M.  de  Vendôme,  qui  le  vouloit,  lui  et  sa  garni- 
son, prisonniers  de  guerre,  le  feu  recommença  de 
part  et  d'autre^. 

i.  Ci-dessus,  tome  I,  p.  349,  et  ci-après,  p.  110. 

2.  Il  demandait  à  sortir  par  la  brèche,  avec  sa  garnison, 
quatre  pièces  de  canon  et  quatx^e  mortiers.  «  Il  y  avoit  des  gens 
à  la  cour  qui  ne  laissoient  pas  de  blâmer  le  duc  de  Vendôme  de 
n'avoir  pas  voulu  accorder  au  gouverneur  de  Verue  une  capi- 
tulation honorable,  et  cela  dans  l'appréhension  qu'ils  avoient 
que  cela  ne  fît  retarder  la  prise  de  cette  place,  qu'ils  croyoient 
qu'on  ne  pouvoit  trop  tôt  avoir  à  cause  du  secours  qui  venoit 
d'Allemagne.  D'autres  disoient  qu'il  avoit  fort  bien  fait,  et  le 


86  MÉMOIRES  [Avril  1705] 

Le  7,  il  fit  battre  encore  la  chamade  pour  se  rendre 
prisonnier  de  guerre  ;  mais  notre  général,  pour  le 
punir  de  n'avoir  pas  accepté  la  première  condition, 
voulut  qu'il  se  soumît  à  sa  discrétion.  Fâché  de  cette 
proposition,  il  tint  encore  deux  jours.  Enfin,  le  9,  il 
se  rendit  à  discrétion  avec  sa  garnison.  Il  étoit  lieute- 
nant-colonel du  régiment  de  Nigrelli,  le  même  que 
nous  prîmes  à  Arco  en  1703,  et  qui  nous  dit,  en  sor- 
tant de  cette  dernière  place  :  Hodie  mihi,  cras  tibiK 
Quelqu'un  lui  dit,  lorsqu'il  sortit  de  Verue  :  «  Eh  bien, 
«  Monsieur,  Yhoclie  mihi  est  toujours  pour  vous.  »  Il 
se  nommoit  Frecset-;  il  étoit  un  très  brave  homme, 
mais  un  peu  gascon,  comme  nous  nous  en  aperçûmes 
dans  ses  discours.  Le  duc  de  Vendôme  le  traita  très 
mal  :  il  hésita  quelque  temps  s'il  l'enverroit  en  prison  ; 
car,  lorsqu'il  sut  que  M.  de  Vendôme  vouloit  qu'il  se 
rendît  à  discrétion,  de  rage  il  fit  sauter  toutes  les  for- 
tifications des  trois  enceintes-^  et  fit  mettre  le  feu  à 
tous  les  artifices  pour  nous  empêcher  d'en  profiter'^. 

Roi  étoit  de  ce  nombre,  disant  que,  dès  qu'une  place  avoit  battu 
la  chamade  d'elle-même  et  qu'on  voyoit  bien  que  ce  n'étoit  que 
par  défaut  de  vivres,  il  étoit  bon  d'ôter  encore  à  coup  sûr  qua- 
torze cents  hommes  au  duc  de  Savoie.  »  [Mémoires  de  Sourclies, 
t.  IX,  p.  220,  note.) 

1.  Ci-dessus,  tome  I,  p.  304. 

2.  Fresingue,  selon  Dangeau  (t.  X,  p.  305);  Frezen,  d'après 
l'annotateur  des  Mémoires  de  SourclieSy  p.  219,  et  le  baron  de 
Freissing,  d'après  V Histoire  militaire. 

3.  L'explosion  des  mines  préparées  par  les  assiégés  fut  ter- 
rible :  tous  les  remparts  furent  renversés  ;  seul  le  donjon  resta 
debout.  [Dangeau,  t.  X,  p.  304.) 

4.  Suivant  les  lois  de  la  guerre,  cette  conduite  du  comman- 
dant de  Verue  le  rendait  passible  de  la  peine  de  mort.  [Mémoires 
militaires,  t.  IV,  p.  305.) 


[Avril  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  87 

Le  10,  les  assiégés  en  sortirent,  au  nombre  de  seize 
cents  hommes,  en  comptant  les  blessés  et  les  malades*. 

C'est  ainsi  que  finit  enfin  ce  long  siège.  Tout  le 
monde  en  étoit  ennuyé,  jusqu'à  Arlequin  de  l'Opéra- 
Comique  de  Paris ^,  qui,  dans  une  certaine  pièce, 
crioit  comme  un  diable  :  Apportez-moi  un  siège  long, 
long,  long,  comme  le  siège  de  Verne.  Il  en  fut  mis  en 
prison.  Si  quelqu'un  devoit  s'en  ennuyer,  c'étoit  cer- 
tainement les  acteurs  de  la  pièce;  car,  depuis  que 
nous  étions  sortis  de  Castiglione-delle-Stiviere,  ce  qui 
faisoit  l'espace  de  deux  ans  moins  un  mois,  nous 
n'avions  eu  aucun  quartier  d'hiver.  Le  marquis  de 
Broglie  fut  envoyé  à  la  cour  pour  porter  la  nouvelle 
de  la  prise  de  cette  forteresse. 

Nous  restâmes  six  mois  entiers  devant  cette  place. 
Nous  en  partîmes  le  14  avril  pour  aller  à  Novare; 
nous  nous  y  rendîmes  en  deux  jours  de  temps.  Nous 
n'y  fûmes  que  quinze  jours,  comme  je  le  rapporterai 
dans  la  relation  de  la  campagne  suivante.  M.  de  Ven- 
dôme fit  raser  Verue  comme  il  avoit  fait  de  Verceil, 
d'Ivrée  et  du  château  de  Bard. 

1.  Sourches  (p.  220)  dit  :  neuf  cents  hommes  sous  les  armes 
et  trois  cents  malades  ou  blessés;  les  Mémoires  militaires 
(p.  306j  donnent  des  chiffres  exacts  :  mille  deux  cent  cinquante 
hommes  valides  et  deux  cent  soixante-dix  blessés  ou  malades. 

2.  L'acteur  qui  jouait  alors  le  rôle  d'Arlequin  était  Tomaso 
Vicentini,  qui  avait  remplacé  depuis  1700  Evariste  Gherardi. 


MÉMOIRES  [Mai  1705] 


CAMPAGNE  DE  1705 


ET    DE    L  HIVER    SUIVANT. 


La  campagne  de  1 705  est  celle  qui  m'a  fait  le  plus 
de  plaisir,  car  je  puis  dire  que  c'est  une  des  plus  belles 
et  des  plus  savantes  du  duc  de  Vendôme,  et  où  sa 
valeur,  sa  prudence,  sa  conduite  et  sa  fermeté  ont 
paru  avec  le  plus  d'éclat. 

Notre  quartier  d'hiver  fut  bien  court.  Au  bout  de 
quinze  jours  que  nous  fûmes  entrés  à  Novare,  il  fallut 
en  partir,  le  4  mai.  Nous  commencions  déjà  à  appri- 
voiser les  dames,  qui  s'assembloient  tous  les  jours 
chez  la  marquise  Paleotti'.  Il  y  avoit  grand  jeu,  con- 
cert et  bal.  En  deux  jours  de  marche,  nous  arrivâmes 
à  Pavie,  où,  le  lendemain  6,  l'on  nous  embarqua  sur 
le  Tessin.  Cette  rivière  prend  sa  source  au  mont 
Saint-Gothard,  forme  le  lac  Majeur,  et  ensuite,  après 
avoir  passé  près  de  Pavie  en  deçà,  elle  va  se  jeter 
dans  le  Pô  à  Ospedaletto-. 

J'avois  depuis  dix  jours  une  fièvre  tierce.  Du  Tessin 
nous  tombâmes  dans  le  Pô.  En  un  jour  et  demi  nous 

1.  Catherine  Dudley,  fille  du  duc  de  Northumberland. 
[Mémoires  de  Saint-Simon,  éd.  1873,  t.  IX,  p.  427.) 

2.  Le  village  d'Ospedaletto-Lodigiano,  entre  Pavie  et  Bel- 
giojoso,  est  situé  à  quelque  distance  du  confluent. 


[Mai  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  89 

arrivâmes  vis-à-vis  Crémone,  après  avoir  laissé  Plai- 
sance sur  notre  droite.  Nous  y  restâmes  quelques 
heures,  et  ensuite  nous  fûmes  coucher  à  Casal-Mag- 
giore,  petite  ville  du  Milanois  dépendante  du  Lodésan, 
située  sur  le  Pô. 

Le  lendemain  8,  après  avoir  laissé  Brescello  et 
Guastalla  sur  notre  droite,  nous  débarquâmes  à  San- 
Giacomo^  village  du  Serraglio,  où  nous  couchâmes. 
Le  9,  nous  en  partîmes  pour  aller  coucher  à  Mantoue. 
Nous  fîmes  ce  chemin-là  à  pied  avec  notre  colonel; 
les  chevaux  de  selle  et  les  équipages,  faisant  la  route 
par  terre,  dévoient  nous  venir  joindre  à  Gavriana-, 
près  de  Gastiglione-delle-Stiviere.  Le  9  à  Goito,  le  10 
à  Gavriana,  où  nous  nous  attendions  de  goûter  un 
peu  de  repos;  mais  les  dieux  en  avoient  autrement 
ordonné. 

Le  lendemain  de  notre  arrivée,  qui  étoit  le  11,  il 
fallut  en  partir  précipitamment,  sur  les  dix  heures  du 
matin,  pour  nous  rendre  sur  le  Mincio.  Le  prince 
Eugène,  ayant  assemblé  douze  mille  hommes,  avoit 
marché  sans  perdre  de  temps  à  Salionze^,  pour  passer 
cette  rivière  vis-à-vis  de  Monzambano*,  au  même 
endroit  où  ce  général  l'avoit  passé  l'année  1 70 1 .  Le 
comte  de  Mursay,  qui  commandoit  de  ce  côté-là, 
arriva   avec   le  régiment  de  Bretagne-infanterie,  le 

1.  San-Giacomo-di-Po,  au  sud-ouest  de  Mantoue. 

2.  Bourg  situé  entre  Solferino  et  Volta. 

3.  Hameau  sur  la  rive  gauche  du  Mincio,  sur  la  route  de 
Peschiera  à  Mantoue  ;  San-Leonce,  dans  le  manuscrit. 

4.  Village  de  la  rive  droite,  en  face  d'une  île  importante  qui 
pouvait  favoriser  le  passage. 


90  MÉMOIRES  [Mai  1705] 

Commissaire  général,  Renepont^  et  Capy-cavale^ie^ 
dans  le  temps  que  les  ennemis  avoient  déjà  jeté  deux 
pontons.  Il  marcha,  à  la  tête  de  Bretagne  et  quelques 
carabiniers,  sur  le  bord  de  la  rivière,  après  avoir 
laissé  sa  cavalerie  sur  la  hauteur,  et  il  s'y  maintint 
avec  tant  de  fermeté,  que  les  Impériaux  furent  obligés 
d'abandonner  leurs  pontons.  Ils  firent  cependant  plu- 
sieurs tentatives  pour  construire  leur  pont,  mais  inu- 
tilement. Nous  arrivâmes  dans  ce  temps-là,  et,  un 
moment  après,  M.  de  Vendôme.  Sa  présence  contri- 
bua beaucoup  à  faire  abandonner  aux  ennemis  leur 
entreprise  :  ce  qui  fit  perdre  au  prince  Eugène  cinq 
semaines.  Cette  action  fit  beaucoup  d'honneur  à  M.  de 
Mursay,  qui  s'y  comporta  en  général,  en  capitaine  et 
en  grenadier*.  Comme  nous  parlions  à  M.  de  Ven- 
dôme, on  vint  lui  dire  qu'il  nous  étoit  arrivé  quatre 

1.  Créé  en  1645,  ce  régiment  prit  en  1654  le  nom  de  Com- 
missaire général,  M.  d'Esclainvilliers,  son  raestre  de  camp, 
ayant  alors  reçu  cette  charge.  Il  était  commandé  depuis  1704 
par  le  neveu  de  M""*  de  la  Vallière,  Charles-François  de  la  Baume- 
le-Blanc,  qui  avait  succédé  au  mari  de  la  célèbre  M™^  de  Verue. 

2.  Régiment  créé  en  1638  sous  le  nom  de  Dragons  étran- 
gers d'Arzilliers;  il  fut  incorporé  en  1714  dans  Royal-Cravates. 
Il  était  commandé  par  Dominique  de  Pons,  comte  de  Rene- 
pont,  qui  avait  succédé  à  son  père  en  1704,  et  qui  sera  tué  au 
combat  de  Calcinato;  son  frère  lui  succéda. 

3.  Créé  en  1677.  Le  colonel  Vendeuil  avait  péri  à  Luzzara 
en  1702,  et  le  lieutenant-colonel  François-Joseph  de  Capy 
l'avait  remplacé. 

4.  Voyez  le  récit  de  cette  action,  conforme  à  celui  de  notre 
auteur,  dans  une  lettre  du  Grand  Prieur  au  duc  de  Bourbon 
que  donnent  les  Mémoires  de  Sourches,  t.  IX,  p.  243;  on  peut 
consulter  aussi  VHistoire  militaire,  t.  IV,  p.  584,  et  les 
Mémoires  militaires,  t.  V,  p.  274-275. 


[Mai  1705J  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  91 

pièces  de  canon,  mais  qu'il  n'y  avoit  point  d'officiers 
d'artillerie  ni  de  canonniers  pour  les  servir.  «  Le  régi- 
«  ment  de  Bourgogne,  dit  ce  prince,  n'est-il  pas  ici?  » 
—  «  Oui,  Monseigneur,  lui  répliqua-t-on.  »  —  a  Eh 
«  bien!  répondit-il,  vous  trouverez  dans  ce  régiment, 
«  qui  arrive  du  siège  de  Verue,  officiers  d'artillerie, 
«  canonniers  et  tout  ce  que  vous  pouvez  souhaiter.  » 
Véritablement,  officiers  et  soldats  étoient  employés  à  ce 
siège  à  tout  ce  qui  est  nécessaire  à  l'attaque  d'une  place. 

Nos  soldats  servirent  si  bien  les  quatre  pièces  de 
canon,  qu'ils  brisèrent  les  pontons  des  ennemis  qui 
étoient  restés  sur  le  rivage  de  leur  côté,  qu'ils  tuèrent 
un  page  à  côté  du  prince  Eugène,  et  qu'ils  firent  un 
désordre  fatal  dans  son  armée,  qui  s'éloigna  pendant 
la  nuit  des  bords  du  Mincio. 

Le*  chevalier  de  Folard^,  certainement  historien 
respectable  et  panégyriste  affecté  du  prince  Eugène, 
ne  parle  aucunement  de  cette  action.  Cependant  elle 
fut  d'une  telle  conséquence,  qu'elle  fit  perdre  au  géné- 
ral de  l'Empereur  cinq  semaines,  comme  il  a  été  dit 
précédemment^,  et  qu'elle  fit  changer  ses  opérations 
de  la  campagne.  Le  chevalier  de  Folard  dit  (tome  III, 
livre  II,  chapitre  vi,  page  319)  *  que  le  prince  Eugène 
ouvrit  la  campagne  le  30  mai  1 705  par  l'insulte''  de  la 

1.  Ce  paragraphe  a  été  ajouté  après  coup  dans  la  marge. 

2.  Charles,  chevalier  de  Folard  (1669-1752),  avait  été  pris 
comme  aide  de  camp  par  Vendôme  en  1704;  en  1705,  il  faisait 
partie  du  corps  du  Grand  Prieur;  il  contribua  à  la  défense  de 
Modène  en  1706.  Il  est  l'auteur  d'ouvrages  militaires  estimés. 

3.  Ci-dessus,  p.  90. 

4.  Dans  son  Commentaire  sur  Polybe. 

5.  Insulte,  en  termes  d'art  militaire,  se  dit  d'une  attaque  vive, 
brusque  et  à  découvert.  [Dictionnaire  de  Trévoux.) 


92  MÉMOIRES  [Mai  1705] 

cassine  de  Moscolino^;  cependant  ce  prince,  dès  les 
premiers  jours  de  mai,  avoit  rassemblé  un  corps  con- 
sidérable de  troupes,  afin  de  tâcher  de  nous  sur- 
prendre le  passage  du  Mincio,  où  il  échoua.  Il  faut 
qu'un  historien  soit  exact  et  fidèle. 

Lorsque  nous  arrivâmes,  nous  présentâmes  notre 
coloneP  à  M.  de  Mursay  :  «  Mais,  dit-il,  il  n'y  a  plus 
«  de  Soyecourt.  Les  deux  fi^ères  qui  restoient  de  cette 
«  maison  ont  été  tués  à  la  bataille  de  Fleurus^.  »  Il 
fallut  que  M.  de  Soyecourt,  qui  étoit  Boisfranc  en  son 
nom,  et  dont  la  mère  étoit  véritablement  Soyecourt*, 
fît  sa  généalogie  :  ce  qui,  dans  le  cœur,  le  mortifia 
beaucoup.  Le  comte  de  Mursay  auroit  pu  se  dispenser 
de  lui  tenir  ce  propos,  d'autant  plus  qu'il  savoit  très 
bien  de  quoi  il  étoit  question  ;  mais  il  le  fit  par  pure 
malice^.  Le  lendemain  de  cette  action,  nous  apprîmes 
que  la  Mirandole  s' étoit  rendue. 

1.  Ou  de  la  Bouline  (voyez  ci-après,  p.  95-97). 

2.  M.  de  Dreux  avait  vendu  le  régiment  de  Bourgogne,  en 
novembre  1704,  à  Joachim-Adolphe  de  Seiglière  de  Boisfranc, 
marquis  de  Soyecourt  par  sa  mère,  qui  avait  jusqu'alors  servi 
en  Allemagne  comme  capitaine  de  cavalerie  et  avait  reçu  une 
grave  blessure  à  la  seconde  bataille  d'Hochstedt.  Notre  auteur 
dira  plus  loin  (p.  119)  qu'il  n'avait  que  dix-huit  ans. 

3.  Jean-Maximilien  de  Belleforière,  marquis  de  Soyecourt, 
colonel  du  régiment  de  Vermandois,  avait  trouvé  la  mort  sur 
le  champ  de  bataille  (l^""  juillet  1690)  ;  son  frère  Adolphe,  qu'on 
appelait  le  chevalier  de  Soyecourt,  capitaine-lieutenant  des 
gendarmes-Dauphin,  mourut  deux  jours  après,  de  ses  blessures. 

4.  Marie-Renée  de  Belleforière,  mariée  le  5  février  1682  à 
Timoléon-Gilbert  de  Seiglière  de  Boisfranc,  chancelier  de 
Monsieur. 

5.  Plus  loin,  il  dira  que  M.  de  Mursay  était  «  fort  ratier  de 
son  naturel,  »  et  nous  renverrons  alors  au  portrait  que  Saint- 
Simon  fait  de  cet  officier. 


[Mai  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  93 

Quelques  jours  après  que  le  projet  du  prince 
Eugène  eut  échoué,  ce  général  fit  embarquer  deux 
mille  hommes  pour  les  envoyer  par  le  lac  de  Garde 
au  général  Bibra',  qui  commandoit  un  corps  de 
troupes  dans  le  Bressan,  du  côté  de  Salo,  afin  qu'avec 
ce  secours  il  put  pénétrer  dans  le  Milanois.  Le  duc  de 
Vendôme  en  ayant  été  averti,  il  ordonna  au  chevalier 
de  l'Aubépin^,  qui  commandoit  nos  galiotes,  de  s'y 
opposer  :  ce  qu'il  exécuta.  Il  coula  quelques  barques 
chargées  de  troupes  à  fond  ;  il  en  prit  plusieurs,  et  il 
poursuivit  les  autres  près  de  Salo.  Cependant  douze 
cents  hommes  joignirent  le  général  Bibra. 

Le  19  mai,  M.  de  Vendôme,  qui  avoit  appris  que 
toute  l'infanterie  des  Impériaux  avoit  débarqué  à 
Salo,  après  avoir  traversé  le  lac  malgré  nos  galiotes, 
donna  ses  ordres  pour  mettre  en  sûreté  les  bords  du 
Mincio,  et  il  nous  fit  décamper  le  même  jour  pour 
aller  joindre  le  Grand  Prieur,  son  frère,  qui  étoit  à 
Bedizzole,    sur  la   Chiese^.    Nous  restâmes   dans  ce 


1.  Ce  général,  que  Villars  [Mémoires,  t.  II,  p.  59)  appelle 
Pibrak,  mourut  en  février  1706.  [Gazette,  p.  106;  Mercure 
d'avril,  p.  111-113.) 

2.  Hector-Léonard  de  Sainte-Colombe,  chevalier  de  l'Aubé- 
pin  (1663-1736),  devint  bailli  et  grand  maréchal  de  l'ordre  de 
Malte  et  chef  d'escadre  des  galères  de  France  en  1734.  D'après 
le  Moréri,  qui  lui  consacre  un  article  spécial  (t.  I,  p.  478),  il 
commanda  pendant  huit  campagnes  les  galiotes  de  France  sur 
le  Pô  et  le  lac  de  Garde,  et  écrivit  sur  ce  sujet  des  Mémoires 
restés  inédits  et  qui  existent  peut-être  encore. 

3.  Gros  bourg  du  Bressan,  sur  le  penchant  d'une  colline 
entre  la  Chiese  et  le  lac  de  Garde.  Une  lettre  du  Grand  Prieur, 
datée  de  ce  camp,  du  20  mai,  se  trouve  reproduite  dans  les 
Mémoires  de  Sourches,  t.  IX,  p.  257. 


94  MÉMOIRES  [Mai  1705] 

camp  jusqu'au  23,  que  nous  le  levâmes  pour  marcher 
aux  ennemis.  Nous  les  trouvâmes  postés  sur  une  hau- 
teur de  très  difficile  accès,  ayant  six  villages  retran- 
chés le  long  de  leur  ligne,  qui  se  communiquoient 
par  des  ouvrages  les  uns  aux  autres,  leur  droite  à 
Gavardo^  et  leur  gauche  longeant  vers  Salo.  Malgré 
cette  situation  avantageuse  des  Impériaux,  beaucoup 
de  petits-maîtres  impertinents  vouloient  engager  M.  de 
Vendôme,  qui  avoit  trop  de  bonté  pour  ces  gens-là, 
à  les  attaquer  en  arrivant.  «  Doucement,  Messieurs, 
«  leur  dit-il.  Examinons  auparavant.  »  Il  examina  si 
bien,  qu'il  jugea  que  cent  mille  hommes  ne  seroient 
pas  capables  de  les  forcer.  Il  fit  camper  son  armée  à 
Moscolino-,  la  droite  s'étendant  vers  le  lac  de  Garde 
et  la  gauche  appuyée  à  Bedizzole.  Nous  nous  y  retran- 
châmes. Notre  camp  étoit  si  près  des  ennemis,  que 
nous  les  resserrions  infiniment  pour  le  fourrage  que 
nous  avions  en  abondance^.  Cette  situation  me  plaisoit 
infiniment;  l'air  y  étoit  si  salutaire,  qu'il  m'ôta  la 
fièvre  que  j'avois  toujours  eue  jusqu'à  ce  temps. 

M.  de  Vendôme  ayant  mis  tout  en  bon  état,  il  partit 
pour  se  rendre  en  Piémont,  après  avoir  laissé  le  com- 
mandement de  notre  armée  au  Grand  Prieur.  Nous 
fûmes  très  fâchés  du  départ  du  Caporal  Louis  (c'est 
ainsi  que  nos  grenadiers  le  nommoient)  ;  nous  avions 
toujours  été  sous  ses  ordres;  il  aimoit  et  il  estimoit 
infiniment  notre  régiment.  Outre  cela,  nous  avions 
un  pressentiment  de  ce  qui  devoit  arriver;  car  nos 

1.  A  l'ouest  de  Salo,  sur  la  rive  gauche  de  la  Chiese. 

2.  Village  entre  Gavardo  et  Salo. 

3.  Lettre  du  Grand  Prieur,  24  mai.  [Mémoires  de  Sourches, 
p.  260-2G1.) 


[Mai  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  95 

manœuvres  pensèrent  nous  faire  perdre  le  Milanois. 

Le  Grand  Prieur  voulant  resserrer  davantage  les 
ennemis  dans  leurs  fourrages,  il  fit  faire  un  petit  pont 
de  bateaux  sur  la  Chiese,  dont  il  fit  retrancher  la  tête. 
Il  fit  aussi  faire  un  retranchement  entre  la  Chiese  et 
un  navile  qui  va  se  jeter  dans  cette  petite  rivière  à 
Gavardo^,  et  il  fit  occuper  une  cassine,  nommée  la 
Bouline,  au  delà  du  navile,  par  quatre  compagnies  de 
grenadiers  aux  ordres  de  M.  de  Narbonne^,  lieutenant- 
colonel  du  régiment  de  Mirabeau^,  lesquelles  étoient 
soutenues  par  quatre  autres  et  par  cent  cinquante 
fusiliers  commandés  par  le  chevalier  du  Metz*,  colo- 
nel de  Vexin^.  Trois  autres  compagnies  de  grenadiers 
gardoient  le  retranchement^. 

Attaque  de  la  cassine  de  la  Bouline.  —  Le  31  mai, 
nous  promenant  à  la  tête  du  camp,  il  faisoit  le  plus 
beau  temps  du  monde,  nous  entendîmes  un  grand 
feu  de  mousqueterie  et  de  canon  du  côté  de  cette 

1.  Ce  navile  porte  le  nom  de  naviglio  di  Gavardo  et  se 
dirige  vers  Brescia. 

2.  Le  manuscrit  porte  Nargonne  par  erreur;  les  Mémoires 
militaires  et  V Histoire  de  V infanterie  du  général  Susane  donnent 
le  véritable  nom.  —  Louis-Benoît  de  Narbonne,  de  la  branche 
de  Talairan,  fut  fait  chevalier  de  Saint-Louis  en  1706,  à  la  suite 
de  sa  belle  défense  de  Reggio. 

3.  Ce  régiment,  créé  en  1674  par  le  maréchal  d'Albret, 
avait  été  donné  en  avril  1697  à  Jean-Antoine  Riquetti,  mar- 
quis de  Mirabeau. 

4.  Jacques  Berbier  du  Metz,  fils  du  garde  du  Trésor  royal, 
resta  colonel  du  régiment  de  Vexin  de  1703  à  1722. 

5.  Régiment  créé  en  1684,  et  qui  fut  incorporé  en  1749  dans 
celui  de  Vermandois. 

6.  Mémoires  de  Sourches,  t.  IX,  p.  266,  lettre  du  Grand 
Prieur. 


96  MÉMOIRES  [Mai  1705] 

cassine;  il  étoit  environ  onze  heures  du  soir.  Nous  ne 
doutâmes  point  que  le  prince  Eugène,  connoissant 
l'importance  de  ce  poste,  qui  n'étoit  qu'à  six  cents 
pas  de  son  aile  droite,  et  que  rien  ne  séparoit,  ne  le 
fît  attaquer.  Toute  l'armée  prit  les  armes;  le  feu 
continua  jusqu'à  une  heure  avant  le  jour.  Au  grand 
jour,  nous  apprîmes  que  les  Impériaux  étoient  venus 
au  nombre  de  trois  mille  hommes  d'infanterie,  dont 
la  plus  grande  partie  étoit  grenadiers,  et  cinq  cents 
chevaux,  soutenus  par  quatre  bataillons,  avec  trois 
pièces  de  canon,  attaquer  la  cassine,  et  le  tout  aux 
ordres  du  prince  Alexandre  de  Wurtemberg^;  qu'ils 
s'emparèrent  d'abord  de  la  cour  et  de  tous  les  bâti- 
ments, à  l'exception  du  haut  du  colombier,  que  M.  de 
Narbonne^  et  M.  de  la  Tour,  capitaine  des  grenadiers 
du  régiment  de  la  Vieille-Marine,  défendirent  avec 
une  si  grande  fermeté,  qu'ils  s'y  soutinrent,  et  qu'ils 
donnèrent  le  temps  au  régiment  de  la  Vieille-Marine, 
à  quelques  compagnies  de  grenadiers  et  à  un  détache- 
ment de  dragons  de  venir  à  leur  secours.  Alors  le 
feu  redoubla.  Enfin  les  ennemis,  après  plusieurs 
attaques,  furent  obligés  de  se  retirer,  en  laissant  un 
nombre  infini  de  leurs  soldats  sur  la  place.  Cette 
action  a  été  une  des  plus  vives  de  la  campagne,  et 
elle  fit  beaucoup  d'honneur  aux  François  et  aux  Alle- 

1.  Charles-Alexandre  (1684-1737)  devint  général  de  l'artille- 
rie impériale  en  1708;  c'est  lui  qui  défendra  Landau  en  1713, 
lorsque  les  Français  s'en  empareront.  Nous  le  verrons  blessé  à 
Cassano  assez  grièvement  pour  que  notre  auteur  l'ait  cru 
mort,  de  même  que  Dangeau  (t.  X,  p.  411)  et  Sourches  (t.  IX, 
p.  354). 

2.  Ici  encore,  Nargonne,  dans  le  manuscrit. 


[Juin  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  97 

mands,  qui  attaquèrent  avec  toute  la  férocité  possible, 
mais  qui  ne  purent  jamais  s'emparer  du  haut  du 
colombier  * . 

Nous  conservâmes  cette  cassine  tout  le  temps  que 
nous  avons  resté  à  Moscolino.  Je  ne  sais  à  quoi  pen- 
soit  le  Grand  Prieur,  voyant  l'opiniâtreté  des  Impé- 
riaux à  vouloir  s'emparer  de  ce  poste,  de  ne  pas  faire 
faire  quelques  fausses  attaques  à  la  gauche  de  l'armée 
des  ennemis  en  faisant  marcher  un  gros  détachement 
de  troupes  de  ce  côté-là  ;  il  est  certain  que  le  prince 
Eugène  auroit  bien  vite  fait  abandonner  ce  projet-. 

Quelques  jours  après  cette  action,  le  Grand  Prieur 
se  promenant  le  long  de  la  ligne,  on  vint  l'avertir  que 
les  ennemis  attaquoient  l'escorte  qui  couvroit  nos 
équipages,  qui  venoient  nous  rejoindre  de  Castiglione- 
delle-Stiviere.  Il  ordonna  à  un  capitaine  de  dragons  de 
marcher  à  eux.  Je  ne  me  ressouviens  plus  du  nom  de 
ce  capitaine;  j'en  suis  fâché,  car  il  les  battit  bien.  Je 
suivois  le  Grand  Prieur.  Je  proposai  à  un  capitaine  de 
cavalerie  de  mes  amis  d'aller  avec  ce  détachement. 
Nous  nous  mîmes  à  la  tête  de  nos  housards,  qui 
insensiblement  s'éparpillèrent,  si  bien  que  nous  nous 
trouvâmes,  mon  ami  et  moi,  seulement  avec  quatre 

1.  On  peut  voir  le  récit  de  V Histoire  militaire  (t.  IV,  p.  586- 
589),  qui  est  plus  détaillé  que  celui  de  notre  auteur.  Un  plan 
de  l'attaque  de  la  Bouline  est  donné  dans  l'Atlas  des  Mémoires 
militaires.  La  perte  des  ennemis  fut  évaluée  à  neuf  cents 
hommes,  et  les  Français  eurent  vingt  officiers  et  deux  cent 
vingt-six  soldats  tués  ou  blessés. 

2.  Dès  le  lendemain  de  l'action,  le  Grand  Prieur  mit  dans  la 
cassine  un  détachement  plus  considérable  et  la  fit  retrancher, 
ainsi  que  la  tête  du  pont,  par  trois  mille  travailleurs.  [Mémoires 
militaires,  t.  V,  p.  288.) 

II  7 


98  MÉMOIRES  [Juin  1705] 

housards  et  un  de  leurs  officiers.  Après  que  nous 
eûmes  galopé  quelque  temps  avec  ces  beaux  mes- 
sieurs, je  vis  assez  loin  de  nous  deux  housards  qui 
menoient  des  chevaux  qu'ils  venoient  de  prendre.  Il 
fut  à  l'un,  et  moi  à  l'autre,  tous  deux  le  pistolet  à  la 
main.  Dans  le  temps  que  j'allois  tuer  celui  contre  qui 
j'avois  marché,  par  bonheur  pour  lui,  car  il  étoit  tué, 
ayant  le  bout  de  mon  pistolet  près  de  son  oreille,  mon 
ami  me  cria  de  ne  le  pas  tuer,  que  c'étoit  de  nos 
housards.  Le  pauvre  malheureux  crioit  comme  un 
diable  :  Ego  sum  Gallusf  Véritablement  j'aperçus  les 
fleurs  de  lis  sur  la  housse  de  son  cheval,  qu'il  avoit 
relevée.  Nous  fûmes  pendant  cinq  heures,  ce  capitaine 
de  cavalerie  et  moi,  avec  ces  cinq  housards,  à  une 
demi-lieue  de  l'armée  du  prince  Eugène,  ne  sachant 
point  de  quel  côté  étoit  allé  notre  capitaine  de  dragons, 
que  nous  avions  laissé  sur  notre  droite.  Nous  allions 
toujours  au  grand  galop,  sans  tenir  aucun  chemin; 
nous  faisions  sauter  nos  chevaux  par-dessus  les  haies 
et  les  fossés,  et  nous  traversions  à  la  nage  les  naviles. 
Je  ne  me  suis  jamais  trouvé  à  une  pareille  promenade, 
et  je  me  promis  bien  de  n'en  plus  faire  avec  ces  mes- 
sieurs. Nous  aperçûmes  assez  près  de  l'armée  ennemie 
trois  de  nos  housards  que  les  Impériaux  venoient  de 
pendre  à  un  arbre.  Les  nôtres  les  reconnurent  ;  ils  se 
mirent  à  hurler,  et  ils  promirent  bien  de  s'en  venger. 
L'officier  ne  fut  pas  longtemps  à  exécuter  sa  parole, 
comme  on  le  verra  dans  la  suite.  Enfin,  après  bien 
des  promenades  et  des  fatigues,  nous  trouvâmes  sur 
une  hauteur,  à  une  demi-lieue  de  notre  camp,  le  déta- 
chement que  nous  cherchions  depuis  si  longtemps. 
Nous  apprîmes  que  le  capitaine  de  dragons  qui  le 


[Juin  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  99 

commandoit  avoit  battu  les  ennemis,  qu'il  avoit  repris 
nos  équipages  et  fait  quelques  prisonniers.  Dans  le 
temps  que  nous  lui  en  faisions  compliment,  l'officier 
housard  que  nous  avions  suivi,  s'approcha  de  l'un  de 
ces  prisonniers,  et  il  lui  cassa  la  cervelle  de  son  pis- 
tolet. Il  se  mettoit  en  état  d'en  tuer  encore  un  autre; 
mais  nous  nous  mîmes  devant  lui,  et  nous  le  mena- 
çâmes de  lui  casser  la  tête  à  lui-même,  s'il  ne  se  reti- 
roit.  Si  on  l'avoit  laissé  faire,  il  auroit  tué  tous  ces 
pauvres  prisonniers  les  uns  après  les  autres.  Voilà  la 
vengeance  qu'il  exerça,  et  qu'il  auroit  poussée  plus 
loin  sans  nous.  Arrivé  au  camp,  je  fus  me  mettre  au 
lit;  car  je  n'en  pouvois  plus  de  fatigue.  Ce  fut  dans 
ce  camp  que  nous  apprîmes  la  mort  de  l'empereur 
Léopold,  qui  mourut  le  5  avriP. 

Le  prince  Eugène  ayant  reçu  les  secours  qu'il  atten- 
doit,  il  se  mit  en  marche  la  nuit  du  %%  juin,  et  il  alla 
camper,  sa  droite  à  Torbole^  et  sa  gauche  à  Brescia. 
Le  Grand  Prieur  ne  sut  cette  marche  que  dix  heures 
après  :  ce  qui  nous  obligea  de  décamper  bien  vite  et 
de  forcer  la  nôtre.  Nous  arrivâmes,  au  commencement 
de  la  nuit  du  23,  à  Montechiaro,  petit  bourg  du  Bres- 
san que  le  Grand  Prieur  avoit  fait  occuper,  quelques 
jours  auparavant,  par  un  détachement. 

Le  lendemain  24,  nous  allâmes  à  Manerbio^,  bourg 
aussi  qui  appartient  aux  Vénitiens,  où  nous  appuyâmes 

1.  Le  5  mai,  et  non  le  5  avril.  Saint-Simon  [Mémoires,  éd.  Bois- 
lisle,  t.  XIII,  p.  33-38)  a  donné  un  curieux  portrait  de  ce 
monarque. 

2.  Torbole-Casaglia,  au  sud-ouest  de  Brescia,  sur  la  route 
d'Orci-Novi. 

3.  Sur  la  Mella  et  presque  au  confluent  de  la  Garza,  à  mi- 
chemin  entre  Brescia  et  Crémone. 


100  MÉMOIRES  [Juin  1705] 

notre  droite,  et  notre  gauche  à  Bassano\  ayant  un 
navile  le  long  de  notre  ligne.  Notre  situation  étoit  des 
plus  avantageuses,  et  il  auroit  été  à  souhaiter  pour 
nous  que  le  prince  Eugène  nous  y  fût  venu  attaquer  ; 
mais  il  avoit  un  autre  dessein,  qui  étoit  de  passer 
rOglio,  et,  pour  le  cacher  à  notre  général,  il  fit  mar- 
cher, le  2l5,  un  corps  de  huit  mille  hommes,  tant 
cavalerie  qu'infanterie,  à  un  quart  de  lieue  de  Maner- 
bio,  aux  ordres  de  M.  de  Serini^,  ce  qui  nous  fit 
mettre  en  bataille  ;  nous  y  restâmes  presque  toute  la 
journée^. 

Le  26,  les  ennemis  s'étant  retirés,  je  fus  loger,  avec 
tous  les  officiers  du  régiment,  au  château  de  Maner- 
bio,  avec  beaucoup  d'autres  officiers  de  l'armée.  Le 
soir,  dans  le  temps  que  je  me  déshabillois  pour  me 
mettre  au  Ut,  un  petit  valet  que  j'avois  vint  me  prier 
de  lui  faire  rendre  justice  de  l'un  de  mes  palefreniers. 
Je  lui  demandai  de  quoi  il  étoit  question.  «  Monsieur, 
«  me  dit-il,  c'est  de  me  faire  rendre  un  demi-sequin 
«  dont  il  ne  veut  pas  me  rendre  compte.  Nous  avons 
a  trouvé,  lui  et  moi,  six  mille  francs  en  sequins  dans 
a  des  pots  à  moineaux,  que  nous  avons  partagés  éga- 
«  lement.  Il  y  a  un  sequin  de  plus  dont  il  ne  veut  pas 

1.  Bourg  sur  la  môme  route  de  Brescia  à  Crémone  (tome  I, 
p.  200)  ;  il  ne  faut  pas  le  confondre  avec  la  petite  ville  du  Vicen- 
tin  qui  fut  érigée  en  duché  par  Napoléon  V. 

2.  Ce  général  appartenait  sans  doute  à  la  même  famille  que 
les  comtes  Serini  ou  Zrinyi,  chefs  des  Mécontents  de  Hongrie. 
Il  fut  noyé,  le  28  juin,  au  passage  de  l'Oglio,  ayant  été  pris 
d'un  évanouissement  en  traversant  la  rivière.  [Gazette  d'Ams- 
terdam, n°  Lvii.) 

3.  Voyez  la  lettre  du  Grand  Prieur  du  26  juin  et  celle  de 
M.  de  Saint-Frémond.  [Mémoires  de  Sourches,  p.  286-288.) 


[Juin  n05]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  101 

«  me  rendre  la  moitié.  »  Je  lui  répondis  que  je  lui 
ferois  rendre  justice.  Le  lendemain,  j'avertis  notre 
major  de  ce  fait;  il  les  fit  arrêter  tous  deux,  et  il  leur 
fit  rendre  tout  cet  argent.  Ainsi,  pour  un  demi-sequin, 
le  petit  drôle  perdit,  par  son  avarice  et  par  son  indis- 
crétion, et  le  demi-sequin  et  les  mille  écus.  Il  y  eut 
plus  de  cinquante  mille  francs,  argent  comptant,  de 
pris  dans  ce  château  :  tous  les  habitants  du  bourg  y 
avoient  caché  leurs  argents,  les  y  croyant  bien  en 
sûreté.  L'on  rendit  les  deux  mille  écus  au  curé  de 
Manerbio.  Ce  petit  gaillard  me  quitta  deux  jours  après, 
en  disant  que  je  lui  avois  fait  perdre  sa  fortune.  J'en 
fus  fâché.  Il  me  servoit  bien  et  il  rasoit  à  merveille  ; 
mais  je  ne  pouvois  pas  faire  autrement  :  nous  étions 
dans  un  pays  neutre,  et  ma  conscience  auroit  été 
chargée  de  ce  larcin. 

Le  même  jour,  qui  étoit  le  27,  l'on  fit  marcher 
promptement  tous  les  grenadiers  et  les  piquets  de 
l'armée.  J'étois  de  piquet,  c'est-à-dire  le  premier  à 
marcher  du  régiment.  En  très  peu  de  temps  nous  nous 
rendîmes  à  Pontevico',  où  nous  passâmes  l'Oglio, 
rivière  qui  prend  sa  source  dans  les  montagnes  des 
Grisons  et  qui,  ayant  reçu  plusieurs  petites  rivières, 
forme  le  lac  d'Iseo,  et  ensuite,  après  avoir  traversé 
un  assez  grand  pays,  va  se  jeter  dans  le  Pô  à  Cesole^, 
vis-à-vis  Torricella^  Il  faisoit  une  chaleur  si  excessive, 

1.  Gros  bourg  sur  la  route  de  Crémone,  avec  un  pont  sur 
l'Oglio. 

2.  Hameau  de  la  commune  de  Marcaria.  Le  confluent  est  à 
.  Torre-d'Oglio,  et  non  à  Cesole,  qui  se  trouve  un  peu  plus  loin. 

3.  Torricella  est  situé  sur  la  rive  droite  du  Pô,  vis-à-vis 
l'embouchure  de  l'Oglio,  que  masque  une  île  importante. 


\02  MÉMOIRES  [Juin  1705] 

que  nous  voyions  tomber  morts  grenadiers,  soldats  et 
officiers,  sans  pouvoir  les  secourir.  Le  chemin  par  où 
nous  passions  en  étoit  couvert;  le  spectacle  en  étoit 
bien  triste. 

La  cause  de  cette  marche  précipitée  étoit  que  le 
Grand  Prieur  avoit  appris  que  l'armée  des  Impériaux 
marchoit  à  Urago\  afin  de  passer  l'Oglio.  Le  dessein 
du  prince  Eugène  étoit  d'hasarder  le  tout  pour  le  tout 
pour  pénétrer  en  Piémont,  afin  de  secourir  le  duc  de 
Savoie,  que  M.  de  Vendôme  pressoit  vivement. 

Nous  avions  ordre  d'aller  joindre  le  plus  prompte- 
ment  qu'il  nous  seroit  possible  M.  de  Toralva,  lieute- 
nant général  espagnol,  qui  étoit,  avec  sept  escadrons  et 
sept  bataillons,  sur  l'Oglio,  du  côté  de  Palazzolo^.  La 
nuit  nous  prit  à  Castel-Visconti^.  Le  lendemain  28,  nous 
nous  mîmes  en  marche  de  très  grand  matin.  En  arri- 
vant à  Soncino^,  petite  ville  fortifiée  sur  l'Oglio,  de  la 
dépendance  du  Crémonois,  nous  apprîmes  que  M.  de 
Toralva  avoit  abandonné  les  bords  de  cette  rivière, 
qu'il  s'étoit  retiré  à  Palazzolo,  et  que  le  prince  Eugène 
avoit  déjà  fait  passer  un  corps  de  troupes  considé- 
rable de  notre  côté.  Il  y  auroit  eu  de  l'imprudence 
d'avancer  davantage.  Après  cette  mauvaise  nouvelle, 
nous  restâmes  pour  attendre  les  ordres  de  notre  géné- 
ral, qui  nous  suivoit  avec  l'armée. 

M.  de  Toralva  étoit  inexcusable  de  sa  retraite  pré- 

1.  Village  de  la  rive  gauche  de  l'Oglio,  sur  la  route  qui  va 
de  Brescia  vers  Lodi,  par  Chiari  et  Crème. 

2.  Bourg  situé  au  nord  de  Chiari  et  en  amont  d'Urago. 

3.  Village  du  Crémonais,  entre  l'Oglio  et  un  navile. 

4.  Sur  la  rive  droite  de  l'Oglio,  vis-à-vis  d'Orci-Novi,  qui 
est  sur  la  rive  gauche. 


[Juin  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  103 

cipitée^  :  avec  un  peu  de  fermeté,  il  auroit  arrêté  cer- 
tainement les  ennemis,  et  il  nous  auroit  donné  le  temps 
d'arriver.  Ainsi,  pour  la  seconde  fois  de  cette  cam- 
pagne, nous  aurions  empêché  les  Impériaux  de  pas- 
ser une  rivière.  Que  gagna  M.  de  Toralva?  la  défaite 
de  ses  troupes  ;  car,  ne  se  croyant  pas  en  sûreté  dans 
cette  petite  place,  il  prit  le  parti,  le  30,  de  l'abandon- 
ner, après  avoir  fait  jeter  la  plus  grande  partie  de  nos 
farines  dans  l'Oglio  et  avoir  laissé  deux  cents  hommes 
pour  la  garder.  Il  fut  suivi  dans  sa  retraite  si  vive- 
ment par  le  prince  de  Lorraine  et  Visconti  (c'est  le 
même  que  M.  de  Vendôme  avoit  si  bien  battu  à  Santa- 
Vittoriaet  à  San-Sebastiano^),  qu'ils  tombèrent  sur  ses 
troupes.  Elles  furent  mises  en  déroute,  et  il  fut  fait 
prisonnier,  aussi  bien  qu'un  colonel,  dix-neuf  autres 
officiers  et  environ  quatre  cent  quatre-vingts  soldats. 
Les  ennemis  nous  prirent  six  drapeaux;  le  reste  des 
troupes  de  M.  de  Toralva  se  dissipa  et  gagna  par  plu- 
sieurs endroits  nos  places^.  Par  cette  belle  action  nous 
pensâmes  perdre  le  Milanois,  et,  sans  le  parti  que  prit 
M.  de  Vendôme  de  venir  promptement  à  notre  secours, 
nous  étions  perdus  ;  car  le  Grand  Prieur  ne  savoit  où 
il  en  étoit. 

Nous  fûmes  joindre  l'armée  à  Gastel-Visconti.  Je 

1.  D'après  le  marquis  de  Sourches  (t.  IX,  p.  293),  M.  de 
Toralva  ne  se  retira  que  sur  l'ordre  du  Grand  Prieur. 

2.  Tome  I,  p.  220-225  et  322-325. 

3.  Gazette  (V Amsterdam,  Extraord.  lvii  et  lix.  Six  mille  sacs 
de  farine  furent  jetés  dans  l'Oglio  par  M.  de  Toralva  avant  son 
départ  de  Palazzolo.  Rejoint  par  la  cavalerie  impériale,  le 
2  juillet,  à  une  lieue  de  Bergame,  il  fut  enveloppé  par  elle  et 
dut  se  rendre  prisonnier.  M.  de  Louvignies  put  gagner  les  mon- 
tagnes avec  quelques  troupes. 


104  MÉMOIRES  [Juillet  1705] 

suivis  notre  commandant  lorsqu'il  fut  rendre  compte 
à  notre  général.  Nous  le  trouvâmes  nu  en  chemise, 
assis  dans  un  fauteuil,  et  ses  deux  jambes  sur  une 
table;  sa  situation  étoit  des  plus  immodestes.  Il 
rêvassoit;  il  en  avoit  raison. 

Le  29,  l'armée  s'approcha  de  Soncino,  où  nous 
appuyâmes  notre  droite,  et  notre  gauche  longeoit  au 
delà  de  Romanengo^  ayant  devant  nous  un  petit 
naviglio.  Le  30,  nous  y  séjournâmes. 

UAdda.  —  Le  1*"' juillet,  notre  régiment  et  celui  de 
l'Ile-de-France  eurent  ordre  de  se  rendre  à  Gassano. 
C'est  un  petit  bourg  sur  l'Adda,  du  côté  de  Milan,  qui 
s'est  rendu  recommandable  par  le  combat-  qui  se  donna 
vis-à-vis,  de  l'autre  côté  de  la  rivière,  qui  prend  sa 
source  du  lac  de  Lecco^,  et  qui,  après  avoir  passé  près 
-de  Lodi  et  à  Pizzighettone,  va  se  rendre  dans  le  Pô, 
vis-à-vis  de  Monticello,  qui  est  dans  le  Plaisantin*. 

Nous  laisserons  pour  quelque  temps  le  Grand  Prieur, 
qui,  ne  se  croyant  pas  en  sûreté  à  Soncino,  abandonna 
cette  petite  place  à  ses  propres  forces  et,  passant  le 
naviglio  Pallavicino^,  fut  camper  à  Ombriano  le  2  juil- 
let. Ge  village  est  près  de  Greme*^,  ville  assez  forte,  qui 
appartient,  aussi  bien  que  son  territoire,  aux  Vénitiens. 

1.  Village  sur  la  route  de  Brescia  à  Lodi,  à  égale  distance 
de  Soncino  et  de  Crème. 

2.  Ci-après,  p.  123  et  suivantes. 

3.  C'est  la  branche  oi'ientale  du  lac  de  Côme. 

4.  Village  situé  près  de  Crémone,  mais,  en  effet,  dajis  le  Plai- 
santin, comme  étant  sur  la  rive  droite  du  Pô. 

5.  Ce  naviglio  part  de  l'Oglio,  en  amont  de  Soncino,  qu'il 
contourne,  et,  se  dirigeant  du  nord-ouest  au  sud-est,  atteint  le 
Pô  à  Crémone  après  un  très  long  parcours. 

6.  Au  delà  de  cette  ville,  sur  la  route  de  Lodi. 


[Juillet  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  105 

Milan.  —  Nous  restâmes  quelques  jours  à  Gassano, 
le  soldat  campé  et  l'officier  très  bien  logé.  Nous  étions 
aux  ordres  du  marquis  de  Sartirana,  Milanois,  briga- 
dier des  armées  du  roi  d'Espagne.  Nous  allions  de 
temps  en  temps  à  Milan.  Je  n'avois  pas  encore  \ii 
cette  grande  ville.  Les  rues  sont  larges,  bien  percées; 
il  y  a  de  beaux  palais.  La  bibliothèque  Ambrosienne 
y  est  fort  renommée.  J'y  vis  le  tombeau  de  Gaston  de 
Foix,  qui  fut  tué  à  la  bataille  de  Ravenne  en  1512!;  ce 
tombeau  est  en  petit,  et  est  d'ivoire  ;  c'est  un  ouvrage 
parfaite  La  galerie  délia  Scala  est  digne  aussi  des 
curieux.  Le  Dôme  est  magnifique;  l'on  donne  ce  nom 
à  toutes  les  cathédrales  de  l'Italie.  Cette  église  est 
revêtue  en  dehors  et  en  dedans  de  marbre;  il  y  a  au 
moins  six  cents  statues  de  même,  dont  une,  qui  repré- 
sente saint  Barthélémy,  est  un  chef-d'œuvre^.  Il  m'a 
été  dit  que  les  Génois,  pour  l'avoir,  en  avoient  offert 
autant  d'or  qu'elle  pèse.  La  chapelle  de  saint  Gharles 
Borromée,  qui  est  sous  terre,  est  d'autant  plus  riche 
que  les  murailles  en  sont  revêtues  d'argent.  Le  corps 
de  ce  saint  homme  est  dans  une  châsse  superbe.  L'on 
me  montra  dans  cette  église  un  serpent  d'airain  élevé 
sur  une  colonne;  l'on  prétend  que  c'est  le  même  que 
Moïse  fit  élever  dans  le  désert.  L'on  me  fit  voir  aussi  la 
chapelle  où  saint  Augustin  a  été  baptisé.  La  situation 
de  Milan  est  dans  une  grande  plaine  ;  il  n'y  a  point  de 

1.  Gaston  de  Foix  fut  enterré  à  Milan  dans  l'église  des  reli- 
gieuses de  Sainte-Marthe  ;  son  tombeau  avait  été  détruit  avant 
le  XVII*'  siècle,  et  le  modèle  qu'en  vit  notre  chevalier  n'existe 
plus  de  nos  jours. 

2.  Elle  est  du  sculpteur  Marco  Agrate  et  date  de  la  fin  du 
XVI®  siècle. 


106  MÉMOIRES  [Juillet  1705] 

rivière  qui  y  passe,  mais  plusieurs  canaux  qui  viennent 
du  Tessin  et  de  l'Adda. 

Un  jour  que  nous  allions  dans  cette  ville  avec  un 
brigadier  des  armées  du  roi  d'Espagne,  trois  cents 
pas  auparavant  d'y  entrer,  nous  trouvâmes  des  four- 
ches patibulaires,  où  il  y  avoit  plusieurs  personnes 
pendues.  Je  m'aperçus  qu'il  saluoit  très  profondément 
et  très  respectueusement  ces  cadavres.  «  Fi  donc! 
«  Monsieur,  lui  dis-je,  vous  saluez  les  pendus?  »  — 
«  Oui,  Monsieur,  me  répliqua-t-il  avec  un  ton  des 
«  plus  graves,  je  les  salue.  Il  faut  oublier  ce  qu'ils  ont 
«  été  et  les  respecter  par  rapport  à  ce  qu'ils  peuvent 
«  être  présentement.  »  —  «  Ma  foi  !  Monsieur,  lui 
«  répondis-je,  passe  pour  leurs  âmes;  mais  leurs 
«  corps  font  là  une  triste  figure.  »  Cependant,  pour 
faire  plaisir  à  mon  Espagnol,  le  lendemain,  en  y  repas- 
sant avec  lui,  je  leur  fis  un  salut  des  plus  profonds. 

Au  bout  de  huit  jours  que  nous  étions  à  Cassano, 
le  marquis  de  Broglie^  vint  relever  M.  de  Sartirana, 
qui  lui  donna  à  dîner.  Dans  ce  repas,  dont  j'étois, 
l'esprit  caustique  de  M.  de  Broglie  fut  poussé  bien 
loin;  car,  après  avoir  déclamé  contre  plusieurs  per- 
sonnes de  la  cour  et  de  Paris,  contre  plusieurs  princes 
et  princesses  et  contre  Louis  XIV,  il  n'épargna  pas 
même  le  bon  Dieu,  et  cela  avec  tout  l'esprit  possible^. 

1.  Ci-dessus,  p.  20;  il  était  brigadier  depuis  le  mois  d'oc- 
tobre 1704. 

2.  Voici  le  portrait  que  Saint-Simon  fait  de  lui  :  «  C'étoit  un 
homme  de  lecture,  de  beaucoup  d'esprit,  très  méchant,  très 
avare,  très  noir,  ...  effronté,  hardi  et  plein  d'artifices,  d'in- 
trigues et  de  manèges;  ...  il  se  piquoit,  avec  cela,  de  la  plus 
haute  impiété  et  delà  plus  raffinée  débauche.  ...  Je  n'ai  guères 


[Juillet  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  107 

Ainsi  il  ne  faut  pas  s'étonner  de  ce  qui  lui  est  arrivé 
pendant  le  ministère  du  cardinal  de  Fleury.  On  sait  la 
raison  pour  laquelle  ce  ministre  lui  fît  ôter  son  ins- 
pection générale  ^  Un  officier  l'ayant  prié  de  parler 
pour  lui  à  la  cour,  afin  de  lui  faire  avoir  une  pension, 
il  lui  dit  :  «  Monsieur,  n'espérez  rien.  Tant  que  vous 
«  aurez  pour  ministre  un  prêtre  et  pour  secrétaire 
a  d'État  de  la  guerre  un  porte-écritoire,  tous  les  ofïî- 
«  ciers  n'ont  rien  à  espérer.  »  Ce  propos  fut  rendu 
sur-le-champ  à  la  cour,  ce  qui  lui  causa  sa  disgrâce^. 
M.  de  Broglie  ne  fut  pas  plus  tôt  arrivé,  qu'il  nous  fit 
travailler  à  retrancher  la  tète  du  pont  que  nous  avions 
sur  l'Adda,  vis-à-vis  et  au  pied  de  Cassano.  Cet 
ouvrage  ne  contribua  pas  peu  à  la  victoire  que  nous 
remportâmes.  Le  retranchement  fini,  il  envoya  le  régi- 
ment à  Albignano^,  village  aussi  sur  l'Adda,  à  six 
milles  de  Cassano.  J'y  fus  logé  dans  le  château,  avec 
le  marquis  de  Soyecourt  et  un  capitaine  de  cavalerie 
qui  étoit  Flamand.  Il  avoit  une  fort  jolie  femme;  je 
commençois  à  en  devenir  amoureux,  lorsqu'il  fallut 

vu  face  d'homme  mieux  présenter  celle  d'un  réprouvé  que  la 
sienne.  »  [Mémoires,  éd.  1873,  t.  XIII,  p.  196.)  Comparez 
encore  le  tome  XIV,  p.  362,  la  Correspondance  de  Madame 
(recueil  Brunet,  t.  II,  p.  221)  et  une  anecdote  racontée  par 
M"»*  de  Balleroy  (t.  II,  p.  240). 

1.  Il  était  non  pas  inspecteur,  mais  directeur  général  de  l'in- 
fanterie depuis  1718. 

2.  C'est  en  mai  1729  qu'il  fut  privé  de  sa  direction,  qui  fut 
supprimée.  Le  secrétaire  d'Etat  de  la  guerre  était  alors,  depuis 
un  an,  Nicolas-Prosper  Bauyn  d'Angervilliers,  que  nous  retrou- 
verons, dans  le  récit  de  la  campagne  de  1707,  comme  inten- 
dant du  Dauphiné  et  de  l'armée  de  Provence. 

3.  Hameau  de  la  commune  actuelle  de  Truccazzano,  au  sud 
de  Cassano,  sur  le  canal  de  la  Mulla. 


108  MÉMOIRES  [Juillet  1705] 

la  quitter  et  nous  presser  de  remonter  l'Adda,  parce 
que  les  Impériaux  étoient  en  pleine  marche  pour  tâcher 
de  passer  cette  rivière. 

Suspendons  les  mouvements  que  firent  les  troupes 
qui  étoient  sous  les  ordres  du  marquis  de  Broglie, 
pour  reprendre  ceux  du  prince  Eugène  et  ceux  de 
notre  armée,  que  nous  avons  laissée  à  Ombriano. 

Les  ennemis  ne  perdirent  point  de  temps,  après 
notre  retraite,  à  faire  le  siège  de  Soncino,  qui,  au 
bout  de  trois  jours  de  tranchée  ouverte,  se  rendit.  La 
garnison  fut  faite  prisonnière  de  guerre.  M.  de  Ven- 
dôme, ayant  appris  les  progrès  du  prince  Eugène,  et 
craignant,  de  la  manière  que  ce  général  s'y  prenoit, 
de  perdre  le  Milanois,  laissa  le  commandement  de  l'ar- 
mée de  Piémont  à  M.  de  la  Feuillade,  et  il  partit  promp- 
tement  pour  venir  joindre  le  Grand  Prieur,  son  frère, 
après  avoir  ordonné  à  dix  bataillons  et  à  dix  esca- 
drons, aux  ordres  de  M.  d'Albergotti,  de  le  suivre  en 
diligence.  L'on  fut  surpris,  et  charmé  en  même  temps, 
de  l'arrivée  de  ce  prince*. 

Le  lendemain,  15  juillet,  il  fit  décamper  l'armée 
pour  s'approcher  de  celle  du  prince  Eugène  :  conduite 
excellente  de  M.  de  Vendôme,  qui  vouloit  toujours 
être  campé  près  de  l'ennemi  afin  de  savoir  prompte- 
ment  par  soi-même,  comme  je  lui  ai  entendu  dire  plu- 
sieurs fois,  si  le  cul  de  V enfant  sentoit  bon.  Le  dernier 
maréchal  de  Gréquy^  avoit  aussi  cette  maxime  :  ce 
grand  capitaine  disoit  qu'il  vouloit  toujours  voir  son 

1.  Les  Mémoires  militaires  (t.  V,  p.  312-314)  donnent  la 
lettre  que  Vendôme  écrivit  au  Roi  le  16  juillet  sur  la  situation 
de  l'armée  du  Grand  Prieur  et  de  celle  des  ennemis. 

2.  François  de  Bonne  (tome  I,  p.  156). 


[Juillet  1705J  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  109 

ennemi  de  près,  parce  qu'il  ne  savoit  pas  deviner  et 
qu'il  ne  se  croyoit  en  sûreté  que  lorsqu'il  en  étoit 
proche. 

Il  fut  camper  à  Fiesco^,  où  il  mit  sa  droite,  et.  sa 
gauche  à  Izano^.  Ce  mouvement  hardi  ranima  nos  sol- 
dats, qui  commençoient  à  perdre  courage.  Ce  même 
jour,  les  Impériaux  marchèrent  à  RomanengO'^,  où  ils 
mirent  leur  droite,  et  leur  gauche  à  Ticengo^  :  de 
sorte  que  les  deux  armées  étoient  bien  près  l'une  de 
l'autre.  Les  troupes  aux  ordres  de  M.  d'Albergotti 
arrivèrent  le  18  et  le  19,  et  M.  de  Vendôme  fut  cam- 
per à  Casal-Morano,  où  il  mit  la  gauche  de  l'armée,  et 
la  droite  à  Soresina^. 

Le  lendemain  210,  ce  prince  se  mit  à  la  tête  de  six 
compagnies  de  grenadiers  et  de  tous  les  piquets  de  la 
cavalerie  de  !a  droite  pour  aller  reconnoitre  le  poste 
desQuatorze-Naviles,  dont  les  ennemis  s'étoient  empa- 
rés quelque  temps  auparavant,  poste  des  plus  consi- 
dérables de  tout  le  Milanois  à  cause  de  sa  situation^. 

1.  Village  situé  à  l'est  de  Crème,  sur  le  bord  d'un  canal 
appelé  le  naviglio  Madonna. 

2.  Ou  Izzano,  sur  le  territoire  de  Crème. 

3.  Ci-dessus,  p.  104. 

4.  Petit  village  sur  la  route  de  Soncino  à  Crème. 

5.  Soresina  est  un  gros  bourg,  et  Casal-Moi'ano  un  village  du 
Crémonais,  tous  deux  sur  la  route  de  Crémone  à  Bergame.  M.  de 
Vendôme  faisait  un  mouvement  vers  le  sud-est  pour  faire  face 
aux  Impériaux. 

6.  Ce  poste,  dont  on  peut  voir  un  plan  dans  l'Atlas  des 
Mémoires  militaires,  se  composait  d'un  pont  fortifié,  ou  plutôt 
d'une  longue  chaussée  formant  passage  au-dessus  de  quatorze 
canaux  réunis  dans  un  petit  espace;  il  était  soutenu  par  un 
détachement  établi  au  village  de  Genivolta.  Situé  à  égale  dis- 
tance des  deux  armées,  sa  possession  par  les  Impériaux  leur 


110  MÉMOIRES  [Août  1705] 

Un  capitaine  des  grenadiers  qui  marchoit  à  la  tête  du 
détachement,  ayant  remarqué  que  les  ennemis  n'é- 
toient  pas  sur  leurs  gardes,  marcha  à  eux  si  rapide- 
ment, qu'il  fut  dans  leur  retranchement  auparavant 
qu'ils  s'en  aperçussent,  suivi  de  M.  de  Garoll,  lieute- 
nant-colonel du  régiment  de  Berwick*,  et  de  toutes 
les  autres  compagnies  des  grenadiers.  Il  y  avoit  quatre 
cents  hommes,  dont  la  plupart  furent  tués,  et  le  reste 
fut  fait  prisonnier  de  guerre  avec  le  lieutenant-colo- 
nel qui  les  commandoit.  Ce  bonheur  fut  d'autant  plus 
grand,  que  M.  de  Vendôme  vouloit  seulement  recon- 
noitre  ce  poste. 

Le  2t1 ,  ce  prince  prolongea  sa  droite  en  l'appuyant 
aux  retranchements  dont  il  venoit  de  s'emparer.  Le 
prince  Eugène,  voulant,  à  quelque  prix  que  ce  fût, 
pénétrer  dans  le  Piémont,  et  étant  persuadé  qu'il  y 
avoit  de  l'impossibilité  à  réussir  par  le  Mantouan  en 
passant  le  Pô,  se  mit  en  marche,  le  10  d'août,  à  une 
heure  de  nuit,  pour  se  porter  sur  le  haut  de  l'Adda, 
et  il  décampa  si  secrètement  et  il  fit  tant  de  diligence, 
qu'en  deux  jours  il  arriva  sur  cette  rivière.  M.  de 
Vendôme  n'apprit  le  mouvement  des  Impériaux  qu'au 
jour  ;  j'en  suis  surpris,  car  aucun  général  n'a  payé  ses 
espions  mieux  que  lui^  :  il  en  connoissoit  la  consé- 

assurait  un  passage  facile  au  milieu  de  ce  pays  coupé  de 
canaux  innombrables.  La  lettre  par  laquelle  Vendôme  rendit 
compte  au  Roi  du  combat  est  dans  les  Mémoires  militaires, 
t.  V,  p.  721. 

1.  Daniel  de  Caroll,  venu  d'Irlande  en  1691,  était  lieute- 
nant-colonel du  régiment  de  Berwick  depuis  1698;  il  fut  fait  bri- 
gadier le  30  août  1705,  et  mourut  à  la  fin  de  la  campagne  de 
1712.  [Chronologie  militaire,  t.  VIII,  p.  163.) 

2.  Déjà  dit  ci-dessus,  p.  85. 


[Août  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  IH 

quence.  Il  marcha  aussitôt  par  sa  gauche,  et,  passant 
par  Fiesco,  il  alla  passer  le  Serio  sur  le  pont  de 
Greme,  petite  ville  fortifiée  qui  appartient  aux  Véni- 
tiens; il  y  a  un  évêché  suffragant  de  Bologne.  Elle 
étoit  autrefois  de  l'État  de  Milan,  aussi  bien  que  Ber- 
game  et  Brescia.  Les  Vénitiens  dévoient  rendre  ces 
trois  places  aux  Espagnols  lorsque  ceux-ci  leur  au- 
roient  rendu  l'argent  qu'ils  leur  avoient  prêté,  et  qu'ils 
dévoient  rendre  dans  un  certain  temps.  L'argent 
n'ayant  pas  été  rendu,  les  Vénitiens  ont  gardé  ces 
trois  villes^.  M.  de  Vendôme  passa  ce  pont  douze 
heures  après  qu'une  partie  de  l'armée  du  prince  Eugène 
y  avoit  passé. 

Lodi.  —  Notre  armée  fut  camper  à  notre  ancien 
camp  d'Ombriano,  et  le  duc  de  Vendôme  marcha,  avec 
cinq  régiments  de  dragons,  à  Lodi,  ville  du  Milanois, 
qui  est  assez  jolie,  située  sur  l'Adda^.  Elle  est  capitale 
du  Lodesan,  dont  vient  le  fromage  que  nous  appelons 
en  France  Parmesan.  Elle  a  été  bâtie  du  temps  de 
PUne  par  les  Gaulois.  Ge  prince  s'y  arrêta  pour  être 
à  portée  et  du  haut  de  l'Adda  et  de  son  armée,  qui 
avoit  ordre  de  marcher  le  12  à  Agnadello^,  village 
célèbre  depuis  cette  grande  bataille  qu'y  gagna 
Louis  XII  contre  les  Vénitiens^,  ce  qui  les  mit  dans 

1.  Nous  ne  savons  où  notre  auteur  prend  ces  détails.  Ber- 
game,  Brescia  et  Crème  appartenaient  aux  Vénitiens  depuis 
1516-1517,  et  il  ne  semble  pas  qu'elles  aient  jamais  été  sous  la 
domination  espagnole. 

2.  C'est  devant  cette  ville  que  Bonaparte  a  battu  les  Autri- 
chiens le  10  mai  1796. 

3.  A  quinze  kilomètres  nord-ouest  de  Crémone,  sur  la  route 
de  Lodi  à  Brescia. 

4.  Le  14  mai  1509. 


112  MÉMOIRES  [Août  1705] 

un  état  des  plus  tristes,  et  dont  cependant  ils  se  rele- 
vèrent dans  la  suite  malgré  la  ligue  formidable  qui 
s'étoit  formée  contre  eux,  appelée  la  ligue  de  Gam- 
bray.  Le  prince  Eugène  fut  camper  à  Brembate\  vis- 
à-vis  de  Trezzo^.  Ce  furent  ces  mouvements-là  qui 
nous  obligèrent  de  quitter  Albignano  pour  remonter 
l'Adda,  afin  de  nous  opposer  au  passage  des  Im- 
périaux. 

Nous  arrivâmes  le  12  à  la  Canonica^,  village  où  il 
y  a  un  joli  palais  et  un  beau  jardin  en  terrasse  au  bord 
de  l'Adda,  après  avoir  marché  tout  le  jour  et  toute  la 
nuit;  nous  y  fîmes  halte  cinq  ou  six  heures.  Pendant 
que  nous  y  étions,  nous  vîmes  passer  une  colonne  de 
la  cavalerie  ennemie  qui  côtoyoit  la  rivière  ;  nos  gre- 
nadiers tirèrent  quelques  coups  de  fusil,  mais  je  crois 
inutilement.  Le  soir,  nous  nous  mîmes  en  marche, 
c'étoit  le  1 3,  en  remontant  toujours  l'Adda.  Nous  mar- 
châmes toute  la  nuit,  et  nous  arrivâmes  à  la  petite 
pointe  du  jour  à  Cerno'^,  village  éloigné  d'une  demi- 
lieue  de  cette  rivière.  Je  trouvai  mon  lit  tendu,  j'étois 
fort  bien  logé,  et,  comme  j'étois  fort  fatigué,  je  me 
couchai,  croyant  avoir  au  moins  douze  heures  de 
repos.  Je  me  trompai  ;  car,  sur  les  dix  heures  du 
matin,  qui  étoit  le  14  août,  il  fallut  se  lever  bien  vite 
et  déguerpir,  pour  nous  rendre  au  plus  tôt  au  Para- 

1.  Village  du  Bergamasque,  sur  le  Brerabo,  à  peu  de  dis- 
tance de  l'Adda,  dont  Trezzo  occupe  la  rive  gauche. 

2.  Bourg  du  Milanais,  avec  un  vieux  château  qui  domine  la 
rivière  d'Adda. 

3.  Village  de  la  rive  droite  de  l'Adda,  entre  Cassano  et 
Trezzo. 

4.  Hameau  de  la  commune  de  Bottanuco,  en  amont  de 
Trezzo. 


[Août  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  H3 

diso,  maison  de  plaisance  qui  appartient  aux  Jésuites 
de  Bergame^.  Nous  n'y  fûmes  pas  plus  tôt,  que  M.  de 
Vendôme  y  arriva.  On  lui  rendit  compte  de  la  situation 
des  ennemis  et  de  l'endroit  qu'ils  avoient  choisi  pour 
établir  leur  pont  sur  l'Adda.  Cet  endroit  étoit  d'au- 
tant plus  favorable  que  cette  rivière  fait  un  coude  de 
leur  côté  et  que  la  hauteur,  qui  étoit  remplie  de  haies 
et  de  broussailles,  s'élevoit  insensiblement  des  bords 
de  l'Adda  et  alloit  se  perdre  au  loin.  Il  y  avoit  un  che- 
min, au  milieu  de  la  hauteur,  qui  conduisoit  à  la 
rivière.  Ce  terrain,  outre  cet  avantage,  commandoit 
tout  l'espace  qui  étoit  entre  cette  rivière  et  le  Para- 
diso.  Le  prince  Eugène  le  fit  occuper  par  six  mille 
hommes  d'infanterie,  après  y  avoir  fait  faire  plusieurs 
épaulements  et  fait  dresser  plusieurs  batteries  de 
canon. 

Qu'avions-nous  à  opposer  à  tous  ces  avantages?  Un 
mauvais  retranchement  où  le  soldat  étoit  vu  à  revers 
depuis  la  tête  jusqu'aux  pieds.  Le  marquis  de  Broglie 
y  avoit  envoyé  cent  hommes  de  son  régiment,  aux 
ordres  d'un  capitaine  dont  le  nom  m'est  échappé,  qui 
se  comporta  avec  tant  de  valeur,  de  fermeté  et  d'es- 
prit, qu'il  fit  perdre  bien  du  monde  aux  Impériaux. 
Ses  soldats  ne  pouvant  rester  debout  sans  essuyer  un 
feu  continuel  de  mousqueterie  accompagné  de  canon 
à  cartouches,  il  les  faisoit  coucher  sur  le  ventre,  et, 
de  temps  en  temps,  il  ordonnoit  à  six  soldats  de  se 
lever  et  de  faire  feu  ensemble  sur  ceux  qui  travail- 
loient  au  pont;   leur  décharge  faite,  les  soldats  se 

1.  Il  y  a  un  plan  du  Paradiso  et  des  environs  dans  l'Atlas 
des  Mémoires  militaires. 

II  8 


414  MÉMOIRES  [Août  1705] 

remettoient  sur  le  ventre.  Six  autres  ensuite  faisoient 
la  même  chose,  et  ainsi  tous  les  soldats  de  son  déta- 
chement. Cette  manœuvre  lui  réussit  si  bien,  que  les 
ennemis  furent  obligés  d'abandonner  leur  travail  et 
qu'il  y  eut  deux  de  leurs  pontons  abandonnés  au  cou- 
rant de  la  rivière.  Les  Impériaux,  irrités  de  ce  qu'une 
poignée  de  monde  les  arrêtoit,  redoublèrent  leur  feu  si 
vivement,  que  les  soldats  de  ce  détachement  furent 
presque  tous  tués  ou  blessés,  et  il  n'en  seroit  pas 
échappé  un  seul,  si  on  les  avoit  encore  laissés  quelque 
temps  dans  ce  mauvais  retranchement. 

Ce  fut  dans  ce  moment  critique  que  le  duc  de  Ven- 
dôme arriva.  Je  vis  ce  général,  lui  qui  étoit  toujours  d'une 
douceur,  d'une  politesse  et  d'une  cordialité  charmante, 
dans  une  colère  horrible  :  «  Comment,  disoit-il,  je 
«  verrai  établir  un  pont  devant  moi  sans  pouvoir  l'em- 
«  pêcher.  Est-ce  là  ce  que  m'avoit  mandé  ce  j...  f...? 
«  (en  parlant  de  M.  de  Broglie) .  Il  ne  faisoit  que  répéter 
«  dans  ses  lettres  de  ne  me  point  inquiéter,  qu'il  avoit 
c(  fait  retrancher  les  bords  de  l'Adda  à  tous  les  en- 
«  droits  où  les  ennemis  pouvoient  jeter  un  pont!  » 
Véritablement,  je  ne  sais  à  quoi  avoit  pensé  ce  mar- 
quis de  n'avoir  pas  fait  relever  ce  vieux  retranche- 
ment et  de  n'en  avoir  pas  fait  ajouter  d'autres  ;  car, 
comme  je  l'ai  déjà  dit\  il  n'y  avoit  pas  un  terrain  plus 
convenable  pour  établir  un  pont.  Enfin  ce  prince,  tout 
irrité,  demanda  un  détachement  de  cent  hommes  de 
bonne  volonté  pour  rétablir  ce  pont.  Il  promit  un 
louis  à  chaque  soldat.  La  Bussière,  capitaine  du  régi- 
ment, s'offrit  à  faire  l'office  d'ingénieur.  C'étoit  Tho- 

1.  Ci-dessus,  p.  113. 


[Août  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  115 

massin,  autre  capitaine  du  régiment',  qui  marcha  à 
la  tête  de  ce  détachement,  qui  ne  fut  pas  plus  tôt 
arrivé  à  la  portée  du  fusil,  que  les  ennemis  en  jetèrent 
une  bonne  partie  par  terre.  Thomassin  eut  un  coup 
de  fusil  au  travers  du  corps.  Il  fut  transporté  à  Milan; 
le  prince  de  Vaudémont  lui  fît  donner  un  appartement 
dans  son  palais  ;  il  l'alloit  voir  de  temps  en  temps,  et 
il  en  fît  prendre  un  si  grand  soin,  qu'il  en  réchappa. 
Son  lieutenant  fut  aussi  blessé.  Enfîn  les  ennemis 
faisoient  un  feu  si  terrible  de  leurs  canons  à  car- 
touches et  de  leur  mousqueterie,  que  l'on  fut  obligé  de 
retirer  ces  deux  détachements.  Ce  fut  alors  que  M.  de 
Vendôme  se  trouvoit  dans  la  situation  du  monde  la 
plus  triste,  ne  sachant  quel  parti  prendre.  Enfîn, 
comme  il  mangeoit  un  petit  morceau  de  pain  bien 
noir  et  du  fromage  pourri,  sans  vin  (nous  étions  par- 
tis de  notre  quartier  sans  domestiques,  ainsi  nous  ne 
pouvions  rien  lui  offrir),  M.  de  Chemerault  arriva, 
qui  lui  dit  :  a  Monseigneur,  tranquillisez- vous  ;  il  est 
«  vrai,  nous  ne  pouvons  point  empêcher  le  prince 
a  Eugène  de  faire  son  pont  et  de  passer  la  rivière  ; 
a  mais  nous  l'empêcherons  de  déboucher.  Je  viens 
a  d'examiner  exactement  la  situation  de  notre  poste. 
«  La  même  hauteur  que  le  prince  Eugène  a  de  son 
«  côté,  nous  l'avons  du  nôtre  ;  notre  droite  et  notre 
«  gauche  seront  appuyées  à  la  rivière.  Cette  maison 
«  (en  parlant  de  celle  des  Jésuites)  commande  le  ter- 
«  rain  qui  est  entre  leur  pont  et  nous.  La  hauteur  par 
a  où  les  ennemis  monteront  pour  venir  nous  attaquer 

1.  Il  a  déjà  été  question  de  ces  deux  officiers  dans  le  tome  I, 
p.  37,  250,  252,  258,  292-293,  etc. 


H6  MÉMOIRES  [Août  1705] 

«  est  remplie  de  haies,  d'épines  et  de  ronces.  Vous 
«  avez  ici  trois  bons  bataillons,  un  régiment  de  dra- 
«  gons  et  un  de  cavalerie;  je  vais  les  poster  et  les 
«  faire  travailler  à  se  retrancher,  en  faisant  couper 
«  les  haies  et  les  broussailles  à  la  hauteur  des  genoux 
«  et  en  faisant  des  abatis.  Il  faut  du  temps,  continua 
«  M.  de  Chemerault,  aux  ennemis  pour  achever  leur 
«  pont,  le  passer  et  faire  des  chemins  pour  venir 
«  à  nous.  Cela  donnera  le  temps  aux  quinze  bataillons 
«  que  vous  faites  venir,  et,  les  quinze  bataillons  arri- 
«  vés,  deux  cent  mille  hommes  ne  nous  forceroient 
«  pas  dans  ce  poste.  »  A  mesure  que  M.  de  Cheme- 
rault parloit,  le  visage  de  notre  général  prenoit  un  air 
riant,  et,  lorsqu'il  eut  fini  son  discours,  il  lui  dit  : 
«  Mon  ami,  je  vous  ai  bien  de  l'obligation.  Que  l'on 
«  me  donne  un  cheval,  et  allons  encore  examiner.  » 
J'ai  été  témoin  de  ce  discours  :  ainsi  il  faut  rendre  jus- 
tice à  M.  de  Chemerault;  car,  sans  lui,  nous  aurions 
été  bien  embarrassés^.  Mais,  dans  la  suite,  il  voulut 
trop  faire  valoir,  et  à  l'armée  et  à  la  cour,  le  service 
qu'il  avoit  rendu  dans  cette  occasion  à  M.  de  Ven- 
dôme ;  il  gâta  tout,  et  il  perdit  l'amitié  de  ce  prince.  Il 
échappe  bien  des  choses  à  un  général  d'armée  ;  c'est 
aux  autres  officiers  généraux  d'exécuter  non  seule- 
ment ses  ordres,  mais  aussi  de  l'aider  de  leurs  lu- 
mières, et  ne  point  faire  trophée  des  bons  conseils 
qu'ils  donnent. 

L'on  fit  venir  quelques  paysans  des  villages  des 
environs  pour  travailler  avec  nos  soldats.  En  très  peu 

1.  M.  de  Boislisle  a  fait  remarquer  que  Saint-Simon  (t.  XIII, 
p.  94-95)  s'est  trompé  en  plaçant  cette  scène  au  début  du  combat 
de  Cassano,  tandis  qu'elle  se  passa  l'avant-veille,  au  Paradiso. 


[Août  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  117 

de  temps,  nous  fûmes  en  état  de  bien  recevoir  les 
ennemis,  malgré  le  peu  de  troupes  que  nous  avions. 
Dès  le  soir,  le  pont  étant  achevé,  le  prince  Eugène  fît 
passer  deux  cents  grenadiers  pour  en  garder  la  tête. 

Au  commencement  de  la  nuit,  nous  envoyâmes  tous 
nos  tambours  à  un  demi-quart  de  lieue  par  où  les 
quinze  bataillons  dévoient  arriver.  Afin  de  faire  croire 
aux  Impériaux  qu'ils  arrivoient,  ils  battoient  la  marche 
jusqu'au  camp,  et,  y  étant  arrivés,  ils  battoient  le 
drapeau.  Ils  firent  plusieurs  fois  cette  manœuvre. 
Nous  restâmes  toute  la  nuit  en  bataille  et  à  travailler 
à  perfectionner  nos  ouvrages.  Nous  nous  attendions  à 
être  attaqués  à  la  petite  pointe  du  jour  ou  dans  la 
matinée  ;  mais  les  ennemis  se  contentèrent  de  nous 
tirer  force  coups  de  canon  ;  j'eus  un  soldat  tué  à  côté 
de  moi.  Enfin,  sur  les  trois  heures  après  midi,  nous 
vîmes  paroître  les  quinze  bataillons.  Us  ne  furent  pas 
plus  tôt  arrivés,  que  M.  de  Vendôme  nous  quitta  pour 
aller  à  Trezzo^  village  sur  l'Adda  éloigné  de  deux 
lieues  du  Paradiso,  afin  d'être  plus  à  portée  de  savoir 
des  nouvelles  du  Grand  Prieur,  qui  étoit  campé  au 
delà  de  l'Adda,  le  long  du  canal  de  Ritorto,  tournant 
le  dos  à  Gassano,  où  nous  avions,  comme  je  l'ai  dit 
déjà^,  un  pont. 

Nous  passâmes  encore  la  nuit  du  1 5  au  1 6  en  ba- 
taille. Je  dormois  sous  un  arbre,  la  tête  entortillée  dans 
mon  manteau.  A  la  petite  pointe  du  jour,  des  soldats 
qui  venoient  de  travailler  du  côté  du  Paradiso  me 
réveillèrent.  Ils  juroient  et  ils  pestoient  contre  les 
ennemis,  en  disant  :  «  Ges  animaux-là  nous  font  bien 

1.  Ci-dessus,  p.  112. 

2.  Ci-dessus,  p.  107. 


118  MÉMOIRES  [Août  1705J 

«  travailler  pour  rien!  »  Je  leur  demandai  ce  qu'ils 
vouloient  dire  :  «  Monsieur,  me  répondirent-ils,  les 
«  coquins  Impériaux  ont  levé  leur  pont;  ils  ont  dé- 
«  campé  cette  nuit.  »  Je  courus  vite  pour  en  savoir  des 
nouvelles.  Je  trouvai  M.  de  Golmenero,  lieutenant 
général  des  troupes  d'Espagne,  que  M.  de  Vendôme 
avoit  laissé  pour  nous  commander  et  pour  l'instruire 
de  tout  ce  qui  se  passeroit  au  Paradiso.  Aussitôt  qu'il 
me  vit,  il  me  dit  :  «  Monsieur,  je  suis  bien  malheu- 
«  reux  !  J'ai  envoyé  au  commencement  de  la  nuit  mon 
«  aide  de  camp  du  côté  du  pont  des  ennemis,  afin 
a  qu'il  vînt  m'avertir  de  tout  ce  qu'ils  feroient,  et  qu'il 
«  fût  très  alerte  sur  tous  leurs  mouvements.  C'est  le 
a.  jour  qui  m'a  fait  apercevoir  que  leur  pont  étoit 
«  levé.  Je  viens  d'envoyer  un  courrier  à  M.  de  Ven- 
«  dôme  pour  l'informer  de  ce  qui  venoit  de  se  pas- 
«  ser.  »  Dans  le  temps  qu'il  me  tenoit  ce  discours 
arrive  un  aide  de  camp  de  ce  prince,  par  lequel  il  lui 
mandoit  qu'il  étoit  surpris  de  n'avoir  pas  eu  de  ses 
nouvelles,  d'autant  plus  qu'il  avoit  été  informé,  il  y 
avoit  bien  deux  heures,  que  le  prince  avoit  levé  son 
pont  à  l'entrée  de  la  nuit  dernière  ;  qu'il  lui  ordonnoit 
de  faire  marcher  aussitôt  les  quinze  bataillons,  le  régi- 
ment de  dragons  et  celui  de  cavalerie  à  Gassano,  et  de 
laisser  notre  régiment  et  celui  de  l'Ile-de-France  au 
Paradiso  jusqu'à  midi,  afin  de  faire  l'arrière-garde. 
Nous  étions  destinés,  le  régiment  de  l'Ile-de-France  et 
le  nôtre,  pour  rester  à  Gassano,  encore  aux  ordres  du 
marquis  de  Broglie.  Ge  coquin  de  Golmenero  nous 
trahissoit^  ;  il  étoit  l'espion  du  duc  de  Savoie  et  du 

1.  Déjà  dit  ci-dessus,  tome  I,  p.  365. 


[Août  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  H9 

prince  Eugène.  L'on  ne  s'en  aperçut  qu'un  an  après, 
comme  on  le  verra  dans  la  suite.  Il  n'envoya  avertir 
M.  de  Vendôme  que  lorsqu'il  ne  put  s'en  dispenser. 
Ce  prince  avoit  malheureusement  une  trop  grande 
confiance  en  lui. 

Une  heure  auparavant  de  partir  du  Paradiso  pour 
nous  rendre  à  Gassano,  nous  entendions  un  grand 
bruit  de  canon  qui  venoit  de  ce  côté-là.  En  décam- 
pant, nos  soldats  disoient  :  «  Gare  qu'en  sortant  du 
«  paradis,  nous  ne  tombions  dans  l'enfer!  »  Ils  pro- 
phétisoient  bien  pour  les  quinze  bataillons  qui  étoient 
retournés  à  Gassano. 

A  peine  eûmes-nous  fait  deux  lieues,  que  nous  vîmes 
arriver  le  major  et  un  capitaine  du  régiment,  la  tris- 
tesse peinte  sur  leurs  visages.  «  Messieurs,  dit  le  ma- 
«  jor,  tout  est  perdu!  Notre  armée  est  culbutée  dans 
«  l'Adda;  on  ne  sait  ce  qu'est  devenu  AI.  de  Ven- 
«  dôme.  Nous  n'avons  pas  d'autre  parti  à  prendre  (en 
«  adressant  la  parole  au  marquis  de  Soyecourt)  que 
«  de  nous  retirer  à  Milan,  afin  de  nous  jeter  dans  le 
«  château.  »  —  a  Et  moi,  dit  sur-le-champ  M.  de 
«  Soyecourt,  je  vais  prendre  un  autre  parti  :  je 
«  marche  droit  à  Gassano  avec  les  deux  compagnies 
a  de  grenadiers  et  les  deux  piquets;  le  régiment  me 
«  suivra,  après  avoir  fait  un  quart  d'heure  de  halte 
a  pour  donner  le  temps  à  nos  soldats  de  le  rejoindre.  » 
Une  partie  étoit  en  maraude,  quoique  dans  notre 
propre  pays  :  mauvais  usage,  que  notre  général,  par 
sa  trop  grande  bonté,  avoit  laissé  se  glisser  dans  les 
troupes.  «  Peut-être,  poursuivit  notre  jeune  colonel  (il 
«  n'avoit  que  dix-huit  ans),  pourrai-je  rendre  quelque 
«  service  à  M.  de  Vendôme.  »  Puis,  m'adressant  la 


120  MÉMOIRES  [A.oùt  1705] 

parole  :  «  Je  vous  prie,  M.  de  Quincy,  de  vous  rendre 
«  à  Gassano  le  plus  vite  que  vous  pourrez.  Vous  vous 
«  informerez  de  tout,  et  tâchez  de  trouver  M.  de  Ven- 
«  dôme,  en  cas  qu'il  ne  soit  point  tué  ou  pris,  afin  de 
«  savoir  ce  qu'il  veut  nous  ordonner.  »  Alors  je  m'ap- 
prochai de  lui,  et  je  lui  dis  à  l'oreille  :  «  Monsieur,  vous 
c  prenez  un  parti  digne  de  votre  courage.  Cet 
«  homme-ci  vouloit  vous  perdre,  se  perdre  et  tout  le 
«  régiment.  »  G'étoit  cependant  un  homme  qui  avoit 
bien  cinquante  ans  et  beaucoup  de  service.  Ensuite  je 
donnai  des  deux.  A  mesure  que  je  m'approchois,  j'en- 
tendois  un  feu  d'infanterie  continuel,  mêlé  du  bruit  du 
canon.  Lorsque  je  fus  à  une  lieue  de  Gassano,  je  trou- 
vai un  cavalier  bavarois,  à  qui  je  demandai  des  nou- 
velles. Il  ne  parloit  pas  françois  ;  mais  il  ne  laissa  pas 
de  me  faire  entendre  que  nos  affaires  alloient  mieux. 
Enfin  j'arrivai  dans  Gassano,  qui  étoit  rempU  d'équi- 
pages, de  dragons  habillés  de  jaune  ^  qui  étoient  bien 
mouillés,  et  de  beaucoup  de  blessés.  Je  passai  les  deux 
ponts  et  je  demandai  à  des  officiers  d'Anjou  (leur 
régiment  étoit  dans  l'ouvrage  qui  couvroit  la  tête  du 
pont)  où  je  pourrois  trouver  M.  de  Vendôme.  Ils  me 
montrèrent  l'endroit  à  peu  près  où  il  étoit.  Les  offi- 
ciers m'avertirent  que  je  ne  pourrois  pas  y  aller  à  che- 
val, à  cause  de  la  quantité  de  morts,  de  blessés  et 
d'équipages  que  je  trouverois.  Je  mis  pied  à  terre  et 
je  donnai  mon  cheval  à  un  soldat  blessé.  Je  trouvai 
M.  de  Vendôme  qui  faisoit  sa  disposition  pour  ratta- 
quer  les  ennemis,  afin  de  les  faire  repasser  le  Ritorto  ; 
il  étoit  à  pied,  l'épée  à  la  main,  son  cheval  ayant  été 

1.  Les  Dragons  jaunes  d'Espagne,  dira-t-il  plus  loin,  p.  126. 


[Août  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  121 

tué  SOUS  lui;  il  étoit  couvert  de  poussière  et  de  tabac. 
Les  Impériaux  étoient  à  la  demi-portée  du  fusil.  Le 
feu  ne  discontinuoit  point.  Je  dis  à  ce  prince  que  le 
régiment  de  Bourgogne  alloit  arriver,  que  le  marquis 
de  Soyecourt  m'avoit  envoyé  devant  pour  recevoir 
ses  ordres.  «  Monsieur,  me  dit-il,  je  suis  bien  fâché 
«  que  votre  régiment  ne  soit  pas  ici  :  vous  auriez  part 
«  à  la  victoire  ;  car  les  ennemis  ne  peuvent  pas  long- 
«  temps  rester  où  ils  sont.  Vous  ferez  mettre  le  régi- 
«  ment  en  bataille  dans  l'île.  »  Un  moment  après  qu'il 
m'eut  parlé,  je  vis  Messieurs  les  Allemands  qui  s'é- 
branloient  et  qui  marchoient  par  leur  gauche  pour 
se  retirer.  Ils  marchoient  le  petit  pas,  en  faisant  de 
temps  en  temps  halte.  Notre  infanterie  les  suivit. 

Je  restai  avec  M.  de  Vendôme  une  bonne  demi- 
heure,  et  je  ne  le  quittai  point  que  les  Impériaux  ne 
fussent  au  delà  du  Ritorto.  Il  étoit  impossible  aux 
ennemis  de  rester  plus  longtemps  ;  leur  droite,  qui 
étoit  appuyée  à  la  rivière,  étoit  exposée,  non  seule- 
ment au  feu  du  régiment  d'Anjou,  qui  étoit,  comme 
je  l'ai  dit  ci-dessus*,  dans  l'ouvrage  qui  couvroit  la 
tête  du  pont  de  l'Adda,  mais  encore  à  un  feu  d'enfer 
de  mousqueterie,  qui  partoit  du  château  de  Cassano, 
qui  étoit  au  delà  de  la  rivière,  et  de  plusieurs  pièces 
de  canon  qui  étoient  dans  la  cour  dudit  château  et  qui 
tiroient  continuellement  à  cartouches.  Les  ennemis 
n'eurent  pas  plus  tôt  repassé  le  canal  du  Ritorto,  qu'ils 
se  retirèrent  à  Treviglio^,  bourg  à  trois  milles  du 
champ  de  bataille.  Notre  canon  du  château  ne  discon- 
tinuoit point  à  tirer  sur  leur  arrière-garde. 

1.  P.  120. 

2.  Gros  bourg  du  Bergamasque,  à  l'est  de  Cassano. 


122  MÉMOIRES  [Août  1705] 

Je  fus  au-devant  du  régiment.  M.  de  Soyecourt  étoit 
à  la  tête,  à  qui  je  rendis  compte  de  l'ordre  du  duc  de 
Vendôme,  et  je  lui  fis  un  petit  récit  de  ce  combat  san- 
glant, que  je  comparois  à  celui  de  Steinkerque  :  dans 
ces  deux  combats,  les  ennemis  eurent  dans  les  com- 
mencements l'avantage  ;  mais  la  fin  nous  donna  la  vic- 
toire. Qui  fut  charmé?  Ce  fut  notre  jeune  colonel, 
d'avoir  pris  le  parti  de  marcher  à  Gassano.  Il  est  cer- 
tain que,  si  nous  avions  suivi  le  conseil  que  ce  trop 
prudent  major  voulut  nous  donner,  le  régiment  étoit 
perdu  de  réputation;  et  quelle  alarme  n'aurions-nous 
pas  donnée  dans  cette  belle  ville  de  Milan? 

Le  régiment  se  mit  en  bataille  dans  l'Ile  qui  étoit 
entre  les  deux  ponts  de  Gassano.  Il  n'y  fut  pas  plus  tôt, 
que  M.  de  Vendôme  passa  à  cheval.  L'on  portoit 
devant  lui  les  drapeaux  que  l'on  avoit  pris  aux  enne- 
mis; ils  étoient  tous  ensanglantés.  Il  avoit  son  habit  et 
sa  veste  déboutonnés,  le  visage  tout  en  sueur,  sa  che- 
mise remplie  de  tabac  et  de  poussière  ;  il  avoit  l'air 
du  dieu  Mars.  L'on  peut  dire  que,  par  sa  fermeté,  son 
coup  d'œil  juste  et  sa  grande  valeur,  il  fit  changer  la 
victoire,  et  qu'il  conserva  l'armée  du  Roi,  et  par  con- 
séquent l'Italie. 

La  nuit  venue,  je  fus  chez  ce  prince.  Je  le  trouvai  à 
table,  mangeant  avec  le  Grand  Prieur,  son  frère.  Ils 
n'avoient  pour  tout  régal  que  du  pain  de  munition 
avec  un  petit  morceau  de  fromage  ;  leur  table  étoit  un 
billot,  sur  lequel  étoit  fichée  une  baïonnette,  dans 
laquelle  il  y  avoit  une  chandelle  qui  leur  servoit  de 
flambeau.  Je  remarquai  beaucoup  d'aigreur  entre  les 
deux  frères.  Cette  conversation  fut  le  commencement 
de  leur  désunion,  qui  fut  cause  que  le  Grand  Prieur 


[Août  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  123 

fut  rappelé  un  mois  après.  J'appris  chez  M.  de  Ven- 
dôme, et  les  jours  suivants,  toutes  les  particularités 
de  ce  combat,  dont  voici  le  détail. 

Combat  de  Cassano.  —  Le  prince  Eugène,  voyant 
l'impossibilité  de  déboucher  et  de  nous  forcer  sur  la 
hauteur  du  Paradiso,  ayant  appris  par  ses  espions  qu'il 
nous  étoit  arrivé  quinze  bataillons  de  l'armée  du  Grand 
Prieur,  prit  le  parti  de  faire  lever  son  pont  au  com- 
mencement de  la  nuit  du  15  au  16,  de  marcher  droit 
à  ce  prince  et  de  tomber  sur  lui  auparavant  que 
M.  de  Vendôme  et  les  troupes  qui  étoient  au  Paradiso 
vinssent  à  son  secours,  ou  bien,  en  cas  que  l'armée  du 
Grand  Prieur  fût  délogée  de  son  camp  de  Cassano,  de 
s'emparer  de  nos  deux  ponts.  Ces  deux  projets  pou- 
voient  très  bien  réussir.  Par  le  premier,  il  faisoit  la 
conquête  de  l'Itahe,  et  par  le  second  il  passoit  l'Adda 
sur  nos  ponts  mêmes,  et  il  n'auroit  plus  trouvé  d'obs- 
tacle pour  péïiétrer  en  Piémont  afin  d'aller  au  secours 
du  duc  de  Savoie.  Les  hommes  proposent,  et  Dieu 
dispose  :  aucun  ne  réussit,  comme  on  va  le  voir.  L'on 
m'a  dit  depuis  que  son  seul  dessein  étoit  d'occuper  le 
poste  de  Rivolta^  afin  de  nous  couper  la  communi- 
cation de  Mantoue  et  de  Crémone,  et  qu'il  espéroit 
par  là  faire  tomber  ces  deux  places,  mais  que,  étant 
auprès  de  Treviglio,  il  avoit  appris  que  la  plupart  des 
soldats  de  l'armée  du  Grand  Prieur  étoit  en  maraude  : 
ce  qui  le  fit  changer  de  dessein  sur-le-champ  pour 
marcher  au  Grand  Prieur,  dont  l'armée  étoit  campée 
dans  un  bassin  formé  par  le  naviglio  de  Ritorto,  qui 

1.  Bourg  au  sud  de  Cassano,  dans  la  Ghiera  ou  Val  de  l'Adda, 
commandant  la  route  de  Crème  et  celle  de  Lodi. 


124  MÉMOIRES  [Août  1705] 

sort  de  l'Adda  et  qui  se  sépare  en  trois  branches,  dont 
la  première,  qui  se  nomme  le  Petit-Ritorto,  va  se  jeter 
dans  l'Adda,  un  peu  au-dessous  de  Cassano  ;  la  seconde, 
la  Pandine,  va  tomber  à  un  demi-quart  de  liéue  dans 
le  même  canal  d'où  elle  étoit  sortie,  et  la  troisième 
est  le  Ritorto  même,  qui  va  du  côté  de  Rivolta^. 
Le  Grand  Prieur  ayant  eu  avis  que  le  prince  Eugène, 
après  avoir  levé  son  pont,  étoit  en  pleine  marche,  et 
craignant  que  ce  général  ne  vînt  occuper  Rivolta,  il 
fit  décamper  l'armée  pour  s'emparer  lui-même  de  ce 
poste,  qui  étoit  d'autant  plus  considérable,  qu'il  cou- 
vroit  le  Grémonois.  Elle  ne  fut  pas  plus  tôt  en  marche, 
que  M.  de  Gonche^,  capitaine  de  dragons,  que  l'on 
avoit  envoyé  pour  savoir  des  nouvelles  des  ennemis, 
vint  avertir  qu'ils  marchoient  à  nous  sur  deux  colonnes 
d'infanterie  soutenue  par  leur  cavalerie,  qu'ils  prépa- 
roient  déjà  leurs  boute-feux-^,  et  qu'il  n'y  avoit  pas 
un  instant  à  perdre  pour  se  mettre  en  état  de  les 
recevoir. 

Pour  assurer  notre  arrière-garde,  l'on  avoit  mis  huit 
compagnies  de  grenadiers,  aux  ordres  de  M.  Le  Guer- 
choys,  dans  deux  petites  cassines  qui  étoient  au  delà 
du  Ritorto,  à  la  tête  d'un  pont  de  pierre  qui  étoit  sur 
ce  naviglio.  Dès  qu'une  colonne  des  Impériaux  fut  à 

1.  Sur  le  plan  des  environs  de  Cassano  donné  dans  l'Atlas 
des  Mémoires  militaires,  la  Pandine  est  bien  indiquée;  mais  les 
deux  Ritorto  sont  désignés  sous  d'autres  noms. 

2.  Denis  Calvin  de  Conche  était  capitaine  au  régiment  de 
Lautrec  et  aide  de  camp  de  M.  de  Vendôme.  Il  apporta  à  Paris 
les  drapeaux  pris  à  Cassano  :  ci-après,  p.  136. 

3.  Boute-feu,  officier  d'artillerie  qui  met  le  feu  aux  canons 
et  aux  mortiers;  se  dit  aussi  du  bâton  au  moyen  duquel  on  met 
le  feu.  (Dictionnaire  de  Trévoux.) 


[Août  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  125 

portée  de  la  portée^  du  fusil  de  ces  cassities,  M.  Le 
Guerchoys  fit  faire  feu  dessus ,  ce  qui  les  arrêta  ; 
mais,  jugeant  bien  qu'il  seroit  obligé  d'abandonner 
ce  poste,  il  fit  travailler  à  rompre  le  pont,  ce  qu'il  ne 
put  faire  faute  de  temps.  Pour  obvier  à  ce  malheur,  il 
fit  prudemment  jeter  quelques  branches  d'arbres  des- 
sus, afin  de  faire  croire  aux  ennemis  qu'il  étoit  rompu. 
Leur  infanterie  cependant  approche  :  M.  Le  Guerchoys 
ne  perd  point  de  temps  à  faire  repasser  les  huit  com- 
pagnies de  grenadiers  en  deçà  du  Ritorto;  mais, 
comme  il  faisoit  l'arrière-garde  à  cheval,  et  dans  le 
temps  qu'il  alloit  le  repasser,  il  fut  fait  prisonnier  et 
conduit  sur-le-champ  à  M.  le  prince  Eugène,  de  qui  il 
reçut  mille  politesses.  Ce  général  lui  demanda  si  le  duc 
de  Vendôme  étoit  présentement  de  retour  du  Para- 
diso.  Il  lui  répondit  que  certainement  il  n'étoit  pas 
encore  arrivé.  Il  le  mit  entre  les  mains  d'un  officier 
irlandois,  et  il  lui  recommanda  d'en  avoir  soin. 

Ce  fut  dans  ce  moment-là  que  le  duc  de  Vendôme 
et  la  tête  des  quinze  bataillons  parurent  ;  ils  passoient 
le  pont.  Quelle  joie  pour  cette  armée  qui  n'avoit  plus 
de  chef!  Le  Grand  Prieur,  à  cause  de  la  grande  cha- 
leur, avoit  gagné  notre  avant-garde  pour  arriver  au 
plus  tôt  à  Rivolta.  Il  y  resta  pendant  tout  le  combat, 
chose  des  plus  surprenantes  !  Il  a  assuré  qu'il  ne  savoit 
point  ce  qui  se  passoit  à  Gassano,  quoiqu'il  n'y  eût 
que  six  milles  de  l'un  à  l'autre  bourg.  Il  est  très  cer- 
tain, pour  le  disculper,  que  le  vent  étoit  contraire;  il 
poussoit  du  côté  du  Paradiso^. 

1.  Ainsi  dans  le  manuscrit. 

2.  Il  reviendra  plus  loin  sur  la  conduite  du  Grand  Prieur  : 
ci-après,  p.  135-136. 


126  MÉMOIRES  [Août  1705] 

M.  de  Vendôme  fut  averti  dans  le  moment  du  vrai 
dessein  des  ennemis,  et,  s'étant  aperçu  que  les  équi- 
pages des  quinze  bataillons  empêchoient  ces  mêmes 
bataillons  de  passer  le  pont  et  d'arriver,  il  en  fit  jeter 
la  plus  grande  partie  dans  la  rivière.  Les  bataillons 
passés,  il  les  étendit  le  long  du  Ritorto,  et  il  fit  mettre 
le  régiment  des  Dragons  jaunes  d'Espagne  et  celui  de 
Lautrec  à  la  gauche  de  ces  bataillons,  après  les  avoir 
fait  mettre  pied  à  terre.  Ils  s'étendoient  jusqu'à  une 
écluse  que  l'on  n'avoit  pas  eu  le  temps  aussi  de 
rompre.  Depuis  l'écluse  jusqu'à  l'Adda,  ce  terrain 
étoit  vide,  M.  de  Vendôme  n'ayant  pas  assez  de 
troupes  pour  le  remplir.  Notre  infanterie,  qui  étoit  en 
marche  pour  Rivolta,  entendant  tirer  à  l'arrière- 
garde,  rebroussa  chemin,  et  elle  se  mit  en  bataille 
depuis  le  pont  de  fascines  qui  étoit  sur  le  Petit-Ritorto, 
le  long  de  la  Pandine,  jusqu'au  lieu  où  elle  va  se  jeter 
dans  le  Grand-Ritorto. 

M.  le  prince  Eugène  ayant  fait  ses  dispositions,  il 
envoya  reconnoître  par  un  ingénieur  si  le  pont  de 
pierre  du  Grand-Ritorto  étoit  rompu.  Soit  que  cet 
officier  ne  fût  point  jusqu'au  pont,  ou  qu'il  ne  vit  que 
ce  qui  en  étoit  rompu,  il  rapporta  à  ce  général  qu'il 
l'étoit  :  ce  qui  arrêta  quelque  temps  ce  prince  ;  mais 
enfin,  ayant  reconnu  lui-même  la  vérité,  il  fit  marcher 
une  colonne  d'infanterie,  qui  fit  un  feu  si  terrible  sur 
les  huit  compagnies  de  grenadiers  qui  le  défendoient, 
qu'elles  furent  obligées  de  plier,  après  avoir  soutenu  le 
choc  assez  longtemps.  Les  Impériaux  commençoient 
déjà  à  se  rallier  en  deçà  du  pont,  lorsque  M.  de  Ven- 
dôme, ayant  rallié  nos  grenadiers  et  nos  bataillons, 
qui  avoient  été  aussi  forcés  de  quitter  leur  terrain,  les 


[Août  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  127 

fît  marcher  si  vivement  aux  ennemis,  qu'il  ne  leur 
donna  pas  le  temps  de  se  mettre  en  bataille.  Nos 
troupes  les  attaquèrent,  et  les  obligèrent  de  repasser  le 
pont  en  désordre.  Le  pont  repassé,  les  ennemis  s'étant 
allongés  le  long  des  bords  du  Ritorto,  qui  étoient  plus 
élevés  de  leur  côté  que  du  nôtre,  situation  qui  leur 
donnoit  un  avantage  considérable,  ils  firent  un  feu  si 
vif,  auquel  nos  troupes  répondirent,  que  cela  représen- 
toit  l'image  de  l'enfer^.  Il  dura  environ  trois  quarts 
d'heure.  Ensuite  de  quoi,  le  comte  de  Linange,  pre- 
mier lieutenant  général  de  l'Empereur  2,  étant  à  che- 
val à  la  tête  d'une  grosse  colonne  d'infanterie,  passe 
le  Grand-Ritorto,  laissant  le  Petit  sur  sa  gauche,  et 
tâche  de  couper  notre  ligne  pour  s'emparer  de  notre 
pont  sur  l'Adda.  Nos  bataillons  furent  quelque  temps 
sans  tirer  sur  cette  colonne,  parce  que  les  soldats  qui 
la  composoient  avoient  mis  du  papier  à  leurs  cha- 
peaux afin  de  nous  faire  croire  qu'ils  étoient  de  nos 
troupes^.  S'ils  avoient  pu  réussir,  nous  étions  perdus; 
mais  le  régiment  de  la  Vieille-Marine  et  nos  bataillons 
qui  étoient  de  ce  côté-là,  s'étant  aperçus  de  cette  ruse 
de  guerre,  attaquent  cette  colonne  avec  une  si  grande 
impétuosité,  qu'ils  la  renversent  et  l'obhgent  de  repas- 
ser le  Grand-Ritorto,  après  en  avoir  fait  un  carnage 
épouvantable.  Le  comte  de  Linange,  regretté  généra- 
lement des  deux  nations  françoise  et  allemande,  fut 
tué  auprès  du  petit  pont  de  fascines  qui  étoit  sur  le 

1.  Ci-dessus,  p.  119. 

2.  Il  avait  commandé  l'armée  jusqu'à  l'arrivée  du  prince 
Eugène. 

3.  Pour  simuler  la  cocarde  blanche  des  troupes  françaises  : 
ci-dessus,  p.  47. 


128  MÉMOIRES  [Août  1705] 

Petit-Ritorto.  Ce  général  traitoit  nos  prisonniers  avec 
toute  la  politesse  possible.  Pendant  cette  attaque,  qui 
devoit  naturellement  décider  de  la  victoire,  le  prince 
Eugène  marche  à  notre  gauche.  Les  Dragons  jaunes 
abandonnent  précipitamment  leur  terrain.  Les  enne- 
mis profitent  de  leur  terreur  panique  (elle  fut  si 
grande  qu'ils  se  jetèrent  dans  l'Adda,  où  plusieurs 
trouvèrent  la  mort  qu'ils  vouloient  éviter),  et,  une  par- 
tie ayant  passé  sur  l'écluse  et  l'autre  dans  l'eau,  ils 
prennent  nos  troupes  en  flanc  et  ils  les  obligent  d'a- 
bandonner le  pont  de  pierre  du  Grand-Ritorto,  d'au- 
tant plus  qu'elles  étoient  encore  attaquées  par  leur 
front. 

Pendant  ces  deux  attaques,  les  Impériaux  en  firent 
une  troisième  le  long  de  la  Pandine.  Le  régiment  de 
Grancey,  ne  pouvant  soutenir  leur  choc,  abandonna 
son  terrain.  Qui  n'auroit  pas  cru,  dans  cette  circons- 
tance, que  tout  étoit  perdu?  Mais  M.  de  Vendôme  ne 
se  rebutoit  jamais;  au  contraire,  sa  valeur  et  sa  fer- 
meté ne  paroissoient  jamais  avec  plus  d'éclat  que 
lorsque  les  affaires  paroissoient  désespérées.  Il  se 
montre  à  nos  bataillons  fugitifs  :  sa  présence  les  arrête; 
il  les  rallie,  il  les  fait  mettre  en  bataille,  et  il  appuie 
la  gauche  de  ces  troupes  ralliées  à  l'ouvrage  qui  cou- 
vroit  la  tête  du  pont  sur  l'Adda.  Ensuite  il  forme  sa 
ligne  depuis  cet  ouvrage  jusqu'au  petit  pont  de  fas- 
cines qui  étoit  sur  le  Petit-Ritorto,  par  où  elle  se 
communiquoit  au  reste  de  l'infanterie  qui  étoit  au 
delà  de  ce  petit  pont  et  répandue  le  long  de  la  Pandine. 

Les  ennemis,  étonnés  de  cette  manœuvre,  quoi- 
qu'ils se  fussent  emparés  d'une  cassine  sur  le  bord  de 
l'Adda  et  près  de  notre  pont,  s'arrêtent  et  perdent  par 


[Août  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  129 

là  le  gain  de  la  victoire  ;  car  notre  général,  s'étant 
aperçu  qu'il  partoit  du  château  de  Gassano  quelques 
coups  de  fusil,  part  promptement  pour  s'y  rendre,  et, 
ayant  rencontré  sur  les  ponts  plusieurs  fuyards  de 
nos  troupes  et  plusieurs  traîneurs  de  nos  quinze  ba- 
taillons, il  leur  ordonne,  sans  leur  reprocher  leur  foi- 
blesse,  de  le  suivre.  Il  remplit  le  château  de  ces 
fuyards,  qui,  dans  un  moment,  font  des  ouvertures 
depuis  le  haut  jusqu'en  bas,  d'où  ils  firent,  et  des 
fenêtres,  un  feu  si  vif  et  si  continuel,  que  la  droite  des 
ennemis  s'affoiblissoit  visiblement.  Il  fit  aussi  braquer 
six  pièces  de  canon,  qui  tirèrent  continuellement.  Les 
boulets  enfiloient  le  grand  chemin  de  Gassano  à  Tre- 
vigho,  ce  qui  leur  tua  bien  du  monde,  lorsqu'ils  firent 
leur  retraite.  J'ai  entendu  dire  depuis  que  ce  fut 
M.  de  Maisonrouge,  commissaire  d'artillerie,  qui  fit 
mettre  de  son  chef  ce  canon  en  batterie.  Ainsi  cet  offi- 
cier ne  contribua  pas  peu  à  la  retraite  des  Impériaux, 
aussi  bien  que  le  feu  de  mousqueterie  qui  sortoit  du 
château,  qui  dominoit  sur  le  terrain  où  se  donnoit  le 
combat. 

M.  de  Vendôme,  après  avoir  changé  de  chemise, 
remonte  à  cheval  et  repasse  l'Adda.  En  arrivant,  il 
eut  son  cheval  tué  sous  lui  ;  car  le  feu  de  part  et 
d'autre  ne  discontinuoit  pas  un  moment.  Ge  fut  dans  ce 
temps-là  que  le  prince  Eugène  fut  blessé  d'une  balle 
de  fusil  au  col,  ce  qui  l'obligea  de  se  retirer.  En 
repassant  le  pont  du  Ritorto,  il  trouva  M.  Le  Guer- 
choys,  à  qui  il  reprocha  de  lui  en  avoir  imposé  en  lui 
disant  que  M.  de  Vendôme  n'étoit  point  arrivé  du 
Paradiso.  M.  Le  Guerchoys  assura  à  ce  général  que 
certainement  il  n'y  étoit  pas  lorsqu'il  fut  fait  prison- 
n  9 


130  MÉMOIRES  [Août  1705] 

nier.  «  Eh!  Monsieur,  lui  répliqua  ce  prince,  M.  de 
€  Vendôme  y  est  ;  je  ne  l'ai  que  trop  vu.  » 

L'absence  du  général  ennemi  et  le  feu  terrible  que  la 
droite  de  son  armée  essuyoit,  tant  de  nos  troupes 
qui  étoient  dans  l'ouvrage  que  de  nos  soldats  qui 
étoient  dans  le  château,  l'obligèrent  enfin  à  quitter  la 
partie,  d'autant  plus  qu'il  s'aperçut  que  nos  batail- 
lons se  préparoient  à  marcher  à  lui  la  baïonnette  au 
bout  du  fusil.  Le  régiment  de  Vendôme  et  quelques 
bataillons  de  la  gauche,  voyant  les  Impériaux  s'ébran- 
ler pour  se  retirer,  marchent  et  attaquent  avec  une  si 
grande  vivacité  la  cassine  qui  étoit  sur  le  bord  de 
l'Adda,  qu'ils  s'en  emparent.  Il  y  avoit  environ  trois 
cents  hommes,  qui  furent  tués  ou  faits  prisonniers.  Nos 
troupes  suivirent  jusqu'au  Grand-Ritorto  les  ennemis, 
qui  firent  leur  retraite  en  très  bon  ordre  et  qui,  ayant 
passé  le  naviglio,  furent  camper  à  Treviglio,  bourg 
éloigné  de  trois  milles  du  champ  de  bataille.  On  se 
contenta  de  les  canonner  dans  leur  retraite^. 

Après  ce  rude  combat,  le  duc  de  Vendôme  se  pro- 
mena le  long  de  la  ligne,  et,  ayant  donné  ses  ordres, 
il  repassa  le  pont  de  l'Adda,  comme  je  l'ai  dit  ci-des- 

1.  La  Gazette  de  France  donna  une  relation  du  combat  dans 
son  Extraordinaire  38,  et  le  Mercure  d'août  (p.  329-384)  en 
contint  une  autre  encore  plus  détaillée.  M.  de  Boislisle,  dans 
son  commentaire  des  Mémoires  de  Saint-Simon  (t.  XIII,  p.  93, 
n.  4),  a  signalé  les  principaux  récits  faits  à  cette  occasion,  et 
notamment  ceux  que  le  général  Pelet  a  réunis  dans  les  Pièces 
des  Mémoires  militaires,  p.  726-736.  Comme  le  prince  Eugène, 
de  son  côté,  se  prétendit  vainqueur,  on  peut  comparer  les 
relations  étrangères  des  gazettes  d'Amsterdam  et  de  Bruxelles  : 
ci-après,  p.  137.  Il  y  a  un  plan  de  Cassano  et  des  environs 
dans  l'Atlas  des  Mémoires  militaires. 


[Août  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  131 

SUS.  Les  officiers  généraux  et  les  officiers  particuliers 
se  signalèrent  infiniment  de  part  et  d'autre  :  aussi  il  y 
en  eut  beaucoup  de  tués  et  de  blessés.  Du  côté  des 
Impériaux,  le  comte  de  Linange  fut  tué  sur  le  champ 
de  bataille;  le  prince  de  Lorraine ^  le  duc  de  Wurtem- 
berg^ et  le  général  Bibra  moururent  quelque  temps 
après  de  leurs  blessures;  tant  tués  que  blessés,  il  y 
eut  au  moins  dix  mille  hommes^,  et  mil  huit  cents  faits 
prisonniers  ;  ils  perdirent  cinq  drapeaux.  De  notre  côté, 
MM.  de  VaudreyS  de  Praslin^,  de  Forbin^,  de  Moy- 
ria^,  de  Chaumont^  et  de  la  Génetière^  furent  tués,  et 
parmi  les  blessés  MM.  Le  Guerchoys,  de  Mirabeau**^, 

1.  Joseph-Innocent-Emmanuel-Félicien-Constant,  frère  du 
duc  Léopold  de  Lorraine,  était  colonel  de  deux  régiments  impé- 
riaux; il  mourut  à  Martinengo,  le  25  août  suivant. 

2.  Ci-dessus,  p.  96;  il  ne  mourut  pas,  mais  guérit  lentement. 

3.  Sept  mille,  dit  la  relation  officielle  reproduite  dans  les 
Mémoires  de  Sourclies,  t.  IX,  p.  347. 

4.  Jean-Charles,  comte  de  Vaudrey,  était  lieutenant  général 
depuis  le  mois  d'octobre  précédent. 

5.  Tome  I,  p.  287. 

6.  Louis-Victor,  chevalier  de  Forbin,  tomba  dans  l'Adda  et 
se  noya.  C'était  un  familier  de  Vendôme,  et  il  avait  été  chargé 
par  le  général,  pendant  la  campagne  précédente,  de  rédiger 
sur  les  opérations  les  rapports  officiels  qui  devaient  être  adres- 
sés au  ministre  de  la  Guerre. 

7.  Tome  I,  p.  224.  Notre  chevalier  écrit  ici  Mauriac  comme 
Dangeau  et  Saint-Simon;  plus  haut,  nous  avons  eu  Mauria. 

8.  Charles  d'Ambly,  marquis  de  Chaumont,  colonel  du  régi- 
ment de  Soissonnais  depuis  1696. 

9.  Les  Mémoires  de  Soiwches  disent  La  Gélinière,  et  l'anno- 
tateur ajoute  :  «  Lieutenant-colonel  de  mérite.  » 

10.  Ce  Mirabeau  (ci-dessus,  p.  95)  fut  le  grand-père  des  deux 
Mirabeau  de  la  Révolution. 


132  MÉMOIRES  [Août  1705] 

de  CadrieuS  de  Fourrières^  et  d'Alba^.  Les  deux  pre- 
miers furent  prisonniers,  aussi  bien  que  le  marquis 
du  Plessis-Bellière^  et  M.  de  Brassac^.  Nous  eûmes 
au  moins  six  mille  hommes  de  tués  ou  de  blessés. 

Revenu  de  voir  souper  M.  de  Vendôme^,  je  mangeai 
sur  le  champ  de  bataille  un  morceau  avec  mes  cama- 
rades. Les  corps  morts  nous  environnoient  si  fort, 
que  je  passai  cette  nuit  la  tète  appuyée  sur  le  ventre 
d'un  de  ces  cadavres.  Je  dormis  parfaitement  bien  : 
depuis  huit  jours,  nous  étions  dans  une  fatigue  conti- 
nuelle. Dès  qu'il  fit  jour,  je  fus  me  promener  sur  le 
champ  de  bataille  pour  examiner  la  disposition  des 
deux  armées.  Je  vis  le  corps  du  comte  de  Linange  ;  il 
étoit  étendu  à  côté  du  petit  pont  de  fascines  que  nous 
avions  fait  sur  le  Petit-Ritorto.  Il  a  voit  un  coup  de 
fusil  qui  lui  entroit  par-dessous  le  menton  et  qui  lui 
sortoit  par  le  haut  de  la  tête.  C'étoit  un  des  plus  gros 

1.  Alexandre -Louis,  chevalier  puis  marquis  de  Cadrieu, 
était  lieutenant-colonel  du  régiment  de  Gâtinais;  il  parviendra 
au  grade  de  lieutenant  général  en  1720. 

2.  Celui-ci,  de  la  famille  provençale  de  Glandevès,  était 
lieutenant-colonel  du  régiment  de  du  Héron;  il  eut,  en  1706, 
le  grade  de  brigadier  et  un  régiment  de  dragons;  «  très  ancien 
et  très  bon  officier,  »  dit  Sourches.  [Mémoires,  t.  X,  p.  246.) 

3.  David  d'Alba  avait  remplacé,  depuis  le  mois  d'avril  pré- 
cédent, le  chevalier  d'Imécourt  à  la  tète  du  régiment  d'Au- 
vergne. 

4.  Jean-Gilles  de  Rougé,  marquis  du  Plessis-Bellière,  petit- 
fils  de  l'amie  de  Foucquet,  commandait  depuis  1702  le  régiment 
d'Angoumois. 

5.  Cet  officier,  petit-fils  de  la  dame  d'honneur  d'Anne  d'Au- 
triche, était,  depuis  1699,  colonel  du  régiment  d'Albigeois;  il 
mourut  en  1707. 

6.  Ci-dessus,  p.  122. 


[Août  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  133 

et  des  plus  grands  hommes  que  j'aie  jamais  vus;  Ton 
prétend  qu'il  étoit  aussi  un  des  plus  forts  buveurs  de 
son  armée.  Il  étoit  généralement  aimé  et  estimé  de 
tout  le  monde.  M.  de  Vendôme  le  fit  enterrer  honora- 
blement dans  l'église  de  Cassano.  Son  valet  de  chambre, 
qui  étoit  François,  étoit  blessé  à  côté  de  lui.  Je  lui 
parlai,  et  je  le  priai  de  se  laisser  panser,  ce  qu'il  ne 
voulut  jamais  souffrir,  nous  disant  qu'il  ne  pourroit 
jamais  survivre  à  un  si  bon  maître;  il  mourut  quelques 
heures  après,  à  côté  de  lui.  Un  autre  spectacle  se  pré- 
senta à  moi,  qui  me  toucha  infiniment.  Je  vis  un  gros 
chien  danois  qui  ne  cessoit  de  lécher  la  blessure  de 
son  maître,  qui  étoit  mort,  et  de  temps  en  temps  il  fai- 
soit  des  hurlements  affreux  :  un  soldat  voulut  s'en 
approcher  pour  le  caresser  et  lui  donner  du  pain  ;  le 
chien  se  mit  à  grincer  les  dents  et  à  vouloir  s'élancer 
sur  lui.  Dans  cette  promenade,  je  trouvai  un  officier 
ennemi  qui  respiroit  encore.  Il  étoit  nu  ;  il  avoit  son 
hausse-col  qui  lui  pendoit  au  col;  il  avoit  la  langue 
coupée  d'une  balle  de  fusil.  Je  le  fis  mettre  dans  une 
charrette,  et  je  le  fis  conduire  à  l'hôpital  de  Cassano. 
Il  en  est  revenu,  et  il  m'a  fait  remercier  depuis  de  la 
vie  que  je  lui  avois  procurée. 

L'action  de  M.  Gotron^  capitaine  des  gardes  de 
M.  de  Vendôme,  mérite  bien  qu'on  ne  l'oublie  jamais 
et  qu'elle  passe  à  la  postérité.  Un  officier  irlandois 
qui  avoit  autrefois  servi  dans  nos  troupes  reconnut 
M.  de  Vendôme  :  il  avance  au  delà  de  son  régiment  et 

1.  Gaspard  Cotron,  d'une  famille  de  Provence,  était,  depuis 
1696,  lieutenant,  puis  capitaine  des  gardes  de  Vendôme;  il 
mourut  en  mai  1716,  chevalier  de  Saint-Louis  et  commandant 
de  Saint-Tropez. 


134  MÉMOIRES  [Août  1705] 

couche  en  joue  ce  prince.  Cotron  s'en  aperçoit,  se 
met  promptement  au-devant  de  son  maître,  et  il 
reçoit  le  coup  au  travers  du  corps,  dont  il  pensa 
mourir.  Action  digne  d'un  vrai  Romain. 

Si  M.  de  Vendôme  avoit  été  secondé  du  comte 
de  Médavy,  qui  étoit  à  la  droite  avec  dix-huit  batail- 
lons qui  débordoient  la  gauche  des  ennemis,  notre 
victoire,  certainement,  auroit  été  des  plus  complètes. 
Il  demeura,  pendant  toute  l'action,  les  bras  croisés. 
En  laissant  seulement  deux  de  ces  bataillons  à  un 
autre  pont  de  pierre  qui  étoit  à  sa  droite  sur  le  Grand- 
Ritorto,  afin  d'empêcher  la  cavalerie  des  ennemis  de 
passer,  et  en  faisant  traverser  la  Pandine  aux  seize 
bataillons  qui  lui  restoient,  il  auroit  tombé  sur  le  flanc 
de  la  gauche  des  Impériaux.  Je  ne  doute  point  que  ce 
mouvement  n'eût  décidé  entièrement  l'affaire  en  notre 
faveur  et  nous  eût  donné  une  victoire  des  plus  déci- 
dées. M.  d'Albergotti  [le]  lui  reprocha  bien,  huit 
jours  après,  en  l'endroit  même  où  il  avoit  fait  cette 
grande  faute.  J'étois  présent,  ayant  suivi  le  comte  de 
Muret\  mon  parent^,  qui  étoit  avec  eux.  M.  de  Médavy 
leur  rendit  compte  de  sa  position.  «  Hé!  Monsieur, 
«  lui  dit  M.  d'Albergotti,  que  ne  passiez-vous  ce  ruis- 
«  seau?  Vous  auriez  bien  embarrassé  les  Impériaux. 
«  Vous  les  auriez  attaqués  par  leur  flanc  gauche  :  ils 
«  n'auroient  pu  soutenir  cette  attaque  ;  vous  nous  auriez 
«  rendu  un  grand  service,  et  vous  auriez  contribué  le 
«  plus  à  la  défaite  entière  des  ennemis.   »  —   «  Je 

1.  Jean-François  Lécuyer,  comte  de  Muret,  était  maréchal 
de  camp  depuis  1704  et  deviendra  lieutenant  général  en  1710. 

2.  Il  était  parent  de  M""*^  Chamillart,  elle-même  cousine  éloi- 
gnée de  notre  auteur.  [Mercure  de  janvier  1708,  p.  293-294.) 


[Août  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  135 

«  n'avois  aucun  ordre  de  M.  de  Vendôme,  lui  répon- 
«  dit  M.  de  Médavy.  »  —  «  M.  de  Vendônie,  lui  répli- 
«  qua  M.  d'Albergotti,  étoit  si  sérieusement  occupé  à 
«  la  gauche  de  notre  armée,  qu'il  n'avoit  pas  le  temps 
cr  de  vous  envoyer  des  ordres.  »  Étoit-ce  là  le  discours 
d'un  lieutenant  général?  Nous  en  levâmes  les  épaules. 
Il  est  vrai  qu'il  est  de  la  discipline  militaire  de  ne 
rien  entreprendre  sans  l'ordre  du  général;  mais  on 
peut  cependant  excepter  de  cette  règle  une  occasion 
importante  et  décisive  comme  celle-ci.  Apparemment 
que  M.  de  Médavy  n'avoit  pas  lu  Plutarque  :  il  auroit 
appris  d'Agésilas  que  c'étoit  très  bien  agir  de  faire 
de  son  mouvement  ce  qu'on  connoît  être  utile  au  bien 
public,  sans  attendre  les  ordres  de  ses  supérieurs. 

Si  M.  de  Médavy  fit  une  grande  faute,  le  prince 
Eugène,  selon  mon  petit  génie,  en  fit  encore  une  plus 
grande  de  n'avoir  pas  sacrifié  son  pont  qui  étoit  vis- 
à-vis  le  Paradiso,  et  une  centaine  de  soldats,  pour 
nous  amuser.  Mais,  me  dira-1-on,  n'ayant  plus  de  pon- 
tons, il  falloit  absolument  abandonner  le  dessein  de 
passer  l'Adda.  Je  répondrai  à  cette  objection  :  l'armée 
du  Grand  Prieur  battue,  tout  certainement  étoit  perdu  ; 
car  la  plus  grande  partie  auroit  été  tuée  et  noyée 
dans  cette  rivière,  et  le  reste  auroit  été  obligé  de  se 
rendre.  Qu'auroit  pu  faire  M.  de  Vendôme  avec  dix- 
huit  bataillons,  deux  régiments  de  dragons  et  un  de 
cavalerie?  Le  prince  Eugène  auroit  été  le  maître,  non 
seulement  de  passer  l'Adda,  mais  il  auroit  fait  la  con- 
quête du  Milanois,  et  il  auroit  joint  à  sa  volonté  le  duc 
de  Savoie. 

Parlons  du  Grand  Prieur.  Il  est  étonnant  que  ce 
prince,  qui  s'étoit  rendu  de  bon  matin  à  Rivolta  à 


136  MÉMOIRES  [Août  n05] 

cause  de  la  chaleur,  après  avoir  mis  l'armée  en  marche, 
il  est  surprenant,  dis-je,  qu'il  n'eût  aucune  nouvelle 
de  ce  qui  se  passoit  entre  les  deux  armées,  Rivolta 
n'étant  qu'à  six  milles  de  l'endroit  où  se  donnoit  le 
combat.  Il  est  vrai,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  que  le 
vent  étoit  contraire  ;  mais,  que  qui  que  ce  soit  ne  soit 
venu  l'avertir  que  son  infanterie  étoit  attaquée, 
cela  me  surprendra  toujours,  le  combat  ayant  duré 
au  moins  trois  bonnes  heures  :  il  commença  à  deux 
heures  après  midi,  et  il  ne  finit  qu'à  cinq  heures  et 
demie. 

M.  le  marquis  de  Senneterre*  fut  envoyé  en  France 
pour  en  porter  la  nouvelle  au  Roi,  et  Conche,  capi- 
taine de  dragons,  qui,  le  premier,  comme  je  l'ai  dit, 
vint  avertir  M.  de  Vendôme  que  les  Impériaux  appro- 
choient  pour  nous  combattre^,  porta  les  drapeaux  au 
Roi.  Il  les  avoit  mis  dans  son  porte-manteau. 
M""®  la  duchesse  de  Bourgogne,  qui  étoit  dans  le  cabi- 
net de  S.  M.,  lorsqu'il  arriva,  voulut  elle-même  les 
retirer  du  porte-manteau.  Après  en  avoir  retiré  trois, 
elle  tira  une  chemise  des  plus  sales  :  ce  qui  la  fit  crier 
et  bien  secouer  ses  mains.  Le  Roi  se  prit  à  rire  et  lui 
dit  :  a  Madame,  il  faut  bien  qu'il  mette  son  linge,  sale 
«  ou  blanc,  dans  son  porte-manteau.  Conche  est  un 
«  brave  garçon  ;  peut-être  que,  sans  lui,  le  prince 
a  Eugène  se  seroit  emparé  de  notre  pont  de  Cassano.  » 

Le  17  août,  qui  étoit  le  lendemain  du  combat, 
notre  armée  se  mit  en  marche  à  midi,  pour  aller  à 
Rivolta,  qui  fut  le  centre  de  notre  armée,  dont  la 

1.  Henri  de  la  Ferté;  tome  I,  p.  288. 

2.  Ci-dessus,  p.  124. 


[Août  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  i37 

droite  étoit  appuyée  au  bois  de  Santa-Maria,  et  la 
gauche  à  Palani,  ayant  un  ruisseau  devant  son  front 
et  l'Adda  derrière  elle.  Par  cette  situation,  nous  étions 
toujours  en  état  d'empêcher  le  passage  de  cette 
rivière  au  prince  Eugène,  et  nous  couvrions  le  Man- 
touan  et  le  Grémonois. 

Le  soir,  nous  entendîmes  un  grand  bruit  de  canon 
et  de  mousqueterie,  qui  venoit  du  côté  de  l'armée 
impériale.  Le  lendemain,  nous  fûmes  bien  étonnés 
d'apprendre  que  les  ennemis  avoient  fait  cette  réjouis- 
sance à  l'occasion  de  la  prétendue  victoire  qu'ils 
avoient  remportée.  Ceci  nous  apprend  que  les  Gas- 
cons sont  de  toutes  les  nations.  Le  prince  Eugène  vient 
pour  nous  attaquer  et  pour  s'emparer  de  notre  pont; 
il  est  repoussé  de  tous  les  côtés,  il  abandonne  le 
champ  de  bataille  pour  se  retirer  à  trois  milles  de 
l'endroit  où  s'est  donné  le  combat,  nous  couchons  sur 
ledit  champ  de  bataille,  et  nous  y  serions  restés  sans 
la  puanteur  des  corps  morts  qui  commençoit  à  se 
faire  sentir;  y  a-t-il  un  homme  au  monde  qui  puisse 
dire  que  ce  prince  ait  gagné  cette  victoire?  Cependant 
il  ne  fut  pas  le  seul  qui  voulut  se  l'attribuer  :  l'on  en  fit 
des  réjouissances  à  Londres,  à  la  Haye,  à  Vienne  et 
dans  presque  toutes  les  villes  de  nos  ennemis,  et  cela 
pour  en  imposer  au  pauvre  peuple,  afin  de  le  sucer 
jusqu'aux  os^ 

1.  On  peut  voir  à  ce  sujet  la  Gazette  d'Amsterdam,  n"^  lxx 
à  Lxxiii,  et  les  Extraordinaires  lxxiv,  lxxvi  et  lxxx  ;  la 
Gazette  de  Leyde,  n°  68,  etc.  La  Gazette  de  France  (p.  442  et 
469)  releva  ces  prétentions  des  ennemis.  Voici  un  passage  de 
la  lettre  que  le  prince  Eugène  adressa  le  17  août  à  Marlbo- 
rough  :  «  Au  premier  jour,  je  ferai  chanter  le  Te  Deum  pour 


138  MÉMOIRES  [Sept.  1705] 

Au  bout  de  huit  jours,  comme  je  l'ai  fait  remarquer 
ci-dessus,  pendant  que  nous  examinions  le  terrain  où 
s'étoit  donné  le  combat,  nous  vîmes  un  spectacle  qui 
nous  fit  bien  de  la  peine.  Un  officier  qui  nous  a  voit 
suivi,  allant  faire  boire  son  cheval  dans  l'Adda,  aper- 
çut un  cadavre  qui  respiroit  encore.  Cependant  il  y 
avoit  huit  jours  que  l'action  s'étoit  donnée.  Il  avoit 
un  coup  de  fusil  dans  la  cuisse  ;  sa  blessure  étoit  rem- 
plie de  vers;  il  étoit  étendu  dans  des  broussailles  le 
long  de  l'Adda.  Apparemment  que  ce  pauvre  malheu- 
reux s'étoit  nourri  de  l'eau  qu'il  prenoit  avec  sa 
main  dans  cette  rivière  ;  personne  certainement  ne  lui 
apportoit  à  manger.  Nous  lui  fîmes  avaler  un  peu  de 
vin;  il  vécut  encore  une  heure  après.  Quelle  pénitence, 
s'il  a  offert  ses  maux  et  ses  douleurs  à  Dieu  ! 

Nous  étions  campés  à  Rivolta-Sicca^  dans  un  ter- 
rain si  malsain,  que  la  plus  grande  partie  des  officiers 
de  notre  régiment  tomba  malade  :  je  marchois,  par 
mon  rang,  à  la  tète  des  grenadiers,  quoique  je  fusse 
des  derniers  capitaines. 

Ce  fut  dans  ce  camp  que  j'écrivis  à  M""^  Ghamillart, 
qui  est  de  mes  parentes,  pour  avoir  un  régiment  de 
ceux  qui  avoient  été  tués  au  combat.  J'en  reçus 
une  lettre  des  plus  obligeantes  :   elle  me  mandoit 


remercier  le  bon  Dieu  de  cet  heureux  succès,  qui  est  d'autant 
plus  remarquable  que  toute  l'armée  ennemie  étoit  au  combat, 
ce  que  je  n'avois  pas  su  auparavant,  et,  en  voyant  le  terrain 
où  les  ennemis  ont  été  battus,  la  chose  paroît  presque  impos- 
sible par  rapport  à  la  situation  très  avantageuse  dans  laquelle 
ils  étoient  postés.  »  [Gazette  cf  Amsterdam,  n°  lxx.) 

1.  C'est  la  même  localité  que  Rivolta-d'Adda  :  ci-dessus, 
p.  123. 


[Oct.  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  139 

qu'elle  n'avoit  pu  réussir,  mais  que,  dans  la  suite,  je 
serois  content;  que  M.  de  Gharnillart  étoit  très  disposé 
à  me  faire  plaisir. 

Le  prince  Eugène,  malgré  toutes  les  troupes  de 
renfort  qui  lui  étoient  arrivées,  ne  put  réussir  dans 
plusieurs  tentatives  qu'il  fit  pour  passer  l'Adda,  par 
les  bons  ordres,  les  belles  dispositions  et  la  vigilance 
de  M.  de  Vendôme.  A  l'exception  de  Castelleone\ 
dont  il  s'empara  (nous  y  avions  beaucoup  de  sacs  de 
farine),  il  ne  put  réussir  dans  aucune  de  ses  entreprises. 
Nous  restâmes  à  Rivolta-Sicca  jusqu'au  1 1  d'octobre. 
M.  de  Vendôme,  ayant  appris  le  10  de  ce  mois  que 
les  Impériaux  avoient  décampé  de  Treviglio,  la  nuit  du 
9  au  1 0,  pour  aller  à  Garavaggio-,  resta  dans  ce  camp 
encore  vingt-quatre  heures,  afin  de  savoir  précisé- 
ment le  parti  que  prendroit  le  prince  Eugène,  pour 
ne  point  donner  dans  un  torquet^.  Étant  donc  ensuite 
instruit  de  son  véritable  dessein,  il  nous  fit  décamper 
le  1 1  pour  aller  à  Palazzolo,  qui  est  à  sept  milles  de 
Rivolta.  Le  lendemain  \%,  nous  fûmes  camper  à 
Tormo^.  Ce  même  jour,  les  ennemis  furent  à  Mosca- 
zano^  :  ainsi  nous  n'étions  qu'à  une  lieue  les  uns  des 
autres. 

Belle  marche  du  duc  de  Vendôme.  —  Le  13,  toute 

1.  Gros  bourg  sur  la  rive  gauche  du  Serio-Morto. 

2.  Petite  ville  ancienne,  dans  la  Ghiera  d'Adda,  entourée  de 
naviles  de  tous  côtés. 

3.  Mot  qui  n'a  d'usage  que  dans  cette  façon  de  parler  popu- 
laire :  donner  du  torquet  à  quelqu'un,  pour  dire  le  tromper 
pour  le  faire  tomber  dans  un  panneau.  {Dictionnaire  de  Tré- 
voux.) 

4.  Hameau  sur  la  route  de  Lodi  à  Crème. 

5.  Village  au  sud  de  cette  dernière  ville. 


140  MÉMOIRES  [Oct.  1705J 

l'armée  travailla  à  se  retrancher.  A  l'entrée  de  la  nuit, 
nous  reçûmes  ordre  qu'aussitôt  la  retraite  battue  l'on 
décamperoit  :  ce  qui  s'exécuta  promptement  et  sans 
bruit.  Afin  d'empêcher  les  Impériaux  de  savoir  notre 
mouvement,  M.  de  Vendôme  avoit  ordonné  à  M.  de 
Courtade,  colonel  de  cavalerie \  de  rester  dans  notre 
camp  avec  quatre  cents  chevaux  et  avec  les  grandes 
gardes  ordinaires  de  la  cavalerie,  et  de  faire  allumer 
des  feux  à  la  tète  du  camp,  le  long  des  deux  lignes.  On 
lui  laissa  un  tambour  par  bataillon  pour  battre  la 
diane. 

Le  14,  à  la  petite  pointe  du  jour,  il  vint  un  trom- 
pette du  prince  Eugène.  On  le  mena  à  M.  de  Courtade, 
qui  le  fit  garder  très  soigneusement.  Ce  colonel  resta 
jusqu'à  huit  heures  du  matin  dans  ce  poste;  il  vint 
joindre  l'armée  à  Lodi,  où  elle  passa  l'Adda.  Nous 
fîmes  une  si  grande  diligence,  que,  le  lendemain  14, 
nous  repassâmes  à  dix  heures  du  matin  cette  rivière 
sur  le  pont  de  Pizzighettone,  et  que  nous  arrivâmes, 
malgré  une  pluie  continuelle  et  épouvantable,  d'assez 
bonne  heure  à  Formigara,  village  à  une  lieuede  cette  der- 
nière ville,  et  sur  la  rive  gauche  du  Serio^,  petite  rivière 
qui  se  jette  dans  l'Adda  un  peu  au-dessus  de  Pizzighet- 
tone^. Ainsi,  en  moins  de  dix  heures,  nous  fîmes  trente 

1.  Jean  de  Courtade,  d'une  famille  de  Gascogne,  était,  depuis 
1693,  lieutenant-colonel  du  régiment  de  Melun;  il  fut  fait  bri- 
gadier en  mars  1706  et  maréchal  de  camp  en  1718;  il  mourut 
en  1721. 

2.  Non  pas  sur  le  Serio,  mais  à  une  petite  distance  de  l'Adda. 

3.  Cette  rivière  se  divise  au-dessous  de  Crème  en  deux 
branches,  dont  l'une,  le  Serio-Morto  (ci-dessus,  p.  139,  note  1), 
se  jette  dans  l'Adda,  près  de  Pizzighettone,  et  l'autre  à  quelque 
distance  en  amont. 


[Oct.  1705J  DU  CHEVALIER  DE  QUmCY.  141 

milles.  Mes  gens  m'avoient  fort  bien  logé.  Un  officier 
irlandois  me  pria  instamment  de  mettre  son  porte- 
manteau à  couvert;  je  lui  permis  avec  plaisir.  Un 
moment  après  :  «  Souffrez,  me  dit-il,  que  j'y  mette 
«  aussi  ma  valise.  »  —  «  Vous  en  êtes  le  maître, 
«  Monsieur,  lui  répondis-je.  »  Insensiblement,  à  force 
de  prières,  il  mit  dans  ma  chambre  tout  son  bagage 
et  son  lit.  Malgré  le  plaisir  que  je  lui  faisois,  car  la 
pluie  tomboit  comme  un  torrent,  il  eut  l'indiscrétion 
de  vouloir  aussi  introduire  deux  de  ses  camarades.  Je 
me  fâchai  à  la  fin,  et  j'ordonnai  à  mes  valets  de  mettre 
tout  son  bagage  dehors.  Lorsqu'il  vit  que  je  le  pre- 
nois  au  sérieux,  il  me  demanda  excuse.  Je  crois  que, 
si  je  ne  m'étois  pas  pris  de  cette  manière,  il  auroit 
fait  venir  tous  les  officiers  de  son  régiment,  et  il  m'au- 
roit  à  la  fin  chassé  de  ma  chambre. 

Le  15,  l'armée  marcha  à  Gombito^  presque  vis- 
à-vis  de  Montodine-,  où  étoit  le  quartier  général  du 
prince  Eugène.  M.  de  Vendôme  marchoit  à  la  tête  avec 
tous  les  grenadiers  et  les  piquets  de  chaque  bataillon. 

Action  de  Montodine.  —  Le  lendemain  16,  ayant 
appris  que  les  ennemis  occupoient,  par  un  corps  de 
deux  mille  hommes,  la  partie  du  village  de  Montodine 
qui  est  en  deçà  de  la  petite  rivière  du  Serio,  il  les  fit  atta- 
quer promptement  par  les  grenadiers  et  les  piquets. 
Après  un  peu  de  résistance,  nous  les  fîmes  abandon- 
ner le  terrain,  et  nous  leur  fîmes  repasser  le  Serio  un 
peu  plus  vite  qu'ils  ne  le  vouloient.  Le  prince  Eugène 
y   étoit   présent,    qui   s'hasardoit    infiniment.    Je   le 

1.  Village  à  cinq  kilomètres  de  Gastelleone. 

2.  Sur  le  Serio,  au  sud  de  Crème. 


142  MÉMOIRES  [Oct.  1705] 

remarquai  :  il  avoit  un  habit  d'écarlate  galonné  d'or; 
il  étoit  monté  sur  un  cheval  bai.  Il  fit  tout  ce  qu'il 
put  pour  empêcher  ses  soldats  de  plier.  J'étois  de 
piquet  :  nous  attaquâmes  la  gauche  des  ennemis,  qui 
perdirent  dans  cette  action  environ  trois  cents  hommes  ; 
nous  leur  fîmes  cent  prisonniers. 

Il  est  à  remarquer  qu'étant  campés  à  Tormo*,  nous 
avions  les  Impériaux  devant  nous,  et  que,  par  notre 
rapide  marche,  nous  étions  derrière  eux,  et  que  par 
conséquent  nous  leur  coupions  les  vivres.  Ainsi  le 
dessein  du  général  de  l'Empereur  étoit  de  passer  le 
Serio  à  Montodine  pour  tâcher  de  se  mettre  entre  Cré- 
mone et  notre  armée,  et  afin  de  se  mettre  à  portée  de 
ses  vivres  :  ce  qui  nous  auroit  jetés  dans  un  terrible 
embarras.  Mais  M.  de  Vendôme,  par  sa  marche  pré- 
cipitée, non  seulement  rompit  son  projet,  mais  il 
pensa  mettre  le  prince  Eugène  dans  la  situation  du 
monde  la  plus  triste  ;  car  il  fut  contraint  d'aller  pas- 
ser cette  rivière  ^  presque  à  sa  source  pour  aller  faire 
subsister  son  armée  du  côté  de  Salo.  C'est  ce  qui  se 
verra  dans  la  suite.  Ce  prince  se  voyant  donc  prévenu 
par  notre  général,  il  fit  rompre,  pendant  la  nuit  du 
16  au  17,  le  pont  qu'il  avoit  fait  construire  à  Monto- 
dine, et,  dès  la  petite  pointe  du  jour,  il  marcha  avec 
beaucoup  de  diligence  vers  Crème,  afin  de  pouvoir 
passer  le  Serio  sur  le  pont  qui  est  près  et  sous  le 
canon  de  cette  ville. 

Canonnade  près  de  Crame.  —  Le  18  au  matin,  la 
tète  de  son  armée  commençoit  à  le  traverser,  et  ses 

1.  Ci-dessus,  p.  139. 

2.  Le  Serio. 


[Oct.  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  143 

fourriers  avoient  déjà  marqué  son  logement  et  ceux 
des  officiers  généraux  à  San-Bernardino'^,  village  en 
deçà  du  pont  de  Crème  par  rapport  à  nous,  que  ce 
prince  avoit  choisi  pour  être  son  quartier  général, 
lorsque  M.  de  Vendôme  y  arriva  à  la  tête  de  la  sienne. 
Quelle  fut  sa  surprise,  lorsqu'il  vit  que  nous  nous  pré- 
parions à  nous  disposer  d'attaquer  son  avant-garde, 
et  qu'on  mettoit  six  pièces  de  canon  sur  le  bord  du 
Serio  pour  foudroyer  son  armée,  dont  presque  toute 
l'infanterie  remplissoit  le  terrain  entre  Crème  et  cette 
rivière.  Il  ne  perdit  point  de  temps  à  faire  repasser 
ses  troupes  et  à  les  faire  éloigner  de  la  portée  de  notre 
mousqueterie  et  de  nos  canons.  Il  fit  prudemment; 
car  notre  canon  ne  laissa  pas  de  leur  tuer  bien  du 
monde,  comme  je  l'appris,  le  soir,  d'un  colonel  des 
troupes  vénitiennes,  qui  ne  me  fit  que  répéter,  pendant 
la  conversation  que  j'avois  avec  lui  :  0  la  bella  cano- 
nadaf  II  me  dit  qu'un  seul  boulet  de  notre  canon  avoit 
tué  six  Allemands  sur  le  pont.  Le  rempart,  les  maisons 
et  les  clochers  de  la  place  de  Crème  étoient  remplis 
des  bourgeois  et  des  troupes  des  Vénitiens,  persua- 
dés qu'il  y  auroit  une  action  générale  entre  les  deux 
armées.  Nous  eûmes  dans  cette  affaire  plusieurs  gre- 
nadiers de  tués  et  de  blessés  ;  le  chevalier  de  Luxem- 
bourg, et  même  le  traître  Golmenero,  eurent  le  même 
sort.  A  l'égard  de  la  perte  des  ennemis,  elle  doit  avoir 
été  très  considérable,  étant  les  uns  sur  les  autres  dans 
un  terrain  fort  serré  entre  Crème  et  la  rivière  pen- 
dant notre  canonnade. 


1.  Grosse  commune  rurale,  à  très  peu  de  distance  à  l'est  de 
Crème. 


144  MÉMOIRES  [Nov.  1705] 

Le  lendemain  19,  l'armée  des  ennemis  quitta  les 
environs  de  Greme,  pour  remonter  toujours  le  Serio, 
afin  de  tâcher  de  trouver  un  endroit  pour  passer  cette 
rivière;  les  vivres  commençoient  à  lui  manquer. 
M.  de  Vendôme,  qui  fut  informé  de  sa  marche,  ne 
jugea  pas  à  propos  de  la  suivre;  il  se  contenta  seule- 
ment d'envoyer  quelques  troupes  pour  l'observer.  Il 
apprit  que  les  Impériaux  avoient  enfin  traversé  le 
Serio,  la  nuit  du  210  au  211 ,  à  Mozzanica^  vis-à-vis  de 
Gabiano,  à  huit  grands  milles  de  Greme  ;  que  leur 
infanterie  l'avoit  passé  dans  l'eau  jusqu'à  la  ceinture, 
et  qu'ils  alloient  à  Fontanella^.  Notre  général  auroit 
pu  encore  s'opposer  à  leur  passage  ;  mais  il  ne  voulut 
pas  hasarder  une  bataille  dans  le  temps  qu'il  lui  venoit 
un  secours  considérable  de  Piémont,  d'autant  plus 
que  cette  rivière  est  presque  réduite  à  rien  dans  cet 
endroit. 

Le  21 ,  nous  décampâmes  de  San-Bernardino,  et, 
après  avoir  changé  deux  fois  ce  même  jour  notre 
camp,  pour  donner  le  change  aux  espions  du  prince 
Eugène,  nous  fûmes  camper  devant  Soncino,  ayant 
cette  place  derrière  nous,  notre  droite  à  l'Oglio  et 
notre  gauche  à  Ticengo. 

Prise  de  Soncino.  —  Le  23,  la  grosse  artillerie  étant 
arrivée,  M.  de  Vendôme  fit  attaquer  cette  place,  qui 
se  rendit  six  heures  après.  Je  fus  commandé  à  la  tète  de 
cent  hommes  pour  l'ouverture  de  la  tranchée.  La  gar- 
nison  fut   faite   prisonnière   de   guerre  ;    il   y  avoit 

1.  Dans  le  Bergamasque,  sur  la  rive  droite  du  Serio,  Gabiano 
étant  sur  la  rive  gauche. 

2.  Bourg  sur  la  route  de  Brescia  par  Chiari. 


[Nov.  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  145 

quatre  cent  cinquante  hommes.  J'étois  logé  dans  un 
couvent  de  capucins,  à  la  portée  du  canon  de  cette 
petite  ville.  Depuis  sa  prise,  nous  restâmes  assez 
tranquilles  jusqu'au  8  de  novembre,  que  notre  armée 
se  remit  en  marche  pour  nous  approcher  des  enne- 
mis, qui,  quelques  jours  auparavant,  avoient  passé 
rOglio  à  côté  d'Urago,  au  même  endroit  où  notre 
armée  la  passa,  l'année  1701,  pour  aller  se  faire  battre 
à  Chiari.  En  partant,  nous  laissâmes  un  gros  de  cava- 
lerie aux  environs  de  Soncmo,  et  onze  bataillons  dans 
cette  place  et  dans  la  communication  de  cette  place  à 
rOglio. 

Nous  arrivâmes  assez  tard  à  Gividate^,  qui  fut  le 
quartier  général  et  le  centre  de  l'armée.  Elle  fut  répan- 
due le  long  de  l'Oglio  depuis  Palazzolo  jusqu'à  Pume- 
nengo'.  Il  y  avoit  quelques  troupes  des  Impériaux 
dans  la  partie  de  ce  bourg  qui  est  en  deçà  de  la 
rivière,  qui  se  retirèrent  à  notre  approche.  Le  dessein 
de  M.  de  Vendôme  étoit  de  passer  l'Ogho,  afin  de 
s'approcher  de  l'armée  ennemie  pour  la  resserrer  le 
plus  qu'il  pourroit  dans  son  camp.  Cette  armée  avoit 
sa  droite  à  Urago  et  sa  gauche  à  Castelcovati^,  un  navile 
devant  son  front.  Mais  il  tomba  une  si  grande  abon- 
dance de  pluie,  que  nos  deux  ponts  furent  rompus;  ce 
qui  nous  fit  prendre  le  parti  de  faire  des  retranche- 
ments aux  endroits  par  où  les  ennemis  auroient  pu 
tenter  le  passage  de  la  rivière;  car  ils  venoient  de  rece- 

1.  Cividate-al-Piano,  sur  la  rive  droite  de  l'Oglio,  non  loin 
de  Martinengo. 

2.  Sur  la  même  rive  que  Cividate  et  à  plusieurs  kilomètres 
en  aval. 

3.  Village  à  une  lieue  au  sud  de  Chiari. 

II  10 


146  MÉMOIRES  [Nov.  1705] 

voir  les  secours  de  troupes  qu'ils  attendoient.  La  pluie 
fut  si  continuelle  et  si  forte,  que  le  Pô  déborda  avec 
une  si  grande  rapidité,  que  le  Mantouan,  le  Grémonois, 
le  Parmesan  et  le  Plaisantin  furent  inondés. 

Le  prince  Eugène,  voyant  l'impossibilité  qu'il  y 
avoit  de  s'établir  dans  le  Mantouan  et  dans  le  Grémo- 
nois, prit  le  parti,  le  121  novembre,  de  se  retirer  dans 
le  Bressan,  pour  se  mettre  à  portée  de  recevoir  les 
secours  qui  pouvoient  lui  venir  d'Allemagne,  et  pour 
être  plus  près  de  ses  vivres ^  M.  de  Vendôme,  ayant 
su  le  même  jour  la  retraite  des  ennemis,  rassembla  au 
plus  vite  toutes  ses  troupes,  qui  étoient  répandues  le 
long  de  rOglio.  Son  dessein  étoit  de  passer  cette 
rivière  à  Ustiano,  parce  qu'il  n'auroit  pas  été  obligé 
de  passer  la  Mella,  ce  qui  nous  auroit  fort  abrégé  le 
chemin;  mais  les  eaux  avoient  été  si  fort  augmentées, 
qu'il  fut  obligé  de  se  fixer  à  la  passer  à  Bordolano. 
Ce  fut  le  1 6  que  nous  passâmes  l'Oglio,  après  avoir 
laissé  neuf  bataillons  et  quatre  escadrons,  aux  ordres 
de  MM.  de  Médavy,  de  Toralva  et  Dillon,  sur  le  haut  de 
cette  rivière.  Notre  avant-garde  poussa  jusqu'à  Verola- 
Vecchia^,  petite  ville  à  la  république  de  Venise.  Les 
troupes  qui  la  gardoient  firent  d'abord  quelques  diffi- 
cultés pour  ouvrir  les  portes;  mais,  comme  elles 
apprirent  que  c' étoit  la  tête  de  notre  armée,  elles  nous 
en  firent  faire  des  excuses  à  la  vénitienne,  et  elles 
nous  laissèrent  le  passage  libre.  Nous  y  séjour- 
nâmes le  17. 

Le  18,  nous  fûmes  camper  à  Verola-DargiP,  petit 

1.  Histoire  militaire,  t.  IV,  p.  618. 

2.  Dans  le  Bressan,  entre  Quinzano  et  Manerbio. 

3.  L'atlas  de  Bâcler  d'Albe  porte  Verola-Alghise.  C'est  aujour- 


[Nov.  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  147 

bourg,  aussi  appartenant  à  la  République,  assez  bien 
bâti.  M.  de  Gambara,  comte  du  Saint-Empire,  en  est  le 
seigneur.  M.  de  Vendôme  ayant  demandé,  le  soir  pré- 
cédent, au  maréchal  des  logis  de  l'armée,  où  l'on 
avoit  marqué  le  camp  pour  le  lendemain  :  «  Monsei- 
«  gneur,  lui  dit-il,  de  la  Vieille-Vérole  vous  irez  à  la 
«  Nouvelle.  »  Le  mot  dargil,  en  patois  bressan,  veut 
dire  nouveau.  Cette  réplique  fit  beaucoup  rire,  non 
seulement  tous  les  officiers  qui  étoient  présents,  mais 
même  ce  prince,  qui,  selon  la  chronique  scandaleuse, 
avoit  passé  deux  fois  par  rétamine^,  et  à  qui  il  en 
restoit  encore  un  petit  ressouvenir  ^ 

J'étois  logé  dans  ce  bourg  chez  un  bon  prêtre,  qui 
me  donna,  et  à  mon  camarade,  bien  à  dîner.  Après 
notre  repas,  je  fus  au  château.  Nous  y  trouvâmes  un 
clavecin  dans  la  grande  salle;  ce  qui  nous  engagea  à 
faire  un  concert.  Le  concert  fini,  nous  nous  attendions 
que  le  seigneur  nous  retiendroit  à  souper,  après  le  plai- 
sir que  nous  lui  avions  donné  ;  il  se  contenta  de  nous 
venir  conduire  très  poliment. 

Le  lendemain  19,  nous  décampâmes  de  bon  matin. 
Une  partie  de  l'armée  fut  à  Pralboino^,  une  autre 
près  de  Cigole^  et  l'autre  à  Manerbio,  afin  de  pouvoir 

d'hui  Verola-Nuova,  bourg  sur  le  torrent  du  Stirone,  à  trois 
kilomètres  au  nord  de  Verola-Vecchia. 

1.  On  dit  figurément  qu'un  homme  a  passé  par  l'étamine 
pour  dire  qu'il  a  été  bien  purgé,  bien  nettoyé  par  les  chirur- 
giens. [Dictionnaire  de  Trévoux.) 

2.  Mémoires  de  Saint-Simon,  éd.  Boislisle,  t.  VI,  p.  198-200. 

3.  Localité  située  sur  la  rive  gauche  de  la  Mella  :  ci-dessus, 
tome  I,  p.  200. 

4.  Autrefois  Zigoli,  village  à  égale  distance  de  Pralboino  et 
de  Manerbio. 


148  MEMOIRES  [Nov.  1705J 

passer  la  Mella,  le  20,  à  ces  trois  endroits,  ce  que 
nous  fîmes,  et,  en  deux  jours  de  marche,  nous  nous 
rendîmes  à  Asola\  où  nous  passâmes  la  Ghiese  le  23, 
pour  aller  camper  à  Casalmoro^.  Je  fus  bien  fâché  du 
fâcheux  accident  qui  arriva  à  ce  petit  bourg  le  lende- 
main, par  rapport  à  mon  hôte  qui  m'avoit  fort  bien 
reçu  :  M.  de  Vendôme  le  fît  mettre  au  pillage,  et 
ensuite  il  y  fit  mettre  le  feu,  parce  que  des  bourgeois 
avoient  assassiné  deux  de  nos  soldats,  qui  peut-être 
le  méritoient  bien.  Gasalmoro  est  aux  Vénitiens.  Notre 
général  ne  les  aimoit  point  ;  il  ne  savoit  que  trop  que 
ces  républicains  favorisoient  les  Impériaux  dans  toutes 
les  occasions  qui  se  présentoient. 

Le  24,  nous  marchâmes  à  Medole^,  où  nous  séjour- 
nâmes le  25.  Ce  même  jour,  M.  de  Vendôme,  escorté 
par  un  gros  détachement,  fut  à  Gastiglione-delle-Sti- 
viere  pour  reconnoître  la  situation  des  ennemis,  qui 
étoient  postés  entre  Montechiaro  et  Garpenedolo,  un 
navile  devant  eux  et  la  Ghiese  derrière. 

Le  26,  l'armée  fut  joindre  ce  prince  à  Gastiglione. 
Nous  traversâmes  une  plaine  pendant  l'espace  de  deux 
milles,  ce  qui  nous  fit  marcher  avec  grande  précau- 
tion sur  trois  colonnes  :  la  première,  de  toute  l'infan- 
terie, elle  faisoit  celle  de  la  gauche  ;  la  seconde,  de 
toute  la  cavalerie,  qui  faisoit  le  centre,  et  la  troisième, 
de  tous  les  équipages,  qui  faisoit  celle  de  la  droite. 
Nous  prêtions  le  flanc  aux  ennemis,  qui  n'étoient  pas 
éloignés  de  nous. 

1.  Petite  ville  du  Mantouan;  le  manuscrit  porte  Isola. 

2.  Tome  I,  p.  201. 

3.  Il  a  déjà  été  parlé  des  trois  localités  de  Medole,  Garpene- 
dolo et  Montechiaro  dans  le  tome  I,  p.  201,  258  et  259. 


[Nov.  1705]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  149 

Toutes  les  fois  que  je  passois  dans  cette  plaine^  je 
ne  faisois  que  répéter  à  mes  camarades  :  «  Voilà  un 
a  bel  endroit  pour  donner  une  bataille  rangée,  d  A  la 
fin,  il  s'en  est  donné  une,  que  M.  de  Médavy  gagna 
contre  le  prince  de  Hesse-Gassel,  un  an  après,  comme 
il  se  verra  dans  la  suite  ^. 

Nous    campâmes    entre    Castiglione    et   Solferino. 
Le  27,   nous  séjournâmes.   Je  profitai  de  ce  séjour 
pour  aller  voir  les  dames  religieuses  de  cette  petite 
ville.  De  la  terrasse  de  leur  jardin  l'on  voyoit  l'armée 
des  ennemis,  qui,  le  28,  abandonnèrent  Carpenedolo 
pour  mettre  la  droite  de  leur  armée  à  Montechiaro  et 
la  gauche  à  Calcinato.  Nous  étions  éloignés  les  uns 
des  autres  de  six  milles;  mais,  comme  Castiglione- 
delle-Stiviere  est  élevé,  nous  voyions  de  cette  ville 
tous  les  mouvements  des  ennemis.  M.  de  Vendôme 
monta  à  cheval  pour  aller  les  reconnoître  de  plus  près. 
A  son  retour,  il  nous  fit  décamper  pour  marcher  sur 
la  hauteur  de  Lonato^  Dès  que  nous  y  fûmes,  nous 
vîmes  paroître  l'armée  des  Impériaux,  qui   vinrent 
porter  promptement  leur  gauche  à  cette  petite  place, 
et  ils  firent  avancer  un  gros  détachement  d'infanterie 
dans  le  fossé.  Comme  il  faisoit  un  fort  beau  soleil, 
c'étoit  un  véritable  plaisir  de  voir  ces  deux  armées  si 
près  l'une  de  l'autre  ;  car  notre  droite  étoit  à  la  portée 

1.  Il  est  déjà  venu  à  Castiglione  en  1702  et  en  1705  et  y  a 
passé  tout  un  quartier  d'hiver  en  1703.  (Tome  I,  p.  256,  271 
et  291,  et  ci-dessus,  p.  89.) 

2.  Dans  le  récit  de  la  campagne  de  1706. 

3.  Petite  ville  sur  la  route  de  Brescia  à  Vérone.  Une  ligne 
de  collines,  bordant  la  plaine  dont  il  a  été  question  plus  haut, 
la  relie  à  Castiglione. 


150  MÉMOIRES  [Dec.  1705] 

du  fusil  de  leur  gauche.  Spectacle  n'a  jamais  si  bien 
frappé  les  yeux  !  Nous  découvrions,  sur  la  crête  des 
hauteurs  où  nous  marchions,  la  tète  et  la  queue  de 
leur  armée,  et,  du  même  coup  d'œil,  nous  voyions  la 
nôtre,  qui  s'avançoit  fièrement  vers  elle.  Nous  crûmes 
pendant  quelque  temps  que  le  jour  ne  se  passeroit 
point  sans  une  bataille.  Leur  cavalerie  marchoit  au 
petit  galop,  le  sabre  à  la  main,  que  les  rayons  du 
soleil  faisoient  reluire;  mais,  quelques  coups  de  canon 
et  de  fusil  tirés  de  part  et  d'autre,  tout  se  passa  tran- 
quillement. Messieurs  les  Vénitiens,  à  qui  nous  don- 
nions de  temps  en  temps  des  spectacles,  étoient  au 
haut  des  clochers,  des  maisons  et  des  murailles  de 
Lonato,  pour  satisfaire  leurs  curiosités.  Ils  ne  voulurent 
jamais  laisser  entrer  les  Impériaux  dans  leur  place, 
malgré  toutes  les  instances  qu'en  fit  le  prince  Eugène. 

M.  de  Vendôme  fut  logé  dans  une  mauvaise  cas- 
sine,  sur  ces  hauteurs,  du  côté  de  Lonato,  à  la  droite 
de  notre  armée,  dont  la  gauche  s'étendoit  à  Esenta, 
petit  village*.  Notre  cavalerie  resta  à  Rivoltella^,  dont 
on  détacha  deux  brigades  pour  camper  avec  notre 
infanterie  à  Esenta.  Les  ennemis  avoient  un  petit 
navile  devant  eux. 

Quelques  jours  après  que  nous  fûmes  arrivés  dans 
ce  camp,  M.  d'Estrades  eut  ordre  de  se  rendre  maître, 
avec  six  bataillons,  de  Desenzano,  qui  appartient 
aussi,  comme  il  a  été  dit,  aux  Vénitiens.  Ces  Mes- 
sieurs firent  d'abord  quelques  difficultés;  mais,  comme 
ils  virent  que  l'on  se  préparoit  à  y  entrer  de  force, 

1.  Hameau  sur  la  route  de  Gastiglione  à  Lonato. 

2.  Sur  le  bord  du  lac  de  Garde,  non  loin  de  Desenzano. 


[Janvier  1706]        DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  151 

ils  nous  ouvrirent  les  portes.  Le  comte  de  Médavy 
marcha  avec  deux  mille  chevaux  et  quatre  mille 
hommes  d'infanterie  à  Torbole^  dans  le  Bressan,  afin 
de  serrer  davantage  les  derrières  des  Impériaux  et 
leur  ôter  la  communication  de  Brescia. 

Nous  restâmes  dans  cette  situation  jusqu'au  26  dé- 
cembre, que  notre  armée  décampa  en  plein  jour,  tam- 
bour battant,  pour  aller  dans  ses  quartiers  d'hiver. 
En  vérité,  il  étoit  temps;  car,  depuis  que  le  régiment 
étoit  sorti  de  Castiglione-delle-Stiviere,  le  10  mai 
1703,  nous  n'avions  eu  que  quinze  jours  en  tout  de 
quartier  d'hiver,  qui  étoit  à  Novare.  Les  ennemis, 
qui  avoient  entendu  battre  notre  générale,  notre 
assemblée  et  le  drapeau,  et  qui  nous  virent  mettre 
en  bataille,  s'y  mirent  aussi,  ce  qui  nous  fit  croire 
qu'ils  attaqueroient  notre  arrière-garde;  mais  ils  se 
contentèrent  seulement  de  la  canonner. 

M.  de  Vendôme  resta  jusqu'au  3  de  janvier  à  Gas- 
tiglione,  afin  d'être  à  portée  de  savoir  le  parti  que 
prendroient  les  Impériaux,  qui  prirent  aussi  celui  de 
se  retirer  dans  leurs  quartiers.  Ils  n'avoient  pas  à 
choisir;  car  il  ne  leur  restoit  que  Montechiaro,  Carpe- 
nedolo,  Galcinato,  Gavardo^,  Breno^  et  Salo,  petites 
villes  et  bourgs  de  la  dépendance  de  la  république  de 
Venise.  Le  prince  Eugène  envoya  le  général  Patte  ^ 
avec  quinze  cents  chevaux  dans  le  Véronois. 

1.  Torbole-Casaglia  (ci-dessus,  p.  99],  au  sud-est  de  Bres- 
cia, sur  la  route  de  Greme. 

2.  Ci-dessus,  p.  94. 

3.  Bourg  dans  les  montagnes,  au  nord  du  lac  d'Iseo,  sur  le 
haut  Oglio. 

4.  D'après  les  Mémoires  de  Sourches  (t.  IX,  p.  158  et  167, 


152  MÉMOIRES  [Janvier  1706] 

On  peut  dire  que  M.  de  Vendôme,  par  sa  prudence, 
sa  fermeté  et  sa  valeur,  étoit  venu  à  bout  de  ce  qu'il 
vouloit  faire,  qui  étoit  d'avoir  réduit  les  Impériaux  à 
reculer  jusqu'aux  montagnes  du  Bressan.  Ils  n'étoient 
pas  plus  avancés  qu'au  commencement  de  la  première 
campagne  d'Italie.  Je  le  répète  encore  :  qu'on  exa- 
mine bien  tous  les  mouvements,  toutes  les  actions  et 
toutes  les  marches  de  cette  campagne,  on  trouvera 
qu'elle  est  une  des  plus  brillantes,  et  où  sa  science  et 
son  expérience  dans  l'art  militaire  ont  le  plus  excellé. 
Auparavant  de  nous  venir  joindre  à  Mantoue,  qu'il 
avoit  choisi  pour  son  quartier  général,  et  qui  fut  celui 
du  régiment,  il  examina  la  situation  des  quartiers  des 
Allemands,  et  il  fit  dès  lors  ce  beau  projet  de  les 
battre  à  l'entrée  de  la  campagne  suivante  :  ce  qu'il 
exécuta,  comme  je  le  ferai  voir,  si  le  bon  Dieu  me 
prête  vie. 

En  entrant  à  Mantoue,  nous  trouvâmes  la  troupe 
des  comédiens  de  cette  ville  qui  alloient  à  Castiglione; 
M.  de  Vendôme  les  avoit  mandés. 

Distribution  des  quartiers  d'hiver.  —  Nos  troupes 
furent  répandues  à  Desenzano.  Gastighone,  Gastel- 
goffredo,  Medole,  Gastellaro^  la  Volta^,  Pozzolengo^, 
Solferino,  Gavriana,  Ponti*,  Monzambano,  Goito,  Gaz- 
note),  c'était  un  Lorrain,  qui  avait  monté  par  tous  les  grades 
jusqu'à  celui  de  sergent  général;  il  reçut  de  l'Empereur  un 
titre  de  baron.  On  écrivait  le  plus  souvent  Patay,  et  c'est  l'or- 
thographe de  notre  auteur. 

1.  Tome  I,  p.  286. 

2.  Volta-Mantuana,  au  nord  de  Goito. 

3.  Dans  le  Bressan,  entre  Solferino  et  Peschiera. 

4.  Ponti-sul-Mincio,  non  loin  de  Peschiera,  avec  un  pont  sur 
le  fleuve  et  un  autre  sur  le  torrent  du  Ballino. 


[Janvier  1706]        DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  153 

zuolo,  GazzoldoS  Rivarolo-di-Fuori  ^  Rivalta  et  la 
Madonna^,  la  Mirandole,  Révère,  Ostiglia,  Borghetto, 
Bardolino,  ValeggioS  Modène,  Mantoue,  Marmirolo, 
Ustiano,  Volongo%  Acqua-Negra^  Reggio,  Crémone, 
San-Martino-del-Bozzolo,  Soncino,  Robecco'^,  Bordo- 
lano,  Ganneto,  Bozzolo^  et  Sabionette^. 

Je  fus  très  touché,  en  arrivant  à  Mantoue,  d'ap- 
prendre que  le  second  bataillon  du  régiment,  dont 
malheureusement  j'étois,  étoit  destiné  à  être  en  gar- 
nison au  Bourg-Saint-Georges,  qui  étoit  au  delà  du 
lac^^.  Ainsi  nul  commerce  avec  la  ville  dès  que  la  nuit 
étoit  venue.  Je  trouvai  sur  le  pont,  qui  a  un  bon  demi- 
mille  de  longueur  et  qui  fait  la  communication  de  ce 

1.  Sur  la  route  de  Bozzolo  à  Goito. 

2.  Dans  le  Crémonais,  au  sud  de  Bozzolo. 

3.  La  Madonna-delle-Grazie,  à  l'entrée  du  lac  de  Mantoue 
(tome  I,  p.  209;;  Rivalta  est  un  peu  plus  haut,  sur  le  Mincie. 

4.  Borghetto  et  Valeggio  sont  vis-à-vis  l'un  de  l'autre  sur  le 
Mincio;  Bardolino  est  dans  le  Véronais. 

5.  Village  du  Bressan,  près  d'Ustiano. 

6.  Dans  le  Mantouan,  près  du  confluent  de  la  Chiese  et  de 
l'Oglio. 

7.  Robecco-d'Oglio,  dans  le  Crémonais,  sur  la  route  de  Cré- 
mone à  Brescia. 

8.  Gros  bourg  fortifié  sur  la  route  de  Mantoue  à  Crémone  ; 
San-Martino-del-Bozzolo  est  un  village  situé  à  peu  de  distance 
au  sud-est  de  Bozzolo. 

9.  L'état  détaillé  des  quartiers  d'hiver  est  donné  dans  V His- 
toire militaire  de  Quincy,  t.  IV,  p.  620-622;  il  est  curieux  de 
remarquer  que  le  régiment  de  Bourgogne  n'y  est  pas  men- 
tionné, tandis  qu'un  autre  état,  publié  dans  les  Mémoires  mili- 
taires, t.  V,  p.  758-759,  d'après  l'original  du  Dépôt  de  la 
guerre,  indique  bien  le  régiment  comme  cantonné  à  Mantoue. 

10.  Borgo-San-Giorgio,  sur  la  rive  est  du  lac,  communiquait 
avec  la  ville  par  un  pont  de  bateaux. 


154  MÉMOIRES  [Février  1706] 

bourg  avec  la  ville,  le  commandant  du  fort,  qui  me 
pria,  et  mes  camarades,  à  souper  chez  lui.  Il  nous  fit 
très  bonne  chère,  et  bien  boire.  J'étois  logé  dans  une 
si  mauvaise  maison,  qui  n'avoit  ni  porte  ni  fenêtre, 
que,  le  lendemain,  je  me  réveillai  avec  un  bon  rhume. 
Piqué  au  vif  de  ce  logement,  je  fus  à  la  ville  trouver 
le  marquis  de  Soyecourt,  qui  me  dit  sur-le-champ  : 
«  Consolez-vous,  je  vous  ai  fait  garder  un  apparte- 
«  ment.  »  En  effet,  un  aide-major  du  régiment  me 
mena  à  mon  logement,  qui  étoit  près  de  la  place  du 
palais  du  duc  ;  je  m'y  trouvai  logé  comme  un  petit  roi. 
Quelques  jours  après,  un  comte  de  mes  amis  me  pré- 
senta à  plusieurs  dames  ;  elles  parloient  presque  toutes 
le  françois  :  ainsi  nous  ne  fûmes  pas  longtemps  sans 
faire  connoissance. 

Un  capitaine  du  régiment  se  trouva  logé  par  hasard 
chez  une  comtesse  (les  comtes  et  les  comtesses  y 
pleuvent  de  toutes  parts,  dans  ce  pays  d'Italie)  ;  elle 
étoit  de  Casai -Montferrat.  J'avois  fait  connoissance 
avec  elle,  deux  ans  auparavant,  lorsqu'elle  étoit  fille  ^  ; 
je  n'avois  point  eu  aucune  de  ses  nouvelles  depuis  ce 
temps.  Quelle  fut  donc  ma  surprise,  en  allant  voir 
mon  ami,  de  trouver  une  personne  que  j'avois  fort 
aimée  !  Mes  feux  se  réveillèrent,  et  je  ne  cessai,  pendant 
tout  le  temps  que  nous  avons  resté  à  Mantoue,  de  lui 
marquer  combien  je  lui  étois  attaché.  Je  m'étois  fait 
ami  de  son  mari,  qui  étoit  amoureux  comme  un  fol 
d'une  cantatrice  appelée  la  Santine^  :  ainsi  il  étoit 
charmé  de  l'assiduité  que  j'avois  auprès  de  sa  femme  ; 

1.  Tome  I,  p.  320-321. 

2.  Tome  I,  p.  320. 


[Février  1706]         DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  155 

cela  faisoit  diversion.  Un  jour  qu'il  étoit  chez  sa  maî- 
tresse, un  officier  qu'elle  aimoit  y  arriva.  La  jalousie 
s'empara  de  mon  Italien  ;  il  en  fit  des  reproches  des 
plus  vifs  à  la  Santine.  Le  François  crut  être  insulté  de 
la  scène  qui  se  passoit  devant  lui  ;  il  envoya  promener 
le  comte,  qui  voulut  en  avoir  raison.  Le  duc  de  Man- 
toue,  ayant  été  averti  sur-le-champ  de  ce  qui  venoit 
de  se  passer,  fit  ordonner  les  arrêts  à  son  sujet,  et 
M.  de  VraignesS  qui  commandoit  les  François,  en 
ordonna  autant  à  l'officier.  Cette  aventure  me  fit  une 
peine  extraordinaire  :  le  comte  aux  arrêts  chez  lui 
m'incommodoit  fort  ;  nous  ne  pouvions,  la  comtesse 
et  moi,  nous  faire  l'amour  que  par  nos  regards.  Quelle 
triste  situation  !  L'Italien,  de  son  côté,  s'ennuyoit  fort 
chez  sa  femme  ;  absent  de  sa  belle  cantatrice,  il  ne 
faisoit  que  soupirer.  Un  jour,  il  me  prit  à  part,  et  il 
me  dit  :  a  Mon  ami,  ne  pourrois-je  pas  sortir  pour 
«  aller  voir  la  personne  que  vous  savez?  »  —  «  Oui, 
«  lui  répliquai-je;  il  s'agit  de  savoir  auparavant  si  vous 
«  êtes  dans  l'intention  de  vous  battre  avec  cet  officier  ; 
a  car,  si  vous  êtes  dans  ce  sentiment-là,  je  vous  con- 
«  seille  de  ne  point  sortir;  vous  encourriez  la  dis- 
«  grâce  de  votre  souverain.   »  —  «  Me  battre!  me 
«  répondit-il  ;  je  n'en  ai  aucune  envie.  »  —  «  En  ce 
«  cas,  vous  pouvez  sortir.  Mais  surtout  prenez  garde 
«  que  personne  ne  vous  voie  dans  les  rues.  »  J'ajou- 
tai à  ce  discours  que  l'on  ne  mettoit  aux  arrêts  les 
personnes  que  pour  les  empêcher  d'en  venir  aux  der- 
nières extrémités.  Notre  conversation  finie,  il  partit 

1.  Henri  de  Pingre  de  Vraignes,  ancien  lieutenant-colonel 
du  régiment  de  Louville,  était  maréchal  de  camp  depuis  le 
26  octobre  1704. 


156  MÉMOIRES  [Mars  1706] 

sur-le-champ  pour  aller  voir  sa  maîtresse.  Malheureu- 
sement pour  lui,  le  duc  le  sut;  il  envoya  un  de  ses 
gardes  pour  l'arrêter  et  le  mener  en  prison.  Je  fus 
informé  dans  le  moment  du  triste  accident  de  mon 
cher  comte.  Je  l'aimois  véritablement;  je  ne  perdis 
point  de  temps  à  faire  agir  tous  mes  amis,  et  surtout 
notre  commandant,  pour  les  engager  à  solliciter  le 
duc  de  Mantoue  afin  de  le  faire  sortir.  Ce  prince  fut 
inexorable;  le  pauvre  comte  fut  huit  jours  en  prison. 
Je  l'allois  voir  tous  les  jours  exactement  ;  mais  j'étois 
encore  plus  exact  à  aller  voir  sa  femme,  pour  tâcher 
de  la  consoler  de  l'absence  de  son  mari.  L'officier  qui 
avoit  eu  des  paroles  avec  lui,  n'étant  point  de  la  gar- 
nison, eut  ordre  de  s'en  retourner  à  son  régiment.  Il 
ne  fut  pas  plus  tôt  parti,  que  le  comte  sortit  de  prison  ; 
il  ne  cessa  depuis  de  voir  la  Santine,  et  moi  ma  chère 
comtesse,  jusqu'à  notre  départ  pour  la  campagne. 

Auparavant  d'en  faire  le  détail,  il  est  nécessaire  de 
dire  ce  qui  m'arriva  le  jour  que  M"'®  la  duchesse  de 
Mantoue,  fille  du  duc  d'Elbeuf  et  de  M'^^  de  Navailles\ 
fit  son  entrée  dans  sa  capitale  pour  la  première  fois. 
Les  rues  étoient  bordées  des  deux  côtés  de  tous  les 
régiments  d'infanterie  qui  composoient  la  garnison  de 

1.  Suzanne-Henriette  de  Lorraine,  fille  de  Charles  III  de 
Lorraine,  duc  d'Elbeuf  (1620-1692),  et  de  Françoise  de  Mon- 
taut-Navailles,  sa  troisième  femme,  avait  épousé  Ferdinand- 
Charles  IV,  duc  de  Mantoue,  le  8  novembre  1704.  Saint-Simon 
a  raconté  [Mémoires,  éd.  Boislisle,  t.  XII,  p.  238-249)  les  péri- 
péties de  ce  mariage,  célébré  incognito,  «  avec  tant  d'indé- 
cence, »  dans  une  auberge  de  Nevers,  le  7  octobre  1704,  mal- 
gré la  défense  expresse  de  Louis  XIV  à  M™*^  d'Elbeuf,  et 
renouvelé  à  Tortone,  le  8  novembre,  par  l'évêque  de  cette 
ville. 


[Mars  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  157 

cette  ville.  Pendant  que  j'étois  à  la  tête  de  ma  compa- 
gnie avec  le  comte,  qui  m'étoit  venu  trouver,  M.  de 
Mursay,  lieutenant  général  des  armées  et  neveu  de 
M'"^  de  Maintenon,  fort  ratier  de  son  naturel,  m'en- 
voya dire  par  un  de  ses  laquais  qu'il  me  faisoit  com- 
pliment de  ce  que  j'étois  si  bien  avec  le  mari  de  ma 
maîtresse.  Ce  butor  de  domestique,  qui  ne  connoissoit 
point  le  comte,  me  rendit  ce  compliment  si  haut,  que 
le  pauvre  comte  ne  l'entendit  que  trop.  Mais,  sans 
s'en  fâcher,  il  me  dit  qu'il  étoit  surpris  qu'un  aussi 
grand  prince  que  Louis  XIV  se  servît  d'un  si  grand 
fol  et  d'un  si  petit  sujet  pour  être  à  la  tête  de  son 
armée.  La  réplique  étoit  bonne,  et  son  indiscrétion 
bien  payée.  Je  ne  sais  si  elle  lui  a  été  rapportée;  en 
ce  cas,  ce  général  ne  s'en  est  point  vanté  ^. 

Le  soir  même  de  l'entrée  de  IVP®  la  duchesse  de 
Mantoue,  le  feu  prit  si  violemment  dans  le  quartier  où 
j'étois  logé,  que,  sans  le  régiment,  une  partie  de  la  ville 
auroit  été  brûlée  :  ce  qui  fut  un  mauvais  présage  pour 
cette  princesse,  qui  fut  obligée,  aussi  bien  que  le  duc 
son  mari,  d'abandonner  Mantoue  à  la  fin  de  la  cam- 
pagne de  1706,  pour  se  retirer  à  Padoue,  après  notre 
malheureuse  affaire  de  Turin  ;  et  depuis  ils  n'y  ont 
jamais  retourné^. 

1.  «  Mursay,  »  dit  Saint-Simon  (t.  XIV,  p.  78),  «  étoit  brave 
et  point  mauvais  officier,  mais  gauche,  bête,  inepte  au  dernier 
point,  »  et  les  anecdotes  qu'il  raconte  à  son  sujet  confirment 
l'épithète  de  «  ratier  »  (tome  I,  p.  181)  que  vient  de  lui  donner 
notre  chevalier. 

2.  Le  duc  se  retira  à  Padoue,  et  y  mourut  le  5  juillet  1708, 
l'Empereur  s'étant  emparé  de  ses  États.  Quant  à  la  duchesse, 
elle  se  réfugia  en  Lorraine,  où  elle  mourut  en  1710;  le  prince 
Eugène  lui  avait  obtenu  de  l'Empereur  une  pension  de  vingt 


158  MÉMOIRES  [Avril  1706] 

Nous  eûmes,  pendant  notre  quartier  d'hiver,  opéra, 
comédie  et  bal;  et,  comme  les  spectacles  finissent  en 
Italie  le  dernier  jour  du  carnaval,  pendant  le  carême 
le  duc  de  Mantoue  donnoit  dans  son  palais  des  orato- 
rios; c'est  ce  que  nous  appelons  en  France  des  con- 
certs spirituels.  Il  y  avoit  des  rafraîchissements  pour 
les  spectateurs.  Ce  prince  étoit  lui-même  à  la  porte 
où  ces  oratorios  se  donnoient,  pour  fiaire  entrer  qui 
bon  lui  sembloit.  Un  jour  que  j'y  allois  avec  ma  com- 
tesse et  que  je  lui  donnois  la  main,  je  voulus  me  reti- 
rer dès  que  je  l'aperçus.  Il  me  dit  :  Signore,  entrate 
colla  signora  contessa.  Va  hene  !  un  cavaliero  col  una 
dama.  Ainsi  les  plaisirs,  les  conversations  et  les 
sociétés  ne  nous  manquoient  pas  dans  cette  belle  et 
ancienne  ville,  où  les  dames  sont  belles,  spirituelles 
et  d'une  très  aimable  conversation.  Aussi  fûmes-nous 
très  fâchés  de  quitter  une  ville  si  agréable. 

Deux  jours  auparavant  de  sortir  de  notre  garnison, 

mille  livres,  [Mémoires  de  Saint-Simon,  édit.  Boislisle,  t.  XIV, 
p.  450-451.)  —  C'est  par  erreur  que  dans  le  tome  I,  p.  208, 
nous  avons  dit  que  le  duc  mourut  à  Venise  le  30  juin;  il  était 
à  Padoue,  lorsqu'il  fut  pris,  le  4  juillet,  d'une  indisposition 
qui  l'emporta  en  peu  d'heures.  [Gazette  de  1708,  p.  358.) 
M.  le  comte  Horric  de  Beaucaire  a  bien  voulu  nous  communi- 
quer ce  curieux  passage  d'une  lettre  écrite,  le  6  juillet,  au  Roi 
par  le  comte  de  Gergy,  ministre  de  France  à  Venise  :  «  Je 
prends  la  liberté  de  dépêcher  mon  secrétaire  à  Votre  Majesté 
pour  l'informer  de  la  mort  de  M.  le  duc  de  Mantoue,  qui 
arriva  hier  jeudi  au  matin  si  subitement,  que  ce  prince  n'a  pas 
eu  le  temps  seulement  de  faire  son  testament  ni  aucune  dispo- 
sition, mais  quasi  pas  même  celui  de  mettre  ordre  à  sa  con- 
science, n'ayant  congédié  toutes  ses  demoiselles  que  la  nuit  du 
matin  qu'il  est  mort...  »  (Affaires  étrangères,  vol.  Mantoue  45, 
fol.  94.) 


[Avril  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  159 

pour  commencer  cette  funeste  campagne  de  1706,  un 
garde  de  M.  le  duc  de  Mantoue  assassina  M.  de 
la  Fond\  capitaine  du  Colonel  général 2,  fils  de  l'in- 
tendant d'Alsace^.  Voici  le  fait.  Ce  jeune  officier,  ayant 
un  peu  trop  dîné  avec  ses  camarades,  trouva,  comme 
il  sortoit  de  l'endroit  où  il  s'étoit  si  bien  accommodé, 
un  Juif.  Il  pria  cet  homme  un  peu  trop  vivement  de 
lui  procurer  une  fille.  Ce  Juif  étoit  l'intime  ami  du 
garde,  qui,  sans  s'informer  de  ce  dont  il  étoit  question, 
fut  prendre  sa  carabine,  mit  en  joue  M.  de  la  Fond, 
et  lui  fit  sauter  la  cervelle.  L'action  faite,  le  garde  fut 
se  jeter  aux  pieds  de  son  souverain  pour  lui  demander 
sa  protection,  et  permission  de  rester  dans  son  palais. 
Le  duc  de  Mantoue,  qui  aimoit  ce  coupe-jarret  (l'on 
prétend  qu'il  se  servoit  de  ce  misérable  pour  abréger 
les  formalités  de  la  justice),  le  fit  cacher  dans  son 
palais.  Informé  de  ce  crime,  M.  de  Vendôme  fit 
demander  poliment  cet  assassin  à  M.  de  Mantoue  pour 
en  faire  faire  la  justice  qu'il  méritoit.  Ce  prince  envoya 
dire  à  notre  général  que  c'étoit  en  se  défendant  que 
son  garde  avoit  tué  ce  jeune  homme,  et  que  cet  offi- 
cier s'étoit  attiré  lui-même  cette  triste  affaire;  qu'ainsi 
il  ne  pouvoit  pas  le  lui  faire  remettre,  d'autant  plus 
que  son  garde  s'étoit  sauvé  de  son  palais,  et  qu'il  avoit 

1.  N.  de  la  Fond,  second  fils  de  l'intendant;  ses  deux  autres 
frères  servaient  dans  l'infanterie  et  eurent  des  régiments. 

2.  Ce  régiment  de  cavalerie,  ancien  corps  weymarien  passé 
au  service  de  France,  avait  été  donné  à  Turenne  en  1651  et 
prit  le  nom  de  Colonel  général  en  1657,  lorsque  le  maréchal 
fut  revêtu  de  cette  dignité;  il  le  conserva  jusqu'en  1790. 

3.  Claude  de  la  Fond  avait  eu  l'intendance  d'Alsace  et  de 
l'armée  d'Allemagne  en  janvier  1698,  mais  l'avait  quittée,  sur 
sa  demande,  en  novembre  1699. 


160  MÉMOIRES  [Avril  1706] 

même  abandonné  la  ville.  M.  de  Vendôme  lui  envoya 
dire  que  tous  les  officiers  françois  étoient  si  fort  irri- 
tés de  cet  assassinat,  qu'il  ne  pouvoit  point  répondre 
de  ce  qui  en  arriveroit,  et  qu'il  l'avertissoit  que,  s'il 
ne  lui  remettoit  cet  homme,  il  ne  seroit  pas  lui-même 
en  sûreté  dans  son  palais,  et  qu'en  attendant  il  jugeoit 
à  propos  de  faire  environner  son  palais  de  tous  les 
grenadiers  de  la  garnison.  Ce  prince,  se  voyant 
enfermé,  et  en  prison,  pour  ainsi  dire,  dans  son 
propre  palais,  au  milieu  de  ses  sujets  et  de  sa  capi- 
tale, et  étant  persuadé  que  M.  de  Vendôme  ne  se 
relâcheroit  point,  fut  obligé,  malgré  l'attachement 
qu'il  avoit  pour  son  garde,  de  plier.  Il  le  fît  donc 
remettre  à  notre  grand  prévôt  de  l'armée.  Son  procès 
fut  bientôt  fait  ;  il  fut  condamné  à  être  passé  par  les 
armes,  ce  qui  fut  exécuté  le  jour  d'auparavant  que  je 
sortis  de  Mantoue.  Je  n'approuve  point  qu'on  le  fît 
passer  devant  le  palais  du  prince,  lorsqu'on  le  mena 
sur  le  rempart  pour  cette  exécution.  On  auroit  pu  lui 
épargner  ce  chagrin.  Tous  les  bourgeois  de  Mantoue 
étoient  charmés  de  ce  que  les  François  les  avoient 
délivrés  d'un  si  mauvais  garnement,  et  ils  ne  ces- 
soient  de  louer  la  police  et  la  sûreté  que  nous  avions 
mises  dans  leur  ville,  et  la  fermeté  de  M.  de  Vendôme 
dans  cette  affaire.  Aussi  étoit-il  si  fort  aimé  des  Man- 
touans,  qu'il  y  avoit  eu  une  foule  extraordinaire  de 
monde  dans  les  rues,  le  soir  de  son  arrivée  de  France, 
qui  ne  cessoit  de  crier  :  «  Vive  le  grand  duc  de  Ven- 
«  dôme^  !  »  Il  est  certain  que  la  présence  de  ce  prince 

1.  On  a  déjà  vu  (tome  I,  p.  204)  qu'on  lui  avait  fait  une 
réception  pareille  en  mai  1702,  lorsqu'il  était  venu  pour  la 
première  fois  à  Mantoue. 


[Avril  1706]  BU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  161 

fit  beaucoup  plus  de  plaisir  à  la  noblesse,  aux  bour- 
geois et  au  menu  peuple,  que  celle  de  leur  souverain 
même  :  marque  que  la  vertu  est  toujours  célébrée  de 
toutes  les  nations. 

Le  soir  de  son  retour,  après  avoir  eu  la  bonté  de 
s'informer  de  nos  santés,  il  nous  dit  :  «  Messieurs,  je 
«  vous  conseille  de  vous  reposer;  car,  dans  trois 
«  jours,  nous  aurons  besoin  de  vous.  »  Il  nous  tint 
parole,  comme  je  le  ferai  voir  dans  la  relation  de  la 
campagne  de  1706. 


il 


162  MÉMOIRES  [Avril  1706] 


CAMPAGNE  DE  1706. 


Autant  la  campagne  précédente  avoit  été  glorieuse 
aux  armes  du  Roi  en  Italie,  autant  celle-ci  va  être 
honteuse  à  la  nation  Françoise  et  aux  officiers  géné- 
raux, quoique  le  commencement  en  a  été  des  plus 
éclatants.  Qui  auroit  cru  que,  après  la  victoire  rem- 
portée à  Calcinato,  où  l'armée  de  l'Empereur  fut  mise 
en  déroute,  nous  aurions  été  obligés,  à  la  fin  de  cette 
campagne,  d'abandonner  un  si  beau  pays  et  n'en  pas 
même  garder  un  pouce  de  terre,  à  l'exception  de 
Mantoue  et  de  Crémone,  qui  se  rendirent  un  an  après, 
d'autant  plus  que  les  Impériaux  n'avoient  pas  un  seul 
poste  en  Italie  après  la  bataille  de  Calcinato?  Quelle 
révolution  !  Il  en  arriva  de  même,  pendant  cette  fatale 
année,  en  Espagne  et  en  Flandre.  Il  est  étonnant  que 
la  France  ait  pu  s'en  relever  :  ce  qui  doit  apprendre  à 
nos  voisins  que  ce  royaume  est  inépuisable  en  res- 
source. 

Le  17  avril  1706,  notre  régiment  et  le  reste  de  la 
garnison  de  Mantoue  se  mirent  en  marche  pour  aller 
camper  à  Goito.  Je  restai  ce  jour-là  dans  cette  pre- 
mière ville,  avec  plusieurs  autres  officiers,  pour  voir 
un  opéra  nouveau,  intitulé  :  le  Grand  Constance  \  qui 

1.  Opéra  italien,  qui  sans  doute  ne  fut  pas  représenté  en 
France,  car  la  partition  n'en  existe  pas  à  la  bibliothèque  de 


[Avril  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  103 

devoit  se  représenter  le  soir  pour  la  première  fois. 
Nous  en  fûmes  très  contents  ;  la  fameuse  Santine  ^  s'y 
fit  admirer  à  son  ordinaire.  Je  remarquai  que  le  duc 
de  Mantoue,  qui  y  étoit,  étoit  fort  triste  et  rêveur; 
c'étoit  le  même  jour  que  son  garde  avoit  été  exécuté-. 

Le  18,  je  partis  de  grand  matin;  j'arrivai  à  Goito 
dans  le  moment  que  le  régiment  sortoit  de  son  camp. 
Nous  arrivâmes  un  peu  avant  la  nuit  à  un  demi-quart 
de  lieue  en  deçà  de  Castiglione-delle-Stiviere,  où  nous 
trouvâmes  la  plus  grande  partie  des  troupes  qui 
dévoient  composer  notre  armée  assemblée  ;  elle  devoit 
être  de  soixante-sept  escadrons  et  de  cinquante-huit 
bataillons.  M.  de  Vendôme  arriva  deux  heures  après 
nous.  Il  fit  marcher  aussitôt  l'armée  ;  l'infanterie 
traversa  le  bourg  de  Castiglione,  et  la  cavalerie,  ayant 
fait  le  tour,  vint  joindre  l'infanterie  à  un  quart  de 
lieue  au  delà  de  cette  petite  ville.  La  nuit  fut  très 
froide;  on  nous  avoit  défendu  de  faire  du  feu. 

Bataille  de  Calcinato.  —  Le  19,  à  la  petite  pointe 
du  jour,  l'armée  se  mit  en  marche  du  côté  de  Calci- 
nato^, qui  est  à  deux  lieues  et  demie  de  Castiglione  et 
qui  étoit  un  des  quartiers  des  Impériaux,  aussi  bien 
que  Montechiaro,  Carpenedolo,  Gavardo,  Breno  et 
Salo,  comme  je  l'ai  remarqué  en  parlant  des  quartiers 

l'Opéra  ;  il  n'en  est  même  pas  fait  mention  dans  le  Dictionnaire 
des  Opéras  de  Félix  Clément. 

1.  Ci-dessus,  p.  154. 

2.  Ci-dessus,  p.  158-160. 

3.  VHistoire  militaire  de  Quincy  (t.  V,  p.  81)  raconte  les 
divers  stratagèmes  employés  par  Vendôme  pour  faire  croire 
aux  ennemis  que  sa  santé  et  le  manque  d'approvisionnements 
l'empêchaient  d'entrer  tout  de  suite  en  campagne. 


164  MÉMOIRES  [Avril  1706] 

d'hiver  qu'ils  prirent  à  la  fin  de  la  campagne  dernière^ . 
Nous  arrivâmes  à  huit  heures,  c'est-à-dire  la  tête  de 
l'armée,  à  un  quart  de  lieue  de  Galcinato.  Gomme  il 
faisoit  un  beau  soleil,  nous  aperçûmes  l'infanterie  des 
ennemis,  qui  n'a  voit  rien  su  de  notre  marche,  qui  se 
mettoit  en  bataille  précipitamment  sur  la  hauteur  qui 
est  à  côté  de  Galcinato.  Nous  restâmes  un  quart  d'heure 
à  faire  halte;  nous  en  profitâmes  pour  déjeuner.  Le 
projet  de  M.  de  Vendôme  avoit  été  d'abord  d'attendre 
que  toute  son  armée  fût  arrivée  pour  attaquer  les 
ennemis  ;  mais,  jugeant,  par  les  mouvements  qu'ils 
faisoient,  qu'ils  avoient  été  surpris,  il  fit  marcher  sans 
perdre  de  temps  trente-quatre  bataillons  qui  étoient 
arrivés,  pour  charger  les  Impériaux.  Notre  régiment, 
qui  étoit  de  la  brigade  de  la  Vieille-Marine,  étoit  de  ces 
bataillons^.  M.  de  Montgon,  lieutenant  général,  remon- 
tra à  M.  de  Vendôme  qu'il  étoit  plus  prudent  d'at- 
tendre que  le  reste  de  son  armée  fût  arrivé  pour 
combattre  les  ennemis.  «  Eh  bien  !  Monsieur,  lui 
«  répliqua  le  prince,  allez  le  chercher,  et,  auparavant 
«  qu'il  soit  arrivé,  et  vous,  j'aurai  battu  les  ennemis;  » 
ce  qui  arriva  effectivement. 

Il  est  nécessaire  de  parler  ici,  premièrement,  de  la 
situation  où  les  ennemis  nous  attendirent,  et  ensuite 
de  leur  disposition. 

Galcinato  est  un  bourg  qui  appartient  aux  Vénitiens 
et  qui  est  situé  au  bas  d'une  petite  montagne,  sur 
laquelle  il  y  a  un  château  assez  bien  fortifié.  La  rivière 

1,  Ci-dessus,  p.  151. 

2.  Cette  brigade  était  formée  de  trois  bataillons  de  la  Marine, 
d'un  de  Béarn  et  de  deux  de  Bourgogne,  sous  le  commande- 
ment du  comte  du  Bourk  (ci-après,  p.  166). 


[Avril  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  165 

de  la  Chiese  passe  derrière  ce  château  ;  il  y  avoit  un 
pont  au-dessous  et  un  autre  à  San-Marco^  Les  Alle- 
mands étoient  maîtres  seulement  du  bourg,  où  ils 
avoient  fait  un  chemin  couvert  bien  palissade.  A 
l'égard  du  château,  il  y  avoit  environ  cent  cinquante 
soldats  vénitiens  en  garnison.  Entre  Calcinato  et  la 
montagne  où  l'infanterie  des  ennemis  s'étoit  rangée 
en  bataille,  il  y  avoit  un  ravin  assez  profond;  à  la 
gauche  de  l'infanterie  allemande,  une  plaine,  où  M.  de 
Falkenstein^,  qui  commandoit  la  cavalerie  allemande, 
la  fit  mettre  en  bataille,  sur  la  même  Hgne  à  peu  près 
que  son  infanterie. 

Après  que  nous  eûmes  passé  un  petit  ruisseau,  nous 
ne  perdîmes  pas  de  temps  à  nous  former  sur  deux 
lignes,  et  sur-le-champ  nous  grimpâmes  la  montagne, 
non  sans  quelque  difficulté,  car  il  y  avoit  des  endroits 
fort  escarpés.  Ce  qu'il  y  a  de  surprenant  est  que  le 
régiment  du  Colonel  général^  marchoit  sur  notre  droite 
et  à  la  même  hauteur  que  nous,  et  qu'il  chargea  en 
même  temps  les  Impériaux,  qui  nous  attendirent  à  la 
portée  du  pistolet  pour  faire  leur  décharge.  Comme 
nous  avions  ordonné  à  nos  soldats  de  ne  point  tirer, 
ils  en  eurent  ensuite  bon  marché  ;  car  ils  entrèrent  la 
baïonnette  au  bout  du  fusil  dans  leurs  bataillons,  qui 
furent  bientôt  renversés  et  poursuivis  vivement  du  haut 
de  la  montagne  jusqu'en  bas.  Il  ne  faut  pas  s'étonner  s'il 

1.  Ponte-San-Marco,  à  quelque  distance  au  nord  de  Calci- 
nato, à  l'endroit  où  la  route  de  Brescia  à  Vérone  traverse  la 
Chiese. 

2.  Sans  doute  Jean-Léopold-Donat  de  Trautson,  comte  de 
Falkenstein,  qui  était  grand  chambellan  de  l'Empereur. 

3.  Colonel  général  de  la  cavalerie,  ci-dessus,  p.  159. 


166  MÉMOIRES  [Avril  1706] 

y  en  eut  beaucoup  de  tués.  Comme  notre  brigade  for- 
moit  la  gauche  de  l'infanterie,  elle  eut  ordre  de  ne 
point  poursuivre  les  ennemis,  mais  de  rester  sur  la 
hauteur  d'où  nous  les  avions  chassés.  Cet  ordre  fut  un 
bonheur  pour  la  brigade  d'Anjou^,  qui  a  voit  été  des- 
tinée pour  l'attaque  du  bourg  de  Calcinato.  Elle  fut 
vive;  les  Impériaux,  qui  n'avoient  d'autre  retraite  que 
par  ce  bourg  et  par  le  pont  de  San-Marco,  firent  bor- 
der le  chemin  couvert  d'une  partie  de  cette  infanterie 
que  nous  avions  chassée,  qui  repoussa  vigoureusement 
cette  brigade.  J'en  avertis  M.  du  Bourk^,  notre  briga- 
dier, qui  sur-le-champ  fit  marcher  notre  brigade. 
Ayant  joint  celle  d'Anjou,  elles  attaquèrent  conjointe- 
ment ensemble  les  ennemis  dans  leur  chemin  couvert, 
que  nous  forçâmes.  Ensuite,  nous  marchâmes  au  châ- 
teau, dont  nous  nous  serions  aussi  emparés  sans  M.  du 
Bourk,  qui  nous  en  empêcha.  Les  soldats  vénitiens 
ne  faisoient  que  nous  crier  :  «  San-Marco  !  » 

Après  avoir  passé  le  pont  de  la  Ghiese  à  Calcinato 
même,  nous  suivîmes  les  ennemis  pendant  trois  heures 
par  une  chaleur  terrible,  les  officiers  à  pied,  nos  che- 

1.  Tome  I,  p.  323.  Elle  se  composait  de  deux  bataillons 
d'Anjou,  deux  de  Mirabeau,  un  de  Bigorre  et  un  de  Vivarais, 
sous  le  commandement  de  M.  de  Maulévrier.  [Mémoires  mili- 
taires, t.  VI,  p.  623.) 

2.  Walter,  comte  du  Bourk,  ancien  lieutenant-colonel  anglais, 
qui  commandait  depuis  1699  un  régiment  irlandais  de  son 
nom,  servait  en  Italie  depuis  1701  et  était  brigadier  du 
10  février  1704.  Passé  en  Espagne  en  1707,  il  devint  maréchal 
de  camp  en  1709  et  mourut  en  mars  1715.  Il  ne  faut  pas  le 
confondre  avec  ce  Toby,  chevalier  du  Bourk,  dont  Saint- 
Simon  a  raconté  l'existence  aventureuse  :  Mémoires,  éd.  Bois- 
lisle,  t.  XII,  p.  444-448. 


[Avril  1706]  DU  CHEV.\LIER  DE  QUINCY.  167 

vaux  ne  nous  ayant  rejoints  qu'à  notre  retour  de  la 
poursuite  des  ennemis.  Si  notre  cavalerie  s'étoit  com- 
portée aussi  bien  que  l'infanterie,  il  est  à  présumer 
que  toute  cette  armée  auroit  été  anéantie.  M.  de  Fal- 
kenstein,  qui,  comme  j'ai  dit,  commandoit  celle  des 
Allemands,  ne  voulant  pas  donner  le  temps  à  sa  cava- 
lerie de  voir  la  déroute  de  son  infanterie,  la  fit  mar- 
cher au  petit  galop  pour  combattre  la  nôtre,  qui,  au 
premier  choc,  fut  renversée  et  poussée  vigoureuse- 
ment jusqu'à  une  haie,  derrière  laquelle  le  régiment 
de  Solre*,  qui  venoit  d'arriver,  s'étoit  mis  en  bataille. 
Il  arrêta  les  cuirassiers  :  ce  qui  donna  le  temps  à  notre 
cavalerie  de  se  rallier,  et  de  marcher  ensuite  contre 
eux  avec  la  brigade  du  Perche  -  et  quelques  escadrons 
de  cavalerie  et  de  dragons  que  M.  de  Vendôme  envoya 
à  son  secours  fort  à  propos.  M.  de  Falkenstein  fut 
pris,  comme  je  l'ai  entendu  dire  à  lui-même,  par  nos 
fuyards,  en  poursuivant,  trop  vivement  pour  un  géné- 
ral, notre  cavalerie.  Celle  des  ennemis,  voyant  la 
défaite  de  son  infanterie  et  s'apercevant  que  la  nôtre ^, 
s'étant  ralliée,  marchoit  à  elle,  soutenue  d'un  corps 
d'infanterie,  elle  prit  le  parti  de  la  retraite,  ou  plutôt 
d'une  véritable  fuite.  La  nôtre  la  suivit  promptement, 
et,  en  la  poursuivant,  elle  trouva  l'infanterie  que  nous 
avions  battue  un  peu  en  deçà  de  Monte-Rosato^,  qui, 

1.  Tome  I,  p.  328. 

2.  Le  régiment  du  Perche,  formé  en  1644,  ne  portait  ce 
nom  que  depuis  1690;  il  prit  celui  de  Lorraine  en  1744.  Le 
colonel  était  M.  Cotron. 

3.  Notre  cavalerie. 

4.  Il  semble  que  notre  auteur  ait  fait  ici  confusion  entre 
Monte-Rosato,  hameau  situé  entre  Lonato  et  Padenghe,  près 


168  MÉMOIRES  [Avril  1706] 

jointe  avec  le  reste  de  l'infanterie  ennemie  qui  n'avoit 
pas  pu  arriver  à  Galcinato,  faisoit  un  corps  considé- 
rable et  respectable,  d'autant  plus  qu'elle  forma  sur- 
le-champ  un  bataillon  carré.  Elle  marchoit  lentement 
dans  une  plaine  ;  mais  MM.  d'Albergotti,  le  comte  de 
Mursay  et  le  chevalier  de  Luxembourg  ordonnèrent  à 
notre  cavalerie  d'aller  à  toute  bride  sur  ce  bataillon, 
malgré  le  feu  continuel  qui  en  sortoit  ;  elle  entra  et 
elle  pénétra  dedans.  La  plus  grande  partie  fut  tuée,  et 
le  reste,  ayant  mis  les  armes  bas,  demanda  quartier^ 
Cette  dernière  action  coûta  aux  ennemis  plus  de  deux 
mille  hommes  au  moins  de  tués,  beaucoup  de  blessés, 
presque  tous  leurs  équipages  pris,  trois  mille  prison- 
niers, six  pièces  de  canon,  douze  étendards,  vingt- 
cinq  drapeaux.  Nous  ne  perdîmes  de  notre  côté  qu'en- 
viron mille  hommes,  tant  tués  que  blessés.  Il  n'y  a 
rien  d'extraordinaire,  puisque  les  Impériaux,  après 
notre  première  attaque,  ne  songeant  qu'à  se  retirer, 
ne  se  défendirent  que  foiblement,  et  que  nous  n'avions 
à  faire  qu'à  la  moitié  de  leur  armée.  Cette  moitié  alloit 
à  quatre  mille  chevaux  et  à  douze  mille  hommes  d'in- 
fanterie. Elle  étoit  commandée  par  M.  de  Reventlaw, 
qui  étoit  Danois^.  Le  reste  de  cette  armée  ayant  dis- 
paru, M.  de  Vendôme  fît  retourner  la  sienne  à  Calci- 

du  lac  de  Garde  et  à  l'est  de  Galcinato,  et  le  bourg  de  Rezzato, 
à  l'ouest  du  champ  de  bataille,  sur  la  route  de  Brescia;  c'est 
dans  cette  dernière  direction  qu'eut  lieu  cet  épisode  final  du 
combat. 

1.  Relation  de  Vendôme  :  Mémoires  militaires,  t.  VI,  p.  151. 

2.  Christian,  comte  Reventlaw  (1671-1738),  avait  amené  en 
1702  un  contingent  danois  à  l'Empereur.  Le  prince  Eugène  lui 
avait  confié  pendant  l'hiver  le  commandement  des  troupes  du 
Bressan,  comme  feld-maréchal-lieutenant. 


[Avril  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  169 

nato,  où  elle  coucha  sur  le  premier  champ  de  bataille ^ 
Gomme  j'étois  logé  dans  ce  bourg  auprès  de  notre 
général,  et  que  nos  cantines  étoient  vides,  je  fus  sou- 
per chez  ce  prince,  où  je  mangeai  de  bon  appétit. 
M.  de  Vendôme  a  voit  fait  mettre  M.  de  Falkenstein  à 
sa  droite,  auprès  de  lui,  et  les  autres  officiers  ennemis 
de  distinction  étoient  à  table  entremêlés  avec  les  offi- 
ciers françois;  et,  après  avoir  bu  à  la  santé  du  pre- 
mier, il  ordonna  tout  haut  qu'on  apportât  du  vin  de 
Bourgogne  et  du  vin  de  Champagne  à  M.  de  Falkens- 
tein. Ce  général  remercia  M.  de  Vendôme,  en  lui  disant 
qu'il  ne  buvoit  point  de  vin  et  qu'il  n'en  avoit  jamais 
bu.  «  Gomment,  dit  ce  prince,  un  Allemand  ne  boire 
c(  point  de  vin!  Gela  est  surprenant.  Qu'on  lui  donne 
«  donc  de  l'eau  de  Nochère.  »  Gette  excellente  eau 
venoit  d'une  fontaine  à  deux  lieues  de  Rome,  très 
renommée  par  rapport  à  sa  bonté  et  à  sa  fraîcheur-. 
Après  que  l'on  eut  un  peu  mangé  et  un  peu  bu,  l'on 
commença  à  parler  de  ce  qui  s'étoit  passé  pendant  la 
bataille.  M.  de  Falkenstein  nous  avoua  franchement 
qu'il  étoit  très  mécontent  de  tous  les  officiers  généraux 

1.  Sur  la  bataille  de  Calcinato,  on  peut  voir  les  nouvelles 
apportées  par  M.  de  Maulévrier  dans  le  Journal  de  Dangeau, 
t.  XI  p.  84-85,  les  Mémoires  de  Sourches,  t.  X,  p.  63-64,  et  la 
Gazette,  p.  213-216;  la  relation  officielle  du  duc  de  Vendôme, 
dans  les  Mémoires  militaires,  t.  VI,  p.  145-152,  et  dans 
Sourches,  p.  69-73;  une  autre  relation  détaillée,  dans  le  Mer- 
cure d'avril.  Le  récit  de  V Histoire  militaire  de  Quincy  n'est  que 
la  paraphrase  de  la  lettre  de  Vendôme. 

2.  Nocera-Umbra,  petite  ville  de  la  province  de  Pérouse, 
au  pied  des  montagnes  d'Ombrie  et  à  une  assez  grande  dis- 
tance de  Rome,  où  se  trouve  une  source  d'eau  minérale  renom- 
mée dès  le  XVI®  siècle. 


170  MÉMOIRES  [Avril  1706] 

de  son  armée,  qu'aucun  n'avoit  paru  durant  toute 
l'action,  sans  en  excepter  M.  de  Reventlaw.  «  Et, 
«  dit-il,  si  j'avois  été  secondé,  nous  n'aurions  pas 
«  perdu  cette  bataille;  car.  Monseigneur  (adressant 
«  la  parole  à  M.  de  Vendôme),  j'ai  bien  étrillé  votre 
«  cavalerie,  et  je  l'aurois  menée  encore  plus  loin,  si 
«  quelques-uns  des  fuyards  de  ce  corps  ne  m'avoient 
«  fait  prisonnier.  Ce  sont  d'honnêtes  gens,  poursui- 
«  vit-il  ;  car  ils  se  sont  contentés  de  prendre  dans  mes 
«  poches  tout  ce  que  j'y  avois;  mais  ils  m'ont  laissé 
«  mes  habits  et  ma  croix.  »  Il  étoit  chevalier  de  l'ordre 
Teutonique^  M.  de  Vendôme  lui  demanda  si  le  prince 
Eugène  arriveroit  bientôt.  «  Monseigneur,  lui  répon- 
«  dit-il,  nous  l'attendions  ce  soir,  et,  en  cas  qu'il  soit 
«  arrivé,  il  sera  sans  doute  surpris  de  la  déroute  de 
«  son  armée.  »  Nous  apprîmes  depuis  qu'il  étoit 
arrivé  dans  le  temps  même  de  la  plus  grande  déroute^. 
Jugez  quelle  fut  sa  surprise  et  le  chagrin  qu'il  eut 
d'avoir  resté  trois  ou  quatre  jours  de  plus  qu'il  ne 
devoit  à  Vienne  ;  car  je  ne  doute  point  qu'il  n'eût  pris 
d'autres  précautions  que  n'en  avoit  pris  M.  de  Re- 
ventlaw^. 

1.  Fondé  en  1190  en  Palestine,  cet  ordre  militaire  fut  trans- 
féré en  Prusse  en  1309  pour  y  combattre  les  païens.  En  1525, 
le  grand  maître  Albert  de  Brandebourg  se  fit  luthérien  et 
sécularisa  les  biens  de  l'ordre,  qui  ne  fut  plus  qu'un  corps 
militaire  au  service  de  la  Prusse.  Ceux  qui  en  faisaient  partie 
portaient,  comme  signe  distinctif,  l'ancienne  croix  pattée  de 
sable  de  l'ordre  chargée  d'une  croix  potencée  d'or. 

2.  Saint-Simon  dit  :  le  lendemain  du  combat  (t.  XIII,  p.  351). 

3.  «  Ce  qui  avoit  retardé  le  prince  Eugène,  c'est  qu'il  n'avoit 
jamais  voulu  partir,  avant  d'avoir  vu  ses  recrues,  ses  renforts 
et  l'argent  qu'il  avoit  demandé  fort  avancé  vers  l'Italie.  » 
[Ibidem,  p.  352.) 


[Avril  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  171 

Après  le  discours  de  M.  de  Falkenstein,  M.  de  Ven- 
dôme se  mit  à  rire  de  tout  son  cœur,  en  regardant  le 
chevalier  de  Broglie,  lieutenant  général  des  armées  du 
Roi^  «  Eh  bien!  dit-il,  chevalier,  vous  avez  voulu 
«  faire  valoir  les  prérogatives  de  la  cavalerie;  vous 
«  m'avez  forcé  à  changer  ma  première  disposition. 
«  J'avois  fait  mettre  les   régiments  de  dragons   en 
fi  première  ligne;  vous  avez  voulu  que  votre  cava- 
«  lerie  prit  leur  place  ^  ;  vous  voyez  ce  qui  vous  en 
«  est  arrivé.  »  —  «  Cela  veut  dire,  répliqua  le  cheva- 
«  lier  de  Broglie,  que,  si  nous  avions  été  bien  battus, 
«  Monseigneur  en  seroit  charmé.    »  —   «  Non,  en 
«  vérité,  lui  répondit  M.  de  Vendôme;  mais  je  ne  suis 
«  pas  fâché  que  vous  ayez  essuyé  ce  petit  malheur.  » 
Il  faut  cependant  rendre  justice  à  cette  cavalerie  ;  elle 
le  répara  bien  en  attaquant  le  bataillon  carré.  M.  de 
Vendôme  dit  encore  à  M.  de  Falkenstein  :  «  Monsieur, 
«  la  vanité  du  prince  Eugène  est  la  cause  de  la  déroute 
«  de  son  armée.  Il  a  voulu  étendre  ses  quartiers  plus 
«  que  n'avoit  fait  M.  de  Linange  ;  il  les  a  poussés  par 
«  une  pointe  dans  nos  quartiers  mêmes.  C'est,  répli- 
«  qua-t-il,  la  plus  grande  faute  qu'un  général  puisse 
fi  faire  de  s'établir  ainsi.  S'il  étoit  là  présent,  je  le  lui 

1.  Ci-dessus,  p.  42;  le  chevalier  de  Broglie  n'était  encore 
que  maréchal  de  camp;  il  faut  remarquer  que  ci-dessus,  p.  168, 
notre  auteur  n'a  pas  parlé  du  chevalier  de  Broglie  comme 
commandant  de  la  cavalerie,  mais  du  chevalier  de  Luxembourg. 

2.  On  peut  voir  dans  le  P.  Daniel  (t.  II,  p.  451-453)  les 
règlements  de  1678,  1690  et  1708  qui  subordonnaient  les  dra- 
gons à  la  cavalerie  légère  pour  la  hiérarchie  des  corps,  mais 
laissaient  cependant  au  général  toute  faculté  pour  faire  mar- 
cher les  dragons  en  tête  de  la  cavalerie,  s'il  le  jugeait  à  pro- 
pos pour  le  bien  du  service. 


172  MÉMOIRES  [Avril  1706] 

«  dirois  à  lui-même.  Vous  voyez,  Monsieur,  que  cette 
«  disposition  lui  coûte  la  défaite  de  son  armée.  »  Le 
prince  Eugène  fît  cette  même  faute,  l'année  1712, 
avant  l'affaire  de  Denain.  Il  avança  ses  postes  au  milieu 
de  nos  places,  savoir  :  Marchiennes,  Denain,  le  Ques- 
noy  et  Landrecies,  faute  dont  le  maréchal  de  Villars 
profita  habilement.  J'en  parlerai  dans  le  temps. 

Nous  restâmes  à  Calcinato  jusqu'au  21 ,  que  nous 
allâmes  camper  à  Mocasina'*,  que  nous  quittâmes  le 
2l2  pour  aller  attaquer  les  ennemis,  qui  étoient  campés 
sur  les  mêmes  hauteurs  de  Moscolino,  où  nous  avions 
campé  au  commencement  de  la  précédente  campagne^. 
Les  Impériaux  avoient  commencé  à  s'y  retrancher.  Le 
lendemain  23,  nous  devions  les  attaquer  à  la  pointe 
du  jour  ;  mais  ils  décampèrent  à  sept  heures  du  soir 
si  précipitamment,  qu'ils  abandonnèrent  une  partie  de 
leurs  équipages  et  plusieurs  chariots.  M.  de  Vendôme, 
qui  en  fut  averti,  les  suivit  avec  un  détachement  de 
mille  chevaux  et  avec  tous  les  grenadiers  de  l'armée. 
Il  marcha  toute  la  nuit,  et  il  arriva  le  24,  sur  les  huit 
heures  du  matin,  près  de  Salo.  Le  provéditeur  vint 
au-devant  de  lui,  qui  lui  dit  que  l'arrière-garde  de 
l'armée  des  Impériaux  avoit  traversé  à  six  heures  du 
matin  cette  petite  ville.  Comme  le  chemin  depuis  Salo 
jusqu'à  Maderno  est  fort  étroit  et  est  toujours  sur  le 
bord  du  lac  de  Garde,  le  chevalier  de  l'Aubépin,  qui 
commandoit  nos  galiotes,  les  fit  canonner  pendant 
deux  ou  trois  heures.  M.  de  Vendôme,  ayant  appris 
qu'ils  avoient  du  canon  à  leur  arrière-garde,  ordonna 

1.  Hameau  sur  la  Chiese,  à  mi-chemin  entre  Bedizzole  et 
Gavardo. 

2.  Ci-dessus,  p.  94. 


\ 


[Avril  1706]  DU  CHEV.y.IER  DE  QUINCY.  173 

à  M.  d'Albergotti  de  se  mettre  à  la  tête  des  grenadiers 
pour  tâcher  de  le  leur  enlever. 

Voici  enfin  notre  nec  plus  ultra,  le  terme  de  notre 
bonheur  et  le  commencement  de  nos  malheurs,  com- 
mencement qui,  je  puis  le  dire,  a  été  la  cause  funeste 
de  la  perte  générale  de  toute  l'Italie.  Ce  fut  un  mal- 
heur pour  la  France  et  pour  la  gloire  de  nos  armes, 
qui,  depuis  que  M.  de  Vendôme  commandoit  en  Italie, 
avoient  acquis  une  si  belle  réputation,  ce  fut  un  mal- 
heur, dis-je,  de  ce  que  ce  prince  avoit  donné  ce  com- 
mandement à  M.  d'Albergotti,  qui,  voulant  apparem- 
ment faire  parler  de  lui,  donna  dans  une  des  plus 
belles  embuscades.  Le  prince  Eugène,  voyant  que 
notre  Italien  le  suivoit  vivement,  l'attira  dans  un 
endroit  de  la  montagne  qui  lui  parut  très  avantageux 
pour  le  faire  repentir  de  sa  témérité.  Cet  endroit  est 
comme  un  amphithéâtre  qui  s'élève  d'un  grand  ravin, 
par  où  il  falloit  nécessairement  que  nos  grenadiers 
passassent  pour  attaquer  les  ennemis,  qui  étoient  en 
bataille  sur  plusieurs  lignes  sur  cet  amphithéâtre.  Le 
feu  dura  cinq  ou  six  heures,  sans  que  nos  grenadiers 
pussent  jamais  gagner  un  pouce  de  terrain  ;  ce  qui 
obligea  M.  d'Albergotti  et  M.  de  Ceberet  de  se  retirer, 
après  avoir  perdu  l'élite  de  nos  grenadiers  ^  M.  de 
Berthelot-,  colonel  du  régiment  de  Bretagne-infante- 

1.  Les  Mémoires  militaires  (t.  VI,  p.  153)  ni  V Histoire  mili- 
taire de  Quincy  (t.  V,  p.  87)  ne  parlent  pas  d'embuscade,  mais 
disent  seulement  que  l'arrière-garde  ennemie  s'étant  retran- 
chée derrière  un  ravin  on  ne  put  la  déloger  et  qu'il  fallut 
abandonner  la  poursuite. 

2.  Michel-François  Berthelot  de  Rebourseau  (1675-1734) 
avait  le  régiment  de  Bretagne  depuis  1704;  il  le  quittera  en 
1719  en  devenant  maréchal  de  camp. 


174  MÉMOIRES  [Avril  1706] 

rie,  y  fut  blessé.  Nous  avions  fait,  pendant  cette 
marche,  auparavant  de  cette  belle  action,  environ 
mille  prisonniers  et  beaucoup  d'officiers,  et  nous  leur 
avions  pris  dans  Salo  les  équipages  qui  n'avoient  pas 
pu  suivre. 

Le  prince  Eugène  n'ayant  plus  rien  à  craindre  sur 
la  gauche  du  lac  de  Garde  à  notre  égard,  il  ne  perdit 
point  de  temps  à  faire  embarquer  plusieurs  bataillons 
pour  les  envoyer  de  l'autre  côté  du  lac,  afin  de  s'em- 
parer au  plus  vite  du  poste  de  la  Ferrare^.  M.  de  Ven- 
dôme, qui  connoissoit  aussi  bien  que  lui  l'importance 
de  ce  poste,  envoya  vingt-deux  bataillons  et  un  régi- 
ment de  dragons  pour  occuper  ledit  poste  auparavant 
que  les  Impériaux  y  arrivassent.  Malheureusement 
pour  nous,  M.  d'Albergotti  fut  encore  chargé  de  cette 
expédition.  Notre  régiment  étoit  de  ces  vingt-deux 
bataillons.  Nous  partîmes  le  25  à  la  petite  pointe  du 
jour,  et  nous  fîmes  une  si  grande  diligence  que,  après 
avoir  passé  le  Mincio  à  Ponti^,  nous  arrivâmes  à 
Cavaione  ^ ,  village  qui  est  entre  le  lac  de  Garde  et  l' Adige, 
à  quatre  heures  du  soir;  ainsi,  nous  avions  presque 
fait  trente  milles.  Après  m'ètre  un  peu  reposé,  je  m'en 
allai  à  l'ordre.  M.  d'Albergotti  le  donnoit;  je  m'aper- 
çus dès  ce  moment  que  ce  général  n'avoit  pas  tant 
d'esprit  qu'on  le  croyoit  :  je  n'ai  jamais  entendu  don- 
ner l'ordre  si  mal,  ni  avec  des  termes  si  embrouillés 
et  une  répétition  continuelle^.  Le  fait  est  qu'il  fit  un 

1.  Il  a  déjà  été  question  de  la  montagne  de  la  Ferrare  en 
1703,  lors  de  l'expédition  du  Trentin  :  tome  I,  p.  290. 

2.  Ci-dessus,  p.  152,  note  4. 

3.  Cavaione-Veronese,  dans  le  district  de  Caprino. 

4.  Fénelon  [Correspondance ,  t.  I,  p.  504)  représente  Alber- 


[Avril  1706J  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  175 

détachement  de  toutes  les  compagnies  de  grenadiers 
des  vingt-deux  bataillons  qui  étoient  à  ses  ordres  et 
de  tous  les  piquets,  auxquels  il  mit  doubles  officiers, 
pour  partir  à  l'entrée  de  la  nuit,  afin  que,  à  la  petite 
pointe  du  jour,  nous  puissions  nous  emparer  du  poste 
de  la  Ferrare.  J'étois  de  ce  détachement.  Nous  mar- 
châmes et  nous  montâmes,  pendant  toute  la  nuit,  par 
un  chemin  fort  étroit  et  fort  escarpé.  Comme  le  jour 
commençoit  à  paroitre,  nous  aperçûmes  deux  batail- 
lons ennemis  à  deux  cents  pas  de  nous.  Ces  deux 
bataillons  étoient  du  régiment  d'Harrach;  le  comte 
d'Harrach^,  qui  en  étoit  colonel,  le  commandoit.  Ses 
mouvements  furent  si  beaux,  qu'il  en  imposa  à  M.  d'Al- 
bergotti.  A  mesure  que  nous  avancions  pour  l'atta- 
quer, il  se  retiroit  lentement,  et  de  temps  en  temps 
il  faisoit  faire  halte  à  ses  deux  bataillons  et  demi-tour 
à  droite,  comme  si  son  dessein  étoit  de  nous  attendre, 
ce  qui  nous  faisoit  marcher  avec  plus  de  précaution 
et  retardoit  notre  marche.  Aussitôt  que  ces  deux 
bataillons  furent  proches  d'un  ravin,  ils  se  précipi- 
tèrent du  haut  en  bas,  toujours  en  bataille,  et  ils  grim- 
pèrent la  montagne  de  la  Ferrare,  qui  étoit  à  l'oppo- 
site  de  celle  qu'ils  venoient  d'abandonner,  et,  lorsqu'ils 
furent  à  demi-côte,  ils  firent  demi-tour  à  droite,  et  ils  se 
mirent  en  bataille  comme  s'ils  vouloient  nous  attendre 
de  pied  ferme  dans  cette  situation.  Nous  les  suivions 
assez  vivement,  la  baïonnette  au  bout  du  fusil,  et  nous 

gotti  comme  «  ambigu  dans  ses  conseils  et  dans  ses  ordres, 
quelquefois  extraordinaire  dans  ses  projets.   »  Au  contraire, 
Saint-Simon  ne  parle  que  de  sa  valeur  et  de  ses  «  grands 
talents  pour  la  guerre.  » 
1.  Ci-dessus,  p.  23. 


176  MÉMOIRES  [Avril  1706J 

commencions,  après  avoir  passé  le  ravin,  à  monter 
la  montagne  où  ils  nous  attendoient,  pour  les  attaquer  : 
nous  fûmes  bien  surpris  de  l'ordre  de  notre  pauvre 
général,  qui,  craignant  apparemment  d'essuyer  la 
même  disgrâce  qu'il  avoit  eue  en  deçà  de  Salo*,  nous 
fît  faire  halte,  demi-tour  à  droite,  et  nous  fit  remon- 
ter cette  montagne  que  nous  venions  de  descendre. 
Dès  que  nous  eûmes  gagné  le  haut,  il  nous  fit  travail- 
ler à  nous  retrancher,  et  sans  savoir  quel  parti  il  pren- 
droit,  et  dans  une  irrésolution  extraordinaire.  Tantôt 
il  vouloit  nous  faire  marcher  aux  ennemis,  et  tantôt  il 
prenoit  le  parti  contraire.  Nous  entendions  qu'il  disoit 
et  qu'il  répétoit  souvent  :  «  Mais  il  n'y  a  que  ces  deux 
«  bataillons!  »  Enfin  il  envoya  un  aide  de  camp  à 
Cavaione,  où  nos  bataillons  étoient  restés,  pour  don- 
ner ordre  à  autant  de  piquets  que  nous  étions  de  nous 
venir  joindre.  Les  deux  bataillons  impériaux,  charmés 
de  notre  belle  manœuvre,  gagnèrent  à  leur  aise  le 
sommet  de  la  montagne  de  la  Ferrare,  et,  pour  en 
imposer  davantage  à  notre  Pantalon,  ils  jouoient  la 
navette  pour  lui  faire  croire  qu'il  leur  arrivoit  beau- 
coup de  bataillons.  Ce  ne  fut  que  le  soir  qu'il  leur  en 
arriva  huit,  comme  nous  l'apprîmes  le  soir  même  de 
plusieurs  déserteurs.  Le  renfort  des  piquets,  qui  nous 
arriva  sur  les  deux  heures  après-dîné,  ne  nous  donna 
pas  plus  d'hardiesse  pour  marcher  aux  ennemis  : 
nous  restâmes  tout  le  reste  du  jour  à  nous  regarder, 
les  Impériaux  et  nous.  Pour  surcroît  de  bonheur,  la 
pluie  nous  prit  à  dix  heures  du  matin,  et  elle  ne  nous 
quitta  point  qu'après  notre  retour  dans  notre  camp. 

1.  Ci-dessus,  p.  173. 


[Avril  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  177 

Nous  nous  mîmes  en  marche  à  l'entrée  de  la  nuit  pour 
nous  y  en  retourner;  bonne  précaution,  car  les  enne- 
mis n'auroient  pas  été  si  complaisants  que  nous  :  ils 
nousauroient  certainement  attaqués  dans  notre  retraite. 
Nous  fûmes  bien  heureux  de  sauver  deux  vits-de- 
mulet^  que  nous  avions  menés  avec  nous.  La  faute  de 
ne  point  nous  emparer  du  poste  de  la  Ferrare,  comme 
il  nous  étoit  aisé  de  le  faire,  nous  coûta  bien  cher  ; 
elle  ne  contribua  pas  peu  à  la  perte  de  l'Italie,  La  rai- 
son en  est  simple  :  avec  dix  bataillons  seulement  pos- 
tés à  la  Ferrare,  nous  aurions  empêché  une  armée  de 
cent  mille  hommes  de  pénétrer  de  ce  côté-là,  et  il  en 
fallut  quarante  pour  défendre  le  poste  de  Cavaione, 
qui  est  à  quatre  heues  plus  en  deçà  que  la  Ferrare. 
Les  trente  bataillons  de  plus  auroient  été  dispersés  le 
long  de  l'Adige,  ce  qui  auroit  augmenté  beaucoup  les 
difficultés  au  prince  Eugène  de  passer  cette  rivière,  ce 
qu'il  fit  fort  aisément,  comme  nous  le  dirons  dans  la 
suite.  Deux  jours  après  la  cacade^  de  M.  d'Albergotti, 
M.  de  Vendôme  vint  nous  voir;  il  nous  parut  très 
mécontent  de  ce  général. 

Le  lendemain  30  de  l'arrivée  du  duc  de  Vendôme, 
nous  fûmes  camper  à  Rivoli,  qui  est  presque  vis-à-vis 
de  la  Ghiusa^,  parce  que  les  Impériaux,  qui  avoient 

1.  On  appelait  ainsi  des  canons  de  petit  calibre,  employés 
surtout  comme  pièces  de  montagne. 

2.  Nous  avons  déjà  eu  cette  expression  dans  le  tome  I, 
p.  282. 

3.  La  Chiusa  était  un  défilé  fort  étroit  frayé  par  l'Adige 
entre  des  rochers  escarpés,  et  où  passait  la  route  de  Vérone  à 
Trente;  dès  l'époque  romaine,  un  château  y  avait  été  bâti  pour 
défendre  le  passage,  et  un  village  s'était  établi  à  l'entrée  de  la 
gorge. 

II  12 


178  MÉMOIRES  [Mai-Juin  1706] 

reçu  un  renfort  considérable,  faisoient  mine  de  vou- 
loir passer  l'Adige  à  ce  dernier  bourg.  Toute  l'armée 
françoise  fut  dispersée  le  long  de  l'Adige;  ce  prince 
prit  toutes  les  précautions  possibles  pour  empêcher 
les  Allemands  de  passer  cette  rivière. 

Ce  fut  dans  ce  camp  de  Rivoli  que  nous  apprîmes 
la  levée  du  siège  de  Barcelone  par  le  roi  d'Espagne^; 
elle  s'étoit  faite  la  nuit  du  1 1  au  1 21  de  mai;  et  ensuite 
la  nouvelle  de  la  perte  de  la  bataille  de  Ramillies, 
qui  se  donna  le  23  du  même  mois^.  Un  marchand 
françois  établi  à  Vérone  nous  en  donna  la  première  nou- 
velle. Les  ennemis  firent  des  réjouissances  de  ces  deux 
malheureuses  affaires  en  notre  présence.  Nous  pré- 
vîmes dès  lors  les  malheurs  qui  alloient  nous  accabler. 

Le  duc  de  Vendôme  ne  fut  pas  longtemps  sans  rece- 
voir une  lettre  du  Roi,  par  laquelle  il  le  prioit  très 
instamment  de  venir  se  mettre  à  la  tête  de  l'armée  de 
Flandre,  en  ajoutant  qu'il  étoit  seul  capable  de  redon- 
ner courage  aux  troupes  qui  composoient  cette  armée, 
dont  la  terreur  panique  s'étoit  glissée,  non  seulement 
dans  l'esprit  du  soldat  et  de  l'officier  particulier,  mais 
encore  dans  l'esprit  des  officiers  généraux^. 

1.  Mémoires  de  Saint-Simon,  éd.  Boislisle,  t.  XIII,  p.  396-399. 

2.  Ibidem,  p.  371  et  suivantes. 

3.  Chamillart  avait  d'abord  écrit,  le  10  juin,  à  Vendôme 
pour  lui  annoncer  l'intention  du  Roi  de  le  charger  de  réparer 
les  fautes  du  maréchal  de  Villeroy;  mais  ce  fut  seulement  le 
24  juin  que  Louis  XIV  lui  adressa  la  lettre  officielle.  Elles  se 
trouvent  toutes  deux  dans  la  copie  de  la  correspondance  de 
Vendôme,  ms.  franc.  14178,  fol.  76  v°  et  85  v°.  Les  réponses 
du  duc  au  Roi  et  au  ministre  ont  été  publiées  dans  les  Mémoires 
militaires,  t.  VI,  p.  639-643.  Le  Roi  disait  :  «  La  nécessité 
d'avoir  en  Flandres  un  général  à  la  tête  de  mes  armées,  qui 


[Juin  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  179 

Nous  le  vimes  donc  partir,  ce  prince,  non  sans  en 
être  vivement  touchés.  Auparavant  de  son  départ,  il 
est  nécessaire  de  dire  les  mouvements  des  deux  armées. 
Le  prince  Eugène  ayant  reçu  tous  les  renforts  qu'il 
attendoit,  par  lesquels  son  armée  étoit  beaucoup  supé- 
rieure à  la  nôtre,  d'autant  plus  qu'on  avoit  été  obligé 
d'en  détacher  dix  mille  hommes  pour  aller  renforcer 
l'armée  qui  faisoit  le  siège  de  Turin,  il  fit  tous  les  pré- 
paratifs nécessaires  pour  passer  l'Adige,  et  M.  de  Ven- 
dôme prit  toutes  les  précautions  convenables  pour  s'y 
opposer.  Il  nous  fit  décamper  de  Rivoli  pour  aller 
occuper  les  hauteurs  de  Cavaione,  toujours  aux  ordres 
de  M.  d'Albergotti,  qui  nous  fit  faire  un  retranche- 
ment depuis  le  lac  de  Garde  jusqu'à  l'Adige.  Nous 
travaillâmes  jours  et  nuits  jusqu'à  sa  dernière  perfec- 
tion :  cent  mille  hommes  ne  nous  y  auroient  pas  for- 
cés. Malgré  la  bonté  de  ce  retranchement,  il  nous  en 
fit  faire  un  double,  et  je  crois  que  nous  y  travaille- 
rions encore,  si  M.  de  Vendôme,  qui  avoit  appris  son 
inquiétude  outrée,  ne  nous  en  eût  débarrassés.  Vérita- 
blement il  nous  avoit  mis  sur  les  dents;  il  ne  nous 
laissoit  dormir  ni  jour  ni  nuit.  Ce  prince  nous  envoya 
M.  Dillon  pour  commander  en  sa  place.  Ce  dernier  se 
contenta  de  trente  bataillons,  et  il  en  envoya  dix  à 
M.  de  Vendôme.  Nous  commençâmes  alors  de  goûter 
un  peu  de  repos.  J'étois  logé  à  Bardolino',  village 
situé  sur  le  bord  du  lac  de  Garde  ;  j'avois  la  plus  belle 

puisse  redpnner  de  la  confiance  aux  troupes  et  arrêter  le  cours 
des  progrès  de  celles  de  mes  ennemis,  m'a  déterminé  à  vous 
tirer  d'Italie.  » 

1.  Village  du  Véronais,  célèbre  par  ses  vins,  situé  entre 
Garda  et  Peschiera. 


180  MÉMOIRES  [Juillet  1706] 

vue  du  monde.  L'air  y  étoit  excellent.  J'allois  me  pro- 
mener à  un  couvent  de  Gamaldules  qui  n'en  étoit 
qu'à  un  pas,  d'où  la  vue  étoit  encore  plus  diversifiée. 
Nous  y  restâmes  jusqu'au  1 6  de  juillet,  qu'il  en  fallut 
partir  assez  précipitamment  pour  se  retirer  derrière 
leMincio.  Nous  repassâmes  cette  rivière  à  Monzambano, 
à  l'endroit  même  où  le  régiment  de  Bretagne  avoit 
empêché,  l'année  précédente,  le  prince  Eugène  de  la 
passer ^  et  où  les  Impériaux  la  passèrent  en  1701. 
Nous  étions  aux  ordres  de  M.  de  Mursay,  qui  étoit 
logé  dans  une  assez  grande  maison.  Il  y  avoit  une 
grande  salle  où,  d'un  côté,  ce  passage  du  prince 
Eugène  étoit  représenté  sur  la  muraille,  peint  à 
fresque,  et  vis-à-vis  étoit  représentée  l'armée  fran- 
çoise,  qui  paroissoit  être  dans  l'indolence  malgré  ce 
passage  des  Impériaux  ;  M.  le  maréchal  de  Gatinat 
paroissoit  seulement  être  occupé  à  regarder  une  grosse 
vivandière  habillée  à  la  romaine.  Un  petit  amour  vol- 
tigeoit  au-dessus  de  la  vivandière,  qui  lançoit  un  trait 
au  général  des  François. 

En  nous  retirant  de  notre  camp  de  Gavaione,  nous 
apprîmes  la  cause  de  notre  retraite  précipitée,  qui 
étoit  que  le  prince  Eugène,  après  avoir  fait  plusieurs 
mouvements  pour  donner  l'échange^  au  duc  de  Ven- 
dôme, avoit  enfin  passé  l'Adige  le  1 3,  à  Garpi,  au  même 
endroit  où  il  avoit  passé  cette  rivière  la  première 
année  de  cette  guerre,  et  où  M.  de  Saint-Frémond 
fut  battu.   G'étoit   encore   lui   malheureusement   qui 

1.  Ci-dessus,  p.  89, 

2.  Les  lexicographes  de  l'époque  signalent  comme  défec- 
tueux cet  emploi  d'éc/iange  pour  change. 


[Juillet  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  181 

étoit  chargé  de  défendre  ce  passage  ;  il  y  a  des  gens 
destinés  pour  être  malheureux.  Le  général  Patte  avoit 
passé  l'Adige,  avec  le  corps  de  troupes  qu'il  comman- 
doit,  dès  le  7  juillet,  à  Masi\  vis-à-vis  la  Badia^  où  il 
nous  fit  quelques  prisonniers^. 

Nous  ne  restâmes  que  deux  jours  sur  le  Mincio. 
Nous  en  partîmes  le  jour  même  (qui  étoit  le  1 9)  que 
M.  le  duc  d'Orléans  et  le  maréchal  de  Marcin,  nos 
nouveaux  généraux,  dévoient  faire  la  revue  des  troupes 
répandues  le  long  de  cette  rivière.  Le  prince  Eugène, 
sans  perdre  de  temps,  après  son  passage  de  l'Adige, 
marcha  du  côté  du  Pô.  Gomme  il  avoit  fait  ramas- 
ser beaucoup  de  barques  et  de  bateaux  sur  le  Tar- 
taro,  à  Bosaro'*,  et  les  ayant  fait  charger  de  grena- 
diers, il  fit  descendre,  pendant  la  nuit  du  16  au 
17  de  juillet,  sa  petite  armée  navale  sur  le  canal 
de  Polesella^,  qui  se  rend  dans  le  Pô,  et,  après 
avoir  fait  traverser  cette  rivière  à  ses  barques,  ses 
grenadiers  débarquèrent  de  l'autre  côté  sans  aucune 
opposition  de  notre  part;  car  le  régiment  de  Senne- 
terre-dragons  ^,  ayant  été  surpris,  ne  songea  qu'à  la 
retraite.  Le  prince  Eugène  fit  travailler  sur-le-champ 
à  faire  construire  un  pont  pour  faire  passer  son  armée. 

1.  Dans  le  Padouan,  en  aval  de  Legnago  et  de  Carpi. 

2.  Badia-Polesine,  dans  la  province  de  Rovigo,  presque  à 
l'endroit  où  l'Adigetto  se  sépare  de  l'Adige. 

3.  Histoire  militaire  de  Quincy,  t.  V,  p.  140-141. 

4.  Village  de  la  Polesine  de  Rovigo,  au  sud  de  cette  ville, 
entre  le  Tartaro  et  le  Pô. 

5.  Ce  canal  joint  le  Tartaro  au  Pô  et  tire  son  nom  du  village 
de  Polesella. 

6.  Régiment  formé  en  1675,  et  que  M.  de  Senneterre  avait 
vendu  depuis  janvier  1705  au  marquis  de  Bélabre. 


182  MÉMOIRES  [Juillet  1706] 

Elle  ne  fut  pas  plus  tôt  au  delà  du  Pô,  qu'il  la  fit  mar- 
cher dans  le  Ferrarois. 

Pour  nous,  de  Monzambano  nous  fûmes  camper  à 
Pradella,  près  Mantoue^  Je  profitai  de  cette  occasion 
pour  aller  voir  la  chère  comtesse-.  Je  dînai  chez  elle 
avec  son  mari.  L'on  me  fit  beaucoup  de  reproches  de 
ce  que  je  n'étois  pas  venu  les  voir  une  seule  fois 
depuis  le  commencement  de  la  campagne,  comme  les 
autres  officiers  qui  étoient  venus  voir  leurs  amis.  Je 
m'étois  fait  un  système,  dès  que  nous  étions  sortis  du 
quartier  d'hiver,  malgré  la  grande  tendresse  que  j'avois 
pour  mes  maîtresses,  de  ne  point  les  aller  voir  pen- 
dant toute  la  campagne  :  je  craignois  toujours  qu'il 
n'arrivât  quelque  affaire  lorsque  j'aurois  été  absent 3. 
Après  dîné,  nous  montâmes,  le  comte,  la  comtesse  et 
moi,  dans  leur  calèche,  pour  aller  à  leur  maison  de 
campagne,  qui  étoit  à  une  lieue  de  Mantoue;  nous 
y  fîmes  collation.  Ensuite  ils  me  menèrent  à  notre 
camp,  où  je  leur  dis  un  éternel  adieu.  J'en  fus  très 
touché  ;  ils  me  parurent  tous  deux  fort  fâchés  de  mon 
départ. 

Le  lendemain  %0,  nous  fûmes  camper  à  San-Nicolo, 
près  du  Pô,  dans  le  Serraglio^,  et  le  jour  d'ensuite, 
2i1 ,  après  avoir  passé  cette  rivière  ^,  nous  campâmes  à 
San-Benedetto,  qui  est  une  abbaye  magnifique^.  Je  vis 

1.  Petit  village  qui  donnait  son  nom  à  la  principale  porte  de 
Mantoue  :  tome  I,  p.  204,  207  et  248. 

2.  Ci-dessus,  p.  154-156. 

3.  Déjà  dit,  tome  I,  p,  269. 

4.  Hameau  de  la  rive  gauche  du  Pô,  en  aval  de  Borgoforte 
et  en  face  d'une  île  très  importante. 

5.  Sur  un  pont  de  bateaux,  à  Corregioli. 

6.  San-Benedetto-del-Po,  dans  le  Mantouan,  sur  la  route  de 


[Juillet  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  183 

la  chapelle  où  est  enterré  le  prince  de  Gommercy  tué 
à  la  bataille  de  Luzzara^  ;  son  épée  nue  étoit  suspen- 
due par  une  corde  sur  sa  tombe.  Nous  y  séjournâmes 
le  22  juillet.  Le  lendemain  23,  nous  nous  retirâmes  à 
Guastalla.  Nous  nous  retranchâmes  sous  le  canon  de 
cette  place,  où  je  vis  pour  la  première  fois  le  duc 
d'Orléans,  depuis  que  j'étois  sorti  de  France,  et  le 
maréchal  de  Marcin.  En  deux  jours  de  temps,  notre 
retranchement  fut  parfait.  Nos  généraux  s'imaginoient 
que  les  Allemands  nous  y  viendroient  attaquer^.  Mais 
le  prince  Eugène,  guidé  par  sa  fortune,  avoit  un  autre 
dessein;  il  ne  fut  pas  longtemps  sans  l'exécuter. 
Après  que  ce  prince  eut  fait  quelques  séjours  dans  le 
Ferrarois,  et  qu'il  eut  reçu  tous  les  renforts  qu'il  atten- 
doit,  et  que  son  artillerie  l'eut  joint,  il  marcha,  le 
24  juillet,  à  Final-de-Modène~,  sur  le  Panaro,  et  il  y 
resta  jusqu'au  27.  Aussitôt  qu'il  fut  arrivé  dans  ce 
camp,  il  envoya  un  détachement  pour  s'emparer  de 
la  Goncordia,  sur  la  Secchia.  La  garnison,  qui  étoit  de 
quarante  hommes,  fut  faite  prisonnière  de  guerre. 
Le  28,  à  la  petite  pointe  du  jour,  il  décampa,  et  il 
arriva  à  neuf  heures  du  matin  à  Santo. 

La  nuit  du  28  au  29,  il  passa  la  Secchia  près  San- 
Martino^,  sa  cavalerie  à  gué  et  son  infanterie  sur  un 

Mantoue  à  la  Mirandole.  Ce  bourg  avait  pour  origine  une 
abbaye  de  bénédictins  fondée  en  1007  par  Thibaut  de  Canossa, 
aïeul  de  la  grande  comtesse  Mathilde.  On  l'appelait  aussi  Pade- 
lirone  ou  Polirone,  parce  qu'il  était  situé  entre  le  Pô  et  le  tor- 
rent du  Lirone.  (Aug.  Lubin,  Abbatiarum  Italise  brevis  nodtia, 
p.  237.) 

i.  Tome  I,  p.  235. 

2.  Histoire  militaire  de  Quincy,  t.  V,  p.  146. 

3.  Village  sur  la  inve  gauche  de  la  rivière. 


184  MÉMOIRES  [Août  1706] 

pont.  Il  séjourna  le  30  à  San-Martino,  et,  le  31  de 
juillet,  il  fut  camper  sur  le  canal  de  Ledo,  près  de 
Carpi. 

Le  %  d'août,  M.  Patte  fut  détaché  avec  huit  batail- 
lons, trois  régiments  de  cavalerie  et  huit  pièces  de 
canon  pour  investir  la  Mirandole,  dont  la  garnison  se 
rendit,  après  deux  jours  de  tranchée  ouverte,  pri- 
sonnière de  guerre.  C'étoit  le  chevalier  du  Metz  qui  y 
commandoit;  il  n'avoit  que  le  régiment  de  Vexin, 
composé  d'un  seul  bataillon,  dont  il  étoit  colonel,  pour 
toute  garnison.  Le  prince  Eugène  ayant  pourvu  cette 
place,  et  voulant  exécuter  le  grand  dessein  qu'il  avoit 
de  pénétrer  en  Piémont,  il  décampa  le  7  août,  et  il 
marcha  sur  la  Parmeggiana,  pour  faire  croire  à  nos 
généraux  que  son  projet  étoit  de  nous  attaquer  dans 
notre  camp  de  Guastalla,  et,  pour  mieux  cacher  son 
dessein,  il  envoya  un  gros  détachement  assez  près  de 
nos  retranchements,  qui  fit  ensuite  l'arrière-garde  de 
son  armée,  qui  marcha  le  8  vers  Reggio,  nous  ayant 
laissés  sur  sa  droite.  Il  arriva  le  9  à  une  demi-lieue  de 
cette  ville,  et  il  commanda  au  général  Kirkbaum  de 
marcher  avec  un  gros  détachement,  le  1 1 ,  pour  l'atta- 
quer. M.  de  Narbonne,  lieutenant-colonel  de  Mirabeau, 
y  commandoit  ;  il  n'avoit  que  cinq  cents  hommes  pour 
garder  la  ville  et  le  château.  Le  peu  de  troupes  qu'il 
avoit  l'obligea  d'abandonner  la  ville  après  que  les 
batteries  des  Impériaux  eurent  renversé  quelques 
toises  de  la  muraille,  pour  se  retirer  dans  le  château, 
qu'il  rendit  après  deux  jours  de  tranchée  ouverte. 
Il  fut  fait  prisonnier  de  guerre  avec  sa  garnison  * . 

1.  Histoire  militaire,  t.  V,  p.  147. 


[Août  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  185 

Laissons  aller  le  prince  Eugène  en  Piémont  tout  à 
son  aise,  et  parlons  un  peu  de  nos  mouvements. 

Aussitôt  que  nos  généraux  eurent  appris  le  véri- 
table dessein  des  Impériaux,  et  qu'ils  étoient  en  pleine 
marche  pour  aller  secourir  le  duc  de  Savoie,  ils  prirent 
le  parti,  non  de  les  suivre  du  même  côté  du  Pô,  comme 
M.  de  Vendôme  leur  avoit  conseillé,  et  dont  il  leur 
avoit  donné  l'exemple  dans  cette  belle  marche  que  fit 
M.  de  Stahremberg  deux  ans  auparavant,  quoique 
M.  de  Vendôme  n'eût  point  de  cavalerie^;  ils  prirent 
au  contraire  le  parti  de  passer  le  Pô  sur  notre  pont 
de  Guastalla,  et  de  se  rendre  en  Piémont,  toujours 
cette  rivière  entre  les  deux  armées  :  conduite  des  plus 
prudentes  et  des  plus  sages.  Nous  jugeâmes  dès  lors, 
par  ce  projet  timide,  de  leur  peu  de  capacité,  et  qu'ils 
se  défioient  de  leur  science  dans  l'art  militaire.  Je  suis 
persuadé  que  M.  de  Vendôme  les  auroit  toujours  suivis 
de  si  près,  qu'il  auroit  appesanti  leur  marche  et  qu'il 
auroit  chargé  plus  de  dix  fois  leur  arrière-garde; 
mais  nous  étions  de  bonnes  gens.  Ce  fut  encore  alors 
que  nous  regrettâmes  notre  général,  et  que  nous  nous 
échappâmes  contre  le  maréchal  de  Villeroy^  d'avoir 
été  la  cause  véritable  de  ce  que  le  Roi  nous  l'avoit  ôté. 

Après  que  nous  eûmes  passé  le  Pô,  je  fus  com- 
mandé, à  la  tête  de  cent  hommes,  pour  marcher  sur 
la  rive  gauche  de  cette  rivière,  afin  d'examiner  et 
d'empêcher  l'ennemi  de  la  passer  pour  nous  inquiéter 
dans  notre  marche,  jusqu'à  l'endroit  où  nous  devions 

1.  Tome  I,  p.  335-346,  et  spécialement  p.  343. 

2.  On  a  vu  que  le  chevalier,  de  longue  date,  n'aimait  pas  Vil- 
leroy  :  tome  I,  p.  84. 


186  MÉMOIRES  [Août  1706] 

camper.  Arrivé,  je  fus  rendre  compte  au  chevalier  de 
Luxembourg,  aux  ordres  de  qui  nous  étions.  Il  me 
fît  mille  compliments  et  mille  politesses  d'avoir  si  bien 
exécuté  ses  ordres.  Je  fus  charmé  de  son  discours 
obligeant  ;  mais,  un  moment  après,  arriva  un  sergent 
qui  vint  lui  rendre  compte  aussi  de  ce  dont  il  avoit 
été  chargé.  Quelle  fut  ma  surprise  alors,  lorsque  je  l'en- 
tendis faire  le  même  discours  et  le  même  compliment 
qu'il  m'avoit  fait  !  Je  fus  pénétré  et  touché  du  peu  de 
distinction  qu'il  mettoit  entre  un  capitaine  et  un  ser- 
gent. On  m'a  dit  depuis  qu'il  auroit  eu  les  mêmes 
politesses  envers  un  savoyard.  11  est  nécessaire  cepen- 
dant qu'un  officier  général  mesure  ses  termes  selon  le 
grade  des  personnes  à  qui  il  parle. 

Nous  partîmes  donc  le  1 7.  En  deux  jours  de  marche 
nous  arrivâmes  à  Crémone  ;  nous  y  trouvâmes  quan- 
tité de  chariots,  sur  lesquels  les  soldats  qui  ne  pou- 
voient  point  marcher  se  mirent.  Nous  forçâmes  nos 
marches,  afin  de  regagner  les  deux  que  le  prince 
Eugène  avoit  gagnées  sur  nous,  et  afin  d'arriver  plus 
tôt  que  lui  devant  Turin. 

Ce  prince  passa,  le  1 4,  la  Lenza  ;  il  resta  jusqu'au 
soir  près  de  cette  petite  rivière.  Il  fit  quatre  camps* 
pour  arriver  à  Stradella.  M.  de  Saint-Amour,  grand 
partisan^,  faisoit  toujours  l'avant-garde  de  son  armée 
avec  un  corps  de  troupes.  Gomme  l'ennemi  ne  trou- 
voit  aucun  obstacle  dans  toutes  ses  marches,  il  arriva 

1.  C'est-à-dire  quatre  étapes;  il  campa  quatre  fois. 

2.  Il  avait  le  rang  de  colonel  dans  les  troupes  impériales,  et 
le  bruit  de  sa  mort  avait  couru  après  Calcinato,  Il  fut  employé 
en  Hongrie  en  1711  avec  le  grade  de  général,  et  on  le  retrouve 
lieutenant-feld-maréchal  en  1734,  à  l'armée  d'Italie. 


[Août  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  187 

facilement  à  Gastelnuovo,  sur  la  Bormida',  le  25, 
pendant  que  son  avant-garde  passoit  cette  rivière  à 
Bosco-,  après  qu'on  y  eut  fait  plusieurs  ponts.  Le  26, 
le  prince  Eugène,  l'ayant  passée,  fut  camper  à  Castel- 
laccio^;  il  y  séjourna  le  27,  et,  le  28,  il  fut  camper  à 
Masio^  près  le  Tanaro^  Le  29,  il  passa  cette  rivière, 
et,  après  avoir  ordonné  que  l'on  envoyât  les  gros 
bagages  et  les  malades  à  Albe,  il  partit  de  ce  camp 
pour   aller  joindre    M.    de   Savoie,    qui    étoit  venu 
au-devant  de  lui  près  de  Carmagnole  ^  L'entrevue  de 
ces  deux  princes  se  fit  dans  une  prairie  près  de  cette 
ville,  et,  après  s'être  embrassés  plusieurs  lois,  ils  se 
rendirent  à  la  Motta',  quartier  général  du  duc  de 

Savoie. 

Le  3 1 ,  l'armée  ennemie  vint  camper  à  Villa-Stellone  ^ . 
Le  1^'  septembre,  M.  de  Savoie  fut  joindre  avec  sa 
cavalerie  l'armée  impériale,  qui  fit  une  triple  salve 
d'artillerie  et  de  mousqueterie  en  réjouissance  de  cette 
jonction.  Le  2,  les  deux  princes  allèrent  entre  Quiers^ 
et  Turin  pour  observer  de  dessus  les  hauteurs  nos  lignes 
de  circonvallation.  Le  4,  l'armée  ennemie  décampa  de 

1.  Non  pas  sur  la  Bormida,  mais  sur  la  Scrivia,  au  nord  de 
Tortone. 

2.  Nouvelle  erreur  :  c'est  l'Orba  que  les  Impériaux  passèrent 
aux  environs  de  Bosco. 

3.  Sur  la  rive  droite  de  la  Bormida  (tome  I,  p.  347-348). 

4.  Entre  Asti  et  Alexandrie. 

5.  Histoire  militaire,  t.  V,  p.  149. 

6.  Dans  le  Piémont,  sur  la  rive  droite  du  Pô,  en  amont  et 
au  sud  de  Turin. 

7.  Hameau  près  de  Carmagnole. 

8.  Sur  le  Pô,  entre  Moncalieri  et  Carignan. 

9.  Chieri,  à  l'est  de  Turin,  sur  la  route  d'Asti. 


188  MÉMOIRES  [Août  1706] 

Villa-Stellone  ;  elle  passa  le  Pô  sur  deux  ponts  que  le 
duc  de  Savoie  y  avoit  fait  construire,  et  elle  alla  cam- 
per dans  la  plaine  de  Millefleurs^,  après  avoir  passé 
la  petite  rivière  de  Sangon^. 

Auparavant  de  continuer  à  faire  le  détail  du  reste 
des  mouvements  des  ennemis  et  de  ce  qui  se  passa 
avant  la  bataille  de  Turin,  il  est  à  propos  de  revenir 
à  ceux  que  nous  avons  faits. 

Après  que  le  duc  d'Orléans  eut  gagné  les  deux  jours 
de  marche  que  les  Impériaux  avoient  sur  nous,  il 
mesura  nos  marches  et  nos  camps  selon  les  mouve- 
ments que  les  ennemis  faisoient,  afin  de  les  empêcher 
de  passer  le  Pô. 

Le  20  août,  qui  est  le  jour  que  nous  devions  aller 
camper  près  de  Pavie,  je  m'en  allai,  avec  un  capitaine 
de  notre  régiment,  deux  heures  auparavant  que  notre 
armée  se  mît  en  marche,  pour  aller  voir  la  Chartreuse 
de  Pavie.  La  Bussière  nous  avoit  priés  de  le  prendre 
en  passant;  comme  nous  le  trouvâmes  encore  au  lit, 
nous  jugeâmes  à  propos  de  continuer  notre  chemin 
sans  lui.  Nous  arrivâmes  de  bonne  heure  à  la  Char- 
treuse, qui  est  à  deux  lieues  de  la  ville.  C'est  le  plus 
beau  couvent  que  j'aie  jamais  vu.  L'église  est  magni- 
fique ;  elle  est  toute  revêtue  de  marbre  ;  il  y  a  de  très 
beaux  bas-reliefs,  beaucoup  de  statues  fort  estimées. 
Chaque  chartreux  a  sa  maison,  où  il  y  a  appartement 
d'hiver  et  appartement  d'été.  Il  y  a  des  fontaines  et 
des  jets  d'eau  dans  chaque  maison^.  Après  que  nous 

1.  Mirafiori,  au  delà  de  la  Sangone,  en  vue  de  Turin. 

2.  Petit  affluent  de  la  rive  gauche  du  Pô.  —  Voyez  Y  Histoire 
militaire,  t.  V,  p.  150. 

3.  On  trouvera  dans  le  Grand  dictionnaire  géographique  de 


[Août  1706]  DU  CHEV.M.IER  DE  QUINCY.  189 

eûmes  satisfait  notre  curiosité,  le  Père  procureur,  qui 
nous  conduisoit,  nous  pria  d'aller  déjeuner,  ce  que 
nous  acceptâmes.  Dans  le  moment  que  nous  allions  nous 
mettre  à  table,  La  Bussière  arriva.  Il  remit  après  le 
déjeuner  à  voir  la  maison;  mais  il  déjeuna  si  bien,  qu'il 
ne  fut  point  en  état  d'accomplir  le  dessein  de  son 
voyage  :  il  remit  à  un  autre  temps  à  l'exécuter.  Pen- 
dant tout  le  chemin,  il  ne  faisoit  que  chanter  :  Quand 
on  CL  bien  bu,  on  a  tout  vu.  Nous  campâmes  dans  l'en- 
droit même  où  François  P""  fut  battu  et  pris. 

Chivas.  —  Enfin,  le  31  août,  nous  arrivâmes  sur 
le  midi  à  Chivas,  petite  ville  sur  le  Pô,  à  cinq  bonnes 
lieues  de  Turin.  M.  de  Vendôme  s'en  étoit  emparé, 
l'année  précédente,  après  plusieurs  jours  de  tranchée 
ouverte.  Nous  y  fîmes  une  halte  de  quatre  heures.  Il 
faisoit  une  chaleur  extraordinaire  ;  nous  étions  une  tren- 
taine d'officiers  dans  une  grande  salle.  Quelque  temps 
après  que  nous  y  étions,  nous  vîmes  entrer  un  jeune 
officier  du  régiment  Dauphin-dragons  ;  il  s' étoit  échappé 
de  ses  camarades.  Étant  au  milieu  de  la  salle,  il  défait 
ses  culottes  et  se  met  en  devoir  de  pousser  sa  selle 
devant  nous,  en  nous  regardant  tous  les  uns  après 
les  autres.  Quelques-uns  voulurent  d'abord  se  fâcher 
contre  lui  ;  mais  on  s'aperçut  bientôt  de  l'état  où  étoit 
ce  jeune  homme  :  il  avoit  un  flux  de  sang  accompa- 
gné d'un  transport  au  cerveau.  Plusieurs  officiers  de 
son  régiment  arrivèrent  enfin,  et  ils  le  ramenèrent; 
nous  apprîmes  qu'il  étoit  mort  trois  jours  après. 

Ce  jour-là,  nous  fûmes  camper  à  Volpiano^  En 

Bruzen  de  la  Martinière,  t.  VII,  p.  157,  une  description  de  la 
chartreuse  de  Pavie  au  milieu  du  xviii^  siècle. 

1.  Village  à  l'ouest  de  Chivas  et  au  nord  de  Turin,  sur  la 
route  d'Ivrée. 


190  MÉMOIRES  [Sept.  1706] 

arrivant  dans  ce  camp,  nous  apprîmes  que  nous  avions 
été  chassés  de  la  demi-lune  et  des  deux  contre-gardes, 
avec  une  très  grande  perte  de  notre  part,  tant  offi- 
ciers que  grenadiers  ;  ces  ouvrages  n'étoient  point 
murés.  Apparemment  que  l'approche  de  l'armée 
ennemie  fit  prendre  ce  parti  au  duc  de  la  Feuil- 
lade^ 

Le  1^"^  septembre,  nous  arrivâmes  de  bonne  heure 
au  camp  devant  Turin.  Nous  trouvâmes  les  troupes 
qui  faisoient  ce  siège  dans  un  état  pitoyable  :  beau- 
coup de  malades,  officiers,  soldats,  cavaliers  et  dra- 
gons, et  ceux  qui  se  portoient  le  mieux  avoient  des 
visages  effilés,  pâles  et  maigres.  Enfin,  cette  armée 
étoit  dans  une  si  grande  consternation,  qu'elle  parois- 
soit  n'être  point  touchée  de  notre  arrivée.  Nous  étions 
persuadés,  après  la  longue  et  pénible  marche  que 
nous  venions  de  faire,  qu'on  nous  laisseroit  reposer 
quelques  jours.  Il  en  arriva  le  contraire.  En  arrivant 
dans  notre  camp,  la  brigade  fut  commandée  pour 
monter  la  tranchée  le  lendemain,  second  du  mois. 
Pendant  que  j'y  étois,  j'examinai  et  je  parcourus  toutes 
les  tranchées  et  toutes  les  batteries.  Les  travaux  étoient 
immenses;  il  y  avoit  une  fois  plus  de  tranchées  qu'il 
n'en  falloit^.  Je  vis  une  batterie  de  quarante  pièces  de 

1.  La  Feuillade  voulut,  le  31  août,  s'emparer  de  la  demi-lune 
et  des  contre-gardes,  qu'il  avait  déjà  attaquées  quelques  jours 
auparavant,  et  le  duc  d'Orléans  lui  fournit  onze  compagnies  de 
grenadiers  pour  cette  expédition.  Les  deux  ouvrages  furent 
d'abord  emportés;  mais  les  troupes  furent  obligées  de  les  éva- 
cuer à  cause  du  feu  terrible  des  assiégés.  [Mémoires  militaires, 
t.  VI,  p.  268-273,  lettres  du  duc  d'Orléans  et  du  maréchal  de 
Marcin.) 

2.  L'Atlas  àe?!  Mémoires  militaires  contient  un  plan  du  siège; 
on  y  peut  voir  l'étendue  démesurée  des  lignes  de  circonvalla- 


[Sept.  1706J  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  191 

canon  qui  à  peine  pouvoit  battre  les  cheminées  de 
Turin.  Je  suis  persuadé  qu'on  avoit  employé  à  ce  siège 
les  plus  grands  imbéciles,  tant  pour  le  génie  que  pour 
l'artillerie,  à  l'exception  du  chevalier  de  Saint-Périer  ^ 
à  qui  on  avoit  donné  le  commandement  de  l'artillerie 
peu  de  jours  auparavant  la  bataille  de  Turin.  Il  est 
certain  qu'il  avoit  commencé  à  réparer  les  fautes  de 
son  prédécesseur^. 

En  descendant  la  tranchée,  je  fus  me  mettre  au  lit  ; 
je  dormis  bien  douze  heures  de  suite.  La  veille  de  la 
bataille,  je  fus  commandé  à  la  tête  de  cent  hommes 
pour  perfectionner  les  lignes  de  circonvallation  entre 
le  Pô  et  la  Doire.  Il  auroit  été  à  souhaiter  que  les 
ennemis  nous  eussent  attaqués  de  ce  côté-là. 

Revenons  présentement  où  nous  avons  laissé  l'ar- 
mée des  ennemis,  qui  décampa  de  la  plaine  de  Mille- 
fleurs  le  5,  pour  marcher  du  côté  de  Pianezza.  Gomme 
elle  nous  prêtoit  le  flanc,  elle  marchoit  avec  grande 
précaution  sur  trois  colonnes  :  l'infanterie  faisoit  celle 
de  la  droite,  la  cavalerie  celle  de  la  gauche,  et  l'artil- 
lerie et  le  peu  d'équipages  qui  étoient  restés  dans  cette 
armée  celle  du  centre.  Elle  mit  sa  droite  à  Rivoli  et  sa 
gauche  à  la  Doire,  vers  Pianezza. 

Défaite  entière  de  notre  convoi^.  —  En  arrivant  dans 

tion,  qu'une  armée  trois  fois  plus  nombreuse  aurait  à  peine 
pu  garder,  et  l'immensité  des  travaux  d'approche. 

1.  César-Joachim,  chevalier  puis  marquis  de  Saint-Périer, 
devint  lieutenant  général  en  1734. 

2.  On  trouvera  dans  les  Mémoires  militaires,  t.  VI,  p.  2G4- 
265,  le  rapport  adressé  au  Roi  par  le  duc  d'Orléans  sur  le 
mauvais  état  du  siège. 

3.  La  défaite  du  convoi  que  notre  auteur  va  raconter  fut  peu 
connue  en  France,  ou  plutôt  la  nouvelle  s'en  confondit  avec  celle 


192  MÉMOIRES  [Sept.  1706] 

ce  camp,  le  duc  de  Savoie  apprit  qu'un  convoi  consi- 
dérable, qui  étoit  parti  de  Suse,  marchoit  à  notre 
armée.  Il  ordonna  sur-le-champ  à  M.  de  Langalerie^ 
de  prendre  plusieurs  escadrons  et  quelques  compa- 
gnies de  grenadiers  pour  aller  attaquer  les  troupes  qui 
escortoient  ce  convoi.  Une  partie  de  ce  détachement 
ayant  passé  la  Doire  à  Albignano,  et  l'autre  partie  près 
de  Pianezza,  elles  attaquèrent  notre  convoi  en  queue 
et  en  tête  si  vivement,  que  le  marquis  de  Bonnelles, 
qui  le  commandoit,  fut  obligé  de  se  jeter  dans  le  châ- 
teau de  Pianezza  avec  le  seul  régiment  de  Chastillon- 
ca Valérie^  et  de  se  rendre  prisonnier  de  guerre  avec 
ce  régiment,  après  s'être  défendu  quelques  heures  \ 
au  même  M.  de  Falkenstein  que  nous  avions  pris  à  la 
bataille  de  Calcinato  et  qui  avoit  été  échangé  depuis^. 
Tout  le  convoi  fut  pris  (il  étoit  composé  de  quantité 
de  chevaux  et  de  mulets  chargés  de  farine,  de  poudre 

du  désastre  de  Turin.  La  Gazette  n'en  parle  pas,  non  plus  que 
les  Mémoires  militaires  du  général  Pelet  ;  Dangeau  ne  la  men- 
tionne que  le  14  septembre  (p.  205),  et  le  marquis  de  Sourches 
le  17,  à  propos  de  la  mort  du  marquis  de  Bonnelles  (p.  175). 
Seule,  V Histoire  militaire  de  Quincy  (t.  V,  p.  151-152)  en  donne 
un  récit  plus  détaillé  que  celui  de  notre  auteur,  et  émanant 
certainement  d'un  témoin  oculaire. 

1.  Cet  officier  général  était  passé  aux  Impériaux  pendant  le 
quartier  d'hiver  précédent.  Voir  A.  de  Boislisle,  Les  aven- 
tures du  marquis  de  Langalerie,  dans  la  Revue  historique  de 
janvier-février  et  mars-avril  1898. 

2.  Régiment  de  dragons  levé  en  décembre  1702  par  Philippe- 
Gaucher  de  Chastillon,  et  qui  était  passé  en  1703  au  frère  du 
premier  mestre  de  camp,  Alexis-Madeleine-Rosalie,  comte  de 
Chastillon;  il  fut  licencié  en  1714. 

3.  M.  de  Bonnelles  était  grièvement  blessé  et  mourut  peu 
après. 

4.  Ci-dessus,  p.  167. 


[Sept.  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  193 

et  autres  munitions  de  guerre  et  de  bouche),  à  l'ex- 
ception de  deux  cent  cinquante  mulets,  qui  se  sauvèrent 
dans  nos  lignes  avec  la  tête  des  troupes  qui  escortoient 
ce  convoi,  et  qui  nous  apportèrent  la  nouvelle  de  cette 
belle  défaite.  Mauvais  présage  de  ce  qui  devoit  nous 
arriver  ! 

Je  fais  une  réflexion.  Presque  toutes  les  grandes 
batailles  perdues  ont  été  précédées  par  une  autre 
défaite  :  la  bataille  de  Turin  par  la  prise  de  notre  con- 
voi, celle  d'Hochstedt  par  le  combat  de  Donauwerth, 
celle  de  Malplaquet  par  la  défaite  d'un  gros  corps  de 
notre  cavalerie  dont  tous  les  cavaliers  furent  tués  ou 
pris  :  il  alloit  pour  reconnoître  l'armée  ennemie  ;  cette 
action  arriva  trois  jours  auparavant  de  la  bataille  de  Mal- 
plaquet. La  veille  de  la  bataille  de  Fleurus,  la  gendar- 
merie battit  un  corps  de  cavalerie  ennemie  qui  étoit 
le  double  de  notre  gendarmerie.  Le  gain  de  la  bataille 
de  Luzzara,  quoique  le  prince  Eugène  nous  dispute 
sans  raison  cette  victoire,  fut  précédé  par  la  défaite 
entière  de  trois  mille  chevaux  commandés  par  le 
général  Visconti,  à  Santa-Vittoria,  sur  le  Crostolo.  Le 
combat  de  Gassano  le  fut  par  l'affaire  du  Paradiso,  où 
nous  empêchâmes  le  prince  Eugène  de  passer  l'Adda  ; 
la  bataille  de  Villaviciosa  par  le  combat  de  Brihuega, 
et  tant  d'autres. 

N'est-il  pas  bien  extraordinaire  que  nos  généraux, 
qui  dévoient  être  informés  de  la  marche  des  ennemis 
du  côté  de  Pianezza,  et  sachant  que  ce  convoi  devoit 
y  passer,  n'envoyassent  pas  un  ordre  pour  le  faire 
retourner  à  Suse,  ou  qu'ils  ne  marchassent  avec  toute 
notre  armée  pour  aller  au-devant?  Mais  ce  n'est  pas 
encore  leur  plus  grande  faute,  comme  l'on  verra  dans 
II  13 


194  MÉMOIRES  [Sept.  1706] 

la  suite  :  premièrement,  par  l'opiniâtreté  du  maréchal 
de  Marcin  à  vouloir  attendre  les  ennemis  dans  ses 
lignes,  malgré  le  sentiment  du  duc  d'Orléans,  qui 
vouloit  en  sortir  pour  leur  livrer  bataille  dans  la  plaine 
de  Millefleurs  ;  nos  troupes  rassemblées,  nous  étions 
une  fois  plus  fort  qu'eux'^,  et  une  partie  de  ces  troupes 
venoient  de  Lombardie,  qui  a  voient  acquis  une  répu- 
tation des  plus  grandes  :  elles  avoient  toujours  battu 
les  Impériaux  sous  les  ordres  de  M.  de  Vendôme; 
secondement,  par  le  parti  que  nous  prîmes  après  la 
bataille  de  nous  retirer  à  Pignerol  sans  aucune  néces- 
sité, au  lieu  de  passer  le  Pô  et  de  nous  retirer  du  côté 
d'Alexandrie,  comme  il  avoit  été  d'abord  résolu.  Ce 
funeste  parti  nous  fit  perdre  entièrement  l'Italie. 

Le  6,  l'armée  des  ennemis  passa  la  Doire  sur  plu- 
sieurs ponts,  toujours  en  nous  prêtant  le  flanc.  Elle 
campa,  sa  droite  appuyée  au  bourg  de  Pianezza  et  sa 
gauche  à  la  Vénerie,  qui  est,  comme  tout  le  monde 
sait,  le  Versailles  du  duc  de  Savoie^,  où  ce  prince  et 
le  prince  Eugène  firent  leur  quartier  général.  La 
Vénerie  est  située  près  de  la  Sture  :  ainsi  l'armée 
occupoit  tout  le  terrain  qui  est  entre  cette  dernière 
rivière  et  la  Doire,  ce  qui  fait  environ  une  lieue. 

Comme  M.  de  Savoie  étoit  bien  informé  de  la  négli- 
gence que  nous  avions  eue  de  ne  faire  aucune  ligne 
de  circonvallation  entre  ces  deux  rivières,  il  avoit 
pris  le  dessein  avec  le  prince  Eugène,  depuis  quelques 

1.  D'après  la  Gazette  d'Amsterdam,  n°*  lxxiv  et  lxxvii, 
l'armée  impériale  était  forte  de  trente-six  mille  hommes,  et 
celle  des  Français  comptait  trente-quatre  mille  fantassins  et 
treize  mille  cavaliers. 

2.  Tome  I,  p.  194. 


[Sept.  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUIXCY.  195 

jours,  de  nous  venir  attaquer  de  ce  côté-là,  et,  pour 
exécuter  son  projet,  il  fit  décamper  son  armée  le  7, 
avant  le  jour,  et  il  la  fit  marcher  sur  dix  colonnes, 
dont  huit  d'infanterie  et  deux  de  cavalerie,  après 
avoir  fait  distribuer  son  canon  aux  brigades  d'infan- 
terie. 

M.  le  duc  d'Orléans^  fut  informé  par  ses  espions, 
la  nuit  du  6  au  7  à  minuit,  que  les  ennemis  se  prépa- 
roient  à  venir  nous  attaquer  du  côté  de  Lucento^.  Il 
se  rendit  sur-le-champ  chez  le  maréchal  de  Marcin, 
qui  étoit  couché  et  qui  dormoit  très  tranquillement, 
pour  lui  faire  part  de  ce  qu'on  venoit  de  lui  rapporter. 
«  Eh  !  Monseigneur,  lui  dit  le  maréchal,  tranquillisez- 
«  vous  ;  je  sais  le  dessein  des  ennemis  :  ils  vont  res- 
«  ter  le  plus  de  temps  qu'ils  pourront  dans  leur  camp 
«  de  la  Vénerie,  pour  nous  ôter  la  communication  de 
fi  Suse.  Soyez  certain  qu'ils  ne  nous  attaqueront 
«  point.  »  M.  le  duc  d'Orléans  s'en  retourna.  Mais, 
deux  heures  après,  on  vint  encore  l'avertir  que  les 
ennemis  étoient  en  mouvement  pour  venir  du  côté  de 
Lucento.  Il  retourna  promptement  chez  le  maréchal^, 
qui,  enfin  revenu  de  son  opiniâtreté  et  de  son  assou- 
pissement, un  peu  trop  tard  pour  le  malheur  de  la 
France,  s'habilla,  monta  à  cheval  et  se  rendit  avec  le 
duc  d'Orléans  entre  la  Doire  et  la  Sture.  Comme  il 
n'y  avoit  aucune  ligne  de  ce  côté,  ils  firent  tirer  un 

1.  Il  faut  comparer  le  récit  qui  va  suivre  avec  celui  de  Saint- 
Simon,  rédigé  d'après  les  lettres  et  les  conversations  du  duc 
d'Orléans  [Mémoires,  éd.  Boislisle,  t.  XIV,  p.  48  et  suivantes); 
il  y  a  entre  les  deux  une  grande  analogie. 

2.  Sur  la  rive  gauche  de  la  Doire,  très  proche  de  Turin. 

3.  Saint-Simon  ne  parle  pas  de  cette  seconde  intervention 
du  prince  auprès  de  Marcin. 


196  MÉMOIRES  [Sept.  1706] 

relranchement  depuis  Lucento,  qui  est  sur  la  Doire, 
jusqu'à  la  Sture.  La  cavalerie  qui  étoit  campée  dans 
ce  terrain  fut  employée  à  ce  travail.  Elle  y  travailla 
environ  trois  heures  :  jugez  du  retranchement;  aussi 
ne  nous  couvroit-il  pas  les  genoux;  Pina\  capitaine 
au  régiment,  y  reçut  un  coup  de  fusil  dans  la  jambe 
au-dessous  du  mollet. 

Pendant  que  les  ennemis  marchoient  pour  venir 
nous  attaquer,  tranquilles  dans  notre  camp,  nous  ne 
songions  nullement  à  eux;  nous  tâchions  de  nous 
réparer  des  fatigues  que  nous  avions  essuyées  pen- 
dant les  trois  nuits  précédentes,  que  nous  avions  cou- 
ché sous  les  armes  derrière  nos  lignes.  Il  falloit  plutôt 
être  bien  alertes  celle-ci  ;  nous  n'aurions  pas  été  sur- 
pris, et  nous  nous  serions  mieux  préparés  à  recevoir 
le  duc  de  Savoie  et  le  prince  Eugène. 

Bataille  de  Turin.  —  Ce  jour  fatal  étant  donc 
arrivé  2,  après  avoir  dormi  la  longue  matinée  (car  il 
étoit  bien  six  heures  et  demie  lorsque  je  me  levai),  je 
me  fis  raser,  et  je  montai  à  cheval  pour  aller  voir 

1.  Le  chevalier  de  Pina,  d'une  ancienne  famille  du  Dau- 
phiné,  était  le  fils  d'un  conseiller  au  parlement  de  Grenoble. 
Il  fut  tué  en  1713,  et  notre  auteur  dira  alors  qu'il  était  parent 
du  général  des  Chartreux. 

2.  On  trouvera  l'indication  de  tous  les  récits  contemporains 
ou  modernes  de  la  bataille  de  Turin  dans  le  commentaire  des 
Mémoires  de  Saint-Simon  par  M.  de  Boislisie,  t.  XIV,  p.  51, 
note  i,  et  des  lettres  inédites  du  duc  d'Orléans  dans  l'appen- 
dice II.  Il  convient  seulement  de  signaler  ici,  outre  les  relations 
de  Quincy  dans  son  Histoire  militaire  et  celles  des  Mémoires 
militaires  (t.  VI,  p.  652-685),  le  Journal  historique  du  siège, 
publié  en  1838  et  rédigé  par  le  comte  Solar  de  la  Marguerie, 
commandant  l'artillerie  à  Turin,  dans  lequel  il  y  a  un  très  bon 
plan  du  siège  et  de  la  bataille. 


[Sept.  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  197 

M.  d'Esgrigny,  intendant  de  l'armée.  Il  étoit  environ 
huit  heures  et  demie  lorsque  j'arrivai  chez  lui.  Dès 
qu'il  me  vit,  il  me  dit  :  «  Chevalier,  que  venez-vous 
«  faire  ici,  dans  le  temps  que  les  ennemis,  à  ce  que 
«  l'on  dit,  paroissent  du  côté  de  Lucento  pour  venir 
«  nous  attaquer?  M.  le  duc  d'Orléans  vient  d'envoyer 
«  chercher  dans  le  moment  le  chevalier  de  Saint-Périer, 
c(  afin  qu'il  fit  marcher  du  canon  de  ce  côté.  »  A  ce 
discours,  je  remontai  vite  à  cheval  et  je  me  rendis  à 
notre  régiment,  qui  étoit  campé  à  une  heue  de  l'en- 
droit où  demeuroit  M.  d'Esgrigny;  nous  couvrions  la 
maison  où  demeuroit  le  duc  de  la  Feuillade.  L'on  avoit 
battu  la  générale;  mais  nos  généraux,  qui  ne  vouloient 
pas  encore  se  persuader  que  le  véritable  dessein  des 
ennemis  étoit  de  nous  attaquer  entre  la  Sture  et  la 
Doire,  nous  laissèrent  encore  une  bonne  heure  à  la 
tète  de  notre  camp.  Nous  eûmes  le  temps  de  man- 
ger un  morceau ,  excellente  précaution  auparavant 
d'une  action.  Enfin,  le  marquis  de  Dreux,  notre  ancien 
colonel,  qui  étoit  pour  lors  maréchal  de  camp^,  vint 
prendre  la  brigade.  Il  nous  fit  marcher  comme  des 
tortues.  Quand  nous  eûmes  fait  environ  une  demi- 
lieue,  nous  vîmes  paroitre  un  aide  de  camp  du  duc 
d'Orléans,  qui  dit  au  marquis  de  Dreux  qu'il  falloit 
précipiter  notre  marche,  que  les  ennemis  attaquoient 
nos  Hgnes  entre  la  Sture  et  la  Doire,  et  que  ce  prince 
nous  attendoit  avec  beaucoup  d'impatience.  En  peu 
de  temps  nous  arrivâmes  à  Lucento,  où  nous  passâmes 
la  Doire.  Je  remarquai  beaucoup  de  désordre  dans  ce 
village  ;  il  étoit  rempli  d'équipages  qui  tàchoient  de 

1.  Depuis  1704. 


198  MÉMOIRES  [Sept.  1706] 

passer  le  pont  pour  se  sauver  :  ainsi  il  fallut  défiler 
entre  ces  équipages.  Je  vis  des  officiers  généraux  qui 
certainement  ne  prenoient  pas  le  chemin  où  se  faisoit 
l'attaque  ;  ains  au  contraire,  ils  tournoient  le  cul  à  la 
mangeoire''.  Nos  soldats  leur  reprochoient  assez  haut, 
surtout  à  un,  dont  ils  nommoient  le  nom.  En  sortant 
de  Lucento,  nous  rencontrâmes  M.  de  la  Feuillade  paré 
comme  s'il  alloit  au  bal  :  il  avoit  un  habit  d'écarlate 
brodé  en  or  sur  toutes  les  coutures,  ses  cheveux 
étoient  bien  poudrés,  il  montoit  un  beau  cheval  gris. 
Avec  plus  de  raison,  il  auroit  du  porter  un  habit  noir; 
car  ce  fut  le  dernier  jour  de  son  règne.  Dès  qu'il  vit 
la  tête  de  la  brigade  :  «  Pressez,  Messieurs,  votre 
«  marche,  nous  dit-il  ;  il  y  a  longtemps  que  nous  vous 
«  attendons.  »  Nous  passâmes  entre  les  chevaux  des 
dragons,  qui  avoient  mis  pied  à  terre  pour  border  les 
lignes  du  côté  de  Lucento.  Dans  le  temps  que  nous 
arrivions,  nos  troupes  repoussoient  vigoureusement 
les  ennemis  pour  la  seconde  fois  ;  tous  nos  soldats  et 
nos  dragons  jetoient  leurs  chapeaux  en  l'air  pour  en 
marquer  leur  joie.  Je  remarquai  avec  plaisir  M.  de  la 
Bussière^,  lieutenant-colonel  du  régiment  de  Bretagne, 
dont  la  brigade  étoit  à  notre  droite,  qui  étoit  monté 
sur  le  retranchement  pour  encourager  ses  soldats;  il 
avoit  l'épée  à  la  main  et  il  n'avoit  qu'une  veste  de 
chamois.  Le  feu  que  nous  fîmes  en  arrivant  sur  les 
ennemis  fut  des  plus  vifs  ;  nous  en  couchâmes  beau- 

1.  Figurément  et  proverbialement,  pour  dire  qu'un  homme 
fait  tout  le  contraire  de  ce  qu'il  devrait  faire  [Dict.  de  Trévoux). 

2.  D'une  famille  poitevine,  dont  plusieurs  membres  étaient 
au  service;  il  ne  faut  pas  le  confondre  avec  M.  de  la  Bussière, 
capitaine  au  régiment  de  Bourgogne  (ci-dessus,  p.  188). 


[Sept.  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  199 

coup  par  terre.  Ils  se  rallièrent  à  la  portée  du  fusil  de 
nous,  soutenus  par  leur  cavalerie,  qui  étoit  en  bataille 
sur  deux  lignes.  J'eus,  dans  ce  temps-là,  la  manche 
de  mon  habit  percée  d'une  balle  de  fusil  d'un  de  nos 
soldats  de  recrue. 

Les  ennemis  s'étant  ralliés,  ils  marchèrent  quelque 
temps  après  en  avant,  et  ils  s'arrêtèrent  à  la  demi- 
portée  de  fusil  de  nous.  Nous  leur  faisions  un  feu  con- 
tinuel de  mousqueterie  et  de  canon.  Dans  le  temps 
que  nous  croyions  qu'ils  nous  viendroient  attaquer 
pour  la  troisième  fois,  nous  vîmes  un  officier  général 
qui  fit  faire  aux  deux  lignes  de  leur  infanterie  à  gauche 
et  les  fît  marcher  précipitamment.  Voici  la  cause  de 
ce  mouvement.  Une  de  leurs  colonnes  ayant  attaqué 
les  troupes  de  notre  droite,  elle  les  fît  pher.  Rien 
n'étoit  plus  facile  ;  car  il  y  avoit  si  peu  de  troupes  de 
ce  côté-là,  que  les  soldats  étoient  sur  un  seul  rang  der- 
rière notre  mauvais  retranchement.  Le  maréchal  de 
Marcin  fut  blessé  dans  ce  moment  d'un  coup  de  fusil 
qui  lui  cassoit  les  reins,  en  faisant  tout  ce  qu'il  pou- 
voit  pour  arrêter  les  soldats.  Apparemment  que  son 
cheval  avoit  été  tué  sous  lui  ;  car,  lorsqu'il  passa  der- 
rière le  régiment  pour  se  retirer,  il  étoit  monté  sur  le 
cheval  d'un  dragon.  Il  nous  demanda  où  étoit  M.  le 
duc  d'Orléans,  qui  avoit  été  blessé  au  bras  droit,  un 
peu  au-dessus  du  poignet.  Le  maréchal  mourut  le  len- 
demain, et  on  l'enterra  au  couvent  des  Capucins  de  la 
plaine,  situé  du  côté  où  s'est  donné  ce  combat^. 

1.  Notre  auteur  ne  dit  pas  que  Marcin  fut  pris  parles  Impé- 
riaux et  mourut  prisonnier.  Saint-Simon  paraît  croire  que  la 
capture  du  maréchal  fut  simultanée  avec  sa  blessure;  il  semble 
au  contraire,  puisque  notre  chevalier  le  vit  passer  derrière  le 


200  MÉMOIRES  [Sept.  1706] 

Pour  en  revenir  à  la  colonne  des  ennemis  qui  avoit 
pénétré  notre  ligne  et  qui  poursuivoit  nos  troupes 
vivement,  elle  fut  bientôt  obligée  de  se  retirer  préci- 
pitamment; car  nos  carabiniers  la  chargèrent  si  à  pro- 
pos et  avec  tant  de  valeur,  qu'ils  la  firent  repasser  le 
retranchement  bien  plus  vite  qu'elle  ne  l'avoit  passé. 
Nos  carabiniers  ne  se  contentèrent  pas  de  l'avoir  chas- 
sée en  delà  de  nos  lignes  ;  ils  les  passèrent  eux-mêmes 
pour  la  poursuivre.  Cette  action  hardie  fut  la  cause 
de  notre  malheur  ;  car  le  prince  Eugène,  attentif  à 
profiter  des  fautes  que  nous  ferions,  jugeant  par  la 
manœuvre  des  carabiniers  que  nos  retranchements 
étoient  bien  foibles,  puisqu'ils  les  avoient  passés  à 
cheval,  fit  marcher  sur-le-champ  toute  l'infanterie  de 
Brandebourg,  qui  n'avoit  point  encore  donné  et  qui 
formoit  une  grosse  colonne.  Nos  généraux  n'avoient 
pas  pu  l'apercevoir  parce  qu'elle  étoit  dans  un  fond. 
Elle  fit  un  si  grand  feu  sur  nos  carabiniers,  qu'ils  furent 
obHgés  de  se  retirer  dans  nos  lignes.  Les  ennemis  les 
suivirent  et  passèrent  nos  retranchements,  qu'ils 
aplanirent  pour  faire  un  passage  à  leur  cavalerie. 
Ensuite  ils  marchèrent,  toujours  en  colonne,  sur  leur 
droite,  le  long  et  en  deçà  de  nos  retranchements. 
A  mesure  qu'ils  avançoient,  ils  faisoient  pUer  notre 
infanterie,  et  insensiblement  ils  gagnèrent  notre  bri- 
gade, qui  fut  obligée  aussi  de  faire  comme  les  autres, 
malgré  tout  ce  que  nous  pouvions  faire,  le  marquis 
de  Vibraye^  et  nous,  pour  arrêter  le  soldat.  Je  tirai 

régiment  pour  se  retirer,  qu'il  ne  fut  pris  que  plus  tard,  dans 
la  cassine  où  on  l'avait  mené,  lorsque  les  ennemis,  ayant  forcé 
les  lignes,  pénétrèrent  dans  le  camp  français. 

1.  Henri-Éléonor  Hurault,  marquis  de  Vibraye,  était  lieute- 


[Sept.  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  201 

deux  coups  de  fusil  à  l'officier  général  qui  étoit  à  la 
tête  de  cette  colonne  ;  je  suis  persuadé  que  le  second 
porta  :  je  le  vis  se  laisser  aller  sur  le  pommeau  de  sa 
selle. 

Dans  le  temps  que  nous  nous  retirions  assez  lente- 
ment, je  m'aperçus  qu'un  soldat  qui  marchoit  devant 
moi  avoit  une  branche  verte  à  son  chapeau  ^  Je  lui 
demandai  de  quel  régiment  il  étoit;  sa  réponse  fut 
en  allemand.  Cet  homme,  qui  étoit  gris,  s'imaginoit 
être  avec  les  siens.  Je  lui  fis  ôter  seulement  son  fusil  ; 
je  ne  sais  ce  qu'il  est  devenu  depuis. 

Comme  je  me  retirois  avec  une  partie  du  régiment 
du  côté  de  Lucento  (car  je  n'aurois  pas  voulu  suivre 
l'autre  partie,  qui  se  précipita  dans  la  Doire  pour  se 
sauver,  où  il  y  eut  plusieurs  de  nos  soldats  de  noyés, 
aimant  mieux  périr  d'un  coup  de  feu  que  par  l'eau), 
je  vis  un  régiment  irlandois,  je  crois  que  c'étoit  Ber- 
wick,  dont  les  soldats,  fâchés  de  notre  manœuvre, 
hurloient  contre  nous;  ils  avoient  quelques  raisons; 
mais,  un  moment  après,  je  m'aperçus  que,  pendant 
que  les  soldats  de  la  gauche  de  ce  régiment  se  met- 
toient  en  bataille,  les  soldats  de  la  droite  défiloient  et 
fuyoient  encore  plus  vite  que  nous.  Je  ne  pus  m'em- 
pêcher  de  rire.  Auparavant  d'arriver  à  Lucento,  je 
trouvai  un   lieutenant  des  grenadiers  du  régiment, 

nant  général  depuis  octobre  1704;  il  avait  servi  en  Flandre 
jusqu'au  commencement  de  1706,  où  il  passa  en  Italie.  Il  avait 
épousé  la  fille  du  premier  mariage  du  comte  de  Grignan,  et  sa 
mère  était  cette  Polyxène  Le  Coigneux  dont  il  est  tant  question 
dans  le  tome  VI  des  Lettres  de  A/™®  de  Sévigné. 

1.  On  a  vu  ci-dessus,  p.  47,  que  les  alliés  adoptaient  ce  signe 
de  ralliement,  et  les  troupes  françaises  la  cocarde  blanche. 


202  MÉMOIRES  [Sept.  1706] 

nommé  Cavalier,  qui  étoit  couché  sur  le  ventre  ;  il  avoit 
un  coup  de  fusil  dans  la  cuisse  qui  l'empêchoit  de  mar- 
cher. Dès  qu'il  me  vit,  il  se  mit  à  crier  :  «  Monsieur  le 
«  chevalier,  ayez  pitié  de  moi  !  Faites-moi ,  je  vous 
«  prie,  emporter.  »  Je  priai  et  menaçai  soldats  et  gre- 
nadiers de  lui  faire  ce  plaisir  ;  mais  mes  prières  et 
mes  menaces  ne  servirent  de  rien  :  tant  il  est  vrai 
qu'aussitôt  que  la  terreur  panique  s'est  emparée  de 
l'esprit  du  soldat,  il  n'a  plus  ni  oreilles,  ni  yeux,  ni 
cœur.  Je  fus  obligé  de  le  prendre  entre  mes  bras  et 
de  marcher  ainsi  l'espace  de  deux  cents  pas  en  le  traî- 
nant ;  car  il  ne  pouvoit  point  du  tout  se  soutenir.  Il 
avoit  la  veine  cave  cassée;  son  sang  sortoit  de  sa 
cuisse  à  gros  bouillons.  Il  mourut  entre  mes  bras  en 
arrivant  à  Lucento.  Je  le  mis  dans  une  baraque  de 
vivandiers  ;  je  n'ai  plus  entendu  parler  de  lui  ;  car  je 
fus  blessé  un  moment  après,  et  voici  comment. 

Le  village  de  Lucento  étoit  bien  retranché  ;  il  flan- 
quoit  une  partie  de  nos  mauvaises  lignes.  Je  montai 
sur  le  retranchement  pour  examiner  ce  que  faisoient 
nos  ennemis  ;  nous  étions  pêle-mêle,  officiers,  soldats, 
grenadiers  et  dragons.  Je  n'y  fus  pas  plus  tôt,  qu'un 
officier  du  régiment,  qui  étoit  Gascon  et  qui  avoit 
l'épée  à  la  main,  se  mit  à  crier  :  «  Gadédis  !  est-ce 
«  que  nous  laisserons  approcher  ces  coquins-là  (en 
«  parlant  des  ennemis)  si  près  de  nous?  Il  faut  les  faire 
«  repentir  de  leur  témérité.  »  A  ce  discours,  je  vis 
partir  officiers,  grenadiers,  dragons  et  soldats,  qui  se 
précipitèrent  du  haut  du  retranchement  dans  le  fossé 
et  qui,  après  l'avoir  monté,  marchèrent  comme  des 
furieux  aux  ennemis.  Je  ne  fus  pas  longtemps  sans 
les  joindre.  Il  est  à  remarquer  que  le  Gascon  qui 


[Sept.  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  203 

occasionna  cette  action  resta  ferme  sur  le  retranche- 
ment et  qu'il  nous  laissa  faire  la  besogne.  Nous  étions 
environ  cent  cinquante.  Nous  donnâmes  sur  un  batail- 
lon qui  nous  prêtoit  le  flanc,  que  nous  culbutâmes,  et 
qui  entraîna  avec  lui  un  autre  bataillon.  Ce  fut  dans 
ce  moment  que  je  reçus  un  coup  de  fusil  dans  le  bras 
droit.  La  balle,  après  avoir  jeté  un  bouton  de  mon 
habit  et  deux  boutons  de  ma  veste,  qui  étoient  de 
cuivre  doré,  par  terre,  perça  ma  chemise  et  ma  cra- 
vate, qui  étoit  entortillée  dans  ma  chemise,  et  ensuite 
cette  balle  pénétra  mon  bras  au-dessus  du  coude  jus- 
qu'à l'os.  Je  crus  mon  bras  cassé  ;  un  demi-doigt  de 
plus,  j'étois  tué.  Je  ne  laissai  pas  de  continuer  à  suivre 
nos  ennemis.  Il  est  certain  que,  si  nous  avions  été 
suivis,  peut-être  aurions-nous  fait  changer  la  fortune; 
car  souvent  il  ne  faut  qu'un  rien  pour  ramener  la  vic- 
toire. Mais,  comme  il  n'y  avoit  aucun  officier  général 
resté  à  Lucento  pour  faire  marcher  des  troupes  à 
notre  secours,  nous  fîmes  notre  retraite  sans  être 
suivis. 

Dès  que  M.  de  Barette,  notre  lieutenant-colonel,  me 
vit  (je  rendois  beaucoup  de  sang),  il  m'ordonna  d'al- 
ler me  faire  panser;  il  me  donna  un  sergent  pour 
m' accompagner.  Je  repassai  le  pont  de  la  Doire  à 
Lucento.  Gomme  je  ne  trouvai  point  mes  chevaux,  je 
pris  celui  de  Choart,  capitaine  du  régiment.  A  un 
quart  de  lieue  du  pont,  je  trouvai  le  marquis  de  Mau- 
lévrier-Langeron,  colonel  du  régiment  d'Anjou,  à  la 
tête  de  sa  brigade,  à  qui  je  dis  :  «  Monsieur,  vous 
«  venez  trop  tard  ;  les  ennemis  ont  pénétré  jusqu'à 
«  Turin.  Plût  à  Dieu  qu'il  ne  nous  arrive  que  ce  mal- 
«  heur!  »  Après  lui  avoir  fait  un  petit  détail  de  la 


204  MÉMOIRES  [Sept.  1706] 

bataille,  et  qu'il  m'eut  fait  un  compliment  sur  ma  bles- 
sure, je  le  quittai  pour  chercher  un  chirurgien.  Celui 
de  son  régiment  étoit  resté  au  camp.  Je  trouvai  enfin 
derrière  une  haie  le  chirurgien-major  de  la  Reine-in- 
fanterie^. Il  se  préparoit  à  panser  le  chevalier  de  Mau- 
lévrier-Colbert,  maréchal  de  camp  et  inspecteur  géné- 
ral de  l'infanterie  %  qui  avoit  reçu  un  coup  de  fusil  qui 
lui  perçoit  le  bras.  Pendant  toute  l'opération,  il  ne  fit 
pas  le  moindre  cri  ;  mais  je  lui  voyois  tomber  du  front 
des  gouttes  d'eau  grosses  comme  le  doigt.  Il  n'en  fut 
pas  de  même  de  moi  :  je  criai  comme  un  diable,  sur- 
tout lorsqu'il  vint  à  faire  une  nouvelle  ouverture,  avec 
ses  ciseaux,  jusqu'à  l'os,  pour  tirer  la  balle. 

Dans  le  temps  qu'on  nous  pansoit  tous  deux,  un 
officier  général  vint  où  nous  étions,  non  pour  se  faire 
panser,  il  n'en  avoit  pas  besoin,  mais  pour  se  mettre 
en  état  de  ne  l'être  point.  Il  fit  le  détail  à  M.  de  Mau- 
lévrier  de  tout  ce  qui  s'étoit  passé  et  de  ce  qu'il  fal- 
loit  faire.  Cet  homme  parloit  infiniment  bien  de  la 
guerre.  Il  faut  se  méfier  de  ces  claque-dents-là  ^. 
Lorsqu'il  fut  parti,  je  dis  à  M.  de  Maulévrier  :  «  En 
«  vérité.  Monsieur  l'officier  général  devroit  être  bien 
«  plutôt  à  la  tête  des  troupes  que  de  venir  nous  répé- 

1.  Régiment  levé  vers  1634,  qui  porta  d'abord  le  nom  de 
son  colonel,  puis  prit  en  1659  celui  de  Mazarin-français.  En 
1661,  à  la  mort  du  cardinal,  il  fut  donné  à  la  reine  Marie-Thé- 
rèse et  conserva  son  nom  jusqu'en  1790,  chaque  reine  en  étant 
colonel. 

2.  Henri  Colbert,  dit  le  chevalier  de  Maulévrier,  neveu  du 
grand  ministre,  était  maréchal  de  camp  depuis  septembre 
1704  et  inspecteur  de  l'infanterie  depuis  août  1705. 

3.  Ce  terme  signifie  «  un  braillard,  un  homme  qui  ne  fait 
que  parler  sans  savoir  ce  qu'il  dit.  »  [Dictionnaire  de  Trécoujc.) 


[Sept.  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  205 

«  ter  une  malheureuse  affaire  que  vous  savez  mieux 
«  que  lui.  »  Nous  entendions  encore  dans  ce  temps-là 
la  mousqueterie,  qui  continuoit  vivement.  Combien  y 
en  a-t-il  de  ces  messieurs,  qui  parlent  si  parfaitement 
bien  et  en  si  beaux  termes  de  la  guerre,  qu'ils  en 
imposent  à  la  cour  et  à  la  ville?  On  les  croit  des 
Alexandre,  des  César,  et,  dans  le  fond,  ils  sont  pires 
que  des  poules  mouillées.  Le  nombre  en  est  grand. 

Après  avoir  été  pansé,  je  me  rendis  au  camp.  Le 
régiment  y  étoit  arrivé.  Les  tentes  étoient  encore  ten- 
dues ;  il  sembloit  que  nous  venions  seulement  de  pas- 
ser en  revue.  Aussitôt  que  je  fus  arrivé,  j'envoyai 
demander  à  mon  camarade  Pina  de  ses  nouvelles  et 
quel  ordre  on  avoit  donné  pour  les  officiers  blessés. 
Sa  réponse  fut  qu'ils  avoient  ordre  de  passer  le  Pô  et 
que  nous  en  recevrions  de  nouveaux  au  delà  du  pont 
qui  étoit  sur  cette  rivière.  Il  est  nécessaire  de  faire 
attention  à  cet  ordre  par  rapport  au  parti  que  Mes- 
sieurs les  officiers  généraux  prirent  ensuite. 

Pendant  que  nous  dînerons  (nous  en  eûmes  le 
temps),  parlons  un  peu  de  ce  que  les  ennemis  firent 
après  que  les  lignes  furent  abandonnées. 

Après  notre  petit  combat  (je  parle  de  celui  où  je 
fus  blessé),  les  ennemis  étant  maîtres  de  tous  nos 
retranchements  depuis  la  Doire  jusqu'à  la  Sture,  ils 
ne  perdirent  point  de  temps  à  marcher  droit  à  Turin, 
après  avoir  laissé  une  ligne  d'infanterie  et  une  ligne 
de  cavalerie  pour  masquer  nos  troupes,  qui  s'étoient 
retirées  à  Lucento.  En  chemin  faisant,  ils  trouvèrent 
que  les  troupes  de  notre  droite  s'étoient  ralliées  et 
qu'elles  formoient  une  bonne  ligne.  Cela  les  obligea 
de  s'arrêter  pour  attendre  du  canon;  il  ne  leur  en 


206  MÉMOIRES  [Sept.  1706] 

manquoit  point  :  nous  leur  en  avions  déjà  abandonné 
une  quarantaine,  qui  étoient  répandues  ^  le  long  de  nos 
lignes,  entre  la  Sture  et  la  Doire.  Dès  qu'ils  en  eurent 
assez,  ils  marchèrent  à  notre  ligne,  qui  fut  obligée  de 
se  retirer  derrière  quelques  redoutes  et  quelques  cas- 
sines,  où  il  y  avoit  le  second  bataillon  du  régiment 
Dauphin,  qui  favorisa  sa  retraite;  et  de  là  une  partie 
de  cette  ligne  gagna  le  pont  de  la  Sture,  où  elle  passa 
cette  rivière  pour  se  retirer  à  Ghivas,  et  l'autre  par- 
tie, après  avoir  passé  le  Pô  au  Pilon  ^,  fut  joindre  les 
troupes  qui  étoient  sur  la  hauteur  des  Capucins  aux 
ordres  de  M.  d'Albergotti. 

Il  est  temps  de  parler  de  cet  officier  général  qui 
commandoit  ce  poste,  qui  étoit  la  partie  la  mieux 
retranchée  de  toute  la  circonvallation.  Il  avoit  quarante 
bataillons.  Le  comte  de  Santena^  avoit  un  corps  de 
dix  mille  hommes,  dont  plus  des  deux  tiers  étoient 
composés  de  milice,  avec  lequel  il  s'approcha  de  nos 
lignes.  Il  fit  plusieurs  mouvements,  qui  en  imposèrent 
si  fort  à  M.  d'Albergotti,  qu'il  crut  à  tout  moment  d'être 
attaqué.  Le  duc  d'Orléans  et  le  maréchal  de  Marcin, 


1.  Ce  féminin  se  rapporte  au  mot  pièces  de  canon,  sous- 
entendu  par  l'auteur. 

2.  Le  pont  du  Pilon,  avec  une  chapelle  dédiée  à  la  Vierge, 
se  trouve  sur  le  Pô,  en  aval  et  au  nord  de  Turin.  Les  Français 
l'avaient  fortifié,  et  c'était,  avec  le  pont  de  Cavoretto,  au  sud, 
la  seule  communication  qu'il  y  eût  entre  les  postes  des  Capu- 
cins et  de  la  rive  droite,  commandés  par  Albergotti,  et  le  gros 
de  l'armée  qui  attaquait  Turin  vers  l'ouest. 

3.  C'était  un  Piémontais,  fils  du  marquis  de  Tana,  qui  avait 
rendu  Montmélian  en  1705  à  M.  de  la  Fare.  Les  Broglie 
étaient  alliés  à  sa  famille,  et  plusieurs  d'entre  eux  avaient 
même  porté  le  titre  de  comte  de  Santena. 


[Sept.  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  207 

enfin  convaincus  que  le  dessein  des  ennemis  étoit 
absolument  de  nous  attaquer  du  côté  de  Lucento,  lui 
envoyèrent  aides  de  camp  sur  aides  de  camp  pour  lui 
ordonner  de  leur  envoyer  vingt  bataillons  :  il  ne  voulut 
jamais  envoyer,  non  seulement  les  vingt  bataillons, 
mais  pas  un  seul  ^ .  Ne  peut-on  pas  rejeter  sur  lui  la 
perte  de  l'Italie  par  la  manœuvre  qu'il  fit,  au  com- 
mencement de  la  campagne,  près  de  Salo  et  à  la  Fer- 
rare  2,  et  à  son  opiniâtreté  de  n'avoir  jamais  voulu 
secourir  le  duc  d'Orléans  d'un  seul  bataillon?  Cepen- 
dant, il  auroit  été  à  souhaiter  que  M.  d'Albergotti  eût 
été  avec  M.  le  duc  d'Orléans  pendant  la  bataille.  Il 
faut  lui  rendre  justice  :  c' étoit  un  très  bon  second; 
mais,  le  plus  souvent,  lorsqu'il  commandoit  en  chef, 
la  tête  lui  tournoit,  comme  il  lui  arriva  dans  cette 
occasion.  Vingt  bataillons,  bien  retranchés  comme  ils 
étoient,  certainement  étoient  capables  de  résister  à 
dix  mille  hommes  dont  les  deux  tiers  étoient  de 
milice.  Les  autres  vingt  bataillons  nous  auroient  bien 
servi. 

Assurés  de  leur  victoire,  le  duc  de  Savoie  et  le 
prince  Eugène,  au  lieu  de  songer  à  nous  suivre  dans 
notre  retraite,  firent  leur  entrée  dans  Turin.  Quelle 
joie  pour  ce  peuple  de  se  voir  délivrer  d'un  long  et 
pénible  siège  par  leur  souverain,  tout  couvert  de  lau- 
riers !  Aussi  la  fit-il  bien  éclater  par  des  acclamations 
continuelles.  La  première  action  que  fit  M.  de  Savoie, 
après  son  entrée  dans  sa  capitale,  fut  d'aller  à  la 

1.  Saint-Simon  (t.  XIV,  p.  52)  accuse  la  Feuillade  d'avoir 
empêché  Albergotti  d'obéir  aux  ordres  du  prince. 

2.  Ci-dessus,  p.  173-177. 


208  MÉMOIRES  [Sept.  1706] 

cathédrale  pour  remercier  Dieu  de  cette  grande  vic- 
toire. Il  fit  chanter  le  Te  Deum,  et  il  y  eut  des  réjouis- 
sances à  Turin  pendant  plusieurs  jours.  J'ai  su  ce 
détail  d'un  capitaine  du  régiment  Dauphin  qui  fut  fait 
prisonnier  dans  cette  bataille.  Laissons  le  comte  de 
Thaun*  et  les  principaux  officiers  de  cette  garnison 
recevoir  les  louanges  qu'ils  méritoient  certainement 
sur  la  belle  défense  qu'ils  venoient  de  faire,  et  reve- 
nons à  notre  camp. 

Après  avoir  dîné,  nos  équipages  étant  chargés  et  le 
régiment  s'étant  mis  en  bataille  à  la  tète  du  camp, 
nous  montâmes  à  cheval,  Pina,  La  Volvenne,  les  autres 
officiers  du  régiment  blessés  et  moi,  et  nous  nous 
mîmes  en  marche  pour  nous  rendre  au  delà  du  Pô, 
selon  l'ordre  que  les  officiers  blessés  avoient  reçu. 
Ayant  marché  quelque  temps,  je  fus  surpris  que,  au 
lieu  d'aller  droit  à  cette  rivière,  nous  nous  jetions  sur 
notre  droite.  Nous  suivions  tous  les  autres  officiers 
blessés  de  l'armée.  J'en  demandai  la  raison  à  M.  de 
Siougeat^,  qui  est  présentement  lieutenant  général  des 
armées  du  Roi  et  gouverneur  de  Thionville.  Il  me 
répondit  :  «  Vous  ne  pouvez  pas  mieux  faire  que  de 
«  suivre  le  même  chemin  que  prend  M.  le  duc  d'Or- 
«  léans,  blessé  comme  vous  ;  il  est  dans  cette  chaise 
«  de  poste  qui  est  devant  vous.  »  J'appris  ensuite  la 

1.  Philippe-Laurent,  comte  de  Thaun,  avait  le  grade  de 
général  d'artillerie  dans  l'armée  impériale,  et  Victor-Amédée 
l'avait  laissé  dans  Turin  pour  défendre  la  ville;  il  eut  plus 
tard  la  vice-royauté  de  Naples  pour  l'Empereur. 

2.  Le  manuscrit  porte  :  M.  de  Ciujac;  c'est  M.  de  Siougeat, 
que  nous  avons  déjà  rencontré  ci-dessus,  p.  74,  qui  était  alors 
brigadier,  et  qui  devint  lieutenant  général  en  1734. 


[Sept.  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  209 

cause   du    misérable    parti   que    nous    prenions  ;    la 
voici. 

L'on  mena  à  M.  d'Arène,  lieutenant  général,  un 
officier  des  ennemis,  qui,  selon  toutes  les  apparences, 
s'étoit  laissé  prendre  exprès;  car  nos  deux  princes 
savoyards  ne  négligeoient  rien  de  tout  ce  qui  pouvoit 
leur  être  utile.  Il  lui  demanda  ce  que  les  ennemis  fai- 
soient  actuellement  et  s'il  ne  savoit  pas  le  parti 
qu'ils  alloient  prendre.  Il  faut  remarquer  que  notre 
armée  se  mettoit  en  mouvement  pour  exécuter  le 
premier  projet  qui  avoit  été  résolu  dans  le  conseil  de 
guerre,  qui  étoit  de  passer  le  Pô  pour  se  retirer  du 
côté  de  Casai  ou  d'Alexandrie;  mais  le  malheureux 
génie  qui  dominoit,  pendant  toute  cette  année,  la 
France,  nous  fit  prendre  le  plus  mauvais  de  tous  les 
partis.  Cet  officier  répondit  à  M.  d'Arène  qu'il  étoit 
parti  un  corps  de  dix  mille  hommes,  il  y  avoit  plus 
de  deux  heures,  pour  Moncalieri\  afin  de  nous  empê- 
cher de  nous  retirer  en  Italie.  M.  d'Arène  mena  cet 
officier  au  duc  d'Orléans,  qui  avoit  déjà  traversé  la 
moitié  de  notre  pont  sur  le  Pô  pour  se  rendre  de 
l'autre  côté.  Cette  fausse  nouvelle  fit  retourner  sur-le- 
champ  le  duc  d'Orléans,  qui,  sans  approfondir,  aussi 
bien  que  Messieurs  les  officiers  généraux,  si  la  chose 
étoit  vraie  ou  supposée,  après  avoir  tenu  un  petit  con- 
seil avec  eux,  prit  le  parti  de  se  rendre  à  Pignerol, 
et  ordonna  que  l'armée  l'y  suivit,  malgré  tout  ce  que 
put  dire  M.  de  Visconti,  commissaire  général  du  Mila- 
nois  et  des  troupes  d'Espagne-.  On  prétend  qu'il  dit 

1.  Bourg  situé  au  sud  de  Turin,  sur  une  colline  qui  domine 
la  rive  droite  du  Pô. 

2.  Jules  Visconti  avait  succédé  en  1704  à  son  frère  Pirro 

II  14 


210  MÉMOIRES  [Sept.  1706] 

au  duc  d'Orléans  :  «  Monseigneur,  est-il  possible  que 
«  vous  vouliez  nous  abandonner  et  que  vous  jDreniez 
«  le  parti  de  quitter  l'Italie?  Vous  n'avez  rien  à 
«  craindre.  Faites  marcher  votre  armée  du  côté 
a  d'Alexandrie.  Il  est  vrai  qu'elle  sera  trois  jours 
«  sans  pain;  mais  vous  permettrez  la  maraude,  et, 
«  aussitôt  que  votre  armée  sera  arrivée  près  de  cette 
a  ville,  elle  ne  manquera  de  rien^.  » 

Un  quart  d'heure  après  que  j'eus  appris  la  raison 
du  parti  que  nous  prenions,  je  vis  paroître  M.  de 
Fenestre,  capitaine  du  régiment,  qui  venoit  de  Mon- 
calieri  et  qui  alloit  joindre  le  régiment  ;  il  descendoit 
de  la  grande  garde,  avec  cent  hommes,  de  cette  ville 
même.  Je  lui  demandai  s'il  étoit  vrai  qu'il  y  eût  un 
corps  de  dix  mille  hommes  près  de  Moncalieri.  Il 
m'assura  qu'il  n'y  avoit  pas  un  chat  et  qu'il  n'y  avoit 
qu'une  demi-heure  qu'il  en  étoit  parti.  Gela  nous  fit 
soupçonner,  et  la  chronique  scandaleuse  le  disoit 
hautement,  que  le  duc  d'Orléans  vouloit  s'approcher 
de  sa  maîtresse  M"®  de  Séry^,  qu'il  aimoit  passionné- 
ment dans  ce  temps-là^,  et  que  Messieurs  les  officiers 

comme  commissaire  général;  il  se  rallia  par  la  suite  aux  Impé- 
riaux, devint  en  1725  grand  maître  de  la  maison  de  l'archidu- 
chesse gouvernante  des  Pays-Bas,  et  vice-roi  de  Naples  en  1733. 

1.  D'après  Saint-Simon,  le  duc  d'Orléans  ne  se  laissa  pas 
si  facilement  convaincre  par  ce  témoignage  suspect,  et  il  ne 
donna  l'ordre  de  revenir  vers  Pignerol  que  quand  il  vit  que  les 
munitions  et  les  vivres  avaient  pris  cette  route  par  la  déso- 
béissance des  officiers  généraux. 

2.  Marie-Louise-Madeleine-Victoire  Le  Bel  de  la  Boissière 
de  Séry  était  fille  d'honneur  de  Madame.  Le  duc  d'Orléans 
venait  de  lui  donner  la  terre  d'Argenton,  qu'il  fit  ériger  pour 
elle  en  comté  en  1709.  Ils  se  séparèrent  en  1710. 

3.  Le  voyage  que  M"^  de  Séry  va  faire  à  Grenoble,  et  dont  il 


[Sept.  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  211 

généraux  étoient  bien  aises  de  sauver  l'argent  qu'ils 
avoient  amassé  dans  l'Italie  ^  Lorsque  nous  eûmes  fait 
une  demi-lieue  de  chemin,  nous  entendîmes  un  bruit 
épouvantable  :  c'étoit  notre  magasin  à  poudre  que 
nous  taisions  sauter,  après  avoir  abandonné  les 
tranchées. 

Aussitôt  que  nos  généraux  eurent  pris  le  parti  de 
se  retirer  du  côté  de  la  France,  ils  envoyèrent  ordre 
à  M.  d'Albergotti  de  lever  son  camp  au  plus  vite  et 
de  repasser  le  Pô  pour  revenir  joindre  l'armée,  qui 
alloit  se  retirer  à  Pignerol.  M.  d'Albergotti,  surpris 
de  l'ordre  qu'il  venoit  de  recevoir,  envoya  un  officier 
pour  représenter  à  M.  le  duc  d'Orléans  qu'il  ne  pou- 
voit  pas  croire  que  cet  ordre  fut  de  sa  part  ;  que,  de 
nous  retirer  dans  les  montagnes  du  Dauphiné,  c'étoit 
abandonner  entièrement  l'Italie  ;  que ,  toutes  nos 
troupes  rassemblées,  nous  serions  une  fois  encore 
plus  forts  que  les  ennemis  ^  Remarquez  que  nous 
avions  perdu  au  plus  huit  cents  hommes  à  la  défense 
de  nos  lignes,  pendant  que  le  duc  de  Savoie  y  avoit 
perdu  deux  fois  plus  que  nous  ;  il  est  vrai  qu'ils  firent 
plusieurs  prisonniers  ^  Il  ajouta  que,  en  nous  retirant 

sera  parlé  ci-après,  paraîtrait  confirmer  cette  accusation;  cepen- 
dant, il  y  a  toute  vraisemblance  qu'elle  s'y  décida  seulement 
lorsque  la  nouvelle  du  retour  de  l'armée  en  Dauphiné  arriva  à 
Paris,  et  que  le  duc  d'Orléans  n'en  sut  rien  à  l'avance.  D'autre 
part,  les  correspondances,  conformes  au  récit  de  Saint-Simon, 
prouvent  que  le  prince  fit  tout  ce  qu'il  put  pour  ramener  l'ar- 
mée sous  Alexandrie,  et  ne  prit  la  route  de  Pignerol  que  sous  la 
pression  de  son  entourage  et  forcé  par  les  circonstances. 

1.  Saint-Simon  porte  aussi  cette  accusation  contre  les  officiers 
généraux  [Mémoires,  t.  XIV,  p.  57-58  et  63). 

2.  Déjà  dit  ci-dessus,  p.  194. 

3.  Trois  mille  prisonniers,  d'après  le  marquis  de  Quincy; 


212  MÉMOIRES  [Sept.  1706] 

en  Italie,  le  duc  de  Savoie  et  le  prince  Eugène  seroient 
bien  embarrassés  à  faire  subsister  leurs  troupes,  et 
qu'enfin  il  étoit  trop  bon  sujet  du  Roi  pour  obéir  à 
un  pareil  ordre.  On  eut  beau  lui  envoyer  ordre  sur 
ordre,  il  ne  voulut  jamais  aller  joindre  l'armée^. 

Cependant,  un  peu  devant  la  nuit,  voyant  que 
toutes  nos  troupes  avoient  disparu  devant  Turin  et 
qu'elles  en  étoient  déjà  bien  éloignées,  il  prit  enfin  le 
parti  de  décamper,  et,  après  avoir  passé  le  Pô  sur  le 
pont  de  Cavoret^,  auquel  il  fit  mettre  le  feu  après,  il 
marcha  avec  sa  petite  armée,  en  si  bon  ordre  que 
M.  de  Langalerie,  qui  avoit  été  détaché  à  la  tête  de 
mille  chevaux  pour  attaquer  son  arrière-garde,  n'osa 
jamais  s'y  présenter^. 

Notre  armée  campa  cette  nuit  le  long  de  la  petite 
rivière  de  Non^,  presque  à  l'endroit  où  s'étoit  donnée 
la  bataille  de   la  Marsaille^.   Quelles  réflexions  nos 

six  mille,  dont  trois  cents  officiers,  suivant  l'historien  du  prince 
Eugène.  [Mémoires  militaires,  p.  671  et  682.) 

i.  Notre  auteur  est  le  seul  qui  parle  de  cette  résistance 
d'Albergotti;  il  n'y  en  a  aucune  trace  dans  les  correspon- 
dances. Cependant  on  a  vu  plus  haut  (p.  173-177  et  206-207) 
qu'il  est  mal  disposé  pour  Albergotti,  et  ne  lui  attribuerait 
pas  sans  certitude  une  conduite  énergique.  L'histoire  du  prince 
Eugène  dit  d'ailleurs  qu'il  ne  voulut  obéir  qu'à  un  ordre  écrit. 
[Mémoires  militaires,  p.  682.) 

2.  Cavoretto,  village  au  sud  de  Turin,  sur  la  rive  droite 
du  Pô;  ci-dessus,  p.  206,  note  2. 

3.  Saint-Simon  dit  aussi  qu'Albergotti  fit  très  bien  l'arrière- 
garde  «  nonobstant  la  longueur  de  la  queue,  l'embarras  des 
défilés  continuels  et  la  confusion  de  la  nuit.  »  Il  y  en  a  d'ailleurs 
un  rapport  officiel. 

4.  Torrent  qui  se  jette  dans  le  Pô  près  de  Moncalieri. 

5.  Gagnée  par  Catinat,  le  4  octobre  1693,  sur  Victor- Amé- 
dée  et  le  prince  Eugène. 


[Sept.  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  213 

généraux  ne  devoient-ils  pas  faire  en  arrivant  sur  ce 
terrain  ! 

Pour  nous  autres  blessés,  tristes  et  abattus,  nous 
continuâmes  notre  chemin  pour  tâcher  de  gagner 
Pignerol.  Nous  entendions  les  cris  affreux  des  blessés, 
les  uns  à  cheval,  en  chaise,  en  charrette,  à  pied,  et 
les  autres  sur  des  brancards.  Le  pauvre  abbé  de  Gran- 
cey\  qui  n'avoit  jamais  voulu  quitter  le  duc  d'Orléans 
dans  le  plus  grand  feu,  nous  suivoit  sur  un  brancard  ; 
il  avoit  la  cuisse  cassée;  il  mourut  le  lendemain.  11 
m'a  été  rapporté  que  lui  et  le  marquis  de  la  Fare^ 
avoient  fait  tout  ce  qu'ils  avoient  pu  pour  engager  le 
duc  d'Orléans  de  faire  sortir  toutes  les  troupes  des 
lignes,  malgré  l'ordre  contraire  de  la  cour,  afin  d'at- 
taquer les  ennemis  dans  le  temps  qu'ils  étoient  dans 
la  plaine  de  Millefleurs  ;  ils  lui  donnèrent  l'exemple  de 
Monsieur  qui  étoit  sorti  de  ses  lignes  pour  aller 
au  devant  du  prince  d'Orange  qui  venoit  le  combattre 
pour  lui  faire  lever  le  siège  de  Saint-Omer^. 

Ayant  marché  deux  heures  de  nuit,  n'en  pouvant 

1.  Hardouin  de  Rouxel,  oncle  de  M.  de  Médavy  que  nous 
allons  voir  battre  le  prince  de  Hesse-Cassel,  était  premier 
aumônier  du  duc  d'Orléans,  après  l'avoir  été  de  Monsieur. 
«  Médiocre  prêtre,  mais  fort  brave  et  fort  bon  homme,  »  dit 
Saint-Simon.  Il  aimait  la  guerre  et  avait  à  plusieurs  reprises 
accompagné  les  troupes  en  campagne.  Il  fut  inhumé  aux 
Jésuites  de  Pignerol.  [Saint-Simon,  éd.  Boislisle,  t.  XIV,  p.  76.) 

2.  Charles-Auguste,  marquis  de  la  Fare-Laugères,  était  capi- 
taine des  gardes  du  duc  d'Orléans;  il  mourut  en  1712.  C'est 
le  père  du  roué,  que  nous  rencontrons  ci-après  dans  le  récit 
de  la  campagne  de  1708. 

3.  Monsieur  livra  au  prince  d'Orange  la  bataille  de  Cassel 
le  11  avril  1677,  et  fut  victorieux. 


214  MÉMOIRES  [Sept.  1706] 

plus  de  lassitude,  nous  prîmes  le  parti,  Pina,  La  Vol- 
venne  et  moi,  de  nous  mettre  sous  un  arbre.  Nous 
étions  à  la  discrétion  des  housards  ennemis  et  des 
paysans  piémontois  ;  car  nous  n'avions  aucune  troupe 
avec  nous.  Nous  fîmes  notre  petit  soupe  avec  bon 
appétit,  et  après  nous  nous  endormîmes  si  bien,  que 
ce  fut  le  grand  jour  qui  nous  réveilla.  Nous  montâmes 
à  cheval  et  nous  arrivâmes  d'assez  bonne  heure  à 
Pignerol.  Il  fallut  chercher  un  logement.  Nous  cher- 
châmes longtemps  :  toutes  les  portes  des  maisons 
étoient  fermées;  car  le  bourgeois  dormoit  encore. 
Nous  nous  étions  séparés  pour  mieux  réussir.  Lorsque 
je  commençois  à  perdre  patience,  je  vis  une  jeune 
femme  qui  entr'ouvroit  la  porte  de  sa  maison.  Je  la 
priai  très  instamment  de  vouloir  bien  me  donner  une 
chambre  chez  elle,  en  lui  promettant  que  je  ne  l'in- 
commoderois  point.  Elle  ne  fît  aucune  difficulté.  J'en- 
trai chez  elle  ;  je  lui  dis  que  je  lui  aurois  toute  l'obliga- 
tion possible,  si  elle  vouloit  ajouter  à  la  bonté  qu'elle 
avoit  de  me  permettre  de  loger  chez  elle,  celle  de 
vouloir  souffrir  que  mon  camarade,  qui  étoit  aussi 
blessé,  vînt  loger  avec  moi.  Elle  ne  voulut  pas  d'abord 
y  consentir;  mais  je  la  pressai  si  vivement,  qu'enfin 
elle  le  permit.  C'étoit  une  jeune  veuve  âgée  seulement 
de  dix-huit  ans,  qui  avoit  perdu  son  mari  il  y  avoit 
six  mois.  Elle  logeoit  avec  sa  mère.  Elle  avoit  un 
frère  qui  étoit  allé  à  Lyon  pour  acheter  des  draps  et 
autres  marchandises  pour  les  officiers  qui  passeroient 
leurs  quartiers  d'hiver  à  Pignerol.  Il  ne  s'attendoit 
pas  que  nous  serions  battus  devant  Turin  et  que  nous 
abandonnerions  non  seulement  l'Italie,  mais  Pignerol 
même,  ce  qui  arriva  pour  cette  dernière  ville  trois 


[Sept.  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  215 

jours  après.  Il  en  fut  pour  ses  marchandises.  La  Vol- 
venne,  qui  apprit  que  j'étois  bien  logé,  vint  aussi  se 
mettre  avec  nous.  Pour  revenir  à  ma  petite  veuve, 
elle  eut  grand  soin  de  moi  ;  elle  fit  elle-même  mon  lit, 
elle  m'apporta  un  bon  bouillon  ;  elle  venoit  de  temps 
en  temps  s'asseoir  auprès  de  moi;  elle  me  charmoit. 
Je  m'aperçus  aussi  qu'elle  se  plaisoit  beaucoup  à  venir 
me  tenir  compagnie.  Cette  conversation  ne  contribua 
pas  peu  à  me  donner  la  fièvre,  jointe  aux  fatigues  que 
j'essuyai  depuis  pour  me  rendre  à  Briançon  et  au  peu 
de  ménagement  que  j'eus  dans  le  manger. 

Gomme  je  me  portois  parfaitement  bien  pendant  le 
peu  de  temps  que  nous  restâmes  à  Pignerol,  j'étois 
fort  gai  et  je  badinois  beaucoup  sur  l'humeur  sombre 
de  mes  deux  camarades  ;  je  comparois  l'un  à  Mithri- 
date,  qui  est  sur  le  point  de  mourir  après  la  défaite  de 
son  armée  par  Pompée,  et  l'autre  à  Alcibiade  après 
avoir  été  assassiné  par  les  Grecs  mêmes  étant  chez 
Artaxercès.  Mais  La  Volvenne  eut  bien  depuis  sa 
revanche  à  Briançon,  comme  je  le  dirai  dans  la  suite. 

Il  y  avoit  une  dame  de  Turin  qui  logeoit  chez  ma 
petite  veuve;  elle  étoit  sortie  de  cette  ville,  n'ayant 
pas  voulu  essuyer  ce  siège.  Cette  femme,  quoique 
assez  belle,  étoit  impertinente.  Gomme  la  chambre  où 
nous  étions  donnoit  sur  la  grande  rue,  elle  étoit  tou- 
jours à  la  fenêtre  de  cette  chambre.  Elle  tenoit  des 
propos  contre  la  nation  françoise  qui  nous  piquoient 
vivement;  elle  ne  faisoit  que  badiner  sur  les  offi- 
ciers blessés  qui  passoient,  et,  entre  autres,  d'un,  qui, 
quoique  fort  blessé,  rioit  de  quelques  discours  qu'on 
lui  tenoit.  «  En  voilà,  dit-elle,  un  qui  me  paroît  battu, 
«  content  et  peut-être  c...  »  Elle  m'impatienta  si  fort, 


216  MÉMOIRES  [Sept.  1706] 

que  je  la  priai  très  instamment  de  sortir  au  plus  vite 
de  la  chambre,  et  j'ajoutai  que,  si  elle  ne  sortoit  point, 
je  la  ferois  jeter  par  la  fenêtre.  Ce  discours  nous  déli- 
vra pour  toujours  de  cette  babillarde. 

Je  n'avois  qu'un  seul  écu  pour  tout  argent  lorsque 
je  fus  blessé.  Je  priai  mon  lieutenant  de  me  faire  le 
plaisir  d'aller  de  ma  part  au  marquis  de  Dreux  pour 
le  prier  de  me  prêter  quelques  louis.  Groira-t-on  que 
le  gendre  de  M.  de  Ghamillart  n'avoit  pas  le  sol? 
Cependant  ce  fut  la  réponse  qu'il  fit  à  mon  lieutenant. 
J'en  fus  extraordinairement  piqué;  cet  homme  n'a 
jamais  fait  plaisir  à  qui  que  ce  soit^  Mes  camarades 
ne  firent  pas  de  même;  un  chacun  venoit  me  présen- 
ter sa  bourse.  Je  pris  ce  qu'il  falloit,  que  j'ai  bien 
rendu,  k  l'exception  de  douze  louis  que  me  prêta 
M.  Serin,  commissaire  des  guerres,  qui  est  mort  à 
Briançon  de  la  blessure  qu'il  avoit  reçue  au  siège  de 
Turin;  malgré  toutes  les  informations  que  j'ai  pu 
faire,  il  m'a  été  impossible  de  savoir  qui  sont  ses  héri- 
tiers. G'étoit  un  galant  homme;  j'avois  été  mousque- 
taire avec  lui.  Il  fut  blessé  en  faisant  plus  que  son 
devoir  ;  il  avoit  beaucoup  de  valeur. 

Le  même  jour,  qui  étoit  le  8,  que  nous  arrivâmes 
à  Pignerol,  notre  armée  y  arriva  à  midi.  Il  y  eut  le 
soir  une  très  grande  alarme  :  l'on  voyoit  paroître  à  une 
lieue  de  cette  ville  une  grande  poussière.  L'officier 
général,  l'officier  particulier  et  le  soldat  s'imaginèrent 
que  c'étoit  l'armée  des  ennemis  qui  venoit  à  eux  pour 
achever  leur  victoire.  La  terreur  panique  s'empara  si 

1.  Il  s'est  déjà  plaint  à  plusieurs  reprises  de  l'égoïsme  de 
M.  de  Dreux  et  en  parlera  encoi'e  quelques  pages  plus  loin. 


[Sept.  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  217 

bien  de  l'esprit  de  tout  le  monde,  que  l'on  ne  songeoit 
qu'à  se  retirer  précipitamment  dans  les  montagnes; 
l'on  en  faisoit  déjà  la  disposition,  lorsqu'on  apprit 
que  c'étoit  le  corps  des  troupes  de  M.  d'Albergotti 
qui  venoit  nous  rejoindre.  Tant  il  est  vrai  que  le  sol- 
dat, ayant  perdu  la  confiance  qu'il  avoit  dans  ses  offi- 
ciers généraux,  devient  d'un  brave  soldat  un  homme 
timide  et  pire  qu'une  femme. 

Lorsque  M.  d'Albergotti  fut  arrivé,  il  alla  chez 
M.  le  duc  d'Orléans  pour  lui  rendre  compte  des  rai- 
sons qu'il  avoit  eues  de  ne  pas  obéir  à  ses  ordres.  Le 
duc  de  la  Feuillade,  qui  étoit  dans  la  chambre  de  ce 
prince,  lui  fit  des  reproches  des  plus  vifs  de  ce  qu'il 
n'avoit  jamais  voulu  envoyer  un  seul  bataillon  au 
secours  du  duc  d'Orléans  des  quarante  qu'il  avoit 
sous  ses  ordres,  et  que  par  conséquent  c'étoit  lui  qui 
étoit  cause  de  tous  les  malheurs  qui  venoient  d'arri- 
ver. La  réponse  de  M.  d'Albergotti  fut  si  piquante, 
que  le  duc  de  la  Feuillade,  oubliant  le  respect  qu'il 
devoit  à  S.  A.  R.,  lâcha  un  coup  de  poing  dans  l'es- 
tomac de  l'Italien.  Le  duc  d'Orléans,  qui  étoit  dans 
son  lit,  se  tourna  sur-le-champ  du  côté  de  la  ruelle, 
afin  que  les  deux  champions  eussent  la  liberté  de  finir 
leur  querelle;  mais  cela  n'alla  pas  plus  loin,  plusieurs 
officiers  s'étant  mis  entre  eux  deux'^. 

Enfin,  après  avoir  séjourné  trois  jours  à  Pignerol, 
nous  en  décampâmes  le  1 1  pour  abandonner  entière- 
ment le  plus  beau  pays  du  monde  et  pour  nous  reti- 
rer dans  nos  affi^euses  montagnes  de  Dauphiné,  et 

1.  Pareil  récit  de  la  même  anecdote  est  donné  par  Saint- 
Simon  (éd.  Boislisle,  t.  XIV,  p.  69-71). 


218  MÉMOIRES  [Sept.  1706] 

cela  le  même  jour  que  M.  le  duc  d'Orléans  reçut  un 
courrier  envoyé  par  M.  de  Médavy,  qui  lui  faisoit  part 
de  la  victoire  complète  qu'il  venoit  de  remporter  sur 
le  prince  héréditaire  d'Hesse-Gassel*  dans  une  plaine 
une  demi-lieue  en  deçà  de  Gastiglione-delle-Stiviere^. 

Bataille  de  Castiglione.  —  Ce  prince,  qui  faisoit  le 
siège  du  château  de  cette  petite  ville,  ayant  appris  que 
M.  de  Médavy  marchoit  à  lui  pour  lui  en  faire  lever 
le  siège,  décampa  au  plus  vite  afin  d'aller  au  devant 
de  notre  armée.  La  victoire  fut  balancée  pendant 
quelque  temps;  mais  enfin  elle  se  déclara  pour  le 
général  françois,  qui  marcha  ensuite  à  Castiglione, 
dont  il  fit  lever  le  siège ^. 

Pignerol.  —  Auparavant  de  quitter  Pignerol,  il  est 
nécessaire  de  parler  de  cette  ville.  Pignerol  est  du 
Piémont  ;  elle  servoit  autrefois  d'apanage  aux  puînés 
des  princes  de  cette  maison.  Elle  est  située  au  com- 
mencement des  montagnes,  sur  la  rivière  de  Gluson. 
Louis  XIII  s'en  empara  par  un  traité  qu'il  fit  avec  le 
duc  Victor-Amé^  l'an  1631  ^.  Par  cette  acquisition,  il 
eut  une  porte  pour  entrer  en  Italie.  La  ville  et  la  cita- 

1.  Frédéric  de  Hesse-Cassel,  général  de  cavalerie  hollandaise 
dans  l'armée  impériale  :  tome  I,  p.  332. 

2.  Ci-dessus,  p.  149. 

3.  On  peut  voir  sur  ce  combat  les  références  indiquées  par 
M.  de  Boislisle  dans  le  commentaire  des  Mémoires  de  Saint- 
Simon,  t.  XIV,  p.  80-82.  M.  de  Médavy  reçut  en  récompense  le 
collier  du  Saint-Esprit. 

4.  Victor-Amé  ou  Amédée  I",  duc  de  Savoie  de  1630  à  1637, 
qui  était  beau-frère  de  Louis  XIII,  ayant  épousé  Christine  de 
France,  fille  de  Henri  IV. 

5.  Traité  signé  à  Millefleurs  [Mira fier i),  près  Turin,  le  19  oc- 
tobre 1631. 


[Sept.  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  219 

délie  étoient  très  fortes.  Louis  XIV  l'a  remise  au  duc 
de  Savoie  l'an  1695^  la  ville  et  la  citadelle  démante- 
lées. Elle  est  à  sept  lieues  de  Turin. 

Ce  ne  fut  pas  sans  peine  que  je  quittai  ma  petite 
veuve.  Je  m'aperçus  avec  plaisir  qu'elle  étoit  très 
touchée  de  mon  départ.  Je  lui  promis  de  revenir  le 
plus  tôt  que  je  pourrois  pour  lui  marquer  ma  recon- 
noissance  de  toutes  les  bontés  et  de  tous  les  soins 
qu'elle  a  voit  eus  pour  moi. 

Lorsque  je  fus  à  une  demi-lieue  de  cette  ville,  le 
marquis  de  Putanges^  vint  à  moi,  et  il  me  dit  : 
«  Chevalier,  savez-vous  une  nouvelle?  »  Je  lui  deman- 
dai de  quoi  il  étoit  question.  «  Le  comte  de  Médavy, 
a  mon  oncle,  vient  de  battre  à  plate  couture  le  prince 
«  d'Hesse-Cassel  ;  le  courrier  en  est  arrivé  ce  matin.  » 
—  «  Hé!  mon  Dieu!  lui  dis-je,  pourquoi  abandon- 
«  nons-nous  donc  l'Italie?  »  —  «  Pourquoi?  me  répli- 
«  qua-t-il  ;  afin  que  nos  officiers  généraux  mettent  à 
«  couvert  tout  l'argent  qu'ils  ont  pillé  ^.  »  Étant  sur 
le  sommet  de  la  première  montagne,  d'où  l'on  voit 
cette  belle  plaine  de  Piémont,  je  ne  pus  m'empêcher 
d'être  vivement  touché  de  la  sottise  de  nos  généraux 
d'abandonner  sans  aucune  raison  ce  beau  pays. 

Après  avoir  laissé  La  Pérouse*  derrière  nous,  nous 

1.  En  1696. 

2.  Thérèse-Hardouin  de  Morel,  marquis  de  Putanges,  n'était 
aloi's  que  capitaine  ;  il  eut  un  régiment  de  cavalerie  en  1709 
et  parvint,  en  1743,  au  grade  de  lieutenant  général.  Son  père 
avait  épousé  Henriette-Léonore  Rouxel,  sœur  du  futur  maré- 
chal de  Médavy. 

3.  Déjà  dit  ci-dessus,  p.  211. 

4.  Petit  bourg  fortifié  sur  le  Cluson,  entre  Pignerol  et  Fenes- 
trelle. 


220  MÉMOIRES  [Sept.  1706] 

fûmes  coucher,  mon  ami  Pina  et  moi,  dans  un  village 
de  la  vallée  de  Saint-Martin  éloigné  de  la  Pérouse  de 
deux]  lieues.  Cette  dernière  place  est  aussi  du  Pié- 
mont, et  elle  n'est  fortifiée  que  d'ouvrages  de  terre. 
Nous  fûmes  loger  chez  Grandmaison,  commandant  de 
notre  second  bataillon,  qui  nous  fit  donner  un  bon 
bouillon  à  chacun. 

La  vallée  de  Saint-Martin  ^  est  l'habitation  des  héré- 
tiques nommés  Vaudois  ou  Barbets,  anciennement 
appelés  les  Pauvres  de  Lyon 2.  Pierre  de  Vaud,  natif 
du  village  de  Vaud  situé  sur  le  Rhône  et  près  de 
Lyon,  en  est  l'auteur  vers  l'an  1160.  Ses  hérésies 
s'établirent  depuis  à  Albi  en  Languedoc,  ce  qui  a 
donné  à  ces  hérétiques  le  nom  d'Albigeois.  Leurs 
erreurs  approchent  beaucoup  de  celles  des  calvinistes^. 

Fenestrelle.  —  Le  lendemain  12,  nous  en  partîmes 
de  bon  matin  pour  aller  coucher  à  Barbotti^,  une  lieue 
en  deçà  de  Fenestrelle.  La  place  de  Fenestrelle^  est 
assez  bien  fortifiée  par  rapport  à  la  situation.  Elle  est 

1.  C'est  la  vallée  du  torrent  de  la  Germanasca,  torrent  qui 
se  jette  dans  le  Cluson  à  la  Pérouse  ;  un  mauvais  chemin  sui- 
vait la  vallée  et  se  dirigeait  vers  Mont-Dauphin  par  le  col 
Saint-Martin. 

2.  M.  le  pasteur  E.  Arnaud  a  publié  en  1896  un  ouvrage  sur 
les  Vaudois  de  Dauphiné . 

3.  Les  doctrines  des  deux  hérésies  sont  en  réalité  fort  diffé- 
rentes, ainsi  que  Bossuet  l'a  montré  dans  son  Histoire  des 
Variations. 

4.  C'est  sans  doute  le  hameau  de  Balbutet  ou  Balboulet, 
dépendant  de  la  commune  piémontaise  d'Usseaux  et  situé  en 
deçà  de  Fenestrelle,  du  côté  de  France. 

5.  Petite  ville  sur  le  Cluson,  à  six  lieues  de  Pignerol.  La 
citadelle,  bâtie  par  Louis  XIV,  était  très  forte  et  servit,  comme 
Pignerol,  de  prison  d'Etat. 


[Sept.  1706J  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  221 

située  dans  le  Dauphiné  ^  et  couvre  la  vallée  de  Prage- 
ias-,  qui  a  été  cédée,  aussi  bien  que  Fenestrelle  et  la 
vallée  d'Oulx,  au  duc  de  Savoie,  par  la  paix  d'Utrecht. 
En  chemin  faisant,  il  me  prit  une  faim  si  canine,  que 
je  mangeai  la  moitié  d'un  pain  de  munition  que  j'avois 
acheté  d'un  soldat  un  écu.  Nous  fûmes  logés  dans 
une  grange.  Après  que  notre  chirurgien-major  nous 
eut  pansés,  Pina  et  moi,  il  pansa  en  notre  présence 
un  lieutenant  du  régiment  nommé  Bonnafont  ;  il  avoit 
un  coup  de  fusil  dans  le  gras  de  la  fesse.  Sans  façon, 
il  ôta  sa  culotte,  présenta  son  derrière,  se  tenant  tou- 
jours debout.  Le  chirurgien  lui  mettoit  des  tampons 
de  charpie  plus  gros  que  le  doigt.  Le  pauvre  garçon 
ne  fit  aucune  plainte,  quoique  nous  souffrions  nous- 
mêmes  de  le  voir  panser. 

Le  13,  nous  allâmes  à  Césanne,  petit  bourg  situé 
sur  la  Doire,  en  bas  et  au  delà  du  mont  Genèvre  à 
l'égard  de  la  France^.  Le  14,  après  nous  être  fait 
ramasser^  chacun  par  quatre  jeunes  filles  pour  monter 
le  mont  Genèvre  et  le  descendre,  nous  arrivâmes 
d'assez  bonne  heure  à  Briancon.  Il  fallut  aller  chez  le 
maire  de  la  ville,  qui  étoit  médecin.  Il  y  avoit  une  si 
grande  quantité  d'officiers  blessés  chez  lui,  qui  deman- 
doient  comme  nous  un  logement,  que  nous  eûmes 
toute  la  peine  du  monde  à  en  avoir  un,  et,  sans  la 

1.  Mais  sur  le  versant  italien  des  Alpes. 

2.  C'est  le  nom  que  porte  la  vallée  du  Cluson  entre  la  Pérouse 
et  Césanne,  et  qui  lui  vient  du  village  de  Pragelas  ou  Prage- 
lato;  Fenestrelle  en  occupe  le  point  central. 

3.  Tome  I,  p.  190. 

4.  Ramasser  se  dit  en  parlant  des  personnes  qu'on  fait  des- 
cendre sur  les  neiges,  le  long  des  montagnes,  dans  des  espèces 
de  traîneaux  appelés  ramasses.  [Dictionnaire  de  Trévoux. j 


222  MÉMOIRES  [Sept.  1706] 

femme  du  médecin,  qui  étoit  assez  belle,  je  crois  que 
nous  y  serions  encore;  elle  pressa  si  fort  son  mari, 
qu'il  nous  en  donna  un  des  plus  jolis  de  la  ville. 

Faisons  présentement  une  petite  récapitulation  des 
fautes  que  nos  généraux  ont  faites  depuis  le  départ  de 
M.  de  Vendôme  pour  la  Flandre,  et  de  celles  de  la 
cour,  qui  ont  été  la  cause  funeste  de  la  perte  de  l'Ita- 
lie. Il  semble  que  nous  étions  d'accord  avec  nos  enne- 
mis de  tous  les  mouvements  que  nous  faisions.  Pre- 
mièrement, à  quoi  pensoit  la  cour  de  charger  un  duc 
de  la  Feuillade  de  faire  un  siège  comme  celui  de  Turin, 
qui  étoit  défendu,  pour  ainsi  dire,  par  un  duc  de 
Savoie,  un  des  grands  hommes  du  siècle^?  Seconde- 
ment, de  n'avoir  pas  voulu  souffrir  que  le  maréchal 
de  Vauban,  célèbre  pour  la  défense  et  pour  l'attaque 
des  places,  en  eût  la  direction?  Tout  le  monde  sait 
qu'il  s'étoit  offert  comme  un  bon  citoyen  à  servir 
sous  les  ordres  du  duc  de  la  Feuillade^.  Troisième- 
ment, de  nous  donner  à  la  place  du  duc  de  Vendôme 
le  duc  d'Orléans,  qui  étoit  né  avec  une  grande  valeur, 
mais  qui  n'avoit  aucune  expérience^,  et  le  maréchal 

1.  Tous  les  contemporains  s'accordent  pour  reconnaître 
l'incapacité  du  gendre  de  Chamillart,  quoi  qu'en  ait  dit  Marcin 
mourant  dans  sa  lettre  au  Roi  :  «  Il  s'élève  un  grand  capi- 
taine avec  M.  le  duc  de  la  Feuillade,  entendu,  pénétrant  et 
brave.  » 

2.  Le  général  Pelet  a  publié  dans  les  Mémoires  militaires 
(t.  VI,  p.  599  et  suiv.)  la  lettre  et  les  mémoires  par  lesquels 
Vauban  s'offrait  pour  coopérer  au  siège  et  indiquait  ce  qui  lui 
semblait  indispensable,  comme  artillerie  et  matériel  de  guerre, 
pour  prendre  la  place. 

3.  Le  prince  n'avait  en  effet  jamais  encore  commandé  en  chef; 
à  Steinkerque  et  à  Nerwinde,  il  n'avait  eu  que  le  commande- 
ment de  la  cavalerie. 


[Sept.  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  223 

de  Marcin,  qui  avoit  très  peu  de  capacité;  et  contre 
qui?  Contre  un  prince  Eugène  et  contre  un  duc  de 
Savoie.  Il  est  vrai  que  les  Impériaux  avoient  passé 
l'Adige  et  le  Pô,  lorsque  le  duc  d'Orléans  et  le  maré- 
chal de  Marcin  arrivèrent  à  notre  armée.  Mais  ne 
devoient-ils  pas  s'opposer  à  leur  passage  de  la  Sec- 
chia?  Us  le  pou  voient.  Nous  nous  contentâmes  d'aller 
camper  sous  Guastalla,  et,  au  lieu  de  suivre  les  enne- 
mis du  même  côté  du  Pô,  comme  avoit  fait  M.  de 
Vendôme,  qui  fit  périr  une  bonne  partie  de  l'armée 
de  M.  de  Stahremberg,  quoiqu'il  n'avoit  aucune  cava- 
lerie avec  lui,  nous  eûmes  la  bonté  de  leur  laisser 
toute  la  liberté  de  se  rendre  en  Piémont,  en  prenant 
le  parti  de  nous  y  rendre  par  l'autre  côté  de  cette 
rivière.  Nous  aurions  pu  encore  les  arrêter  pendant 
quelques  jours  à  la  Bormida,  les  empêcher  de  passer 
le  Pô  si  près  de  nos  hgnes  de  circonvallation  devant 
Turin,  marcher  à  eux  pour  les  combattre  lorsqu'une 
partie  de  leur  armée  avoit  passé  cette  rivière,  assem- 
bler toutes  nos  troupes,  à  l'exception   de  quelques 
bataillons  qu'on  auroit  laissés  aux  ordres  de  M.  d'Al- 
bergotti,  au  poste  des  Capucins  de  la  montagne,  qui 
étoit  bien  retranché,   pour  s'opposer   au  comte  de 
Santena,  afin  de  les  combattre  dans  la  plaine  de  Mille- 
fleurs.  Nous  étions  beaucoup  plus  forts  qu'eux,  comme 
je  l'ai  dit,  et  nos  soldats  étoient  infiniment  plus  aguer- 
ris. Nous  aurions  pu  encore  attaquer  ou  leur  avant- 
garde  ou  leur  arrière-garde  lorsqu'ils  passèrent  la 
Doire  (ils  nous  prêtoient  le  flanc),  et  retrancher  le  ter- 
rain qui  est  entre  la  Sture  et  la  Doire,  où  les  ennemis 
nous  attaquèrent.  Nous  étions,  pendant  tous  les  mou- 
vements et  toutes  les  marches  qu'ils  faisoient,  immo- 


224  MÉMOIRES  [Sept.  1706] 

biles  comme  la  statue  du  Festin  de  pierre,  et  notre 
immobilité  ne  nous  quitta  que  lorsqu'il  ne  fut  plus 
temps.  Ajoutez  à  toutes  ces  fautes  l'opiniâtreté,  disons 
plutôt  la  timidité,  de  M.  d'Albergotti  de  n'avoir  jamais 
voulu  nous  envoyer  un  seul  bataillon  des  quarante 
qu'il  avoit  sous  ses  ordres.  Cet  homme  s'imaginoit 
toujours  d'être  attaqué  par  le  comte  de  Santena,  qui 
n'avoit  que  dix  mille  hommes,  dont  sept  mille  de 
milice.  Enfin  finissons  par  la  plus  grande  de  toutes 
les  fautes,  qui  est  le  parti  que  l'on  prit  de  nous  reti- 
rer en  France.  Il  falloit  rassembler  toutes  nos  troupes, 
rester  près  de  Turin  ;  les  vivres  nous  seroient  venus 
de  France  et  d'Italie,  et  nous  aurions  tenu  en  échec 
nos  ennemis.  Si  nous  avions  pris  ce  parti,  queseroient- 
ils  devenus?  Gomment  auroient-ils  pu  subsister? 

Quand  je  pense  encore  à  toutes  nos  manœuvres,  je 
ne  puis  m'empêcher  de  croire  ce  que  j'ai  entendu  dire 
plusieurs  fois,  qui  est  que  nous  étions  trahis  par  une 
certaine  personne  delà  cour^  Et,  pour  me  confirmer 

1.  Le  chevalier  va  se  faire  l'écho  de  bruits  qui  furent  très 
répandus  à  l'époque,  qu'on  retrouve  dans  les  Mémoires  de 
Tessé  comme  dans  ceux  de  Noailles  rédigés  par  l'abbé  Millot, 
et  que  Michelet  a  vulgarisés  de  nos  jours  en  son  style  imagé 
[Histoire  de  France,  t.  XIV,  p.  183-185)  :  la  duchesse  de  Bour- 
gogne, aidée  en  cela  par  M™®  de  Maintenon,  aurait  trahi  la 
France  et,  grâce  à  la  complicité  de  Marcin,  fait  échouer  le 
siège  de  Turin  pour  sauver  son  père.  Rien  cependant  n'est 
moins  prouvé.  Voltaire,  dans  le  Siècle  de  Louis  XIV,  avait 
déjà  repoussé  cette  accusation.  De  nos  jours,  les  documents 
réunis  par  M.  Fr.  Combes  dans  son  livre  sur  la  princesse  des 
Ursins,  et  les  lettres  de  la  duchesse  de  Bourgogne  retrouvées 
aux  archives  de  Turin,  la  disculpent  entièrement.  Un  passage 
ambigu  d'une  lettre  de  M™''  de  Maintenon  (recueil  Geffroy, 
t.  II,  p.  307)  semblait  l'accuser;  mais  M.  Geffroy  a  montré 


[Sept.  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  225 

dans  ma  pensée,  voici  ce  qui  m'a  été  rapporté  un 
jour.  Je  m'étois  donné  un  tressaillement  de  nerfs^  à 
une  jambe  ;  j'envoyai  chercher  Boute-en-cuisse ^.  Pen- 
dant qu'il  me  pansoit,  quelqu'un  vint  à  parler  du 
siège  de  Turin.  Il  nous  dit  sur-le-champ  :  «  J'étois 
«  bien  persuadé  que  nous  ne  prendrions  point  cette 
«  ville.  Un  jour,  continua-t-il,  que  je  pansois  la  pre- 
«  mière  femme  de  chambre  de  M""^  de  Maintenons, 
«  qui  s'étoit  donné  une  entorse  à  un  pied  (elle  aimoit 
«  beaucoup  cette  femme  ;  je  la  pansois  dans  un  coin 
a  de  la  chambre  même  de  sa  maîtresse,  pendant 
«  qu'elle  étoit  dans  son  Ht),  arrive  M™^  la  duchesse 
«  de  Bourgogne  tout  en  pleurs.  Embrassant  M"®  de 
«  Maintenon,  elle  lui  dit  :  «  Eh  bien!  ma  chère  tante, 
«  voilà  donc  Turin  qui  va  être  pris.  »  —  «  Tranquil- 
«  lisez-vous,  Madame,  lui  répliqua  M™^  de  Maintenon, 
«  je  vous  donne  ma  parole  d'honneur  qu'il  ne  le  sera 
a  jamais.  »  Soit  que  M""^  de  Maintenon  ait  voulu  tran- 
quilliser la  duchesse  de  Bourgogne,  ou  qu'elle  avoit 
fait  donner  des  ordres  pour  nous  empêcher  de  réus- 
sir dans  notre  entreprise,  il  est  certain  que  la  pro- 
phétie de  cette  dame  a  eu  son  effet. 

qu'il  ne  s'agissait  que  de  la  conduite  privée  de  la  princesse. 
M.  Paul  Boselli  a  publié  en  1892,  dans  les  Atd  délia  Reale  Aca- 
demia  di  Torino,  t.  XXVII,  p.  470-505,  une  étude  très  docu- 
mentée sur  la  Duchesse  de  Bourgogne  et  la  bataille  de  Turin. 

1.  On  appelle  ainsi  «  le  déplacement  d'un  nerf  causé  par 
quelque  effort  violent.  »  [Dictionnaire  de  Trévoux.) 

2.  Le  manuscrit  porte  Boutancuisse  ;  c'est  sans  doute  un 
sobriquet  donné  à  un  chirurgien  ou  à  un  rebouteur  illustre  de 
l'époque. 

3.  Ce  n'était  plus  alors  la  célèbre  Nanon  Balbien,  morte 
en  1704. 

II  15 


226  MÉMOIRES  [Sept.  1706] 

La  Volvenne  m'a  dit  aussi  qu'un  de  ses  amis,  ma- 
jor d'un  régiment  d'infanterie,  étoit  allé  voir,  au 
commencement  du  siège  de  Turin,  le  secrétaire  d'un 
officier  général.  Pendant  qu'ils  parloient  ensemble 
dans  sa  chambre,  un  laquais  de  cet  officier  général 
vint  l'avertir  de  descendre  au  plus  vite,  que  son 
maître  le  demandoit  pour  écrire  une  lettre  de  consé- 
quence. Pendant  l'absence  du  secrétaire,  le  major 
aperçut  qu'il  y  avoit  une  lettre  sur  la  table.  Sa  curio- 
sité le  porta  à  la  lire.  Quelle  fut  sa  surprise!  L'on 
mandoit  à  cet  officier  général  qu'on  prenoit  des 
mesures  pour  retirer  d'Italie  M.  de  Vendôme,  que 
leur  dessein  ne  pouvoit  point  réussir  sans  cela,  et 
qu'on  profiteroit  de  la  première  occasion  pour  retirer 
ce  prince  de  ce  pays.  La  Volvenne  m'a  dit  que  cet 
officier,  qui  vit  encore,  est  présentement  major  d'une 
place. 

J'ai  entendu^  dire  depuis  à  un  officier  général  qui 
avoit  accompagné  le  maréchal  de  Villars  lorsqu'il 
alloit  prendre  le  commandement  de  notre  armée  d'Ita- 
lie en  1733,  que,  pendant  que  ce  général  étoit  à 
Turin,  on  lui  fit  voir  ce  qu'il  y  avoit  de  curieux  dans 
cette  ville  et  aux  environs,  entre  autres  une  éghse 
bâtie  sur  la  montagne  des  Capucins,  au  delà  du  Pô, 
par  ordre  de  feu  le  roi  de  Sardaigne,  afin  d'exécuter 
un  vœu  qu'il  avoit  fait  à  la  Vierge  en  cas  de  la  levée 
du  siège  de  Turin  ^;  qu'on  lui  montra  un  tableau  dans 

1.  Paragraphe  ajouté  dans  la  marge  du  manuscrit. 

2.  C'est  sur  la  colline  de  la  Superga,  et  non  sur  celle  des 
Capucins,  que  Victor-Amédée  fit  ériger  en  1717  la  chapelle 
commémorative  de  la  levée  du  siège,  qui  sert  encore  aujour- 
d'hui de  sépulture  aux  princes  de  la  maison  de  Savoie. 


[Sept.  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  227 

cette  église,  où  ce  prince  étoit  représenté  à  genoux 
aux  pieds  de  la  Vierge;  que  le  maréchal,  ayant  exa- 
miné ce  tableau,  s'écria  tout  haut  :  «  Mais  je  n'y 
a  vois  point  ni  la  duchesse  de  Bourgogne,  ni  W^  de 
«  Maintenons  »  Tous  ceux  qui  l'accompagnoient 
n'entendirent  que  trop  ce  que  ce  discours  signifioit; 
le  grand  homme  avoit  des  reparties  vives  et  spiri- 
tuelles. 

Je  ne  ferai  aucun  détail  des  conquêtes  que  les  enne- 
mis firent  après  notre  retraite  ;  en  deux  mots,  n'ayant 
aucun  obstacle,  ils  s'emparèrent  précipitamment  de 
toute  l'Italie,  à  l'exception  de  Mantoue  et  de  Crémone, 
que  nos  troupes  évacuèrent  l'année  d'ensuite  pour  se 
retirer  en  France^.  Nos  petits-neveux  ne  pourront 
jamais  croire  une  si  funeste  révolution.  Après  notre 
victoire  à  Calcinato,  le  prince  Eugène  n'avoit  pas  un 
seul  pouce  de  terre  en  Italie,  et,  à  la  fin  de  la  cam- 
pagne, dont  le  commencement  avoit  été  si  glorieux, 
nous  en  sommes  chassés  honteusement  par  la  faute  et 
le  peu  de  capacité  de  nos  généraux  ! 

Pendant  que  j'étois  à  Briançon,  blessé  et  malade 
(car  la  fièvre  m' avoit  pris  en  arrivant  dans  cette  ville, 
soit  des  fatigues  que  j'avois  essuyées  depuis  ma  bles- 
sure, soit  d'avoir  trop  mangé,  soit  des  petites  conver- 
sations que  j'avois  eues  à  Pignerol  avec  la  petite 
veuve),  il  courut  un  bruit  qu'on  alloit  se  préparer 
pour  rentrer  en  Italie  ;  mais,  comme  nous  apprîmes 

1.  Cependant  on  prétend  encore  que  cette  Vierge  reproduit 
les  traits  de  la  duchesse  de  Bourgogne. 

2.  Mémoires  de  Saint-Simon,  t.  XIV,  p.  89-90  et  445-449. 
Le  chevalier  oublie  de  mentionner  le  château  de  Milan,  dont 
les  Impériaux  ne  purent  s'emparer. 


228  MÉMOIRES  [Oct.  1706] 

que  le  Roi  envoyoit  M.  de  Bezons\  que  nous  appe- 
lions le  Père  des  difficultés,  pour  s'informer  si  la 
chose  étoit  possible,  nous  jugeâmes  trop  bien  que 
nous  n'y  rentrerions  jamais  de  cette  guerre^. 

Je  fus  longtemps  à  me  rétablir.  Dès  que  je  pus  sor- 
tir, j'allai  faire  ma  cour  au  duc  d'Orléans.  Aussitôt 
que  ce  prince  me  vit,  il  s'approcha  de  moi,  et  il  eut 
la  bonté  de  me  demander  comment  je  me  portois.  Je 
pris  ce  moment  pour  lui  demander  un  congé  pour 
venir  à  Paris,  afin  de  pouvoir  me  rétablir  entière- 
ment, en  lui  disant  que  l'air  de  Briançon  m'étoit  con- 
traire. Il  me  l'accorda.  Je  fus  voir  ensuite  le  duc  de 
la  Feuillade,  qui  avoit  épousé,  comme  tout  le  monde 
sait,  une  fille  de  M.  de Chamillart,  dontj'étois  parent^. 
Je  lui  demandai  une  route  d'un  lieutenant  de  cavalerie 
et  de  six  cavaliers*.  Il  se  mit  à  rire  de  ma  proposi- 
tion :  «  Une  route,  me  dit-il,  pour  aller  à  Paris?  Il 

1.  M.  de  Bezons  rejoignit  à  Briançon  le  duc  d'Orléans,  qui 
l'avait  demandé  au  Roi  pour  l'aider  à  rétablir  l'armée.  [Dan- 
geau,  p.  212  et  223-227.) 

2.  «  Médiocre  général  d'armée,  dit  Saint-Simon,  qui,  avec 
une  valeur  personnelle,  fine  et  tranquille,  craignoit  tous  les 
dangers  pour  la  besogne  dont  il  étoit  chargé  »  (t.  VII  de  1873, 
p.  161). 

3.  Déjà  dit  dans  le  tome  I,  p.  178. 

4.  Suivant  la  terminologie  moderne,  il  faudrait  dire  une 
feuille  de  route.  Les  officiers  qui  menaient  des  recrues  aux 
armées  recevaient  une  feuille  indiquant  le  nombre  d'hommes 
et  de  chevaux  qu'ils  conduisaient;  cela  leur  procurait,  outre 
les  frais  de  route,  des  logements  chez  l'habitant  ou  dans  des 
casernes.  Il  y  avait  à  ce  sujet  beaucoup  d'abus;  ainsi  nous  ver- 
rons, au  commencement  de  la  campagne  de  1707,  un  ofiîcier 
voyageant  seul,  et  muni  néanmoins  d'une  route  pour  vingt- 
cinq  hommes. 


[Oct.  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  229 

«  n'y  a  pas  d'exemple  ^  »  Cependant  il  me  l'accorda 
de  bonne  grâce,  et  il  me  fît  encore  le  plaisir  d'en 
accorder  une  pareille  à  un  capitaine  de  dragons  de 
mes  amis  pour  aller  chez  lui.  Non  seulement  cette 
route  m'épargna  beaucoup  d'argent,  mais  elle  me 
donna  aussi  occasion  de  faire  plaisir  à  La  Bussière  et 
à  Boisduval,  tous  deux  capitaines  du  régiment,  que 
je  menai  à  Paris  sans  qu'il  leur  en  coûtât  un  sol.  Nous 
passâmes  par  la  Bourgogne,  où  chaque  place ^  m'étoit 
payée  quarante  sols. 

Je  restai  plusieurs  jours  à  Gap.  J'y  trouvai  mon 
ami  Pina  chez  le  comte  de  Venta  von  ^  son  cousin  ger- 
main. Il  étoit  un  des  lieutenants  de  roi  de  la  province; 
il  nous  fit  la  plus  grande  chère  du  monde,  aussi  bien 
que  le  frère  de  Pina,  doyen  de  l'éghse  de  Gap'^. 

En  arrivant  à  Moirans,  petit  bourg  entre  Grenoble 
et  Lyon  (nous  étions  logés  chez  la  veuve  Paris,  au 
Grand-Saint-François,  mère  des  fameux  Paris ^),  après 
avoir  dîné,  étant  à  la  fenêtre,  nous  vîmes  une  troupe 

1.  Les  routes,  en  effet,  ne  devaient  être  délivrées  que  pour 
se  rendre  aux  armées. 

2.  «  Place,  en  matière  d'étapes  et  de  logements,  est  la  ration 
de  pain  ou  le  logement  pour  chaque  homme.  »  [Dictionnaire 
de  Trévoux.) 

3.  François  de  Morges,  lieutenant  de  roi  aux  bailliages  d'Em- 
brun et  de  Gap.  Ventavon  est  une  petite  paroisse  à  quatre 
lieues  de  Gap. 

4.  Claude  de  Pina,  doyen  du  chapitre  de  Gap  depuis  1693. 
Il  ne  mourut  qu'en  1753  et  remplit  à  diverses  i-eprises  les  fonc- 
tions de  vicaire  général.  (Abbé  Albanès,  Gallia  christiana 
novissima,  t.  I,  p.  550.) 

5.  Déjà  dit  dans  le  tome  I,  p.  188. 


230  MÉMOIRES  [Oct.  1706] 

de  femmes  et  d'hommes  qui  revenoient  du  café*.  Les 
femmes  avoient  beaucoup  de  rouge,  ce  qui  nous  les 
fit  prendre  d'abord  pour  des  comédiennes.  Étant  plus 
près  de  nous,  je  reconnus  M"^  de  Séry,  la  marquise 
de  Nancré^  et  l'abbé  Dubois,  depuis  cardinal^,  qui 
étoient  accompagnés  de  plusieurs  hommes  et  de  plu- 
sieurs femmes.  Cette  troupe  gaillarde  alloit  à  Gre- 
noble, où  le  duc  d'Orléans  devoit  arriver.  Il  auroit 
été  à  souhaiter  pour  la  France  que  M"®  de  Séry  eût 
été  à  Milan,  aussi  bien  que  l'argent  de  nos  officiers 
généraux,  après  que  les  ennemis  nous  eussent  forcés 
dans  nos  lignes  :  je  suis  persuadé  que  nous  aurions 
pris  le  parti  de  nous  retirer  de  ce  côté-là,  et  non  pas 
du  côté  de  la  France,  comme  nous  fîmes  malheureu- 
sement. 

Étant  à  Lyon,  nous  allâmes  à  la  comédie,  que  je 
trouvai  assez  bonne. 

Villefranche.  — De  Lyon,  nous  fûmes  à  Villefranche, 
qui  est  la  capitale  du  Beaujolois.  Il  y  a  une  académie 
de  plusieurs  personnes  savantes*  ;  nous  y  dînâmes. 

Mâcon.  —  Nous  fûmes  coucher  à  Mâcon,  ville  bâtie 

1.  La  mode  du  café  s'était  très  répandue  depuis  le  milieu  du 
XVII®  siècle,  et,  avant  1700,  il  y  avait  de  nombreuses  «  maisons 
de  caffé  »  à  Paris  et  dans  les  principales  villes  :  A.  Franklin, 
la  Vie  privée  d'autrefois  :  le  Café,  le  Thé  et  le  (7/«oco/aï(1893). 

2.  Marie-Anne  Bertrand  de  la  Bazinière,  seconde  femme  du 
feu  comte  (et  non  marquis)  de  Nancré,  morte  en  1727. 

3.  L'abbé  Dubois  avait  accompagné  son  maître  à  l'armée,  et 
ne  le  quitta  point  après  la  défaite.  Peut-être  était-il  allé  au- 
devant  de  M"''  de  Séry;  mais  cela  semble  peu  probable. 

4.  Il  y  a  à  Villefranche  une  «  académie  de  beaux-esprits,  » 
dit  le  Grand  Dictionnaire  géographique  de  la  Martinière. 


[Oct.  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  231 

sur  le  penchant  d'une  petite  colline  qui  va  jusqu'au 
bord  de  la  Saône,  qu'on  passe  sur  un  assez  beau  pont. 
Cette  ville  est  capitale  du  Màconnois,  qui  a  environ 
douze  lieues  de  longueur  et  neuf  de  largeur.  Il  y  a  un 
évêché  et  un  bailliage.  Outre  le  chapitre  de  la  cathé- 
drale, il  y  a  celui  de  Saint-Pierre,  dont  les  chanoines 
font  preuves  de  noblesse.  Les  Commentaires  de  César 
font  mention  de  cette  ville.  Il  y  a  eu  des  comtes  par- 
ticuliers, dont  plusieurs  auteurs  célèbres  font  des- 
cendre Humbert,  comte  de  Maurienne,  tige  de  la 
maison  de  Savoie  ^ . 

Tournus.  —  De  Mâcon,  nous  fûmes  dîner  à  Tour- 
nus,  petite  ville  du  Maçonnais  où  il  y  a  une  abbaye. 
Dans  le  temps  que  nous  y  passâmes,  le  cardinal  de 
Bouillon,  qui  en  étoit  abbé,  y  étoit  relégué  par  ordre 
de  la  cour^. 

Chalon-sur-Saône.  —  Le  même  jour,  nous  fûmes  à 
Chalon-sur-Saône,  ville  du  duché  de  Bourgogne. 
L'évéque  a  le  titre  de  comte.  Il  y  a  un  bailliage.  Elle 
est  ancienne  :  César  en  fait  mention  dans  ses  Commen- 
taires. Elle  a  été  longtemps  possédée  par  des  seigneurs 

1.  Cet  Humbert  mourut  en  1048.  Les  historiens  ne  sont  pas 
d'accord  sur  son  origine  :  les  uns  le  font  descendre  des  anciens 
comtes  de  Mâcon,  d'autres,  comme  Guichenon,  des  ducs  de 
Saxe;  enfin  Chorier,  d'après  des  titres  que  lui  avait  commu- 
niqués du  Bouchet,  et  dont  on  peut  par  conséquent  suspecter 
l'authenticité,  le  rattachait  au  sang  de  Charlemagne. 

2.  Les  circonstances  de  la  disgrâce  du  cardinal  ont  été  énu- 
mérées  par  Saint-Simon  dans  ses  Mémoires  (éd.  Boislisle,  t.  VII, 
p.  100-107,  154-158,  196-199).  Cluny,  dont  il  était  abbé,  lui 
avait  été  assigné  comme  lieu  d'exil  ;  mais  il  avait  la  faculté  d'aller 
aussi  à  l'abbaye  de  Tournus  et  au  prieuré  de  Paray-le-Monial, 
qu'il  possédait  également. 


232  MÉMOIRES  [Oct.  1706] 

particuliers,  dont  est  venue  l'ancienne  maison  de  Cha- 
lon  qui  est  fondue  dans  la  maison  d'Orange-Nassau. 
Ghalon  est  capitale  d'un  petit  pays  dit  le  Chalonnois 
ou  la  Bresse  chalonnoise. 

Beaune.  —  Le  lendemain,  nous  fûmes  coucher  à 
Beaune,  ville  de  Bourgogne,  assez  jolie  et  assez  bien 
bâtie.  Elle  est  fort  renommée  par  rapport  à  ses  vins 
et  par  rapport  à  son  hôpital,  qui  est  un  très  beau  bâti- 
ment, fondé  par  Nicolas  Rollin,  chancelier  de  Philippe 
le  Bon,  duc  de  Bourgogne^CettevilIe  est  fort  ancienne. 

Nuits.  —  De  Beaune,  nous  fûmes  dîner  à  Nuits, 
petite  ville  de  Bourgogne  sur  l'Armançon.  11  y  a  un 
bailliage,  dont  le  père  d'un  lieutenant  du  régiment 
étoit  lieutenant  général,  qui  vint  dîner  avec  nous.  Il  n'eut 
pas  seulement  la  politesse  de  nous  faire  apporter  une 
bouteille  de  son  vin  ;  il  a  les  meilleures  vignes  de  ce 
canton. 

En  allant  coucher  à  Dijon,  nous  laissâmes  sur  notre 
droite  la  fameuse  abbaye  de  Gîteaux,  qui  a  été  bâtie, 
l'an  1098,  par  le  duc  Othon.  Plus  de  mille  soixante- 
dix  monastères,  tant  d'hommes  que  de  femmes, 
dépendent  de  cette  abbaye^. 

Dijon.  —  Dijon  est  la  ville  capitale  de  la  province. 
Elle  est  sur  deux  petites  rivières,  l'Ouche  et  le  Suzon. 
Il  y  a  un  parlement  institué  par  Louis  XI,  une  chambre 

1.  Ce  célèbre  hôpital,  qui  existe  encore  aujourd'hui  avec  sa 
règle  primitive,  fut  fondé  en  1443  par  le  chancelier  Rollin  et 
enrichi  encore  par  son  fils  Jean  Rollin,  évêque  d'Autun  et  car- 
dinal. Une  partie  de  sa  dotation  consistait  en  vignobles  du 
célèbre  cru  de  Beaune  qu'il  possède  encore  de  nos  jours. 

2.  Ce  paragraphe  concernant  Cîteaux  a  été  ajouté  sur  la 
marge  du  manuscrit. 


[Oct.  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  233 

des  comptes,  une  cour  des  monnoies  et  un  siège  pré- 
sidial.  Dès  que  nous  y  fûmes  arrivés,  La  Bussière  fut 
voir  M.  Bauyn,  conseiller  au  parlements  qui,  le  len- 
demain, nous  donna  un  très  grand  dîner  avec  madame 
sa  femme'  et  la  femme  d'un  président  à  mortier. 
I^r^  Bauyn,  qui  n'avoit  jamais  vu  Paris,  nous  disoit  à 
tout  moment  que  nous  étions  bien  heureux  d'y  aller 
passer  l'hiver  et  qu'elle  souhaiteroit  de  tout  son  cœur 
d'être  à  la  place  d'un  de  nos  domestiques  pour  avoir 
ce  plaisir.  L'on  dit  que,  lorsqu'on  se  marie  dans  cette 
ville,  la  prétendue  exige  de  son  futur  époux  qu'il 
l'amènera  à  Paris  au  moins  une  fois  pendant  sa  vie. 

Après  avoir  dîné,  M.  Bauyn  nous  mena  dans  son  car- 
rosse voir  la  Chartreuse,  qui  est  une  des  belles  du 
royaume 3.  On  y  voit  dans  l'église  les  tombeaux  des 
ducs  de  Bourgogne,  qui  sont  très  bien  travaillés. 
Ensuite  nous  fûmes  nous  promener  au  Cours,  beau- 
coup plus  beau  que  celui  de  Paris.  Je  n'ai  point  vu  de 
plus  beau  pays  que  celui  qui  est  entre  Dijon  et  Lyon. 
Chanceaux.  —  Après  être  restés  deux  jours  à  Dijon, 
nous  fûmes  coucher  à  Chanceaux^  Nous  y  mangeâmes 
de  bonnes  perdrix  rouges.  C'est  des  environs  de  cette 
petite  ville  qu'on  tire  l'épine-vinette,  dont  on  fait  de 

1.  Jean-Baptiste  Bauyn,  reçu  conseiller  au  parlement  de 
Dijon  le  8  août  1674,  mourut  le  8  septembre  1727. 

2.  Louise  Rémond,  fille  d'un  maître  en  la  Chambre  des 
comptes  de  Bourgogne. 

3.  Elle  était  située  à  l'extrémité  du  faubourg  d'Ouche,  et 
avait  été  fondée  par  le  duc  Philippe  le  Bon.  Il  y  en  a  une  des- 
cription dans  le  Dictionnaire  géographique  de  la  France,  par 
l'abbé  Expilly,  t.  II,  p.  643. 

4.  Commune  du  département  de  la  Côte-d'Or,  canton   de 

Flavigny. 


234  MÉMOIRES  [Oct.  1706] 

bonnes  confitures.  Le  lendemain,  nous  passâmes  la 
Seine  à  sa  source  * ,  qui  est  à  deux  lieues  de  Saint-Seine^  ; 
nous  y  mîmes  pied  à  terre  pour  en  boire  de  l'eau,  et 
ensuite  nous  allâmes  diner  à  Flavigny^,  petite  ville 
dans  le  pays  d'Auxerrois,  assez  bien  située. 

Montbard,  Auxerre.  —  Nous  fûmes  coucher  à  Mont- 
bard,  petite  ville,  et,  de  Montbard,  coucher  à  Auxerre, 
ville  sur  les  confins  de  la  Bourgogne,  sur  l'Yonne, 
avec  titre  de  comté.  Il  y  a  un  bailliage,  présidial,  élec- 
tion et  évéché.  Elle  est  fort  ancienne;  il  y  a  eu  des 
comtes  particuliers.  Louis  XI  l'a  réunie  à  la  couronne. 

Joigny,  Villeneuve-le-Roi.  —  D'Auxerre,  nous  fûmes 
dîner  à  Joigny,  petite  ville  sur  l'Yonne  avec  titre  de 
comté  ;  elle  a  eu  ses  seigneurs  particuliers  ;  ils  étoient 
pairs  du  comté  de  Champagne.  Nous  fûmes  coucher 
à  Villeneuve-le-Roi,  sur  l'Yonne^. 

Sens.  —  Le  lendemain,  nous  dînâmes  à  Sens,  ville  sur 
le  confluent  de  l'Yonne  et  de  la  Vanne,  capitale  du 
Sénonois.  Avant  le  roi  Robert,  elle  avoit  des  comtes 
particuliers  ;  ce  prince  la  réunit  à  la  couronne  l'an  1 005. 
La  cathédrale  est  très  belle.  Il  y  a  dans  le  diocèse  de 
Sens  neuf  cent  paroisses  et  vingt-cinq  abbayes^.  Saint 

1.  La  source  de  la  Seine  est  exactement  au  pied  de  la  ferme 
des  Vergerots,  près  de  Saint-Germain-la-Feuille ,  à  quatre 
kilomètres  sud  de  Chanceaux. 

2.  Saint-Seine-l'Abbaye,  à  vingt-six  kilomètres  de  Dijon. 

3.  Département  de  la  Côte-d'Or,  sur  l'Armançon. 

4.  Ou  Villeneuve-sur- Yonne,  chef-lieu  de  canton  de  l'arron- 
dissement de  Joigny. 

5.  D'après  Dom  Beaunier,  sept  cent  soixante-cinq  paroisses 
et  vingt-neuf  abbayes  ;  sept  cent  soixante-quatorze  paroisses  et 
vingt-six  abbayes  d'après  le  Dictionnaire  d'Expilly.  MM.  Henri 
Stein  et  Paul  Quesvers  ont  publié  en  1894  le  pouillé  de  ce 
diocèse. 


[Oct.  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  235 

Savinien  a  été  le  premier  évêque,  envoyé  par  saint 
Pierre  ^  Les  archevêques  prennent  le  titre  de  primat 
des  Gaules  et  de  Germanie^.  Il  y  a  un  présidial  et  un 
bailliage,  qui  est  un  des  quatre  anciens  du  royaume». 
Le  pays  du  Sénonois  a  dix-sept  lieues  de  longueur 
et  huit  de  large.  Il  y  a  eu,  du  temps  de  Hugues  Capet, 
un  archevêque  du  nom  de  Sevin;  ce  fut  lui  qui  sacra 
à  Orléans  Robert  son  fils*. 

Montereau.  —  Nous  fûmes  coucher  à  Montereau- 
fault-Yonne,  ville  située  dans  l'endroit  où  cette  rivière 
se  jette  dans  la  Seine.  Tout  le  monde  sait  que  Jean, 
duc  de  Bourgogne,  fut  assassiné  sur  le  pont  de  cette 
ville  l'an  1419.  Il  y  avoit  autrefois  une  maison  royale. 

1  L'épiscopat  de  saint  Savinien,  comme  celui  de  tous  les 
premiers  évoques  des  Gaules,  doit  être  reporté  au  milieu  du 
me  siècle,  ainsi  que  l'a  établi  M.  l'abbé  Duchesne,  et  que 
l'avaient  pensé  avant  lui  les  auteurs  de  la  GalUa  chnstiana. 

2  Ce  titre  et  la  juridiction  y  afférente  avaient  été  conférés  à 
l'archevêque  Ansegise,  en  876,  par  le  pape  Jean  VIII,  à  la  prière 
de  Charles-le-Chauve,  et  ses  successeurs  en  jouirent  pendant 
deux  siècles  malgré  les  réclamations  des  autres  évêques.  En 
1079,  Grégoire  VII  donna  à  Lyon  la  primatie  sur  les  quatre 
Lyonnaises;  mais  les  archevêques  de  Sens  conservèrent  leur 

ancien  titre. 

3.  Ces  quatre  premiers  bailliages  établis  par  l'autorité  royale 
sont  ceux  de  Vermandois,  de  Mâcon,  de  Sens  et  de  Saint-Pierre- 
le-Moutier. 

4  Sewin  ou  Seguin,  que  la  Gallia  christiana  fait  neveu  du 
comte  de  Sens  Rainart,  fut  élu  archevêque  en  977  et  mourut 
en  999.  C'est  le  1«^  janvier  988  qu'il  sacra  le  roi  Robert  a 
Orléans.  Notre  chevalier,  en  relevant  le  nom  de  ce  prélat,  ne 
cherche  pas  à  le  rattacher  à  sa  famille,  ce  qu'il  aurait  été  difH- 
cile  d'établir  :  à  cette  époque,  Sevin  était  un  nom  de  baptême 
comme  Hardouin,  Guérin,  Liévin,  etc.,  et  il  n'existait  pas 
encore  de  noms  patronymiques. 


236  MÉMOIRES  [Nov.  1706] 

Le  lendemain  à  Melun,  et  le  surlendemain  à  Paris  ;  il  y 
avoit  cinq  ans  que  j'avois  quitté  ma  patrie. 

Je  croyois  faire  ma  cour  de  rester  en  Italie  ;  mais 
je  m'aperçus  trop  tard  que  les  absents  ont  tort.  Mon 
frère  ^  m'avoit  mandé  depuis  longtemps  qu'il  demandoit 
un  régiment  pour  moi  et  qu'il  m'avoit  fait  mettre  sur 
la  liste,  il  n'y  avoit  jamais  pensé,  et  un  jour  je  fus  bien 
surpris  de  la  proposition  qu'il  me  fit  en  allant  à  Ver- 
sailles, qui  étoit  qu'il  demanderoit  une  pension  pour 
moi.  Je  compris  par  ce  discours  qu'il  n'avoit  nulle- 
ment pensé  à  moi.  Je  lui  fis  sentir  combien  j'en  étois 
étonné,  et  ce  ne  fut  que  de  ce  jour-là  que  je  fus  sur 
la  liste  pour  un  régiment. 

Après  avoir  resté  trois  ou  quatre  jours  à  Paris,  je 
m'en  allai  à  Quincy.  J'y  trouvai  M.  de  Quincy,  sa 
femme 2  et  du  Plessis^,  qui  avoit  quitté  le  service  de 
dépit  de  n'avoir  pas  eu  le  régiment  du  marquis  de 
Bandeville,  notre  cousin  issu  de  germain  du  même 
nom  que  nous,  tué  à  la  bataille  d'Hochstedt  que  nous 
perdîmes  l'année  1704^  Le  Roi  avoit  accordé  à  mon 
frère  ce  régiment.  Lorsqu'il  fut  pour  en  remercier 
M.  de  Chamillart,  ce  ministre  lui  dit  que  c'étoit  en 
vain  que  S.  M.  lui  avoit  accordé  ce  régiment;  qu'il  ne 
pouvoit  pas  profiter  de  cette  grâce,  puisque  ce  régi- 
ment avoit  été  entièrement  détruit  à  la  bataille  d'Hoch- 
stedt. Mon  frère  eut  beau  lui  dire  qu'il  le  rétabliroit 
si  bien  que  le  Roi  et  lui  en  seroient  contents,  il  ne 

1.  Charles,  marquis  de  Quincy,  l'auteur  de  V Histoire  mili- 
taire, qui  avait  été  lieutenant  général  de  l'artillerie  en  Alle- 
magne pendant  les  campagnes  de  1703  et  de  1705. 

2.  Geneviève  Pecquot  de  Saint-Maurice,  tome  I,  p.  69. 

3.  Pierre  Sevin,  tome  I,  p.  6. 

4.  Tome  I,  p.  51. 


[Nov.  1706]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  237 

put  jamais  vaincre  l'opiniâtreté  de  cet  homme,  quoique 
nous  étions  très  proches  parents  de  sa  femme,  et  que 
certainement  nous  lui  faisions  honneur.  Du  Plessis, 
piqué  au  vif  de  son  procédé,  lui  dit  :  «  Monsieur,  il  y 
«  a  quatre  ans  que  vous  me  remettez  toujours  pour 
«  un  régiment  ;  je  vois  bien  qu'il  n'y  a  nulle  grâce  à 
a  obtenir  de  vous.  Ainsi,  je  prends  mon  parti  :  vous 
«  pouvez  nommer  à  ma  compagnie  ;  je  n'y  mettrai 
«  jamais  les  pieds  ;  »  et  il  le  quitta  ensuite  brusque- 
ment. M.  de  Ghamillart  lui  fit  dire  qu'il  pouvoit  comp- 
ter sur  le  premier  régiment  vacant  et  qu'il  lui  conseil- 
loit  de  ne  point  quitter.  Ses  promesses  furent  inutiles. 
Ce  ministre,  pour  lui  donner  le  temps  de  la  réflexion, 
ne  nomma  à  sa  compagnie  que  six  mois  après.  Du 
Plessis  fit  très  mal  d'avoir  abandonné  le  service  ;  je 
suis  persuadé  qu'il  n'auroit  pas  été  longtemps  sans 
avoir  un  régiment.  M"^  de  Margeret*,  sœur  du  capi- 
taine aux  gardes,  mort  depuis  maréchal  des  camps  et 
armées  du  ï\oi%  étoit  avec  eux  à  Quincy.  Je  m'aper- 
çus bientôt  de  l'amitié  qu'il  y  avoit  entre  elle  et  du 
Plessis.  Aussi,  trois  mois  après  que  nous  fûmes  de 
retour  à  Paris,  ils  s'épousèrent^.  Sans  être  belle,  la 
demoiselle  étoit  fort  aimable  ;  elle  étoit  grande,  bien 
faite  et  ragoûtante^.  Ils  ont  toujours  parfaitement  bien 
vécu  ensemble. 

1.  Marie-Françoise  de  Margeret,  fille  de  Pierre  de  Margeret, 
grand  audiencier  de  France. 

2.  Pierre  de  Margeret  de  Pontaut,  capitaine  aux  gardes  en 
1696,  brigadier  en  1710,  fut  fait  maréchal  de  camp  en  février 
1719;  il  ne  se  démit  de  sa  compagnie  qu'en  1727  et  mourut  le 
16  février  1738,  à  soixante-dix  ans. 

3.  Le  1"  février  1707;  ils  n'eurent  pas  d'enfants. 

4.  Ragoûtant  se  dit  figurément  pour  dire  agréable  :  une 
physionomie  ragoûtante.  [Dictionnaire  de  Trévoux.) 


238  MÉMOIRES  [Dec.  1706] 

Étant  de  retour  à  Paris  et  m'étant  fait  habiller,  je 
priai  mon  frère  de  Quincy  de  me  faire  le  plaisir  de  me 
présenter  à  M.  de  Chamillart.  Nous  nous  rendîmes  à 
Versailles,  où  nous  dînâmes  avec  ce  ministre.  Après 
le  repas,  mon  frère  pria  le  marquis  de  Dreux  de  vou- 
loir bien  lui-même  me  présenter  à  son  beau-père  : 
«  Vous  avez  été,  lui  dit-il,  son  colonel  ;  vous  savez  de 
«  quelle  manière  il  a  servi  ;  vous  m'en  avez  dit  beau- 
ci  coup  de  bien.  Il  convient  que  vous  en  rendiez 
«  compte  vous-même  à  M.  de  Chamillart.  »  Nous 
fûmes  bien  surpris,  mon  frère  et  moi,  de  sa  réponse  : 
il  nous  dit  franchement  qu'il  s'en  garderoit  bien,  que 
nous  avions  plus  de  crédit  que  lui  auprès  de  son  beau- 
père.  A  ce  propos,  nous  le  quittâmes  brusquement. 
Ensuite,  mon  frère  me  présenta  à  M.  de  Chamillart, 
qui  me  fit  cent  politesses,  et  qui  me  dit  en  propres 
termes  qu'il  chercheroit  les  occasions  de  me  faire 
plaisir,  et  qu'il  prenoit  beaucoup  de  part  à  ma  bles- 
sure. Je  n'oubliai  point  de  lui  demander  un  régiment  : 
ce  qu'il  me  promit.  Depuis  ce  jour,  je  n'ai  jamais 
voulu  aller  voir  le  marquis  de  Dreux.  Son  procédé 
me  fit  ressouvenir  de  la  cruauté  qu'il  avoit  eue  de  se 
refuser  à  me  prêter  quelques  louis,  étant  blessé  à 
Pignerol.  Quoique  gendre  du  ministre,  il  ne  s'est 
jamais  employé  pour  qui  que  ce  soit  au  monde  ;  c'est 
un  homme  bizarre,  farouche  et  insociable.  Cependant 
il  faut  lui  rendre  justice  :  il  a  beaucoup  d'esprit,  beau- 
coup de  valeur  et  beaucoup  de  capacité  à  la  guerre, 
et  il  est  d'une  très  grande  exactitude  pour  faire  faire 
le  service. 

Mon  quartier  d'hiver  se  passa  à  faire  ma  cour  à 
M.  de  Chamillart;  mais,  par  malheur  pour  moi,  il  n'y 
eut  pas  de  régiment  vacant  :  je  pris  patience. 


[Février  4707]        DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  239 

Pendant  le  carnaval,  il  nous  arriva,  à  du  Plessis  et 
à  moi,  une  petite  aventure.  ]VP^  de  Chamillart,  qui 
étoit  la  dame  du  monde  la  plus  attentive  à  faire  plai- 
sir dans  les  moindres  petites  occasions  à  sa  famille, 
voulant  donner  un  bal  à  M"^  la  duchesse  de  Bour- 
gogne^, nous  envoya  des  billets  pour  nous  en  prier. 
Nous  allâmes  à  Versailles  tous  quatre,  savoir  :  mon 
frère  de  Quincy,  sa  femme,  du  Plessis  et  moi.  Nous 
fûmes  loger  aux  Treize-Cantons^,  près  delà  Surinten- 
dance^,  où  demeuroit  M.  de  Chamillart.  Ayant  soupe, 
du  Plessis  ne  se  souciant  pas  trop  d'aller  au  bal,  je 
restai  pour  lui  tenir  compagnie.  Ainsi  nous  laissâmes 
aller  M.  de  Quincy  et  sa  femme.  Pendant  que  nous 
buvions  une  bouteille  de  vin  de  Champagne  auprès 
du  feu,  deux  servantes  fort  jolies  venoient  de  temps 
en  temps  nous  voir.  Elles  nous  promirent  de  venir 
coucher  avec  nous  sur  les  trois  ou  quatre  heures  du 
matin  ;  nous  devions  coucher,  du  Plessis  et  moi,  dans 
la  même  chambre.  Sur  les  quatre  heures,  nous  dor- 
mions profondément,  un  grand  bruit  nous  réveilla. 

1.  ci-après,  p.  241,  note. 

2.  M.  Le  Roi,  dans  son  Histoire  de  Versailles,  n'a  pas  relevé 
cette  enseigne  d'auberge  parmi  celles  qu'il  indique  en  diverses 
rues  de  la  ville. 

3.  L'ancienne  Surintendance  avait  été  bâtie  en  1670,  pour  le 
surintendant  des  bâtiments,  dans  les  dépendances  du  château, 
vers  le  sud,  auprès  du  Grand-Commun.  Etant  bientôt  devenue 
trop  petite,  en  raison  des  magasins  nécessaires  à  ce  service,  le 
Roi  fit  construire,  en  1683,  une  nouvelle  Surintendance  un  peu 
plus  loin  du  château,  vers  la  rue  de  l'Orangerie  ;  c'est  aujour- 
d'hui le  petit  séminaire.  L'ancienne  fut  alors  affectée  au  loge- 
ment des  ministres  de  la  guerre;  Louvois  y  mourut  en  1691. 
(Le  Roi,  Histoire  de  Versailles,  t.  II,  p.  176  et  suivantes.) 


240  MÉMOIRES  [Février  1707] 

Au  lieu  des  deux  servantes,  nous  vîmes  arriver  M.  de 
Quincy  et  sa  femme,  nus  en  chemise,  qui  vinrent 
nous  chasser  de  nos  hts  et  qui,  sans  rien  dire,  s'y 
couchèrent;  les  frères  aînés  se  servent  toujours  de 
leurs  droits  d'aînesse.  Nous  fûmes  obligés,  presque 
tout  endormis,  de  prendre  les  mêmes  lits  qu'ils 
venoient  de  quitter,  et  nous  nous  aperçûmes  promp- 
tement  de  ce  qui  les  avoit  contraints  de  se  sauver 
de  cette  chambre.  G'étoit  une  puanteur  épouvantable 
causée  par  des  lieux  qu'on  vidoit  et  dont  le  conduit 
aboutissoit  au  chevet  de  leur  lit.  Comme  nous  étions 
jeunes,  malgré  cette  puanteur  et  le  bruit  que  les 
gadouarts^  faisoient,  nous  nous  endormîmes,  sans 
nous  mettre  en  peine  du  rendez-vous.  Une  demi-heure 
après  que  mon  frère  nous  eut  chassés  de  notre 
chambre,  les  deux  servantes  ouvrent  doucement  la 
porte,  entrent  et  la  ferment.  «  Hé  bien  !  dirent-elles, 
«  dormez-vous,  Messieurs?  »  L'une  s'approche  du  lit 
où  étoient  couchés  mon  frère  et  sa  femme  ;  elle  ouvre 
le  rideau.  Quelle  fut  sa  surprise,  au  lieu  d'entendre  la 
voix  d'un  homme,  d'entendre  celle  d'une  femme! 
G'étoit  celle  de  ma  belle-sœur,  qui  s'étoit  réveillée  en 
sursaut.  Les  deux  filles  ne  demandèrent  pas  leur  reste; 
elles  s'enfuirent  précipitamment,  et,  ayant  refermé 
la  porte,  elles  gagnèrent  leurs  lits.  Mon  frère  se  lève 
et  crie  au  voleur  de  toutes  ses  forces  :  ce  qui  fit  venir 
l'hôtesse  et  réveilla  toutes  les  personnes  qui  étoient 
logées  dans  cette  hôtellerie.  On  chercha  partout,  et  l'on 
ne  trouva  qui  que  ce  soit;  on  crut  que  mon  frère  et 

1.  On  appelle  ainsi  «  ceux  qui  vident  et  curent  les  retraits.  » 
Ce  nom  vient  de  gadoue,  vieux  mot  qui  désigne  la  matière 
fécale.  [Dictionnaire  de  Trévoux.) 


[Mars  1707]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  241 

sa  femme  avoient  rêvé.  Tout  le  monde  n'en  fut  pas  la 
dupe  ;  car  cette  petite  aventure  fut  le  sujet  de  toutes 
les  conversations  de  Versailles  :  pendant  quelques 
jours,  il  fut  question  de  nous  et  de  notre  rendez-vous. 
Nous  manquâmes  le  bal  et  notre  bonne  fortune.  Mon 
frère  fut  plus  heureux.  Il  étoit  déguisé  en  Turc,  il 
étoit  beau  comme  les  amours  :  aussi  M"^  la  duchesse 
de  Bourgogne,  qui  a  voit  ouvert  le  bal  avec  M.  le  duc 
de  Berry,  vint  prendre  mon  frère,  après  avoir  dansé 
avec  ce  prince,  et,  comme  il  eut  l'honneur  de  danser 
plusieurs  fois  avec  la  princesse,  cela  donna  occasion, 
et  à  la  ville  et  à  la  cour,  de  dire  qu'elle  s'étoit  éprise 
d'amour  pour  le  beau  Turc*. 

A  la  fin  d'avril,  il  fallut  abandonner  les  plaisirs  de 
Paris  pour  aller  joindre  le  régiment  en  Dauphiné. 

J'ai  oublié  de  dire  que,  le  M  de  mars  1707,  M.  le 
marquis  de  Beringhen,  premier  écuyer,  fut  enlevé 
entre  le  Point-du-Jour  et  Sèvres  par  un  partisan 
nommé  Guethem,  qui  avoit  un  passeport  des  ennemis 
pour  aller  à  la  guerre.  Le  Roi  donna  de  si  bons  ordres, 
que  ce  partisan  fut  arrêté  à  une  demi-lieue  au  delà 
de  Ham,  et  par  conséquent  Monsieur  le  Premier  fut 

1.  Ce  fut  le  dimanche  27  février  que  ce  bal  eut  lieu.  Voici  le 
récit  de  Dangeau  (t.  XI,  p.  309-310)  :  «  M"'^  la  duchesse  de 
Bourgogne  alla  à  quatre  heures  chez  M™^  de  Chamillart,  où  il 
y  eut  grand  jeu  jusqu'à  dix  heures.  M™*^  la  duchesse  de  Bour- 
gogne alla  souper  avec  le  Roi,  comme  à  son  ordinaire,  et,  après 
le  coucher  du  Roi,  elle  se  masqua  et  alla  au  bal  chez  M™*  de 
Chamillart,  qui  fut  magnifique  et  qui  dura  jusqu'à  huit  heures 
du  matin.  Mgr  le  duc  de  Berry  était  en  masque  avec  M™*  la 
duchesse  de  Bourgogne.  »  Le  lendemain,  la  princesse,  qui 
avait  déjeuné  et  entendu  la  messe  en  sortant  du  bal,  ne  se  leva 
qu'à  cinq  heures  du  soir,  pour  aller  reti'ouver  le  Roi  à  Marly. 
II  16 


242  MÉMOIRES  [Mars  1707] 

délivré  et  ramené  à  Versailles.  J'y  étois  dans  ce 
temps-là.  Cette  action  hardie,  quoiqu'elle  ne  réussît 
pas,  ne  laissa  pas  d'inquiéter  beaucoup  la  cour;  le 
guet  fut  augmenté  de  moitié.  Ce  partisan  étoit  parti 
d'Ath  dans  le  dessein  d'enlever  Mgr  le  Dauphin  ou 
quelque  prince  du  sang.  Ainsi  celui  qui  de  voit  prendre 
fut  pris  lui-même.  M.  Guethem,  pour  exécuter  son 
projet,  avait  laissé  à  Saint-Ouen  une  chaise  de  poste 
et  un  détachement  de  son  parti,  et  un  autre  détache- 
ment à  Chantilly,  et,  sans  la  complaisance  qu'il  eut 
pour  Monsieur  le  Premier  de  ne  le  vouloir  pas  fati- 
guer, il  auroit  certainement  conduit  son  prisonnier 
dans  le  pays  ennemie 

1.  Saint-Simon  raconte  en  détail  cette  mésaventure  du 
premier  écuyer  [Mémoires,  t.  XIV,  p.  352-361),  et  le  commen- 
taire de  M.  de  Boislisle  donne  tous  les  renseignements  dési- 
rables sur  cette  hardie  tentative.  Pierre  Guethem,  né  à  Tour- 
coing, avait  d'abord  servi  dans  les  troupes  de  Bavière,  puis 
dans  celles  de  l'Empereur,  et  étoit  parvenu  au  grade  de  colonel. 


[Avril  1707]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  243 


CAMPAGNE  DE  1707. 


A  la  fin  d'avril  1707,  il  fallut  abandonner  les  plai- 
sirs de  Paris.  J'en  partis  avec  mon  ami  La  Bussière, 
dont  l'esprit  liant  et  l'aimable  conversation  ne  ser- 
virent pas  peu  à  me  consoler  du  départ  de  la  grande 
ville.  Gomme  nous  avions  une  route \  et  que  rien  ne 
nous  pressoit  pour  arriver  au  régiment,  nous  faisions 
de  petites  journées.  En  arrivant  à  Nemours,  nous 
empêchâmes  qu'on  fît  une  affaire  criminelle  à  un  lieu- 
tenant du  régiment  de  Lyonnois.  Cet  officier  avoit  bien 
cinquante-cinq  ans  ;  il  avoit  les  cheveux  tout  gris,  sa 
figure  étoit  fort  mince  et  fort  petite.  Il  avoit  une  route 
d'un  lieutenant  et  de  vingt-cinq  hommes.  N'ayant  qui 
que  ce  soit  avec  lui,  pas  même  un  valet,  et  par  con- 
séquent sa  route  ne  pouvant  lui  servir  de  rien,  pour 
remédier  à  cet  inconvénient,  il  effaça  le  mot  de  vingt, 
et  il  ne  laissa  que  celui  de  cinq.  On  ne  s'aperçut  point 
à  Gorbeil  ni  à  Melun  de  la  supercherie  de  ce  lieute- 
nant; mais  le  maire  de  Nemours,  plus  attentif  que  ses 
confrères,  découvrit  la  fausseté  de  la  route.  Nous  arri- 
vâmes à  l'hôtel  de  ville  dans  le  temps  qu'il  l'alloit 
faire  arrêter.  Nous  le  priâmes  très  fort  de  ne  lui  point 
faire  de  la  peine  et  de  se  contenter  seulement  de  lui 
ôter  cette  route.  Ge  ne  fut  pas  sans  peine  qu'il  se  ren- 

1.  On  a  vu  ci-dessus,  p.  228,  l'explication  de  ce  terme. 


244  MÉMOIRES  [Avril  1707] 

dit  à  nos  prières  ;  il  y  avoit  de  quoi  le  faire  pendre.  Le 
pauvre  diable,  échappé  de  ce  malheur,  n'étoit  plus  en 
état  de  se  rendre  à  son  régiment  :  nous  en  eûmes 
pitié,  La  Bussière  et  moi  ;  nous  lui  offrîmes  de  venir 
avec  nous,  ce  qu'il  accepta  bien  vite.  Pendant  tout 
notre  voyage,  il  nous  servoit  d'aide  de  camp.  Il  nous 
dit  qu'il  y  avoit  très  longtemps  qu'il  servoit  et  que, 
lorsqu'il  étoit  à  la  tète  des  lieutenants  et  le  premier  à 
avoir  une  compagnie,  il  avoit  l'imprudence  de  faire 
quelques  sottises,  ce  qui  le  faisoit  casser;  ensuite,  par 
ses  amis,  il  obtenoit  une  sous-lieutenance  dans  un 
autre  régiment;  et  que,  depuis  qu'il  étoit  au  service, 
de  sous-lieutenant  il  devenoit  lieutenant,  et  de  lieute- 
nant sous-heutenant ;  beau  moyen  de  s'avancer!  Dès 
qu'il  arrivoit  dans  une  hôtellerie  (le  drôle  étoit  pail- 
lard comme  un  chien  d'ermite  ^) ,  il  ne  faisoit  que 
caresser  les  servantes. 

Il  lui  arriva  une  aventure  assez  tragique  à  Gosne, 
où  il  y  a  une  hôtellerie  des  plus  renommées.  On  y  est 
bien  servi  ;  vous  y  voyez  toujours  cinq  ou  six  ser- 
vantes bien  jolies  et  fortes  comme  des  Turcs  ^.  Il  n'y 
fut  pas  plus  tôt  arrivé,  qu'il  ne  cessoit  de  les  fatiguer, 
de  les  empêcher  de  faire  leurs  ouvrages  et  même 
de  nous  servir  à  table.  Une,  outrée  et  excédée  de 
ses  poursuites,  fit  semblant  de  se  rendre  à  sa  pro- 
position. Elle  lui  donna  un  rendez- vous  une  heure 
après  que  tout  le  monde  se  seroit  mis  au  lit  ;  elle  exi- 
gea d'avance  du  galant  un  gros  écu,  qu'il  lui  donna, 
seul  argent  peut-être  qu'il  possédoit.  A  deux  heures 

1.  Locution  pi'overbiale  que  les  dictionnaires  ne  donnent  pas. 

2.  Le  Dictionnaire  de  Furetière  (1694)  citait  déjà  cette  expres- 
sion, qui  est  certainement  bien  plus  ancienne. 


[Avril  1707]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  245 

environ  après  minuit,  nous  fûmes  réveillés  par  un  tin- 
tamarre épouvantable,  et,  quelque  temps  après,  nous 
entendîmes  quelqu'un  qui  se  glissoit  dans  notre 
chambre.  Nous  criâmes  précipitamment  :  «  Qui  est 
«  là!  »  —  «  C'est  moi,  nous  répondit  le  petit  Rago- 
«  tin  d'une  voix  entrecoupée  ;  j'ai  une  si  violente 
«  colique  que  j'ai  été  obligé  de  me  lever,  et,  en  reve- 
«  nant,  j'ai  trouvé  ce  chien  de  baquet  dans  lequel  tout 
«  le  monde  va  pisser;  j'ai  pensé  m'y  noyer.  »  Nous 
sentîmes  dans  le  moment  une  odeur  de  pissat  si  vio- 
lente, que  nous  le  priâmes  très  fort  d'aller  coucher 
dans  une  autre  chambre,  ce  qu'il  fît,  et  par  là  il  laissa 
nos  pauvres  nez  en  repos.  Le  lendemain,  nous 
apprîmes  la  scène  qui  s'étoit  passée;  la  voici.  L'homme 
à  bonne  fortune  fut  très  exact  au  rendez -vous  ;  il 
s'étoit  levé,  et  il  étoit  sorti  de  notre  chambre  sans  faire 
aucun  bruit.  La  servante  s'y  étoit  aussi  rendue;  et, 
dans  le  temps  que  le  drôle  commençoit  à  la  caresser, 
les  autres  servantes,  de  concert,  se  jetèrent  sur  lui, 
l'enlevèrent  comme  un  corps  saint  ^  et,  après  l'avoir 
couché  proprement  au  milieu  du  baquet,  elles  s'en- 
fuirent au  plus  vite  dans  leurs  chambres,  et  elles  s'y 
barricadèrent.  Le  petit  homme,  qui  n'avoit  pas  laissé 
que  de  boire,  après  avoir  nagé  quelque  temps,  sort 
enfin  de  ce  bain  odoriférant.  Il  court  après  les  femelles  ; 
mais,  comme  il  étoit  hors  de  lui-même  et  qu'il  n'y 
avoit  point  de  lumière,  il  trouva  malheureusement 
l'escalier,  et  il  se  précipita  du  haut  en  bas,  en  criant 
comme  un  aveugle  qui  a  perdu  son  bâton.  Par  bon- 

1.  On  peut  voir  dans  le  Dictionnaire  de  Trévoux,  aux  mots 
Corps  et  Caorcin,  et  dans  celui  de  Littré,  à  Corps  6°,  et  à  Cor- 
sin,  la  curieuse  étymologie  de  cette  locution. 


246  MÉMOIRES  [Mai  1707] 

heur  pour  lui,  l'escalier  n'étoit  pas  haut.  C'est  ce  grand 
bruit  qui  nous  réveilla,  La  Bussière  et  moi.  Un  peu 
remis  de  sa  chute,  le  petit  bonhomme  remonte  l'esca- 
lier, et  il  regagne  la  chambre  le  plus  doucement  qu'il 
put,  d'où  nous  le  renvoyâmes  coucher  ailleurs.  Le 
lendemain,  il  ne  fut  pas  plus  tôt  réveillé  et  habillé,  qu'il 
chercha  partout  les  servantes  pour  se  venger  de  leur 
mauvais  procédé;  mais  elles,  prudentes,  s'étoient 
cachées  dans  la  maison  voisine  de  leur  hôtellerie,  et 
elles  ne  parurent  que  lorsque  le  petit  Ragotin  en  sor- 
tit à  cheval.  Dès  qu'elles  le  virent,  celle  du  rendez- 
vous  se  mit  à  crier  d'une  fenêtre  haute  :  «  Monsieur, 
«  n'y  a-t-il  rien  pour  les  servantes  ?  d  —  «  Ah  !  mal- 
ce  heureuse,  lui  répliqua  l'homme  à  bonne  fortune, 
«  en  s'élevant  sur  ses  étriers,  je  ne  t'ai  que  trop 
«  donné;  mais  tu  me  l'as  bien  rendu.  »  Il  voulut 
ensuite  descendre  de  cheval;  mais  nous  l'en  empê- 
châmes. Il  n'en  fut  pas  encore  quitte;  car,  pendant 
plusieurs  jours,  nous  le  badinâmes  touchant  sa  bonne 
fortune.  Il  en  badinoit  lui-même;  il  prenoit  fort  bien 
la  chose. 

Pendant  notre  voyage,  il  ne  nous  arriva  plus  rien 
d'extraordinaire.  Seulement,  en  soupant  à  Guillestre, 
nous  entendîmes  un  beau  concert  qui  se  faisoit  dans 
la  chambre  à  côté  de  la  nôtre.  Nous  nous  y  rendîmes 
sur-le-champ.  Nous  trouvâmes  une  trentaine  de  musi- 
ciens, parmi  lesquels  il  y  avoit  de  très  belles  voix. 
Nous  apprîmes,  par  un  officier  du  régiment  de  Pont- 
du-Château  *  qui  avoit  été  soldat  dans  notre  régiment, 

1.  Ce  régiment  venait  d'être  formé  en  février  1706  pour  ser- 
vir en  Dauphiné  ;  son  premier  colonel  fut  Denis-Michel  de 
Montboissier-Beaufort-Canillac,  baron  de  Pont-du-Château. 


[Juin  1707]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  247 

qu'il  avoit  eu  l'adresse  d'engager  soldats  dans  son 
régiment  tous  les  musiciens  de  l'Opéra  de  Marseille 
en  état  de  porter  les  armes,  et  même  celui  qui  battoit 
la  mesure.  Tous  les  soirs,  pendant  sa  route,  cet  offi- 
cier se  donnoit  le  même  plaisir.  Ces  pauvres  musi- 
ciens avoient  pris  ce  parti  parce  qu'ils  mouroient  de 
faim  à  Marseille. 

Le  surlendemain,  nous  nous  rendîmes  dans  la  val- 
lée de  Queiras"^,  où  nous  trouvâmes  notre  régiment 
cantonné  à  Ristolas^,  village  à  trois  lieues  au  delà  du 
château  de  Queiras  et  à  trois  lieues  en  deçà  de  Lucerne, 
petite  ville  fortifiée  qui  appartient  au  duc  de  Savoie^ 
et  qui  n'est  pas  éloignée  du  mont  Viso,  montagne  qui 
s'élève  dans  les  nues  en  pain  de  sucre  et  où  l'on 
trouve  la  source  du  Pô.  C'étoit  Pascal,  capitaine  de 
notre  régiment*,  qui  commandoit  dans  le  château  de 
Queiras. 

Gomme  nous  étions  dans  un  poste  ouvert,  très 
proches  des  Piémontois  et  éloignés  d'être  secourus, 
nous  étions  très  alertes.  Par  notre  situation,  nous 
étions  à  portée  de  nous  rendre  en  Savoie,  ou  dans  le 
Dauphiné,  ou  dans  la  Provence. 

Nous  restâmes  un  mois  après  notre  arrivée  de  Paris 
dans  cette  vallée,  sans  savoir  le  parti  que  prendroit 
le  duc  de  Savoie,  qui  devoit  avoir  une  armée  très 
supérieure  à  la  nôtre  ;  elle  étoit  de  quarante  mille 
hommes.  Outre  cette  armée,  les  Anglois  et  les  HoUan- 

1.  C'est  la  vallée  de  la  haute  Durance,  ou  plutôt  du  Guille. 
Le  fort  de  Queiras  est  sur  le  bord  de  ce  torrent. 

2.  Hameau  au  débouché  du  col  du  mont  Viso. 

3.  Lucerna,  bourg  du  versant  italien  des  Alpes,  au  sud-est 
de  Pignerol,  sur  le  Cluson. 

4.  Tome  I,  p.  265. 


248  MÉMOIRES  [Juillet  1707] 

dois  dévoient  envoyer  une  flotte  formidable  dans  la 
Méditerranée  pour  favoriser  les  desseins  de  ce  prince, 
à  qui  tous  les  alliés  avoient  de  si  grandes  obligations. 
Enfin  le  maréchal  de  Tessé,  nommé  par  le  Roi  géné- 
ral de  l'armée  de  Dauphiné,  nous  envoya  des  ordres 
de  quitter  la  vallée  de  Queiras  et  de  marcher  en  dili- 
gence en  Provence.  Le  Savoyard  et  le  prince  Eugène 
y  marchoient  pour  tâcher  de  faire  la  conquête  de  cette 
grande  province. 

Barcelonnette.  —  Le  17  juillet,  nous  fûmes  camper 
à  un  village  à  deux  lieues  en  deçà  de  Barcelonnette, 
petite  ville  qui  a  donné  le  nom  à  la  vallée  dans  laquelle 
elle  est  située.  Cette  ville,  anciennement,  étoit  de  Pro- 
vence ;  elle  a  été  bâtie  en  1 231 ,  sous  le  règne  de  Ray- 
mond-Bérenger,  comte  de  cette  province  ^  Elle  appar- 
tenoit,  auparavant  de  la  paix  d'Utrecht,  aux  ducs  de 
Savoie  ;  elle  a  été  cédée  au  Roi  par  la  même  paix  en 
compensation  des  vallées  d'Oulx  et  de  Pragelas,  que 
S.  M.  a  cédées  au  duc  de  Savoie^.  Ces  deux  dernières 
vallées  n'avaient  jamais  été  démembrées  du  Dauphiné^  ; 
elles  étoient  très  importantes  à  la  France  pour  entrer 
en  Italie. 

1.  Raymond-Bérenger  V  donna  à  cette  ville  le  nom  qu'elle 
porte  en  souvenir  de  Barcelone,  dont  ses  ancêtres  étaient 
originaires. 

2.  C'est  par  l'article  IV  du  traité  particulier  entre  Louis  XIV 
et  Victor-Araédée,  signé  à  Utrecht  le  11  avril  1713  (Du  Mont, 
Corps  diplomatique,  t.  VIII,  1'"'=  partie,  p,  362-363),  que  le  ter- 
ritoire de  Barcelonnette  revint  à  la  France,  et  les  vallées  d'Oulx 
et  de  Pragelas,  avec  la  place  de  Fenestrelle,  à  la  Savoie.  Cet 
article  posait  comme  principe  que  la  limite  des  deux  pays 
devait  être  la  ligne  de  partage  des  eaux  des  Alpes. 

3.  Elles  formaient  ce  qu'on  appelait  les  Prévôtés  dauphi- 
noises. 


[Juillet  1707]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  249 

Le  1 8  juillet,  nous  fûmes  camper,  après  avoir  tra- 
versé Barcelonnette  et  après  avoir  laissé  un  petit  fort, 
nommé  le  Fort-Dauphin,  à  notre  gauche,  à  un  village 
à  huit  lieues  de  Barcelonnette.  Notre  marche  étoit  si 
précipitée,  qu'en  peu  de  jours  nous  nous  rendîmes  à 
Toulon,  malgré  la  chaleur  qu'il  faisoit,  après  avoir 
passé  par  Digne  et  par  Riez. 

Digne.  —  La  ville  de  Digne  n'est  pas  grande  ;  il  y 
a  un  évêché  suffragant  d'Embrun,  un  siège  de  lieute- 
nant du  sénéchal  de  la  province  et  un  bailliage.  La 
ville  est  assez  jolie,  située  dans  un  beau  pays,  quoique 
bâtie  entre  des  montagnes.  La  rivière  de  Bléone^  qui 
la  traverse,  va  se  jeter  dans  la  Durance.  Elle  est 
renommée  par  ses  bains  chauds^,  et  elle  est  fort 
ancienne. 

Jllez.  —  A  l'égard  de  la  ville  de  Riez,  elle  est  assez 
jolie,  située  dans  un  beau  pays  rempli  de  vignobles, 
d'oliviers  et  de  quantité  d'arbres  à  fruits.  11  y  a  un 
évêché  suffragant  d'Aix.  Nous  fûmes  voir  l'évêque^, 
qui  étoit  frère  de  M.  Desmaretz  qui  dans  la  suite  fut 
fait  contrôleur  général  des  finances'^.  On  compte  les 
vins  de  Riez  les  meilleurs  de  la  Provence. 

1.  Ou  Bléonne. 

2.  Ils  sont  situés  à  deux  kilomètres  de  la  ville;  leurs  eaux 
sulfureuses  étaient  renommées  pour  la  guérison  des  ankyloses 
et  des  blessures  d'armes  à  feu. 

3.  Jacques  Desmaretz  reçut  l'évêché  de  Riez  en  1685  et  passa 
en  1713  au  siège  archiépiscopal  d'Auch  ;  il  mourut  en  1725. 
C'était  un  original,  et  Saint-Simon  rapporte  une  curieuse 
anecdote  sur  lui.  (Mémoires,  éd.  1873,  t.  IX,  p.  426.) 

4.  Nicolas  Desmaretz,  neveu  de  Colbert,  eut  en  1702  une 
place  de  directeur  des  finances  et  succéda  à  Chamillart  comme 
conti^ôleur  général  en  1708.  Destitué  après  la  mort  de 
Louis  XIV,  il  mourut  en  1721. 


250  MÉMOIRES  [Juillet  1707] 

Dans  cette  marche,  nous  passâmes  dans  un  village 
où  il  y  avoit  une  compagnie  de  dragons  en  cantonne- 
ment. Le  capitaine  nous  pria  si  obligeamment,  trois 
ou  quatre  capitaines  de  notre  régiment  et  moi,  à  dîner, 
qu'il  nous  fut  impossible  de  le  refuser.  Au  commen- 
cement du  repas,  je  m'aperçus  qu'il  se  ménageoit 
beaucoup,  quoiqu'il  nous  pressât  très  fort  de  boire. 
Je  l'imitai,  persuadé  que  j'aurois  besoin  de  ma  tête  à 
la  fin  du  repas.  Ce  que  j'avois  prévu  arriva  :  le  fruit* 
étant  servi  et  les  domestiques  retirés.  Monsieur  le  capi- 
taine, se  réveillant  comme  en  sursaut,  commence  à  nous 
attaquer,  le  verre  à  la  main.  Ce  fut  alors  que  je  me 
livrai.  Mes  camarades  et  ceux  du  capitaine  de  dragons 
étoient  déjà  dans  les  vignes  ^  ;  ainsi  nous  ne  fûmes  pas 
longtemps  sans  les  terrasser  sous  la  table.  Ce  repas 
me  fit  beaucoup  d'honneur  parmi  les  ivrognes,  et  je 
passai  pour  un  homme  qui  étoit  ferme  à  table  et  qui 
bu  voit  bien.  Lorsqu'il  fallut  partir  pour  aller  rejoindre 
le  régiment,  qui  alloit  camper  à  quatre  lieues  de  là, 
nous  eûmes  une  peine  extraordinaire  de  faire  mettre 
mes  camarades  à  cheval,  et  moi,  en  mon  particulier, 
de  les  conduire  au  régiment,  car  nos  domestiques  se 
portoient  aussi  bien  qu'eux;  ainsi  j'en  eus  toute  la 
peine. 

A  deux  lieues  en  deçà  de  Toulon,  le  maréchal  de 
Tessé  vint  au-devant  de  nous;  il  nous  gracieusa  et 
nous  fit  mille  remerciements  d'avoir  si  fort  pressé 
notre  marche.  Elle  fut  véritablement  si  rapide,  que 
nous  faisions  douze  à  quinze  lieues  de  Provence  par 

1.  C'est-à-dire  le  dessert. 

2.  On  dit  d'un  homme  qui  est  pris  de  vin  qu'il  a  rais  le  pied 
dans  la  vigne  du  Seigneur  [Furetière). 


[Juillet  1707]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  251 

jour,  par  une  chaleur  excessive.  Nous  partions  à  la 
petite  pointe  du  jour,  et  nous  n'arrivions  aux  endroits 
où  nous  devions  camper  qu'à  une  ou  deux  heures  de 
nuit.  Il  est  vrai  que  nos  soldats  trouvoient  de  temps 
en  temps  du  vin  ou  de  l'eau-de-vie,  qu'on  leur  distri- 
buoit  pour  rassurer  leurs  forces.  Nous  en  perdions 
beaucoup  par  les  coups  de  soleil.  Enfin,  nous  arri- 
vâmes le  25  juillet  à  Toulon,  à  cinq  heures  après  midi, 
sans  presque  aucuns  soldats  à  nos  drapeaux.  Il  est 
certain  que,  si  le  duc  de  Savoie,  qui  arriva  à  la  tête  de 
son  avant-garde  à  la  Valette,  village  éloigné  seulement 
d'une  lieue  de  Toulon  S  dans  le  même  temps  que  nous 
arrivions  devant  cette  place,  avoit  marché  à  nous  sur- 
le-champ,  il  est  certain,  dis-je,  que  nous  n'étions  pas 
en  état  de  lui  résister,  vu  le  peu  de  troupes  que  nous 
avions,  et  que  par  conséquent  nous  aurions  été  obli- 
gés d'abandonner  Toulon,  dont  les  fortifications  sont 
très  foibles,  à  ses  propres  forces. 

Bien  des  personnes  croient  que  le  Savoyard  nous  a 
bien  servis  dans  ce  moment,  ne  se  souciant  pas  trop 
que  les  Anglois  et  les  Hollandois  s'emparassent  d'un 
port  si  considérable  auprès  de  ses  États.  En  voici  une 
preuve. 

M.  de  Court,  à  présent  lieutenant  général  de  la 
marine  et  alors  capitaine  de  vaisseau^,  m'a  dit  qu'a- 


1.  Au  nord-est  de  Toulon,  sur  la  route  d'Hyères. 

2.  Claude-Elisée  de  la  Bruyère  de  Court,  capitaine  de  vais- 
seau depuis  1704,  devint  chef  d'escadre  en  août  1715,  en  même 
temps  que  Duguay-Trouin,  eut  une  place  au  conseil  de  marine 
en  1719,  le  grade  de  lieutenant  général  en  avril  1728,  celui  de 
vice-amiral  en  1750,  quoique  octogénaire,  et  mourut  à  Paris 
le  19  août  1752,  à  quatre-vingt-huit  ans.  Il  avait  été  choisi  par 


252  MÉMOIRES  [Juillet  1707J 

près  la  levée  du  siège  de  cette  ville  il  alla  rendre  visite 
à  M.  de  la  Valette \  dans  le  château  duquel  M.  de 
Savoie  étoit  logé  pendant  le  siège,  qui  lui  fit  part  que, 
une  heure  après  que  ce  prince  fut  arrivé  à  la  Valette, 
M.  de  Schulenbourg 2  y  arriva,  qui  lui  dit  :  «  Monsei- 
«  gneur  (en  s'approchant  de  lui),  je  souhaiterois  avoir 
«  l'honneur  d'entretenir  Votre  Altesse  Royale  en  par- 
ce ticulier.  »  A  quoi  le  Savoyard  dit  :  «  Vous  pouvez, 
«  Monsieur,  parler  haut;  M.  de  la  Valette  est  un  hon- 
«  nête  homme,  et  nous  pouvons  nous  confier  en  lui  ;  » 
qu'à  cet  ordre  M.  de  Schulenbourg  avoit  répliqué 
qu'il  ne  tenoit  qu'à  S.  A.  R.  de  faire  la  conquête  à 
bon  marché  de  la  ville  de  Toulon  ;  que,  dans  le  temps 
qu'il  examinoit  cette  place,  il  avoit  vu  arriver  nos 
bataillons,  qui  se  campoient  actuellement  entre  Toulon 
et  la  montagne  ;  qu'il  n'y  avoit  presque  aucun  soldat 
avec  les  drapeaux,  et  qu'il  étoit  persuadé  qu'en  mar- 
chant seulement  avec  l'avant-garde,  que  ces  bataillons 
abandonneroient  bien  vite  le  terrain  pour  se  retirer 
au  delà  de  la  Durance  ou  dans  la  ville  ;  qu'à  ce  dis- 
le  Régent  comme  sous-gouverneur  de  son  fils  le  duc  de  Chartres 
et  resta  jusqu'à  sa  mort  auprès  de  ce  prince  avec  la  charge 
de  premier  maître  d'hôtel.  Dangeau  lui  reconnaît  du  mérite; 
mais  Saint-Simon  prétend  que  «  son  nom  n'étoit  point  faux,  et 
que  c'étoit  de  plus  un  pédant  achevé.  »  En  février  1744,  c'est- 
à-dire  vers  l'époque  à  laquelle  écrit  notre  auteur,  il  remporta 
un  petit  avantage  sur  les  Anglais  devant  les  îles  d'Hyères. 

1.  François  de  Thomas,  seigneur  de  la  Valette,  d'une  ancienne 
famille  de  Provence,  mort  en  1714. 

2.  Mathias-Jean,  comte  de  Schulenbourg,  général  d'artillerie 
au  service  de  l'Empereur,  s'était  distingué  à  la  tête  des  Saxons 
contre  Charles  XII  et  les  Suédois.  En  1711,  il  passa  au  service 
de  Venise  et  resta  pendant  vingt-huit  ans  général-feld-maré- 
chal  des  troupes  de  terre  de  la  république. 


[Juillet  1707J  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  253 

cours,  le  duc  de  Savoie  avoit  dit  qu'il  falloit,  aupara- 
vant de  prendre  un  parti,  que  le  général  de  l'Empe- 
reur (c'étoit  le  prince  Eugène)  fût  arrivé  au  camp, 
afin  de  concerter  ensemble  ce  qu'il  convenoit  de  faire. 
Il  est  à  remarquer  que  le  prince  Eugène  faisoit  l'ar- 
rière-garde  et  qu'il  ne  devoit  arriver  qu'à  la  fin  du 
jour  :  ainsi  cela  donnoit  le  temps  à  nos  soldats  d'arri- 
ver au  camp.  Après  que  M.  de  Scliulenbourg  fut  sorti, 
M.  de  Savoie  dit  à  M.  de  la  Valette  :  «  Ma  foi,  Mon- 
«  sieur,  en  voilà  assez  pour  l'argent  que  les  Anglois 
«  et  les  Hollandois  me  donnent,  »  marquant  par  ce 
discours  que  son  dessein  n'étoit  pas  de  se  rendre 
maître  de  Toulon. 

L'on  dit  aussi  que  l'évêque  de  Fréjus,  que  nous 
avons  vu  depuis  cardinal  et  premier  ministre  \  avoit 
eu  plusieurs  conférences  secrètes  avec  le  Savoyard  -  : 

1.  André-Hercule  de  Fleury  avait  l'évêché  de  Fréjus  depuis 
1698.  Nommé  pi'écepteur  de  Louis  XV  par  le  testament  de 
Louis  XIV,  il  remplaça  le  duc  de  Bourbon  comme  premier 
ministre  en  1726  et  mourut  dans  cette  fonction  en  1743.  Il  était 
cardinal  de  la  promotion  de  septembre  1726.  La  phrase  de 
notre  auteur  semble  indiquer  que  le  cardinal  était  déjà  mort  à 
l'époque  où  ceci  a  été  écrit. 

2.  Saint-Simon  [Mémoires,  éd.  1873,  t.  V,  p.  306,  et  Addi- 
tion au  Journal  de  Dangeau,  t.  XI,  p.  426-431)  a  raconté  que 
l'évêque,  séduit  par  les  politesses  du  duc  de  Savoie,  le  reçut 
solennellement  à  la  porte  de  sa  cathédrale  et  fit  chanter  le  Te 
Deum  pour  l'occupation  de  la  ville,  et  que  le  Roi  en  fut  dans 
une  telle  colère,  que  Torcy,  ami  du  prélat,  eut  bien  de  la  peine 
à  empêcher  sa  disgrâce.  Au  contraire,  le  Dictionnaire  de  Moréri 
exalte  sa  conduite  patriotique,  et  Fréret,  dans  son  Eloge  du 
cardinal  [Histoire  de  V Académie  des  inscriptions,  t.  XVI,  p.  359), 
rapporte  une  réponse  pleine  de  dignité  qu'il  fit  à  Victor-Amédée 
quand  celui-ci  l'invita  à  le  reconnaître  pour  son  souverain. 
Malgré  le  caractère  de  panégyrique  de  ces  deux  ouvrages,  il 


254  MÉMOIRES  [Juillet  1707] 

ce  qui  fut  la  cause  que  l'armée  de  ce  prince  fut  si 
longtemps  à  se  rendre  devant  cette  place.  Plusieurs 
allèguent  deux  autres  raisons  de  la  marche  pesante  de 
cette  armée  :  la  première,  qu'elle  étoit  obligée  de 
côtoyer  les  bords  de  la  mer,  parce  qu'elle  tiroit  sa 
subsistance  de  la  flotte  ennemie,  qui  essuya  pendant 
quelques  jours  les  vents  contraires;  la  seconde  raison, 
qu'elle  étoit  obligée  de  marcher  lentement,  non  seule- 
ment par  rapport  aux  corps  de  troupes  que  comman- 
doit  le  marquis  de  Sailly\  qui  l'avoit  arrêtée  plusieurs 
jours  au  passage  du  Var,  mais  encore  par  rapport 
aux  paysans  qui  l'harceloient  continuellement. 

Il  est  à  présumer  cependant  que,  si  M.  de  Savoie 
avoit  voulu  paroitre  à  la  tête  de  l'avant-garde  de  son 
armée,  il  étoit  impossible  que  la  foiblesse  de  nos 
bataillons  nous  eût  permis  de  soutenir  la  moindre 
attaque,  et,  par  conséquent,  que  nous  aurions  été  obli- 
gés de  nous  retirer  bien  vite. 

Le  lendemain  26,  tous  nos  soldats  avoient  joint 
leurs  drapeaux  à  dix  heures  du  matin.  Je  jugeai  que, 
puisque  les  ennemis  ne  nous  avoient  pas  attaqués 
jusqu'à  ce  moment,  nous  étions  en  état  de  faire  échouer 

ne  semble  pas  qu'il  y  ait  lieu  d'admettre  dans  son  intégrité  le 
récit  de  Saint-Simon,  que  rien  ne  vient  confirmer  formellement. 
Sourches,  Dangeau  ni  la  Gazette  n'en  parlent  pas,  non  plus  que 
la  Gazette  d'Amsterdam,  qui  cependant  (Extr.  lxhi)  raconte 
qu'à  Grasse  l'évêque  vint  complimenter  Victor-Amédée  et  lui 
offrir  une  contribution. 

1.  Aymard-Louis,  marquis  de  Sailly  (1655-1725),  était  lieu- 
tenant général  depuis  le  mois  d'octobre  1704  et  avait  épousé 
une  Saint-Hermine,  parente  de  la  comtesse  de  Mailly,  dame 
d'atour  de  la  duchesse  de  Bourgogne.  M.  de  Sailly  commandait 
un  petit  corps  isolé  de  cinq  ou  six  bataillons. 


[Juillet  1707]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  255 

entièrement  le  projet  qu'ils  a  voient  sur  Toulon.  J'écri- 
vis dès  le  même  jour  à  mes  amis  et  à  mon  frère, 
auteur  de  V Histoire  militaire  de  Louis  XIV,  que  cette 
place  étoit  sauvée;  car  nous  avions  vingt-six  bons 
bataillons  retranchés  dans  un  camp,  dans  lequel  nous 
étions  comme  dans  une  citadelle  :  car  il  commençoit 
à  notre  droite  depuis  le  glacis  jusqu'à  la  montagne  de 
Sainte-Anne  \  où  étoit  appuyée  la  gauche  de  la  pre- 
mière ligne,  et,  s'étendant  sur  cette  montagne,  il  cou- 
vroit  la  droite  de  notre  seconde  ligne,  dont  les  troupes 
qui  la  composoient  nous  tournoient  le  dos  et  par  con- 
séquent faisoient  face  du  côté  de  Marseille;  et  ensuite 
ce  retranchement  se  rendoit  sur  le  glacis  de  la  place. 
La    première    ligne    étoit    composée    de    dix-huit 
bataillons^,  savoir  :  trois  de  la  Marine,  deux  de  Vexin, 
brigadier  M.  Le  Guerchoys;  deux  de  Bourgogne,  deux 
d'Esgrigny^  et  un  de  Gotentin,  brigadier  M.  le  cheva- 
lier des  Touches  ;  deux  de  Mirabeau  et  un  de  l'Ile-de- 
France,  brigadier  le  marquis  de  Broglie;  deux  de 
Tessé,  deux  de  Forez*  et  un  de  Bugey^  brigadier  le 

1.  Contrefort  de  la  montagne  du  Faron,  au  nord  de  la  ville. 

2.  La  disposition  qui  va  suivre  est  conforme  à  celle  indiquée 
par  le  général  Pelet  d'après  les  documents  du  Dépôt  de  la 
guerre.  [Mémoires  militaires,  t.  VII,  p.  399.) 

3.  Régiment  levé  en  1701  par  M.  de  Montandre  et  que 
M.  d'Esgrigny,  fils  de  l'intendant  de  l'armée  (tome  I,  p.  205), 
avait  eu  en  décembre  1704,  après  M.  Berthelot  de  Rebourseau 
(ci-dessus,  p.  173).  C'est  par  erreur  que  nous  avons  fait  mou- 
rir M.  d'Esgrigny  au  siège  de  Verue  (tome  I,  p.  205). 

4.  Créé  en  1684,  ce  régiment  était  commandé  depuis  1704 
par  Jean-Baptiste,  comte  de  Polastron. 

5.  Un  des  douze  régiments  formés  par  l'ordonnance  du  4  oct. 
1692;  son  colonel  était  Jacques  de  Béranger,  comte  du  Guast. 


256  MÉMOIRES  [Juillet  1707J 

marquis  de  Tessé.  La  seconde  ligne  de  huit  bataillons, 
savoir  :  un  bataillon  de  la  Sarre,  un  de  Bassigny  et 
deux  de  Sanzay\  brigadier  le  marquis  de  Sanzay^; 
deux  de  Brie^  et  deux  de  Limousin ''^j  brigadier  M.  de 
[Raffetot]^ 

Outre  ce  camp  retranché,  il  y  en  avoit  un  autre  sur 
la  montagne  de  Missiessy^,  de  dix-sept  bataillons,  dont 
la  droite  étoit  appuyée  au  château  de  Missiessy,  et  la 
gauche  longeoit  vers  Saint-Antoine'''.  Il  y  avoit  une 
petite  rivière^  qui  couloit  un  peu  en  deçà  de  ce  retran- 
chement, qui  en  faisoit  un  second.  Les  bataillons  de 
ce    camp   étoient^    :    deux   de    Lyonnois,    deux   de 

1.  C'était  le  régiment  que  le  futur  maréchal  de  Tessé  avait 
formé  en  1689,  et  qui  était  ensuite  passé  à  son  fils  avant  d'être 
commandé  par  M.  de  Sanzay. 

2.  Lancelot  Turpin  de  Crissé,  comte  et  non  marquis  de  San- 
zay, était  brigadier  depuis  le  mois  de  février  1704;  il  mourut 
en  septembre  1720. 

3.  Créé  en  1684  avec  des  compagnies  du  vieux  régiment  de 
Picardie. 

4.  Levé  par  le  marquis  de  Calvisson  en  1635,  ce  corps  prit 
en  1684  le  nom  de  Limousin;  M.  Phelippes  de  la  Houssaye  en 
était  colonel  en  1707. 

5.  Ce  nom  est  en  blanc  dans  le  manuscrit.  Antoine-Alexandre 
de  Canouville,  marquis  de  Raffetot,  était  colonel  du  régiment 
de  Brie  et  avait  le  grade  de  brigadier  depuis  décembre  1702  ; 
il  fut  fait  lieutenant  général  en  1718. 

6.  Les  hauteurs  de  Missiessy  sont  deux  mamelons  isolés  au 
sud-ouest  de  la  ville  et  dominant  la  petite  rade.  Au  bas  du 
mamelon  le  plus  au  sud  est  le  château  de  Missiessy. 

7.  Hameau  situé  au  nord-ouest  de  Toulon,  sur  un  contrefort 
de  la  montagne  du  Faron. 

8.  Le  torrent  du  Las. 

9.  La  disposition  qui  va  suivre  diffère  un  peu  de  celle  donnée 
par  les  Mémoires  militaires,  p.  399. 


[Juillet  1707]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  257 

Rouergue^  et  un  de  Cambrésis^,  brigadier  M.  de  Tri- 
caud^;  deux  d'Anjou,  deux  de  Dauphiné^,  un  de 
Bretagne,  un  de  Castella- Suisse^  et  un  de  Chàteau- 
neuf^,  brigadier  le  marquis  de  Maulévrier;  un  de 
Bigorre"^,  deux  de  Beauvoisis  et  deux  de  Touraine*^, 
brigadier  M.  du  Montet^. 

Outre  ces  deux  camps,  il  y  avoit  six  bataillons  des- 
tinés pour  la  garde  de  trois  gorges  qui  étoient  entre 
les  montagnes  de  Sainte-Catherine  et  de  Saint-Antoine. 

1.  Levé  en  1667  par  le  comte  de  Montpeyroux,  il  prit  en  1671 
le  nom  de  Rouergue.  A  la  bataille  de  Turin,  il  avait  beaucoup 
souffert,  et  se  trouvait  réduit  à  trois  cent  vingt  hommes. 

2.  Un  des  vingt-six  régiments  portant  des  noms  de  provinces 
qui  furent  formés  en  septembre  1684.  Son  colonel,  en  1707, 
était  le  comte  de  Marqueyssac. 

3.  Joseph-Anselme  de  Tricaud,  d'une  famille  de  Lyon,  était 
lieutenant-colonel  du  régiment  de  Lyonnais,  et  brigadier  depuis 
mars  1706. 

4.  Ce  régiment  date  de  la  même  époque  que  celui  de  Cam- 
brésis.  Il  venait  d'être  donné  en  1706  à  M.  de  Montviel  et  alla, 
après  le  siège  de  Toulon,  servir  en  Espagne. 

5.  Un  des  quatre  régiments  suisses  entrés  à  la  solde  de  la 
France  en  1672.  Son  colonel,  depuis  1702,  était  François- 
iVicolas-Albert  de  Castella,  d'une  famille  de  Fribourg. 

6.  C'était  un  nouveau  régiment  levé  en  1702  et  commandé 
par  Louis  Desmaretz,  baron  de  Châteauneuf,  second  fils  du 
futur  contrôleur  général  des  finances. 

7.  Formé  en  1684  avec  des  compagnies  du  régiment  de 
Navarre,  ce  corps  dura  jusqu'en  1762,  époque  à  laquelle  il  fut 
licencié. 

8.  Le  régiment  de  Beauvaisis  datait  de  1667  et  prit  ce  nom 
en  1685;  celui  de  Touraine  remontait  à  1625  et  s'appelait  ainsi 
depuis  1636. 

9.  D'une  bonne  famille  de  Bourgogne,  cet  officier,  lieutenant- 
colonel  d'un  régiment  d'infanterie,  était  brigadier  depuis  jan- 
vier 1702. 

II  17 


258  MÉMOIRES  [Juillet  1707] 

Ces  six  bataillons  étoient  :  deux  de  Berry*,  un  d'Albi- 
geois^, un  de  Cordes^,  un  de  Thiérache^  et  un  de  Bois- 
sieux^,  brigadier  M.  de  Nisas^.  Tous  les  camps  se  com- 
muniquoient,  et  ils  communiquoient  avec  Toulon. 

Siège  de  Toulon'' .  —  La  ville  de  Toulon  est  belle; 
les  rues  en  sont  bien  percées,  les  maisons  bien  bâties. 
Il  y  a  un  évêché  sufFragant  d'Arles.  Elle  est  très 
ancienne,  et  sa  situation  est  des  plus  agréables.  Le 

1.  C'était  encore  un  régiment  de  la  formation  de  septembre 
1684;  en  1762,  Berry  fut  incorporé  dans  Aquitaine.  Son  colo- 
nel, en  1707,  était  le  marquis  de  la  Gervaisais. 

2.  Créé  en  octobre  1692  et  licencié  en  1714. 

3.  Levé  en  1695  et  licencié  en  1715. 

4.  Ce  régiment,  créé  comme  Albigeois  en  1692,  fut  incorporé 
dans  Navarre  en  1714. 

5.  Commandé  depuis  février  1707  par  Louis  de  Frétât,  comte 
de  Boissieux,  ce  corps  ne  datait  que  de  1702  et  fut  licencié  en 
1714. 

6.  Henri  de  Carrion,  marquis  de  Nisas,  colonel  du  régiment 
de  Thiérache,  n'était  pas  encore  brigadier,  puisqu'il  n'obtint 
ce  grade  que  pendant  le  siège,  le  16  août;  il  parvint  en  1734  à 
celui  de  lieutenant  général. 

7.  Les  documents  du  temps  sur  l'invasion  de  la  Provence  et  le 
siège  de  Toulon  sont  très  nombreux .  Outre  le  tome  V  de  V Histoire 
militaire  de  Quincy,  la  Gazette,  les  Mémoires  de  Sourches,  le 
Journal  de  Dangeau  et  les  Mémoires  militaires  du  général  Pelet 
(t.  VII),  le  Mercure  de  1707  donne,  en  deux  volumes  supplé- 
mentaires, un  récit  détaillé  des  événements,  et  les  n°^  lxiv  à  ci 
[passim]  de  la  Gazette  d' Amsterdam  fournissent  les  renseigne- 
ments de  source  étrangère.  Le  Dépôt  de  la  guerre  renferme,  dans 
les  volumes  2041-2042,  toute  la  correspondance  des  divers  chefs 
militaires.  De  nos  jours,  outre  l'ouvrage  de  Charles  Laindet  de 
la  Londe  (1834),  le  baron  Textor  de  Ravisy  a  publié,  en  1876, 
V Invasion  de  la  France  en  1707,  ou  Chronique  de  la  campagne 
de  Provence  et  du  siège  de  Toulon,  d'après  des  documents  iné- 
dits, et  le  docteur  Gustave  Lambert  a  consacré  à  cette  période 
une  grande  partie  du  t.  III  de  son  Histoire  de  Toulon  (1889). 


[Juillet  1707]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  259 

commerce  la  rend  une  des  plus  riches  de  la  Provence. 
Son  port,  un  des  plus  beaux  de  la  Méditerranée, 
fait  l'admiration  des  étrangers.  Les  bâtiments  que  le 
Roi  y  a  fait  construire  sont  magnifiques,  surtout  celui 
où  l'on  fait  les  cordages  des  vaisseaux.  Le  climat  et 
les  environs  de  cette  ville  sont  des  plus  charmants. 
Dès  que  le  soleil  étoit  couché,  il  sembloit  que  nous 
étions  dans  un  paradis  terrestre  :  les  orangers,  les 
citronniers,  les  jasmins  et  toutes  sortes  de  fleurs  y 
régnent  dans  toutes  les  plaines;  nous  y  étions  embau- 
més. Toujours  un  beau  ciel.  11  y  a  des  glacières  dans 
presque  toutes  les  maisons  de  campagne,  que  ceux 
du  pays  appellent  bastides.  Il  n'y  a  point  à  Toulon  de 
lieux  de  commodité  ;  l'on  va  sur  les  toits  des  maisons  : 
ainsi,  lorsqu'il  pleut,  il  est  dangereux  d'aller  dans  les 
rues.  Les  filles  y  sont  assez  jolies,  quoique  fort  brunes  ; 
mais  il  ne  faut  pas  s'y  abandonner.  Nous  restâmes 
dans  ce  camp  cinq  semaines  environ.  Il  seroit  à 
souhaiter  que  le  climat  de  toute  la  France  fût  de 
même.  On  employa  trois  mille  hommes  de  mihce, 
six  mille  paysans  et  beaucoup  de  nos  soldats  à  élever 
tous  les  retranchements'.  Les  femmes,  les  filles  et  les 
petits  enfants  y  travailloient  aussi  avec  un  zèle  qui 
nous  charmoit.  Les  retranchements  étant  achevés,  on 
plaça  cent  pièces  de  canon  de  fer  devant  notre 
première  ligne.  Ce  furent  les  paysans  qui  les  y  con- 
duisirent à  force  de  bras  ;  ils  étoient  toujours  accom- 
pagnés d'une  musique  provençale,  le  tambourin  et  le 

1.  Les  fortifications  de  la  ville  du  côté  de  la  terre  étaient 
presque  nulles  et  en  mauvais  état,  d'après  une  lettre  de  Tessé 
du  12  juillet  [Mémoires  militaires,  t.  VII,  p.  109-111);  on  dut 
les  compléter  et  les  répai'er  précipitamment. 


260  MÉMOIRES  [Juillet  1707] 

fifre.  On  garnit  aussi  de  canons  tous  les  remparts 
d'où  l'on  pouvoit  apercevoir  les  ennemis.  Je  n'ai  jamais 
entendu  tirer  tant  de  coups  de  canon  que  pendant  ce 
siège;  on  en  tiroit  comme  de  la  mousqueterie ' .  Le 
Saint-Philippe  et  le  Tonnant,  vaisseaux  de  quatre- 
vingt-dix  canons  chacun,  furent  postés  vis-à-vis  la 
plaine  de  la  Valette,  et,  afin  de  les  empêcher  d'être 
endommagés  par  le  canon  de  l'ennemi,  on  leur  a  voit 
mis  une  chemise  de  gros  madriers^.  Personne  ne  pou- 
voit paroître  dans  cette  plaine.  La  tour  de  Sainte- 
Marguerite,  le  fort  Saint-Louis,  la  Grande-Tour  et  la 
tour  de  l'Éguillette,  située  de  l'autre  côté  du  canal ^, 
étoient  pareillement  garnies  de  canons.  Tous  ces 
forts  empêchoient  les  vaisseaux  ennemis  de  s'appro- 
cher du  port.  On  eut  la  précaution  de  mettre  sous 
l'eau  tous  les  vaisseaux  du  Roi,  au  nombre  de  trente^. 


1.  «  On  en  tiroit  bien  quatre  mille  coups  par  jour,  »  disent 
les  Mémoires  de  Sourches,  t.  X,  p.  380. 

2.  On  les  avait  échoués  à  l'entrée  du  port  et  l'on  avait  établi 
sur  chacun  une  batterie  haute  et  une  batterie  basse.  [Sourches, 
p.  367,  379,  380.)  «  Le  Saint- Philippe  est  afPourché  sur  ses 
amarres  de  manière  que,  dès  qu'une  bordée  a  tiré,  on  le 
tourne,  et  il  tire  son  autre  bordée  pendant  qu'on  recharge.  » 
[Dangeau,  t.  XI,  p.  440.) 

3.  La  tour  ou  fort  Sainte-Marguerite  se  trouvait  assez  loin  à 
l'est  de  la  ville  ;  le  fort  Saint-Louis,  sur  la  rade  extérieure  des 
Vignettes,  près  de  l'embouchure  du  ruisseau  de  l'Egoutier, 
défendait  l'entrée  de  la  rade  intérieure  avec  la  Grande  Tour, 
située  à  l'extrémité  de  la  pointe  de  la  Malgue;  vis-à-vis  de  cette 
dernière,  les  tours  de  l'Eguillette  et  de  Balaguier  comman- 
daient le  chenal  du  côté  de  la  Seyne.  L'Atlas  des  Mémoires 
militaires  contient  un  grand  plan  de  Toulon  et  de  ses  envi- 
rons à  cette  époque. 

4.  Dangeau  [Journal,  t.  XI,  p.  445)  dit  que  dix-sept  bâti- 


[Juillet  1707]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  261 

Bien  des  gens  ont  blâmé  ce  parti,  d'autant  plus  que  la 
plus  grande  partie  de  ces  vaisseaux  n'ont  plus  été  en 
état  de  servir.  Autre  faute  du  chevalier  de  Roye^  :  il 
s'esquiva,  une  belle  nuit,  avec  les  galères  du  Roi,  du 
port  de  Toulon,  pour  retourner  au  port  de  Marseille; 
ce  qui  mit  non  seulement  la  consternation  dans  la  ville, 
mais  cette  retraite  fut  cause  que  la  ville  fut  bombar- 
dée. Une  seule  galère  auroit  empêché  ce  bombarde- 
ment; les  galiotes  à  bombes  des  ennemis  n'auroient 
jamais  osé  s'en  approcher.  G'étoit  la  seule  occasion  où 
les  galères  du  Roi  auroient  pu  nous  être  utiles.  Je 
n'ai  jamais  su  la  raison  qui  avoit  obligé  le  chevalier 
de  Roye  de  prendre  ce  funeste  parti  ^. 

Outre  les  quarante-un  bataillons  qui  étoient  campés 
hors  de  la  ville,  il  y  en  avoit  onze  dans  cette  place 
aux  ordres  de  M.  de  Saint-Pater,  lieutenant  général^ 

raents  seulement  furent  mis  sous  l'eau  pour  éviter  qu'ils  ne 
fussent  incendiés  par  les  ennemis. 

1.  Louis  de  la  Rochefoucauld,  d'abord  appelé  le  chevalier  de 
Roucy,  puis  le  marquis  de  Roye,  avait  été  fait  lieutenant  géné- 
ral des  galères  en  1704,  peu  après  avoir  épousé  la  fille  de 
Ducasse. 

2.  Le  marquis  de  Sourches  dit  au  contraire  [Mémoires,  t.  X, 
p.  367)  :  «  Comme  depuis  longtemps  il  étoit  venu  de  Marseille 
à  Toulon  treize  galères  du  Roi,  lorsqu'on  avoit  vu  approcher 
la  flotte  ennemie,  on  avoit  assemblé  le  conseil  de  guerre  pour 
résoudre  si  elles  resteroient  à  Toulon  ou  si  on  les  remèneroit 
à  Marseille.  Le  plus  fort  avis  avoit  été  de  les  y  remener;  mais 
le  marquis  de  Roye  s'y  étoit  opposé  :  de  sorte  qu'elles  étoient 
demeurées  dans  le  port  de  Toulon.  »  Et  l'annotateur  ajoute  : 
«  On  lui  sut  très  bon  gré  de  cette  démarche.  »  Le  8  août, 
Dangeau  enregistre  leur  retour  à  Marseille  (t.  XI,  p.  482). 

3.  Les  papiers  et  relations  de  M.  de  Saint-Pater  existent 
encore  dans  les  archives  du  château  du  Val-Pineau  (Sarthe).  La 


262  MÉMOIRES  [Juillet  1707] 

qui  avoit  toute  la  valeur  possible  et  qui  savait  parfai- 
tement bien  son  métier.  Il  fit  dépaver  toutes  les  rues  ; 
il  forma  plusieurs  compagnies  bourgeoises  destinées 
seulement  pour  éteindre  le  feu,  il  fît  faire  une  provi- 
sion considérable  d'eau  dans  chaque  quartier;  il  fît 
faire  un  chemin  couvert  et  deux  demi-lunes  à  l'endroit 
par  où  les  ennemis  dévoient  attaquer  Toulon,  le  rem- 
part, comme  je  l'ai  déjà  dit,  étant  très  mauvais. 

Le  marquis  de  Goësbriant,  à  qui  le  maréchal  de 
Tessé  avoit  donné  le  commandement  des  troupes  qui 
étoient  hors  de  la  place,  ne  s'endormoit  pas  aussi  de 
son  côté.  Il  faut  lui  rendre  justice  :  il  rendit,  par  son 
activité  et  par  sa  grande  valeur,  de  grands  services  au 
Roi  ;  il  étoit  toujours  à  cheval,  et  il  ne  fatiguoit  les 
troupes  que  fort  à  propos.  Afin  que  ses  camps  ne 
fussent  point  surpris,  il  fit  occuper  par  deux  mille 
hommes,  aux  ordres  d'un  brigadier,  la  hauteur  de 
Sainte-Catherine,  qui  étoit  vis-à-vis  la  gauche  de 
notre  première  ligne.  Les  deux  mille  hommes  étoient 
relevés  toutes  les  vingt-quatre  heures*. 

Pendant  toutes  ces  dispositions,  le  maréchal  de 
Tessé  se  rendoit  de  temps  en  temps  à  Marseille  et  à 
Aix,  pour  prendre  toutes  les  précautions  nécessaires 
afin  de  mettre  la  Provence  en  sûreté^. 

Gazette  d'Amsterdam,  Extr.  lxviii,  donne  le  texte  du  discours 
patriotique  qu'il  adressa  aux  officiers  de  la  garnison  avant 
l'ouverture  des  hostilités. 

1 .  Sur  les  préparatifs  de  la  défense  et  sur  l'appi'oche  des  enne- 
mis, on  peut  voir  la  Gazette,  p.  391,  de  Toulon,  le  25  juillet, 
et  les  Mémoires  militaires,  t.  VII,  p.  124-125,  qui  énumèrent 
les  tâtonnements  des  officiers  généraux. 

2.  On  craignait  en  effet  que  les  ennemis  n'abandonnassent  le 
siège  de  Toulon  pour  se  diriger  sur  Marseille,  ville  ouverte, 


[Août  1707]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  263 

L'on  envoya  notre  cavalerie  sur  nos  derrières,  à 
trois  ou  quatre  lieues,  par  rapport  à  la  commodité  du 
fourrage,  et  le  corps  de  troupes  de  M.  de  Sailly  à 
deux  lieues. 

Le  30,  le  prince  Eugène,  à  la  tète  d'un  gros  déta- 
chement, vint  reconnoître  nos  dispositions;  il  y  eut 
quelques  escarmouches. 

Le  lendemain  31  juillet,  nous  nous  aperçûmes  que 
les  ennemis  travailloient  à  une  batterie  sur  la  mon- 
tagne de  Sainte-Marguerite,  qui  s'étendoit  jusqu'à  la 
mer,  destinée  à  tirer  sur  nos  deux  vaisseaux,  qui  les 
incommodoient  infiniment,  surtout  lorsqu'ils  eurent 
ouvert  la  tranchée.  Elle  fut  ouverte  la  nuit  du  %  au 
3  août. 

La  nuit  du  3  au  4,  nous  fîmes  une  sortie  de  deux 
mille  hommes^;  nous  tombâmes  sur  les  travailleurs  et 
sur  quelques  compagnies  de  grenadiers,  que  nous  cul- 
butâmes, et,  après  avoir  comblé  beaucoup  de  leurs 
travaux,  nous  nous  retirâmes  dans  notre  camp.  Nous 
amenâmes  quelques  prisonniers  avec  nous  ;  nous  per- 
ce où  il  y  avoit  des  effets  pour  plus  de  deux  cents  millions.  » 
M.  de  Bezons  était  d'avis  que  le  maréchal  de  Tessé  se  postât 
vers  les  gorges  d'Ollioules,  dans  un  endroit  oîi  la  difficulté  du 
terrain  empêchât  les  ennemis  de  forcer  le  passage  ;  mais  le 
maréchal  n'osait  abandonner  les  bords  de  la  Durance  et  la 
défense  de  la  haute  Provence.  [Sourches,  p.  366.)  On  peut  voir 
dans  les  Lettres  du  maréchal  de  Tessé,  publiées  par  M.  de  Ram- 
buteau,  p.  281,  une  lettre  de  M.  de  Pontchartrain,  du  10  août, 
sur  les  mesures  à  prendre  à  Toulon  ;  le  maréchal  se  contenta 
de  retourner  au  ministre  sa  lettre,  sur  la  marge  de  laquelle  il 
avait  écrit  de  courtes  réponses  en  style  bouffon. 

1.  Sous  les  ordres  de  M.  Desvoyaux,  lieutenant-colonel  du 
régiment  de  Forez.  [Mémoires  militaires,  p.  131.) 


264  MÉMOIRES  [Août  1707] 

dîmes  peu  de  monde.  J'étois  de  cette  sortie.  Les  enne- 
mis avoient  fait,  quelques  jours  auparavant,  une  ligne 
depuis  la  mer  jusqu'à  la  montagne  de  Sainte-Cathe- 
rine, afin  d'avoir  une  communication  libre  avec  la 
flotte  angloise  et  hollandoise.  Le  5,  ils  commencèrent 
à  tirer  de  leur  batterie  de  Sainte-Marguerite'. 

Le  6,  ils  firent  une  communication  de  la  droite  à  la 
gauche.  Ce  même  jour-là,  me  promenant  sur  les  rem- 
parts avec  plusieurs  de  mes  camarades  et  le  major  de 
la  place,  nous  aperçûmes  beaucoup  d'hommes,  de 
femmes  et  d'enfants,  qui,  après  avoir  quitté  leurs 
ouvrages,  menoient  au  commandant  une  personne 
qu'ils  prenoient  pour  un  espion,  et  ils  crioient  tous  qu'il 
falloit  le  pendre.  Nous  étant  approchés  de  cette  popu- 
lace, nous  reconnûmes  que  c'étoit  Vérot,  capitaine 
aide-major  de  notre  régiment,  qui,  curieux  comme 
nous,  examinoit  les  remparts.  On  lui  avoit  ôté  son  épée, 
sa  canne,  son  chapeau  et  sa  perruque,  et,  malgré 
tout  ce  qu'il  put  dire,  il  fut  très  maltraité.  Nous  le 
tirâmes  des  mains  de  cette  canaille.  Cette  aventure 
nous  fit  beaucoup  rire,  et  elle  nous  donna  occasion  de 
plaisanter  le  sieur  Vérot  pendant  plusieurs  jours. 

Le  7,  toutes  les  batteries  des  ennemis  étant  en 
état,  elles  commencèrent  à  tirer  sur  le  fort  de  Saint- 
Louis  et  sur  le  Saint- Philippe  et  le  Tonnant^  mais  sans 
aucun  effet  sur  ces  deux  vaisseaux  ;  car  tous  les  bou- 
lets, après  les  avoir  frappés,  tomboient  dans  la  mer. 

Ce  même  jour  7,  nous  montâmes,  Costebelle  et  moi, 

1.  Sur  les  premiers  événements  du  siège,  voyez  la  Gazette, 
p.  381-383,  392-393.  La  Gazette  d'Amsterdam  publia  (Exlr. 
Lxix,  Lxx  et  Lxxii)  un  journal  sommaire  des  opérations  du 
siège,  du  30  juillet  au  18  août. 


[Août  1707]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  265 

dans  une  petite  chaloupe  qui  nous  mena  à  nos  deux 
vaisseaux,  et,  après  avoir  resté  quelque  temps,  nous 
remontâmes  dans  notre  chaloupe,  afin  de  nous  pro- 
mener dans  la  petite  rade  ;  mais  il  prit  à  Costebelle 
un  si  grand  vomissement,  que  nous  fûmes  obligés  de 
gagner  le  port.  Si  nous  avions  resté  un  moment  de 
plus  dans  le  Tonnant,  il  nous  seroit  peut-être  arrivé 
un  malheur;  car  nous  n'en  fûmes  pas  plus  tôt  sortis, 
qu'il  y  eut  une  pièce  de  canon  de  fer  de  vingt-quatre 
qui  creva,  et  dont  les  éclats  tuèrent  ou  blessèrent  dix- 
huit  personnes.  11  ne  se  passoit  point  de  jour  qu'il 
n'en  crevât  quelqu'une  le  long  de  nos  retranchements 
ou  sur  les  remparts  et  sur  les  deux  vaisseaux.  Très 
mauvais  voisinage! 

Le  poste  de  Sainte- Catherine  surpris.  —  Le  8,  j'étois 
de  piquet.  Pendant  que  je  me  promenois,  à  la  petite 
pointe  du  jour,  le  long  et  en  dehors  de  nos  retran- 
chements, j'entendis  un  grand  bruit  de  mousquete- 
rie  du  côté  du  poste  de  Sainte-Catherine.  Je  m'avançai 
dans  la  plaine.  Un  moment  après,  j'aperçus  nos  troupes 
qui  gardoient  ce  poste  fuir  de  la  meilleure  grâce  du 
monde,  et  elles  venoient  de  mon  côté,  La  terreur 
panique  étoit  peinte  sur  le  visage  de  nos  soldats.  Plu- 
sieurs officiers  faisoient  tout  ce  qu'ils  pouvoient  pour 
les  rallier,  mais  inutilement.  Enfin,  La  Bussière,  qui 
étoit  de  ce  détachement ,  vint  à  moi ,  et  il  me  dit, 
presque  les  larmes  aux  yeux  :  «  Mon  ami,  en  vérité, 
«  on  devroit  nous  décimer;  car  devine  la  cause  de 
«  cette  déroute  :  une  trentaine  de  grenadiers  seule- 
ce  ment,  qui  sont  tombés  sur  notre  gauche.  »  Nous 
apprîmes  depuis  qu'un  heutenant-colonel  allemand, 
qui  avoit  trinqué  toute  la  nuit,  mais  qui  avoit  rcmar- 


266  MÉMOIRES  [Août  1707] 

que,  le  jour  précédent,  que  notre  gauche  étoit  en  l'air 
et  qu'il  étoit  aisé  de  la  tourner,  étoit  tombé  précipi- 
tamment, à  la  tète  de  ces  trente  grenadiers,  sur  les 
troupes  qui  la  composoient,  et  qu'il  les  avoit  atta- 
quées, en  faisant  un  si  grand  bruit,  si  vivement,  qu'il 
ne  leur  avoit  pas  donné  le  temps  de  se  reconnoître  ; 
que  ces  troupes,  presque  toutes  dans  le  sommeil, 
s'étoient  jetées  si  fort  les  unes  sur  les  autres,  qu'elles 
avoient  mis  la  peur  et  le  désordre  dans  tout  le  reste. 
Gomme  nous  nous  entretenions,  La  Bussière  et  moi, 
sur  cette  triste  aventure,  M.  Le  Guerchoys,  qui  com- 
mandoit  ces  deux  mille  hommes,  vint  nous  joindre. 
Il  étoit  si  mortifié,  qu'il  avoit  les  yeux  baissés  et  qu'il 
gardoit  un  morne  silence.  M.  Dillon,  lieutenant  géné- 
ral, qui  étoit  de  jour,  accourut  promptement,  et, 
ayant  appris  la  cause  de  ce  désordre,  au  lieu  de  con- 
soler le  pauvre  M.  Le  Guerchoys,  il  lui  dit  les  choses 
du  monde  les  plus  disgracieuses.  Nous  trouvâmes  ce 
dernier  bien  sage  et  bien  prudent  de  ne  lui  pas 
répondre  un  seul  mot.  M.  Dillon  avoit  grand  tort;  car 
M.  Le  Guerchoys  étoit  connu  pour  un  des  plus  braves 
hommes  des  troupes  du  Roi  ;  il  en  avoit  donné  des 
marques  dans  toutes  les  occasions  où  il  s'étoit  trouvé. 
On  peut  dire  qu'il  y  a  des  moments  bien  malheureux, 
à  la  guerre  comme  dans  tous  les  autres  états  de  la 
vie,  où  la  valeur  et  la  prudence  ne  servent  de  rien^. 

1.  Cette  surprise  du  poste  de  Sainte-Catherine  est  indiquée 
par  VHistoire  militaire  (t.  V,  p.  371)  et  par  le  général  Pelet 
(t.  VII,  p.  126-127)  comme  s'étant  passée  le  30  juillet,  et  non  le 
8  août,  ainsi  que  le  dit  notre  auteur.  Il  semble  qu'il  y  ait  eu  de 
la  part  de  ce  dernier  une  erreur  inexplicable,  et  on  en  peut  con- 
clure qu'il  ne  suivait  pas  servilement  l'ouvrage  de  son  frère, 


[Août  1707]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  267 

Ce  poste  étoit  d'autant  plus  important  au  Savoyard, 
qu'il  lui  auroit  été  presque  impossible  de  faire  conti- 
nuer les  tranchées  devant  la  ville.  Cette  hauteur  domi- 
noit  entièrement  le  terrain  dans  lequel  elles  étoient 
poussées;  on  les  voyoit  de  là  en  flanc  et  à  revers. 

Le  9,  M.  de  Saint-Pater  fit  faire  une  sortie  de  la 
ville,  qui  n'eut  aucun  effet.  Ce  même  jour,  l'amiral 
Shovell',  qui  commandoit  la  flotte  combinée  des 
Anglois  et  des  Hollandois,  au  nombre  de  quarante 
vaisseaux  de  ligne,  se  rendit  à  la  Valette  chez  le  duc 
de  Savoie,  où  il  dîna. 

Le  10,  quinze  bataillons,  aux  ordres  du  comte  de 
Médavy,  arrivèrent  à  deux  lieues  de  notre  camp  ;  ils 
venoient  aussi  de  Dauphiné. 

Le  11,  les  ennemis  avoient  une  cinquantaine  de 
pièces  de  canon  en  six  batteries;  mais  notre  canon 
étoit  si  supérieur,  que  ceux  des  assiégeants  ne  faisoient 
aucun  progrès. 

Le  12,  il  ne  se  passa  rien  de  considérable. 

Le  1 3  et  le  14  furent  employés  par  les  ennemis  à 
canonner  le  fort  Saint-Louis.  Je  montai  la  grande 
garde,  que  je  descendis  le  14  au  soir. 

Après  avoir  soupe,  je  me  faisois  un  véritable  plaisir 
de  me  coucher  entre  deux  draps  et  de  bien  dormir. 
J'en  avois  grand  besoin  ;  car  il  y  avoit  huit  jours  que 
je  ne  me  déshabillois  point  :  je  fus  pendant  tout  ce 
temps  de  piquet,  et  obligé  de  rester  pendant  toutes 

mais  se  servait  aussi  de  matériaux  personnels,  pour  cette  fois 
■  inexacts  comme  date. 

1 .  Clowdisley  Shovell,  né  en  1650,  membre  du  conseil  de  l'Ami- 
rauté et  contre-amiral  depuis  1705,  moui'ut  noyé  enoct.  1707. 


268  MÉMOIRES  [Août  1707] 

les  nuits  le  long  de  nos  retranchements,  à  la  tête  de 
mes  cinquante  hommes.  Nous  avions  aussi  ordre 
toutes  les  nuits,  depuis  que  les  ennemis  nous  avoicnt 
chassés  du  poste  de  Sainte-Catherine,  où  ils  s'étoient 
retranchés,  de  nous  porter  à  la  tète  de  nos  piquets 
près  de  leurs  retranchements,  d'y  rester  quelque 
temps,  et  ensuite  de  faire  faire  une  décharge  de  leurs 
côtés;  la  décharge  faite,  de  nous  retirer  dans  nos 
retranchements.  Cette  manœuvre  étoit  dans  le  des- 
sein, non  seulement  de  les  fatiguer,  mais  aussi  de  les 
accoutumer  à  se  tranquiUiser  pour  le  jour  que  nous 
devions  faire  une  véritable  sortie,  ce  qui  arriva. 

Je  me  couchai  donc  à  onze  heures  du  soir.  Comme 
j'étois  dans  mon  premier  sommeil,  un  de  mes  sergents 
vint  me  réveiller  pour  me  dire  de  m'habiller  au  plus 
vite,  que  le  régiment  étoit  actuellement  en  marche 
pour  attaquer  le  poste  de  Sainte-Catherine.  Je  m'ha- 
billai promptement,  et  je  me  rendis  au  régiment,  que 
je  trouvai  en  bataille  hors  des  retranchements. 

Belle  sortie.  —  Le  maréchal  de  Tessé  étoit  arrivé 
au  camp  le  même  jour.  Persuadé  que,  pour  empêcher 
la  continuation  du  siège,  il  étoit  absolument  néces- 
saire de  chasser  les  ennemis  du  poste  de  Sainte-Cathe- 
rine, il  fit  la  disposition  suivante  :  il  ordonna  trois 
attaques  :  la  première,  par  M.  Le  Guerchoys,  qui 
devoit  attaquer,  à  la  tête  de  la  brigade  de  la  Vieille- 
Marine,  composée  de  cinq  bataillons,  la  gauche  des 
retranchements  de  Sainte-Catherine  ;  le  chevalier  des 
Touches,  à  la  tête  de  celle  de  Bourgogne,  composée 
de  cinq  bataillons,  le  centre;  et  M.  Dillon,  à  la  tête  de 
cinq  autres  bataillons,  la  droite.  Ce  dernier,  qui  avoit 


[Août  1707]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  269 

beaucoup  de  chemin  à  faire  pour  gagner  le  sommet 
d'une  montagne  qui  dominoit  la  droite  des  retranche- 
ments de  Sainte-Catherine,  s'étoit  mis  en  marche  au 
commencement  de  la  nuit  du  14  au  15.  Il  devoit  faire 
un  signal  quand  il  seroit  à  une  certaine  hauteur,  et 
ce  signal  devoit  se  faire  à  la  petite  pointe  du  jour.  Il 
étoit  déjà  une  demi-heure  de  jour,  et  l'on  ne  voyoit 
rien  paroitre.  Nous  commencions  à  nous  impatienter, 
lorsque  enfin  nous  aperçûmes  trois  fusées  volantes 
tirées  de  la  montagne.  G'étoit  le  signal;  sur-le-champ, 
nous  nous  mîmes  en  marche.  Les  grenadiers  et  les 
piquets  de  la  brigade,  avec  les  grenadiers  et  le  piquet 
de  Gastella-suisse,  marchoient  à  la  tête  avec  le  mar- 
quis de  Goësbriant  et  le  comte  de  Montsoreau,  maré- 
chal de  camp,  le  premier  à  cheval  et  le  second  à  pied. 
Il  fallut  défiler  par  une  porte  quatre  à  quatre,  et 
ensuite  monter  et  passer  un  coteau  de  vignes  qui 
étoit  en  terrasse,  ce  qui  retarda  notre  marche.  En 
sortant  de  ce  défilé,  nous  nous  formâmes  à  la  demi- 
portée  de  fusil  des  retranchements  des  ennemis.  Comme 
j'étois  à  la  tête  du  régiment,  je  remarquai  une  action 
qui  me  fit  d'abord  beaucoup  de  peine  :  je  vis  que  la 
compagnie  des  grenadiers  et  les  soldats  du  piquet  du 
régiment  de  Castella-suisse  se  jetoient  ventre  à  terre  ; 
mais  je  fus  consolé  dans  le  moment,  car  ils  se  rele- 
vèrent si  promptement,  qu'ils  furent  aux  retranche- 
ments des  ennemis  aussi  tôt  que  nos  grenadiers.  Après 
l'affaire,  je  demandai  la  raison  de  ce  mouvement. 
L'on  me  dit  que  c'étoit  la  coutume  des  Suisses  de  bai- 
ser la  terre  auparavant  de  combattre.  Cependant  ce 
mouvement  leur  sauva  bien  des  soldats;  car  ils  le 
firent  dans  l'instant  même  que  les  ennemis  commen- 


270  MÉMOIRES  [Août  1707] 

cèrent  à  faire  leur  décharge  ^ .  Il  est  surprenant  que  ces 
derniers  ne  tinrent  point  dans  leurs  retranchements, 
d'autant  plus  qu'ils  étoient  très  bons  et  très  élevés,  et 
qu'ils  furent  avertis,  la  veille  à  neuf  heures  du  soir, 
par  le  prince  Eugène  même,  de  se  tenir  alertes.  «  Je 
«  sais.  Messieurs,  leur  dit  ce  général,  qu'il  y  a  du 
«  mouvement  dans  le  camp  des  François  ;  ainsi  tenez- 
«  vous  bien  sur  vos  gardes.  »  Nous  apprîmes,  après 
l'action,  ce  discours  par  les  prisonniers. 

Nous  suivîmes  les  ennemis  presque  jusqu'à  la  Valette, 
et,  sans  le  maréchal  qui  fit  battre  la  retraite,  nous 
serions  entrés  dans  leur  camp.  Lorsque  je  m'en  reve- 
nois  de  cette  poursuite,  un  officier  allemand  me  cria  : 
Ah!  meinherr,  quartirf  Mein  Gottf  Quartirf  C'étoit 
précisément  mon  premier  caporal,  nommé  La  Rose^, 
qui  se  mettoit  en  état,  avec  la  baïonnette  au  bout  du 
fusil,  de  tuer  ce  pauvre  diable.  Je  lui  ordonnai  de 
s'arrêter.  Fâché  de  ce  que  je  ne  le  laissois  pas  faire,  il 
me  dit  :  «  Mon  capitaine,  est-ce  qu'ils  nous  font  quar- 
c(  tier,  eux  autres,  lorsqu'ils  ont  le  dessus  sur  nous?  » 
—  «  Mais,  mon  camarade,  lui  répliquai-je,  de  quoi  te 
«  plains-tu?  Tu  n'es  pas  encore  tué.  »  Je  fis  emporter 
cet  officier,  et  je  le  fis  conduire  à  l'hôpital  de  Toulon  ; 
il  avoit  reçu  un  coup  de  fusil  dans  la  cuisse,  qui  l'em- 
pêchoit  de  marcher. 

1.  C'est  plutôt  pour  éviter  cette  décharge  que  les  Suisses 
s'étaient  jetés  à  terre. 

2.  On  sait  que  les  soldats  et  sous-officiers  avaient  l'habitude 
de  prendre  un  nom  de  guerre,  qui  remplaçait  à  l'armée  leur 
véritable  nom,  comme  La  Valeur,  La  Jeunesse,  Belle-Humeur, 
etc.  (Albert  Babeau,  les  Soldats.)  Notre  auteur  parlera  plus 
loin  d'un  officier  sorti  du  rang  qui,  étant  soldat,  s'appelait 
La  Débauche,  quoique  son  nom  fût  Du  Buisson. 


[Août  ITOTJ  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  271 

Notre  brigade  s'étant  ralliée  près  des  retranchements 
que  nous  venions  d'emporter,  Monsieur  le  maréchal 
la  fit  marcher  pour  aider  à  la  brigade  de  la  Marine  de 
chasser  les  ennemis,  qui  tenoient  toujours  ferme  dans 
les  retranchements  qui  environnoient  la  gauche  de  la 
hauteur,  l'église  de  Sainte-Catherine  et  plusieurs  bas- 
tides. Nous  les  attaquâmes  par  leurs  derrières,  pen- 
dant que  la  brigade  de  la  Marine  les  attaquoit  par 
devant.  Ils  ne  purent  résister  à  ces  attaques;  ils  s'en- 
fuirent précipitamment  dans  leurs  tranchées,  qui 
étoient  poussées  déjà  jusqu'au  glacis  de  la  place.  Mais 
nous  les  suivîmes  si  vivement,  la  baïonnette  au  bout 
du  fusil,  qu'ils  en  abandonnèrent  la  plus  grande  par- 
tie. Nous  enclouàmes  leurs  canons,  et  nous  mimes  le 
feu  aux  fascines.  Ce  fut  dans  ce  temps-là  que  nous 
vîmes  un  de  leurs  officiers  généraux,  monté  sur  un 
cheval  bai,  qui  faisoit  tout  ce  qu'il  pouvoit  pour  arrê- 
ter les  fuyards,  mais  inutilement.  Un  moment  après, 
nous  le  vîmes  culbuter  de  son  cheval.  Nous  apprîmes 
ensuite  que  c'étoit  le  prince  de  Saxe-Gotha,  qui  venoit 
d'être  tué ^.  Les  ennemis  le  regrettèrent  beaucoup. 

A  l'égard  de  l'attaque  de  M.  Dillon,  elle  fut  aussi 
heureuse  que  la  nôtre.  Ce  général  ne  trouva  aucune 
résistance;  il  jeta  une  si  grande  terreur  panique  dans 
la  Valette ,  quartier  général  du  duc  de  Savoie ,  que 
tout  le  monde  se  sauvoit. 

Après  ce  dernier  combat  que  notre  brigade  donna, 
nous  nous  remîmes  en  bataille  en  deçà  des  retranche- 

1.  Jean-Guillaume,  fils  cadet  du  duc  Frédéric  de  Saxe-Gotha, 
d'abord  adjudant  général  dans  l'armée  de  Marlborough,  puis 
major  général  de  celle  du  prince  Louis  de  Bade,  était  passé 
avec  la  même  qualité  dans  celle  du  prince  Eugène. 


272  MÉMOIRES  [Août  1707] 

ments  de  Sainte-Catherine.  Ce  fut  alors  que  nous 
vîmes  paroître  toute  l'armée  ennemie  qui  s'avançoit 
vers  nous,  et  une  partie  de  leur  cavalerie  sur  la  hau- 
teur de  la  Malgue.  Cette  cavalerie  n'y  fut  pas  long- 
temps ;  car  le  Tonnant  et  le  Saint-Philippe  la  firent 
bientôt  disparoître.  Le  reste  de  l'armée  suivit  son 
exemple.  Ainsi,  ne  voyant  plus  d'ennemi,  nous  fîmes 
raser  tous  les  retranchements  de  Sainte-Catherine,  et 
nous  comblâmes  beaucoup  de  leurs  tranchées. 

Nous  restâmes  jusqu'à  trois  heures  après  dîné  sur 
le  champ  de  bataille;  ensuite  nous  nous  retirâmes  fiè- 
rement et  tambour  battant  dans  notre  camp  retran- 
ché de  Sainte-Anne.  L'on  peut  dire,  à  la  louange  du 
maréchal  de  Tessé,  que  cette  sortie  fut  très  bien  pro- 
jetée et  très  bien  exécutée.  Il  s'exposa  beaucoup,  aussi 
bien  que  le  marquis  de  Goësbriant  et  M.  d'Angervil- 
liers,  intendant  de  l'armée^  Nous  amenâmes  avec 
nous  deux  pièces  de  canon  de  fonte  et  environ  deux 
cents  prisonniers,  la  plupart  blessés^. 

Me  promenant  auprès  de  la  chapelle  de  Sainte- 
Catherine,  un  soldat  de  ma  compagnie  me  donna  une 
liste  très  exacte,  nom  par  nom,  de  tous  les  vaisseaux 

1.  Ci-dessus,  p.  107.  M.  d'Angervilliers  était  intendant  du 
Dauphiné  depuis  1705  et  avait  été  chargé  de  l'intendance  de 
l'armée  depuis  qu'elle  avait  repassé  les  Alpes  en  septembre 
1706. 

2.  Sur  ce  combat  de  Sainte-Catherine  ou  de  la  Croix-Faron, 
on  peut  voir  la  Gazette,  p.  417,  les  Mémoires  militaires,  t.  VII, 
p.  143-146  et  400-404  (lettre  de  Tessé  au  Roi),  V Histoire  mili- 
taire de  Quincy,  t.  V,  p.  375-377,  la  relation  donnée  dans  les 
Mémoires  de  Sourches,  t.  X,  p.  383-385,  celle  de  la  Gazette 
d'Amsterdam,  n°^  lxix  et  lxx,  et  Extr.  lxxii,  et  les  ouvrages 
modernes  indiqués  ci-dessus,  p.  258,  note  7. 


[Août  1707]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  273 

du  Roi  qui  étoient  dans  le  port  de  Toulon  ;  il  l'avoit 
trouvée  dans  la  poche  d'un  officier  allemand  tué  qu'il 
venoit  de  dépouiller. 

Ce  fut  un  enseigne  du  régiment,  nommé  Mazan- 
court,  âgé  seulement  de  seize  ans^,  qui  fit  prisonnier 
M.  de  Wartmann,  colonel  d'un  régiment  des  troupes 
de  Saxe-Gotha.  Celui-ci,  étant  retourné  dans  son 
armée,  envoya  au  jeune  homme  un  beau  cheval  polo- 
nois,  en  récompense  de  lui  avoir  sauvé  la  vie.  Nous 
fîmes  plusieurs  autres  officiers  prisonniers,  entre  autres 
M.  Pistiguardi,  colonel  au  service  du  duc  de  Savoie, 
et  M.  de  Kulsteben,  lieutenant-colonel  des  troupes  de 
Hesse-,  tous  deux  blessés.  De  notre  côté,  nous  eûmes 
un  capitaine  du  régiment  d'Esgrigny  tué,  et  quelques 
soldats  de  la  brigade,  dont  plusieurs  le  furent  d'une 
bordée  de  canon  du  lonnant  et  du  Saint-Philippe. 
Dans  le  temps  que  nous  poursuivions  les  ennemis, 
un  boulet  tiré  de  l'un  de  ces  vaisseaux  vint  labourer 
la  terre  auprès  de  moi,  et  il  m'en  couvrit  entière- 
ment. Pendant  les  trois  attaques,  M.  de  Saint-Pater 
fit  faire  une  sortie  de  la  ville,  commandée  par  un 
capitaine  de  grenadiers.  Il  mit  quelque  désordre  à  la 
gauche  de  la  tranchée  des  ennemis. 

Lorsque  nous  étions  encore  près  de  la  chapelle,  je 
vis  tuer  assez  près  de  moi  un  homme  de  vingt-deux 

1.  Joseph- Joachim  Merlin  de  Mazancourt,  né  en  juillet  1690, 
devint  lieutenant,  puis  capitaine  au  régiment  de  Bourgogne; 
en  1726,  il  fut  nommé  gouverneur  des  pages  du  Roi,  et  ne 
mourut  qu'en  1773. 

2.  La  Gazette  d'Amsterdam  (Extr.  lxxii)  dit  :  «  MM.  Prasti- 
gardi,  Piémontois,  et  Kulsleben,  Hessois.  »  Il  faudrait  lire  sans 
doute  Pizziguardi  et  Kunstleben. 

II  18 


274  MÉMOIRES  [Août  1707] 

ans  environ,  bourgeois  de  la  ville  de  Toulon.  Ce  fut 
bien  sa  faute  ;  car  je  l'avois  averti  plusieurs  fois  de  ne 
point  trop  avancer  au  delà  de  la  chapelle.  Il  n'eut 
aucun  égard  à  mon  avis;  au  contraire,  il  me  répon- 
dit :  «  Je  ne  crains  rien,  Monsieur.  »  Il  n'y  fut  pas 
plus  tôt,  qu'il  reçut  un  coup  de  fusil,  dont  il  tomba 
roide  mort. 

Nous  y  vîmes  un  autre  spectacle  qui  nous  fit  bien 
de  la  peine.  Nous  avions  mis  le  feu  dans  les  fascines 
qui  étoient  dans  la  partie  de  la  tranchée  qui  étoit  près 
de  ce  poste.  Un  officier  ennemi  blessé,  qui  apparem- 
ment avoit  la  cuisse  ou  la  jambe  cassée,  se  trou- 
voit  malheureusement  au  milieu  des  flammes.  Nous 
envoyâmes  quelques  soldats  pour  le  délivrer;  mais, 
comme  les  ennemis  n'étoient  pas  loin  de  là,  ils  tirèrent 
sur  nos  soldats.  On  eut  beau  leur  crier  que  c'étoit 
pour  sauver  des  flammes  un  de  leurs  officiers  blessé  ; 
soit  qu'ils  n'entendoient  pas  ce  qu'on  leur  disoit,  soit 
cruauté  de  leur  part,  ils  ne  cessoient  de  tirer  sur  eux. 
Nos  soldats  voyant  que,  pour  sauver  la  vie  à  un  pauvre 
malheureux,  ils  hasardoient  à  perdre  la  leur,  aban- 
donnèrent cet  officier,  qui  faisoit  des  hurlements  ter- 
ribles et  qui  mourut  cruellement. 

Je  me  suis  peut-être  un  peu  trop  étendu  sur  le 
détail  de  cette  sortie;  mais,  comme  elle  a  occasionné 
la  levée  du  siège,  je  me  suis  persuadé  qu'il  étoit 
nécessaire  d'en  rapporter  toutes  les  circonstances. 
J'étois  si  fatigué  en  arrivant  de  notre  expédition,  que 
je  fus  me  coucher  bien  vite  :  je  dormis  au  moins 
douze  heures  sans  me  réveiller. 

Les  ennemis,  après  avoir  été  chassés  du  poste  de 
Sainte-Catherine,  n'étoient  pas  plus  avancés  que  le 


[Août  1707]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  275 

premier  jour  de  l'ouverture  de  la  tranchée.  Ainsi, 
depuis  ce  temps-là,  ils  renoncèrent  sérieusement  à  en 
faire  la  conquête;  mais  ils  travaillèrent  à  se  mettre 
en  état  de  bombarder  et  la  ville  et  nos  vaisseaux  ;  et, 
pour  exécuter  leur  dessein,  ils  songèrent  à  s'emparer 
de  la  tour  de  Sainte-Marguerite  et  de  celle  de  Saint- 
Louis,  qui  empéchoient  la  flotte  ennemie  de  s'avancer 
dans  le  canal.  Ils  firent  battre  si  vivement  par  leurs 
canons  la  tour  Sainte-Marguerite,  et  ils  y  jetèrent  tant 
de  bombes,  qu'ils  en  obligèrent  le  commandant  de  se 
rendre  prisonnier  de  guerre  avec  la  garnison,  compo- 
sée de  deux  lieutenants  et  de  quatre-vingt-dix  soldats. 
Il  n'y  avoit  plus  d'eau  dans  ce  fort. 

La  nuit  du  16  au  17,  le  duc  de  Savoie  commença 
à  faire  bombarder  la  ville  du  côté  de  la  terre.  Ce  bom- 
bardement continua  le  17  et  le  18. 

Prise  de  la  tour  de  Saint-Louis^.  —  Le  18  au  soir, 
M.  Daillon,  capitaine  de  grenadiers  du  régiment  de 
Vexin,  abandonna  le  fort  de  Saint-Louis  dans  le  temps 
que  les  ennemis  marchoient  pour  donner  l'assaut  ;  il 
y  avoit  une  brèche  considérable.  Il  s'embarqua,  lui  et 
sa  garnison,  dans  des  chaloupes,  après  avoir  fait 
mettre  le  feu  à  un  saucisson,  qui  fit  si  bien  son  effet, 
quelque  temps  après,  que  la  plus  grande  partie  du 
fort  sauta  ;  il  y  eut  quatre-vingt-dix  hommes  des  enne- 
mis de  tués  ou  de  blessés.  M.  Daillon  se  retira  dans 
la  ville  ;  il  fut  reçu  du  maréchal  de  Tessé  et  de  tous 
les  officiers  généraux  le  plus  gracieusement  du  monde. 
Il  le  méritoit  bien;  car  il  fit  une  très  belle  défense.  Il 
avoit  eu  des  ordres  de  notre  général  d'abandonner  le 
fort  trois  jours  auparavant. 

i.  Gazette,  p.  418;  Mémoires  militaires,  p.  147-148. 


276  MÉMOIRES  [Août  1707] 

Dès  que  les  ennemis  furent  maîtres  de  ce  fort,  ils 
y  établirent  une  batterie  de  mortiers  pour  bombarder 
la  ville  et  nos  vaisseaux.  Le  210,  ils  firent  approcher 
quatre  galiotes  à  bombes  à  la  hauteur  du  fort  ;  ensuite 
ils  ne  cessèrent  de  jeter  des  bombes  dans  la  ville  et 
dans  le  port. 

Un  jour,  en  me  promenant  dans  la  ville  pendant  ce 
bombardement,  il  y  eut  une  bombe  qui  tomba  dans 
une  maison  située  dans  une  rue  où  je  me  promenois. 
Elle  brisa  l'escalier,  et  elle  mit  le  feu  à  la  maison.  Une 
vieille  femme,  tout  éperdue,  crioit  d'une  croisée  du 
second  étage  :  «  A  moi,  Messieurs!  Je  suis  morte!  A 
«  mon  secours,  je  vous  prie!  »  Elle  étoit  dans  une 
situation  des  plus  critiques;  elle  ne  pou  voit  descendre. 
Nous  nous  mîmes  plusieurs  personnes  à  planter  une 
échelle,  qui  étoit  heureusement  assez  grande  pour 
aller  jusqu'à  elle;  par  ce  moyen,  nous  la  sauvâmes. 
Un  peu  plus  tard,  elle  auroit  été  écrasée  sous  les  ruines 
de  la  maison  ;  car  elle  s'écroula  un  moment  après.  Ce 
même  jour,  étant  de  retour  au  campement,  une  bombe 
tomba  près  d'un  gigot  de  mouton  que  notre  fouille- 
au-pot^  faisoit  cuire.  Il  ne  perdit  point  la  tramontane^  : 
il  eut  l'adresse,  en  s'enfuyant,  d'emporter  avec  lui 
notre  souper.  Plusieurs  bombes,  après  avoir  passé  au- 
dessus  de  la  ville,  venoient  tomber  dans  notre  camp. 

Levée  du  siège.  —  Enfin,  les  ermemis  voyant  qu'il 
leur  étoit  impossible  de  faire  la  conquête  de  Toulon, 
et  les  vivres  commençant  à  leur  manquer  par  rap- 

1.  Fouille-au-pot,  marmiton.  [Dictionnaire  de  Trévoux.) 

2.  Le  mot  tramontane  signifie  l'étoile  polaii'e  qui  sert  à  gui- 
der les  vaisseaux;  on  dit  fîgurément  perdre  la  tramontane  pour 
dire  être  déconcerté,  avoir  perdu  le  jugement  et  la  raison.  [Ibid.) 


[Août  1707]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  277 

port  aux  vents  contraires  qui  empêchoient  l'amiral 
Shovell  de  leur  en  envoyer  de  sa  flotte,  ils  songèrent 
sérieusement  à  lever  le  siège.  Après  avoir  fait  embar- 
quer leurs  canons,  leurs  blessés  et  leurs  malades,  ils 
décampèrent  à  la  sourdine,  la  nuit  du  21  au  22,  et  ils 
gagnèrent  le  Var  en  tenant  la  même  route  qu'ils 
avoient  prise  en  venant  à  Toulon  ^ . 

Le  même  jour  22,  l'amiral  Shovell  continua  à  bom- 
barder la  ville  et  le  port.  Le  Diamant  et  la  Perle 
furent  brûlés  2.  La  chronique  scandaleuse  disoit  que 
celui  qui  avoit  donné  le  conseil  de  mettre  sous  l'eau 
tous  nos  vaisseaux  avoit  fait  mettre  le  feu  à  ces  deux 
vaisseaux,  seuls  hors  de  l'eau,  pour  se  justifier  à  la 
cour  de  cette  mauvaise  manœuvre. 

Les  ennemis,  en  abandonnant  leur  camp,  y  laissèrent 
quinze  ou  seize  pièces  de  canon,  plusieurs  mortiers, 
beaucoup  de  poudre,  de  boulets,  de  bombes,  et  une 
partie  de  leurs  équipages.  On  prétend  que  ce  projet 
coûta  aux  ennemis  plus  de  douze  mille  hommes  de 
tués,  de  blessés  ou  morts  de  maladies,  sans  ceux  qui 
furent  transportés  dans  leurs  vaisseaux^. 

1.  M.  Mireur  a  fait  au  Comité  des  travaux  historiques  [Bul- 
letin historique  et  archéologique,  1886,  p.  319  et  suiv.)  une  très 
intéressante  communication  sur  la  cause  de  la  levée  inattendue 
du  siège  de  Toulon.  D'après  une  conversation  de  Victor-Amé- 
dée  avec  les  consuls  de  Fréjus,  l'armée  assiégeante  se  serait 
retirée  sur  la  menace  faite  par  le  roi  de  Suède  Charles  XII, 
alors  en  Saxe  avec  son  armée  victorieuse,  d'envahir  la  Bohême 
et  la  Silésie,  si  Toulon  était  pris  par  les  alliés. 

2.  Selon  la  Gazette  (p.  418),  les  deux  vaisseaux  brûlés  étaient 
le  Sage  et  le  Fortuné. 

3.  Sur  la  retraite  des  ennemis,  il  faut  voir  l'Extr.  lxxh  de 
la  Gazette  cT Amsterdam. 


278  MÉMOIRES  [Août  1707] 

Le  marquis  de  Tessé  fut  envoyé  à  la  cour  pour  por- 
ter au  Roi  la  nouvelle  de  la  levée  du  siège.  On  la  sa  voit 
déjà  lorsqu'il  y  arriva  :  M.  de  Langeron,  qui  comman- 
doit  la  marine  à  Toulon  ^  avoit  expédié  un  courrier  à 
M.  de  Pontchar train  pour  faire  sa  cour  à  ce  ministre. 
Ce  courrier  avoit  fait  une  si  grande  diligence,  qu'il 
arriva  à  la  cour  vingt-quatre  heures  devant  le  mar- 
quis de  Tessé  2.  M""®  la  duchesse  de  Bourgogne  fut  très 
fâchée  contre  M.  de  Langeron,  d'autant  plus  que  le 
marquis  de  Tessé  étoit  son  premier  écuyer^.  Le  Roi  le 
fit  maréchal  de  camp. 

Cette  nouvelle  fit  beaucoup  de  plaisir  à  S.  M.*.  En 
effet,  si  les  ennemis  s'étoient  emparés  de  Toulon,  dans 
le  port  duquel  nous  avions  trente  vaisseaux  de  ligne  ^, 
cinq  mille  pièces  de  canon  et  des  magasins  qui  avoient 
coûté  au  Roi  des  sommes  immenses,  ils  auroient,  non 

1.  Joseph  Andrault,  comte  de  Langeron,  lieutenant  général 
des  armées  navales  et  gouverneur  de  la  Charité,  mourut  le 
28  mai  1711.  M.  Lalanne,  dans  une  note  de  la  Correspondance 
de  Bussy-Rabutin  (t.  III,  p.  348),  cite  une  curieuse  chanson  sur 
son  compte  et  sur  celui  de  M"^*  de  Grignan. 

2.  Cet  envoi  d'un  courrier  par  M.  de  Langeron  à  Pontchar- 
train,  qui  devança  ainsi  Chamillart  auprès  du  Roi  pour  l'an- 
nonce de  la  levée  du  siège,  produisit  un  «  scandaleux  éclat  » 
entre  les  deux  secrétaires  d'État,  Chamillart  accusant  Pont- 
chartrain  d'une  «  entreprise  formelle  sur  sa  charge.  »  [Mémoires 
de  Saint-Simon,  éd.  1873,  t.  V,  p.  317-318.) 

3.  Par  résignation  de  son  père,  qui  avait  eu  cette  charge  en 
1696,  lors  de  la  formation  de  la  maison  de  la  princesse,  dont 
il  venait  de  négocier  le  mariage. 

4.  Il  avait  été  question  que  les  ducs  de  Bourgogne  et  de 
Berry  se  rendissent  en  Provence  pour  animer  les  peuples  à  la 
résistance;  mais  la  retraite  des  ennemis  fit  renoncer  à  ce  projet. 

5.  Les  Mémoires  militaires  (p.  153)  disent  qu'il  y  avait  dans 
le  port  cinquante-cinq  vaisseaux. 


[Sept.  1707]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  279 

seulement  fait  la  conquête  de  la  Provence,  et  peut-être 
du  Languedoc,  où  les  Camisards*  nous  faisoient  une 
cruelle  guerre,  mais  ils  nous  auroient  aussi  enlevé  le 
commerce  de  la  Méditerranée. 

La  retraite  du  Savoyard  fut  si  précipitée,  que  son 
armée  fit  en  deux  jours  ce  qu'elle  avoit  fait  en  six 2. 
Enfin,  après  plusieurs  jours  de  marche,  elle  arriva  le 
30  à  Saint-Laurent,  et,  le  \''  septembre,  elle  repassa 
le  Var.  Nous  la  suivîmes,  tous  nos  grenadiers  à  la  tête 
de  notre  armée,  jusqu'assez  près  du  Var,  et  ensuite 
nous  nous  repliâmes  sur  Grasse,  afin  de  nous  rendre 
en  Dauphiné.  Nous  marchions  sur  plusieurs  divisions; 
la  nôtre  étoit  commandée  par  M.  Dillon.  Depuis  Tou- 
lon jusque  bien  au  delà  du  Luc,  la  vallée  est  superbe. 
Il  n'y  a  pas  un  plus  beau  pays;  elle  est  couverte 
d'orangers,  de  citronniers,  de  figuiers,  d'oliviers,  et  de 
tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  odoriférant.  Nous  ne  pou- 
vions nous  rassasier  de  figues  ;  elles  ne  nous  faisoient 
aucun  maF. 

Luc  est  un  petit  village*  qui  appartient  à  MM.  de 
Vintimille,  qui  prétendent  descendre  des  anciens  comtes 
de  Marseille  ;  mais  les  généalogistes  du  pays  leur  dis- 

1.  Nom  qu'on  donnait  aux  révoltés  protestants  des  Cévennes, 
qui  étaient  alors  presque  complètement  soumis. 

2.  Les  ennemis  regagnèrent  le  Var  en  dix  jours;  ils  en 
avaient  mis  quinze  à  venir  jusqu'à  Toulon.  Le  pays,  épargné 
en  venant,  fut  dévasté  par  eux  dans  cette  retraite. 

3.  La  note  suivante  a  été  ajoutée  en  interligne  et  en  marge  : 
a  Nota.  Le  P.  Ogier,  jésuite  de  la  maison  de  la  ville  d'Aix,  fit 
ces  deux  vers  latins  sur  l'entreprise  de  M.  de  Savoie  : 

Victor  abit  victus,  late  vastavit  olivas  ; 
■    Intactos  lauros  linquere  cura  fuit.  » 

4.  Aujourd'hui  chet-lieu  de  canton  du  Var,  sur  le  Riotord. 


280  MÉMOIRES  [Sept.  1707] 

putent  cette  origine,  ou  plutôt  leur  maison  est  très 
peu  de  chose  ^  Ce  bourg  est  éloigné  de  Toulon  de 
quinze  lieues. 

Grasse.  —  Nous  séjournâmes  à  Grasse.  Cette  ville 
est  bien  située,  riche  et  peuplée.  Les  environs  sont 
beaux.  Elle  dépend  de  la  haute  Provence;  il  y  a  un 
évèché  suffragant  d'Embrun.  La  justice  est  subordon- 
née au  parlement  d'Aix. 

Nous  fîmes  plusieurs  doubles  séjours.  Je  ne  sais  à 
quoi  pensoit  le  maréchal  de  Tessé,  qui,  pendant  notre 
marche,  qui  fut  des  plus  lentes  pour  nous  rendre  en 
Dauphiné,  s'en  alla  à  Aix,  afin  de  jouir  du  plaisir  de 
s'entendre  louer  par  des  chansons  qui  se  chantoient 
dans  les  rues  de  cette  ville,  au  lieu  de  précipiter  notre 
marche  pour  tacher  d'arriver  à  Suse  auparavant  l'ar- 
mée du  duc  de  Savoie.  Cette  négligence,  ou  plutôt 
cette  affectation,  me  fait  toujours  présumer  qu'il  y 
avoit  une  convention  entre  le  duc  de  Savoie  et  la  cour 
de  France  afin  que  Toulon  ne  tombât  point  entre  les 
mains  des  alliés,  et  que,  par  compensation,  nous  don- 
nerions la  facilité  au  duc  de  Savoie  de  faire  la  con- 
quête de  Suse,  comme  cela  arriva. 

Castellane.  —  Auparavant  d'entrer  dans  le  Dau- 
phiné, nous  séjournâmes  à  Castellane,  ville  qui  a  donné 
le  nom  à  une  très  ancienne  maison  de  Provence^. 


1.  Si  leur  descendance  des  comtes  de  Marseille  n'est  en  effet 
rien  moins  que  cei'taine,  du  moins  il  faut  reconnaître  que  la 
filiation  des  comtes  de  Vintimille  semble  établie  depuis  le 
xn*  siècle. 

2.  Les  Castellane  sont  en  effet  une  des  plus  anciennes  et  des 
plus  illustres  familles  de  Provence.  M.  de  Grignan,  gendre  de 
]\jme  (jg  sévigné,  en  descendait  ;  un  de   ses  ancêtres  avait  pris 


[Sept.  1707]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  28! 

Pendant  notre  séjour,  nous  fûmes  rendre  visite  à 
M.  de  Soanen,  évêque  de  Senez^  qui  faisoit  sa  rési- 
dence à  Castellane,  où  il  avoit  fait  bâtir  une  assez  belle 
maison.  Ce  prélat  avoit  été  un  célèbre  prédicateur 
pendant  qu'il  étoit  Père  de  l'Oratoire-.  Nous  trouvâmes 
qu'il  étoit  bien  triste  à  un  si  grand  homme  d'être, 
pour  ainsi  dire,  enseveli  dans  un  désert,  au  fond  d'une 
province  ;  car  le  séjour  de  la  ville  de  Castellane  n'est 
pas  aimable.  Elle  est  située  dans  une  vallée  assez 
étroite,  environnée  de  montagnes,  sur  la  rivière  du 
Verdon.  Elle  est  du  diocèse  de  Senez,  suffragant 
d'Embrun;  elle  a  titre  de  baronnie.  Ces  deux  villes 
sont  éloignées  l'une  de  l'autre  de  deux  lieues  ;  comme 
le  séjour  de  Senez  est  encore  plus  triste  que  celui  de 
Castellane,  les  évêques  font  leur  résidence  dans  cette 
dernière  ville.  M.  de  Soanen  est  mort  exilé  dans  l'ab- 
baye de  [la  Chaise-Dieu^],  âgé  de  [quatre-vingt-treize 
ans]^.  Le  concile  d'Embrun,  où  présidoit  M.  de  Ten- 

au  XVI®  siècle  le  nom  et  les  armes  d'Adhémar  de  Monteil,  par 
suite  d'une  substitution. 

1.  Jean  Soanen,  né  en  1647,  petit-neveu  du  P.  Sirmond, 
était  évêque  de  Senez  depuis  le  mois  de  septembre  1695  ; 
ayant  refusé  de  recevoir  la  constitution  Unigenitus,  il  fut  relégué 
en  1727  à  l'abbaye  de  la  Chaise-Dieu,  où  il  mourut  en  1740. 

2.  M.  Soanen  avait  été  admis  en  1661  dans  la  congrégation 
de  l'Oratoire,  dont  le  P.  Quesnel  était  alors  directeur.  Il  avait 
prêché  devant  le  Roi  les  carêmes  de  1686  et  de  1688. 

3.  Abbaye  bénédictine  du  diocèse  de  Clermont,  fondée  au 
XI®  siècle.  —  Les  mots  entre  crochets  sont  en  blanc  dans  le 
manuscrit. 

4.  Soanen  étant  mort  en  1740,  cette  partie  des  Mémoires  de 
notre  auteur  a  donc  été  rédigée  postérieurement  (voyez  ci- 
dessus,  tome  I,  p.  27,  note  4),  peut-être  même  après  1743  (ci- 
dessus,' p.  252  et  253,  notes). 


282  aiÉMOIRES  [Sept.  1707J 

cin,  archevêque  d'Embrun  ^  le  condamna  à  y  passer 
le  reste  de  ses  jours ^.  Il  étoit  accusé  de  jansénisme  et 
de  quesnellisme^. 

Plus  nous  avancions  du  côté  du  Dauphiné,  et  plus 
nous  trouvions  un  pays  bien  différent  de  celui  des 
environs  de  Toulon  :  ce  n'étoit  que  montagnes  affreuses, 
précipices  et  torrents.  Nous  traversâmes  la  vallée  de 
Queiras.  Pascal,  capitaine  de  notre  régiment,  qu'on 
avoit  laissé  commandant  du  château  et  de  la  vallée 
de  ce  nom,  vint  au-devant  de  nous;  il  nous  donna  un 
très  bon  dîner.  Pendant  le  repas,  il  nous  dit  que, 
quatre  jours  auparavant.  M""®  la  comtesse  de  Soissons, 
belle-sœur  du  prince  Eugène*,  y  avoit  passé;  qu'elle 
venoit  de  Turin  ;  que  quatre  gardes  du  corps  du  duc 
de  Savoie  l'avoient  conduite  jusqu'à  l'entrée  de  cette 

1.  Pierre  Guérin  de  Tencin,  frère  de  la  célèbre  marquise  de 
Tencin,  devint  archevêque  d'Embrun  en  1724,  cardinal  en 
1739,  archevêque  de  Lyon  en  1740,  et  mourut  en  1758. 

2.  Ce  concile  provincial,  réuni  le  16  août  1727  par  M.  de 
Tencin,  prononça  la  condamnation  de  Soanen  le  20  septembre, 
et  le  déclara  déchu  de  toute  fonction  sacerdotale  et  épiscopale. 
Soanen  en  appela  au  parlement  de  Paris  et  suscita  une  polé- 
mique très  vive,  à  laquelle  l'autorité  royale  mit  fin  en  l'inter- 
nant à  la  Chaise-Dieu. 

3.  Du  nom  du  P.  Quesnel,  ce  célèbre  directeur  de  l'Oratoire, 
ami  du  grand  Arnauld  et  auteur  des  Réflexions  morales  sur  les 
Actes  et  les  Épures  des  apôtres,  qui  avait  dû  se  retirer  à 
Bruxelles,  comme  janséniste,  en  1685. 

4.  Uranie  de  la  Cropte  de  Beauvais,  mariée  en  novembre 
1688  au  comte  de  Soissons.  «  Belle  comme  le  plus  beau  jour,  » 
dit  Saint-Simon,  qui  la  prétend  bâtarde,  la  passion  du  comte 
de  Soissons  et  la  «  vertu  inébranlable  »  de  M"*^  de  Beauvais 
firent  cet  «  étrange  mariage.  »  (Mémoires,  éd.  Boislisle,  t.  X, 
p.  261-262;  voir  surtout  l'appendice  XXI,  où  sont  réfutées 
les  allégations  de  Saint-Simon.) 


[Sept.  1707]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  283 

vallée  ;  qu'elle  lui  avoit  demandé  à  dîner,  qu'elle  lui 
avoit  dit  que  le  duc  de  Savoie,  fâché  d'un  discours 
qu'elle  avoit  tenu,  lui  avoit  ordonné  de  sortir  de  ses 
États.  Elle  avoit  eu  l'imprudence  de  dire,  dans  le 
moment  qu'elle  apprit  la  levée  du  siège  de  Toulon  : 
«  Il  faut  espérer  que  nous  aurons  encore  le  plaisir  de 
«  voir  Messieurs  les  François  en  Piémont.  »  Discours 
imprudent  qui  fut  rapporté  au  Savoyard.  Tout  le 
monde  sait  que  cette  princesse  étoit  Françoise,  fille 
d'un  simple  gentilhomme  nommé  Beauvais^  dont  les 
terres  sont  en  Périgord,  que  le  comte  de  Soissons, 
frère  aine  du  prince  Eugène  2,  avoit  épousée  par  incli- 
nation^. 

En  arrivant  à  Briançon,  le  19  septembre,  nous 
apprîmes  que  les  ennemis  s'étoient  emparés  du  Pas- 
de-l'Ane*,  qui  couvroit  Suse,  des  retranchements  et 
des  hauteurs  qui  dominoient  et  protégeoient  cette 
ville  ;  que  celui  qui  y  commandoit  l'avoit  abandonnée 
pour  se  retirer  dans  la  citadelle  et  dans  la  Brunette^, 
et  que,  les  ennemis  étant  maîtres  du  défilé  et  des  hau- 
teurs de  Chaumont^  il  nous  étoit  impossible  de  secou- 
rir Suse. 

1.  François-Paul  de  la  Cropte,  baron  de  Beauvais,  écuyer  du 
grand  Condé,  mort  en  1656,  peu  après  la  naissance  de  sa  fille. 

2.  Louis-Thomas-Amédée  de  Savoie,  né  en  1657,  tué  devant 
Landau,  en  1701,  dans  les  rangs  de  l'armée  impéinale. 

3.  Ci-dessus,  p.  282,  note  4. 

4.  Le  célèbre  Pas-de-Suse,  enlevé  par  Louis  XIII  le  6  mars 
1629.  [Mémoires  de  Saint-Simon,  t.  I,  p.  172-174,  et  appen- 
dice III,  et  t.  XIV,  p.  451.) 

5.  Ce  fort  était  situé  sur  la  rive  droite  de  la  Doire,  sur  une 
colline  isolée  qui  domine  la  ville. 

6.  Chiomonte  :  tome  I,  p.  192. 


284  MÉMOIRES  [Oct.  1707] 

Nous  séjournâmes  à  Briançon  le  20.  Ce  fut  dans  ce 
temps-là  que  les  officiers  commencèrent  à  être  mal 
payés.  On  ne  leur  donnoit  que  des  billets  pour  leurs 
appointements,  qu'ils  étoient  d'obligés  d'escompter  à 
perte. 

Le  21 ,  nous  fûmes  camper  sur  les  hauteurs  de 
Césanne^,  et  le  lendemain  22  à  Barbote^,  village  à 
deux  lieues  en  deçà  de  Fenestrelle,  dans  la  vallée  de 
Pragelas,  dans  lequel  camp  nous  restâmes  deux  mois. 
Pendant  que  nous  y  étions,  nous  apprîmes  la  prise 
de  Suse,  qui  se  rendit  le  5  octobre,  M.  Masselin^, 
commandant,  et  sa  garnison,  composée  de  trois  cent 
quarante  soldats  du  régiment  de  Beauvoisis,  prison- 
niers de  guerre^.  Le  6,  elle  fut  conduite  à  Turin. 

Ainsi,  notre  campagne,  qui  avoit  été  si  heureuse 
dans  le  commencement,  n'eut  pas  les  suites  que  nous 
devions  espérer.  A  qui  peut-on  en  attribuer  la  cause? 
J'ai  dit  mon  sentiment  là-dessus  en  parlant  de  la  len- 
teur de  notre  marche  après  la  levée  du  siège  de  Tou- 
lon, et  je  m'y  tiens;  car  certainement  nous  pouvions 
arriver  à  Suse  bien  auparavant  les  ennemis,  notre 
chemin  étoit  beaucoup  plus  court  que  le  leur  pour 

1.  Tome  I,  p.  190. 

2.  C'est  le  village  qu'il  a  appelé  Barbotti,  ci-dessus,  p.  220. 

3.  C'était  un  ancien  lieutenant-colonel  du  régiment  Royal- 
Comtois,  qui  avait  été  fait  brigadier  d'infanterie. 

4.  «  On  eut  nouvelle  que  le  duc  de  Savoie,  après  avoir  fait 
semblant  d'aller  à  la  Pérouse,  avoit  tout  d'un  coup  investi 
Suse,  où  il  n'y  avoit  que  quatre  bataillons  aux  ordres  de  Mas- 
selin,  brigadier  d'infanterie  ;  qu'à  la  vérité  on  avoit  fait  un 
bon  retranchement  au-dessus  de  la  ville,  mais  qu'il  auroit  fallu 
douze  bataillons  pour  le  garder.  «  [Mémoires  de  Sourches, 
t.  X,  p.  404.) 


[Oct.  1707]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  285 

nous  y  rendre.  Le  chevalier  de  Folard  '  en  attribue 
injustement  la  faute  à  M.  de  Vraignes^,  maréchal  de 
camp,  et  à  M.  de  Bar,  brigadier  des  armées  du  Roi^. 
Que  pouvoient-ils  faire  avec  deux  mille  hommes  qu'ils 
avoient,  dont  la  plus  grande  partie  étoit  de  la  milice? 
Il  falloit  garder  la  vallée  de  Saint-Martin,  la  Pérouse, 
la  vallée  de  Pragelas,  le  Pas-de-l'Ane,  les  retranche- 
ments et  les  hauteurs  qui  protégeoient  Suse.  Ainsi  il 
n'est  pas  étonnant  que  ces  deux  messieurs  aient  été 
obligés  de  céder  à  une  armée  commandée  par  le 
prince  Eugène.  Le  chevalier  de  Folard,  se  laissant 
aller  à  son  esprit  caustique  et  convulsionnaire  (voyez 
ce  qui  est  rapporté  à  la  fin  de  cette  partie  touchant 
les  convulsions  du  sieur  Folard^),  a  voulu  apparem- 
ment se  venger  du  dernier,  qui  l'avoit  fait  mettre  en 
prison  à  Modène;  je  n'en  sais  point  la  raison.  Vouloir 
se  venger  d'un  homme  mort,  et  par  la  plume,  ne 
convient  nullement  à  un  officier.  Il  y  a  un  autre 
moyen  plus  honnête  et  plus  facile  de  se  faire  raison. 
Je  suis  persuadé  que  le  chevalier  de  Folard  n'auroit 
jamais  osé  regarder  impunément  entre  les  deux  yeux 
celui  qu'il  maltraite  si  mal  dans  son  Commentaire  de 
Polybe^;  car  M.  de  Bar  étoit  connu  pour  un  des  plus 
braves  hommes  des  troupes  du  Roi.  Il  en  a  donné  des 
marques  dans  toutes  les  occasions  où  il  s'est  trouvé, 

1.  Ci-dessus,  p.  91. 

2.  Ci-dessus,  p.  155. 

3.  Tome  I,  p.  272. 

4.  Ci-après,  p.  289. 

5.  Cet  ouvrage,  le  plus  important  de  Folard,  et  qui  contient 
toutes  ses  théories  militaires,  parut  en  six  volumes  in-4°,  de 
1727  à  1730. 


286  MÉMOIRES  [Nov.  1707] 

surtout  au  combat  de  Chiari  en  1701,  à  la  tête  du 
régiment  de  Bourgogne,  dont  il  étoit  lieutenant-colo- 
nel ;  il  en  fut  fait  brigadier. 

Suse  étant  pris,  et  voyant  que  l'arrière-saison  nous 
chassoit  de  nos  tentes  pour  entrer  en  quartier  d'hiver, 
je  fus  voir  le  comte  de  Muret,  lieutenant  général  des 
armées  du  Roi,  mon  cousin*,  qui  commandoitLaPérouse, 
ville  fortifiée  seulement  de  terre,  aux  environs  et  dans 
la  vallée  de  Saint-Martin.  Après  m'avoir  donné  un 
très  bon  dîner,  il  me  donna  une  route  sous  le  nom  de 
deux  lieutenants  d'infanterie  prisonniers  et  restés 
malades  à  Turin,  pour  se  rendre  à  Paris.  Comme  je 
n'avois  pas  beaucoup  d'argent,  elle  me  servit  pour 
me  rendre  dans  la  grande  ville,  où  je  passai  l'hiver. 

Je  n'y  fus  pas  plus  tôt  arrivé,  que  je  fus  à  Versailles 
pour  faire  ma  cour  à  M.  de  Ghamillart,  qui  étoit  tou- 
jours ministre  de  la  guerre  et  contrôleur  général  des 
finances^.  Il  me  reçut  très  gracieusement,  et  il  me 
promit  l'un  des  premiers  régiments  vacants.  J'allois 
deux  fois  la  semaine  à  Versailles,  afin  d'être  à  portée 
de  savoir  quand  il  y  en  auroit  de  vacant,  et  pour  me 
faire  voir  à  ce  ministre.  Un  jour,  me  chauffant  dans 
la  pièce  qui  précède  le  cabinet  où  il  travailloit,  je  m'en- 
tretins longtemps  avec  le  marquis  de  Sailly,  lieute- 
nant général  des  armées  du  Roi,  touchant  le  retarde- 
ment qu'il  avoit  causé  à  M.  de  Savoie  par  la  défense 
que  les  troupes  qu'il  avoit  sous  ses  ordres  avoient 
faite  pour  empêcher  les  ennemis  de  passer  le  Var,  et 

1.  Ci-dessus,  p.  134. 

2.  Ce  sera  seulement  en  1708  que  Chamillart  cédera  à  Des- 
maretz  le  Contrôle  général,  pour  ne  garder  que  la  Guerre, 
qu'il  résignera  aussi  en  1709. 


[Nov.  1707J  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  287 

touchant  les  mesures  qu'il  avoit  prises  pour  les  retar- 
der dans  leur  marche  S  de  tout  ce  qui  s'étoit  passé 
pendant  le  siège  de  Toulon,  de  la  levée  du  siège, 
et  enfin  de  la  retraite  précipitée  du  duc  de  Savoie. 
Mon  frère ^  arriva  dans   le   moment  de    notre  con- 
versation, à  qui  ce  général  demanda,  satisfait  appa- 
remment du  discours  que  j'avois  eu  avec  lui,  quel 
régiment  j'avois.  Bien  des  gens  s'imaginent,  et  sur- 
tout à  la  cour,  que  ce  sont  les  emplois  qui  forment 
les  personnes.  Us  ne  peuvent  pas  s'imaginer  qu'un 
simple  capitaine  puisse  savoir  l'art  militaire  comme  un 
colonel,  un  colonel  comme  un  brigadier,  ainsi  de  tous 
les  autres  grades  à  proportion,  et  ils  sont  persuadés 
que,  dès  que  vous  avez  une  dignité  supérieure  dans 
ce  métier,  vous  en  avez  toutes  les  qualités  requises, 
quoique  la  plupart,  je  parle  des  colonels  et  même  des 
officiers  généraux,  ne  s'appliquent  nullement  à  étu- 
dier ce  qui  forme  les  véritables  officiers  généraux. 
L'abus  qu'il  y  a  en  France  d'acheter  les  régiments  est 
la  véritable  cause  qu'il  y  a  si  peu  de  bons  officiers 
généraux.  On  donne  l'agrément,  à  un  enfant  qui  sort 
du  collège,  d'acheter  un  régiment.   Il  se  dit  à  lui- 
même  :  Dans  huit  ans,  je  serai  brigadier,  dans  qua- 
torze maréchal  de  camp,  dans  vingt  ans  lieutenant 
général.  Ainsi,  sans  se  donner  la  moindre  peine  et 
sans  aucune  application,  il  devient  officier  général  par 
l'ordre  du  tableau.  Grand  Dieu,  quel  officier  général! 
J'ai  entendu  dire  une  fois  à  un  jeune  colonel  :  «  J'ai- 
«  merois  mieux  faire  mille  fautes  à  la  tête  de  mon  régi- 


1.  Ci-dessus,  p.  254. 

2.  Le  marquis  de  Quincy. 


288  MÉMOIRES  [Nov.  i707] 

«  ment  que  de  consulter  mon  lieutenant-colonel.  » 
Belle  disposition  pour  devenir  un  grand  homme! 
Revenons  à  la  demande  du  marquis  de  Sailly  :  quel 
régiment  j'avois?  Mon  frère  lui  dit  que  j'étois  seule- 
ment capitaine  dans  le  régiment  de  Bourgogne,  mais 
que  je  sollicitois  pour  en  avoir  un,  lorsqu'il  vaqueroit. 
M.  de  Sailly  lui  dit  sur-le-champ  :  «  Ne  perdez  point 
«  de  temps  à  parler  au  ministre.  J'apprends  dans  le 
«  moment,  poursuivit-il,  que  M.  de  Barville^  colonel 
«  d'un  régiment  portant  son  nom^,  vient  d'être  assas- 
«  sine.  »  Il  n'eut  pas  plus  tôt  achevé,  que  M.  de  Cha- 
millart  sortit  de  son  cabinet.  Mon  frère  lui  dit  de  quoi 
il  étoit  question.  «  Apportez-moi  un  mémoire  cette 
«  après-dînée,  lui  repartit  ce  ministre;  j'en  parlerai 
«  au  Roi  auparavant  de  travailler  avec  lui.  »  Nous  ne 
manquâmes  point  de  nous  trouver  à  la  porte  de  son 
cabinet  dans  le  temps  qu'il  en  sortit  pour  aller  chez 
S.  M.  Dès  qu'il  nous  aperçut,  il  tendit  la  main  pour 


1,  André-Jules,  comte  de  Barville,  d'abord  colonel  d'un 
régiment  d'infanterie  de  son  nom  qu'il  avait  formé  en  1695  et 
qui  fut  licencié  en  1698,  avait  le  régiment  de  Soissonnais 
depuis  août  1705  et  avait  été  fait  brigadier  à  la  suite  de  la 
levée  du  siège  de  Turin.  Devenu  maréchal  de  camp  en  1718,  il 
mourra  en  1731.  Son  régiment  avait  concouru  à  la  défense  de 
Toulon  avec  celui  de  Bourgogne. 

2.  Le  général  Susane,  dans  son  Histoire  de  V infanterie,  tout 
en  disant  que  M.  de  Barville  eut  le  régiment  de  Soissonnais 
de  1705  à  1716,  lui  attribue  encore,  de  1704  à  1710,  un  régi- 
ment de  son  nom,  levé  en  1702  par  M.  de  Richebourg,  et  qui 
aurait  aussi  fait  la  campagne  de  1707  en  Provence,  comme 
celui  de  Soissonnais;  mais  le  général  Pelet,  dans  les  Mémoires 
militaires,  ne  cite  jamais  le  régiment  de  Barville  dans  les 
tableaux  des  troupes  en  ligne  ou  en  quartiers. 


[Dec.  1707]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  289 

recevoir  mon  mémoire.  Quel  plaisir  de  me  voir  enfin 
colonel  !  Mais  ce  plaisir  ne  dura  pas  longtemps  ;  car  le 
ministre,  en  sortant  de  chez  le  Roi,  nous  dit  :  «  Mes- 
«  sieurs,  on  s'est  trompé;  ce  n'est  point  M.  de  Bar- 
«  ville  le  colonel  qui  a  été  assassiné,  mais  son  frère 
«  le  capitaine^.  Ainsi,  chevalier,  en  m'adressant  la 
«  parole,  consolez-vous  en  attendant  une  autre  occa- 
«  sion,  que  je  serai  charmé  de  trouver  pour  vous  faire 
«  plaisir.  » 

L'amour  et  les  amusements  de  Paris  ne  m'occupèrent 
guère  pendant  cet  hiver;  l'ambition  seule  faisoit  tous 
mes  plaisirs.  Qui  n'auroit  pas  cru,  étant  parent  et  ami 
comme  j'étois  du  ministre  de  la  guerre  et  de  la  finance, 
que  je  ferois  une  fortune  brillante?  Cependant,  mes 
frères  et  moi,  nous  restâmes,  pour  ainsi  dire,  dans  le 
bourbier  2  :  il  y  a  des  familles  que  la  fortune  abandonne 
entièrement,  malgré  les  circonstances  qui  pourroient 
leur  être  favorables.  Je  passois  donc  la  plus  grande 
partie  de  mon  temps  à  Versailles,  afin  d'être  toujours 
à  portée  de  faire  ma  cour,  et  d'être  averti  lorsqu'il  y 
auroit  quelque  régiment  vacant;  mais,  malheureuse- 
ment, il  n'y  en  eut  point.  Ainsi,  il  fallut  partir  pour  le 
Dauphiné,  où  le  régiment  avoit  passé  son  quartier 
d'hiver.  Je  partis  de  Paris  le  20  avril  1708  pour  m'y 
rendre,  comme  je  le  rapporterai  dans  la  suite. 

Touchant  les  convulsions  du  chevalier  de  Folard.  — 
Dans  le  temps  que  les  convulsions  régnoient  si  fort  à 

1.  Bertrand,  chevalier  de  Barville,  capitaine  dans  le  régi- 
ment de  Soissonnais  et  commandant  du  château  vieux  de  Per- 
pignan. 

2.  Sauf  le  marquis  de  Quincy,  qui  était  lieutenant  général 
de  l'artillerie. 

Il  19 


290  MÉMOIRES  [1707] 

Paris  ^  le  chevalier  de  Folard  s'y  abandonna  comme 
beaucoup  d'autres  personnes;  je  ne  sais  dans  quelle 
vue  et  dans  quel  dessein.  Le  chevalier  se  donnoit  en 
spectacle  tous  les  jours  chez  lui;  hommes,  femmes 
et  filles  de  toutes  sortes  d'espèces  se  rendoient  dans 
son  appartement,  curieux  de  voir  cabrioler  un  tel 
Don  Quichotte.  En  attendant  les  convulsions,  le  cheva- 
lier faisoit  servir  galamment  du  café  aux  spectateurs, 
et,  de  temps  en  temps,  il  regardoit  sa  montre,  et  il 
leur  disoit  :  «  Dans  une  heure,  dans  une  demi-heure, 
«  dans  un  quart  d'heure,  les  convulsions  vont  me 
«  prendre.  »  Un  moment  auparavant  qu'il  les  sentoit 
venir,  il  avoit  la  prudence  d'ordonner  à  son  laquais 
de  mettre  de  bons  oreillers  sur  le  parquet  ;  car  il  crai- 
gnoit,  sans  cette  précaution,  de  se  casser  la  tête  et  de 
se  briser  les  côtes.  L'heure  venue.  Monsieur  le  cheva- 
lier se  mettoit  doucement  sur  ses  carreaux,  et  ensuite, 
pendant  une  heure,  il  s'élançoit  en  l'air  et  cabrioloit 
le  mieux  du  monde.  Les  uns  regardoient  comme  un 
miracle  les  mouvements  extraordinaires  du  person- 
nage, et  les  autres,  avec  plus  de  raison,  en  rioient 
sous  cape. 

On  prétend  que  les  convulsions  venoient  d'une 
liqueur  que  les  personnes  buvoient,  et  que  ce  fut  un 
garçon  maréchal-ferrant,  qui  avoit  vécu  quelque  temps 

1.  C'est  à  partir  de  1727  que  se  produisirent  au  cimetière 
Saint-Médard,  sur  la  tombe  du  diacre  Paris,  et  aussi  chez 
des  particuliers,  les  scènes  de  convulsions  si  connues.  Carré 
de  Montgeron  publia,  de  1737  à  1748,  en  trois  volumes  in-4°, 
la  Vérité  des  miracles  de  Paris,  et  M.  Mathieu  a  fait  paraître 
en  1862  une  Histoire  des  convulsionnaires  de  Saint-Médard  et 
du  diacre  Paris. 


[1707]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  291 

avec  les  Quakers  ou  Trembleurs  en  Angleterre  ^  qui 
en  avoit  apporté  la  recette. 

Il  y  a  plusieurs  sortes  de  convulsions.  En  voici  une 
autre,  dont  le  chevalier  de  Folard  s'occupoit  aussi.  Il 
s'étoit  enlevé  la  peau  de  dessus  Tos  de  l'une  de  ses 
jambes.  Avec  ses  ongles,  qu'il  laissoit  croître  exprès, 
il  se  faisoit  saigner,  et  ensuite  il  mettoit  dessus  de  la 
terre  qu'il  faisoit  prendre  dans  le  cimetière  où  est 
enterré  M.  l'abbé  Paris.  Le  sang  disparoissoit  sur-le- 
champ,  et,  un  moment  après,  il  se  regrattoit  de  nou- 
veau jusqu'au  sang,  car  il  ne  pouvoit,  disait-il,  s'en 
empêcher,  et  ensuite  il  se  remettoit  de  cette  terre  sur 
la  plaie.  Ainsi  pendant  un  temps  infini.  Il  passoit  les 
nuits  et  les  jours  à  cette  belle  occupation.  Est-ce 
miracle?  Est-ce  imposture?  C'est  l'un  ou  l'autre. 

Il  ne  faut  pas  s'étonner  si  le  chevalier  de  Folard 
donnoit  à  plein  collier  dans  les  convulsions,  lui  qui  a 
eu  la  témérité  de  critiquer  les  actions  militaires  des 
plus  grands  capitaines,  et  qui  cependant  n'avoit  été 
que  capitaine  dans  un  bataillon  de  milice  qui  fut  incor- 
poré dans  le  régiment  de  Berry  ^.  Pendant  la  Régence, 
il   extorqua  un  brevet   de  colonel  réformé  du  duc 

1.  Notre  auteur  écrit  Coacres.  —  Secte  fondée  vers  1647 
par  Georges  Fox  et  transplantée  en  Amérique,  en  1681,  par 
William  Penn,  qui  l'établit  dans  la  nouvelle  colonie  de  Penn- 
sylvanie. 

2.  Le  chevalier  de  Folard,  sous-lieutenant  dans  le  régiment 
de  Berry  en  1688,  époque  à  laquelle  il  y  eut  une  levée  de  milice, 
fit  toutes  les  campagnes  jusqu'à  la  paix  de  Ryswyk.  Il  ne  fut 
nommé  capitaine  qu'en  1702,  et  grâce  à  Vendôme,  qui  l'esti- 
mait et  le  prit  pour  aide  de  camp.  Il  accompagna  en  1706  ce 
général  en  Flandre  et  servit  jusqu'en  1714.  Plus  tard,  il  se  ren- 
dit auprès  de  Charles  XII  et  y  resta  jusqu'à  la  mort  de  ce  prince. 


292  MÉMOIRES  [1707] 

d'Orléans^.  On  sait  que  ce  prince  multiplioit  les  êtres^ 
très  aisément^. 

1.  En  1718,  il  fut  en  effet  nommé  mestre  de  camp  à  la  suite 
et  fit  en  cette  qualité  la  courte  campagne  de  1719. 

2.  C'est  une  allusion  à  cet  axiome  de  logique  à  propos  des 
entités  ou  êtres  de  raison  :  «  Il  ne  faut  pas  multiplier  les  êtres 
sans  nécessité.  »  [Dictionnaire  de  Trévoux.) 

3.  Notre  auteur  avait  dû  certainement  voir  de  près  le  che- 
valier de  Folard  en  Italie;  en  effet,  l'attaque  de  la  cassine  de 
la  Bouline  (ci-dessus,  p.  95)  fut  faite  d'après  ses  plans,  et  il 
était  à  Cassano  auprès  de  Vendôme.  Le  caractère  bizarre, 
entier  et  vaniteux  à  l'extrême  de  Folard  avait  indisposé  tout 
le  monde  contre  lui. 


[Juin  1708]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  293 


CAMPAGNE  DE  1708. 


Quoique  le  maréchal  de  Villars  fût  général  de  l'ar- 
mée du  Roi  en  Dauphiné  pendant  la  campagne  de 
1708,  les  événements  cependant  n'en  furent  nullement 
heureux  pour  la  France,  comme  il  se  verra  dans  la 
relation  suivante. 

Nous  partîmes,  mon  ami  La  Bussière  et  moi,  de 
Paris  le  8  mai,  et  nous  arrivâmes,  au  commencement 
de  juin,  à  Saint-Golomban,  village  dans  la  montagne, 
à  une  lieue  et  à  la  gauche  d'Exilles\  fort  qui  est  situé 
dans  la  vallée  d'Oulx  et  éloigné  de  Suse  de  trois 
grandes  heues.  Nous  y  trouvâmes  notre  régiment 
campé  sur  une  hauteur,  presque  vis-à-vis  de  la  Bru- 
nette,  à  deux  lieues  de  ce  fort,  qui  étoit  alors  peu 
important,  mais  que  les  rois  de  Sardaigne  ont  rendu 
depuis  une  des  places  les  plus  fortes  de  l'Europe^. 
L'officier  étoit  logé  bien  à  son  aise  ;  l'air  y  étoit  très 
bon,  les  promenades  charmantes;  il  y  avoit  plusieurs 
fontaines  dont  les  eaux  étoient  bien  pures  et  bien 
fraîches,  les  vivres  à  très  bon  marché  ;  la  chaleur  y 
étoit  modérée;  nous  y  passions  la  vie  agréablement. 
Pendant  que  nous  y  étions,  nous  vîmes  un  orage  se 

1.  Au  nord-ouest  d'Exilles  et  dominant  cette  place. 

2.  C'est  surtout  Charles-Emmanuel,  successeur  de  Victor- 
Amédée,  qui  y  fît  travailler. 


294  MÉMOIRES  [Juin  1708] 

former  sous  nos  pieds  à  un  quart  de  lieue  de  nous, 
quoique  alors  nous  avions  le  plus  beau  temps  du 
monde.  Le  tonnerre  faisoit  un  bruit  épouvantable,  et 
d'autant  plus  terrible  que  les  échos  des  montagnes 
nous  le  répétoient  mille  fois  ;  il  s'élançoit  quelquefois 
des  nuées  comme  un  jet  d'eau.  L'orage  fini,  nous 
apprîmes  que  la  vallée  avoit  été  inondée  de  grêle, 
dont  il  y  en  avoit  de  grosses  comme  un  œuf. 

Nous  montions  la  grande  garde  à  une  redoute  for- 
tifiée seulement  de  terre,  qui  étoit  à  la  droite  de  la 
Doire,  à  mi-côte  d'une  montagne^,  en  bas  de  laquelle 
il  y  avoit  un  camp  des  ennemis.  Un  jour  que  j'y  étois 
de  garde,  un  de  mes  sergents  vint  m'avertir,  à  deux 
heures  de  nuit,  qu'il  n'avoit  trouvé  aucune  des  quatre 
sentinelles  que  nous  avions  postées  hors  de  la  redoute 
afin  de  n'être  point  surpris.  J'ordonnai  au  sergent 
d'en  faire  mettre  quatre  autres.  Une  demi-heure 
après,  l'on  vint  me  dire  que  ces  quatre  autres  senti- 
nelles avoient  aussi  déserté 2.  Cela  me  fit  prendre  le 
parti  de  n'en  faire  poser  aucune  dehors.  Je  fis  fermer 
la  barrière,  et  j'ordonnai  que  tous  les  soldats  fussent 
sous  les  armes;  car,  comme  nous  étions  à  la  portée 
de  la  carabine  des  ennemis,  je  croyois  avec  raison 
d'être  attaqué,  ce  qu'ils  ne  firent  pas. 

Nous  devions  être  sur  la  défensive,  l'armée  du  duc 

1.  Dans  un  mémoire  du  22  octobre  1707  [Mémoires  mili- 
taires, t.  VIII,  p.  541  et  suiv.),  M.  de  Chamlay  avait  proposé 
de  faire  au-dessus  d'Exilles  deux  redoutes  qui  domineraient 
cette  petite  place  et  empêcheraient  les  ennemis  de  l'attaquer. 

2.  «  M.  de  Toralva,  qui  commande  auprès  d'Exilles,  écrit 
Villars  au  Roi  le  12  juin,  mande  que  la  désertion  est  grande. 
Votre  Majesté  sera  sans  doute  surprise  des  premières  revues 
que  j'aurai  l'honneur  de  lui  envoyer.  »  [Ibid.,  p.  200.) 


[Juin  1708]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  295 

de  Savoie  étant  supérieure  à  la  nôtre.  Outre  cette  rai- 
son, nous  étions  obligés  de  garder  la  Savoie,  le  Dau- 
phiné  et  la  Provence,  dans  lesquelles  trois  provinces 
les  régiments  qui  dévoient  composer  l'armée  du  maré- 
chal de  Villars  étoient  dispersés.  Il  y  avoit  vingt-trois 
bataillons  et  huit  escadrons  en  Provence,  trente-un  en 
Dauphiné,  et  douze  en  Savoie  et  quatorze  escadrons  ; 
en  tout,   soixante-six  bataillons  et  vingt-deux  esca- 
drons ^  L'armée  du  duc  de  Savoie  devoit  être  com- 
posée de  quarante-cinq  mille  hommes  effectifs"^;   le 
prince  Eugène  commandoit  les  troupes  de  l'Empereur. 
Le  régiment  resta  jusqu'au  211  juillet  à  Saint-Golom- 
ban,  pendant  lequel  temps  le  marquis   de  Broglie, 
inspecteur  général  de  l'infanterie^,  en  fît  la  revue. 
Gomme  il  étoit  dû  plusieurs  prêts  aux  soldats^,  il  se 
fît  subitement,  pendant  sa  revue,  un  soulèvement  dans 
les  bataillons;  plusieurs  soldats  se  mirent  à  crier  : 
a  Notre  paye!  Notre  paye!  »  M.  de  Broglie  ordonna 
sur-le-champ  aux  tambours  de  battre  un  ban.  Ensuite 
il  imposa  silence  aux  soldats,   et  il  menaça  de  mort 
celui  qui  le  romproit.  Il  fît  une  manière  d'harangue 

1.  L'état  des  effectifs  et  de  la  disposition  des  troupes  fran- 
çaises au  8  juin  1708  reproduit  par  le  général  Pelet  [Mémoires 
militaires,  t.  VIII,  p.  592-593)  donne  des  chiffres  un  peu  diffé- 
rents :  21  bataillons  et  8  escadrons  dans  la  Provence,  le  comté 
de  Nice  et  la  principauté  de  Monaco,  41  bataillons  en  Dauphiné 
et  dans  la  vallée  de  Barcelonnette,  12  bataillons  et  12  esca- 
drons en  Savoie  :  en  tout,  74  bataillons  et  20  escadrons. 

2.  Elle  comptait  seulement  41,900  hommes  d'après  le  géné- 
ral Pelet  (p.  597). 

3.  Ci-dessus,  p.  20  et  106-107. 

4.  Dès  le  mois  d'octobre  précédent,  Tessé  signalait  que  le 
prêt  des  soldats  était  fort  en  retard.  (Mémoires  militaires, 
p.  545.) 


296  MÉMOIRES  [Juin  1708] 

qui  contenta  le  soldat.  Il  étoit  beau  parleur;  c'est  dans 
une  occasion  pareille  à  celle-ci  où  il  faut  qu'un  offi- 
cier parle  avec  fermeté  aux  soldats,  et  qu'il  fasse  punir 
dans  le  moment  celui  qui  lui  paroît  le  plus  coupable  ; 
par  cet  exemple,  il  arrêtera  certainement  la  révolte 
du  soldat. 

Nous  eûmes  ensuite  la  revue  du  maréchal  de  Vil- 
lars^  qui,  étant  informé  de  ce  qui  s'étoit  passé  au 
régiment,  fit  aussi  sa  harangue.  Il  la  finit  en  promet- 
tant aux  soldats  que,  dans  quelques  jours,  tout  ce  qui 
leur  étoit  dû  seroit  payé,  et  qu'en  cas  que  l'argent 
n'arrivât  pas  assez  à  temps,  il  vendroit  sa  vaisselle 
d'argent  pour  les  satisfaire.  Après  la  revue,  je  lui 
remis  une  lettre  de  mon  frère,  qui  avoit  commandé 
l'artillerie  en  Allemagne  sous  ses  ordres^;  il  lut  la 
lettre  et  il  me  dit,  en  présence  du  régiment,  qu'il  cher- 
cheroit  avec  plaisir  les  occasions  de  me  rendre  service. 

Ce  fut  dans  ce  camp  que  je  séparai  deux  lieute- 
nants du  régiment  qui  se  battoient,  l'épée  à  la  main, 
derrière  une  petite  colline  où  le  hasard  m'avoit  con- 
duit pour  me  promener.  Je  les  mis  aux  arrêts  ; 
ensuite  j'en  rendis  compte  au  marquis  de  Soyecourt, 
notre  colonel,  qui  les  raccommoda. 

Nous  montions  aussi  la  garde  dans  le  fort  d'Exilles. 
J'étois  le  premier  du  régiment  à  la  monter,  lorsque 
nous  reçûmes  des  ordres  pour  nous  rendre  en  Savoie. 
Si  je  l'avois  montée,  j'aurois  essuyé  le  siège  de  cette 
petite  place,  et  peut-être  aurois-je  empêché  M.  de  la 
Boulaye,  qui  en  étoit  lieutenant  de  roi^,  de  se  rendre 

1.  Le  20  juin  [Mémoires  militaires,  p.  210). 

2.  Pendant  les  campagnes  de  1703  et  de  1705. 

3.  Jacques  de  la  Boulaye,   lieutenant-colonel  du  régiment 


[Juillet  1708]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  297 

plus  tôt  qu'il  ne  devoit.  Par  là,  je  lui  aurois  fait  éviter 
le  funeste  jugement  qu'il  essuya  :  ce  qui  fut  la  cause 
de  sa  mort,  comme  il  sera  rapporté  dans  la  suite  de 
cette  relation^. 

Tous  les  préparatifs  des  ennemis  étant  faits  pour 
entrer  en  campagne,  le  duc  de  Savoie  marcha  à  la 
tète  d'une  partie  de  son  armée,  afin  de  passer  le 
Mont-Genis  pour  se  rendre  dans  la  Savoie,  pendant 
que  ses  autres  troupes  marchoient  par  la  vallée 
d'Aoste  pour  le  joindre.  Ce  furent  ces  mouvements 
qui  nous  obligèrent  à  décamper  de  Saint-Colomban, 
pour  nous  opposer  aux  projets  du  Savoyard-. 

Nous  nous  mîmes  en  marche  le  %\  juillet.  Nous 
apprîmes  ce  jour-là  la  triste  nouvelle  de  la  bataille 
d'Oudenarde  en  Flandre,  que  nous  perdîmes  le  1 1  juil- 
let, fâcheux  événement  qui  fut  la  cause  de  la  perte  de 
la  ville  et  de  la  citadelle  de  Lille,  de  Gand  et  de 
Bruges ^ 

Lorsque  nous  étions  à  une  lieue  de  Gésanne,  où 
nous  allions  camper,  il  arriva  une  aventure  assez 
risible.  Nous  entendîmes  un  bruit  qui  venoit  de  l'ar- 
rière-garde  :  «  Soldats,  serrez-vous  à  droite  et  à 
«  gauche.  »  Ordinairement  ce  bruit  se  fait  pour  laisser 

d'Aunis  depuis  1690,  avait  la  lieutenance  de  roi  d'Exilles  depuis 
le  mois  de  mai  1706. 

1.  Ci-après,  p.  323-324. 

2.  C'est  le  19  juillet  que  le  duc  de  Savoie  avait  marché  au 
Mont-Cenis,  et,  le  20,  son  armée  commença  à  descendre  sur 
Lans-le-Bourg;  ce  qui  força  les  garnisons  françaises  à  se  replier. 
[Mémoires  militaires,  p.  233  ;  Mémoires  de  Sourches,  t.  XI, 
p.  140.) 

3.  L'armée  française  était  commandée  par  le  duc  de  Bour- 
gogne et  par  Vendôme. 


298  MÉMOIRES  [Juillet  1708] 

passer  un  officier  général.  Mais  quelle  fut  la  surprise 
de  notre  colonel,  lorsqu'il  envisagea  le  personnage  qui 
avoit  occasionné  ce  bruit!  C'étoit  le  sieur  Gaudion^, 
trésorier  général  de  l'armée,  qui,  malheureusement, 
lui  avoit  refusé  de  l'argent  deux  jours  auparavant, 
a  Ah  !  c'est  vous,  M.  Gaudion,  qui  faites  ouvrir  les 
«  rangs  des  soldats,  lui  dit  M.  de  Soyecourt;  vous  êtes 
«  bien  insolent!  Grenadiers,  poursuivit-il  brusque- 
«  ment,  faites  descendre  cet  homme,  et  faites-le  mar- 
(L  cher  à  pied  à  votre  tète.  »  L'ordre  fut  exécuté  dans 
le  moment,  d'autant  plus  que  le  soldat  étoit  persuadé 
que  c'étoit  lui  qui  lui  retenoit  sa  paye.  Il  y  marcha 
bien  pendant  l'espace  d'une  heure.  Gomme  je  le  con- 
noissois,  je  priai  M.  de  Soyecourt  de  faire  cesser  cette 
comédie,  a  Je  le  veux  bien  par  rapport  à  vous,  me 
«  dit-il  ;  mais  que  cela  ne  lui  arrive  plus.  »  M.  Gau- 
dion me  remercia,  et  il  remonta  sur  son  cheval,  bien 
honteux  et  bien  mortifié.  C'est  lui  que  nous  voyons 
présentement  grand  cordon  de  l'ordre  de  Saint-Louis^ 
et  garde  du  Trésor  royal. 

Nous  nous  rendîmes  à  grandes  journées,  par  Gre- 
noble, proche  le  Fort-Barraux^.  Deux  jours  de  marche 
auparavant  que  notre  régiment  se  rendît  à  Grenoble, 
j'y  arrivai  avec  Pina,  mon  camarade,  neveu  de  M*"®  la 

1.  Nicolas  Gaudion,  d'abord  greffier  des  commissions  extraor- 
dinaires du  Conseil,  puis  secrétaire  du  roi  (1691),  devint  tré- 
sorier général  de  l'armée  de  Dauphiné  (1706),  puis  de  la  marine 
(1710),  et  enfin  fut  garde  du  Trésor  royal  de  1731  à  1749;  il 
mourut  en  octobre  1751,  à  soixante-dix  ans. 

2.  Il  devint  en  1719  trésorier  de  l'ordre  de  Saint-Louis  et 
conserva  cette  charge  jusqu'à  sa  mort. 

3.  Village  fortifié  sur  la  route  de  Grenoble  à  Chambéry,  à 
une  lieue  sud-ouest  de  Montmélian. 


[Juillet  1708]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  299 

présidente  de  Ponnat^  Après  nous  être  adonisés^,  il 
me  mena  chez  elle.  Nous  y  fîmes  un  concert,  et,  le 
jour  que  le  régiment  traversa  cette  ville,  la  présidente, 
plusieurs  dames  et  demoiselles  se  rendirent  dans  une 
boutique  pour  le  voir  passer.  Il  pleuvoit  à  verset.. 

Notre  armée  s'assembla  dans  la  plaine  sous  le  Fort- 
Barraux.  Le  quartier  général  étoit  à  la  Bussière^ 
notre  droite  à  l'Isère  et  la  gauche  à  la  montagne.  Le 
Fort-Barraux  est  à  une  lieue  et  vis-à-vis  de  Mont- 
mélian. 

M.  de  Médavy,  qui  commandoit  en  Savoie,  ne  se 
croyant  plus  assez  fort,  abandonnoit  le  terrain  à 
mesure  que  M.  de  Savoie  avançoit,  et  enfin,  à  force 
de  reculer,  ses  troupes  nous  joignirent  au  camp  de  la 
Bussière.  J'étois  auprès  du  maréchal  lorsque  ce  géné- 
ral vint  lui  rendre  compte  des  raisons  qui  l'avoient 
obligé  de  se  conduire  de  cette  manière.  Il  en  fut  très 
mal  reçu^  A  l'égard  du  duc  de  Savoie,  il  s'avança 

1.  Femme  de  Gaspard  de  Ponnat,  président  au  parlement  de 
Grenoble  depuis  1678. 

2.  «  Ce  verbe,  qui  est  un  terme  de  plaisanterie  et  de  pure 
conversation,  s'emploie  pour  marquer  le  trop  grand  soin  que 
prend  un  homme  de  s'ajuster,  pour  paroître  plus  jeune  ou  plus 
beau.  »  [Dictionnaire  de  Trévoux.) 

3.  Ici  se  place  dans  le  manuscrit  une  courte  anecdote,  que 
son  allure  par  trop  soldatesque  nous  oblige  à  supprimer. 
Probablement  elle  n'eût  guère  effarouché  la  pruderie  de  nos 
pères  ;  mais  il  n'en  serait  certainement  pas  de  même  aujour- 
d'hui. 

4.  Village  au  sud  de  Fort-Barraux,  sur  la  route  de  Grenoble 
à  Montmélian. 

5.  Il  en  résulta  une  brouille  entre  Villars  et  son  lieutenant, 
et  M.  de  Médavy  s'en  alla  prendre  les  eaux.  [Mémoires  de 
Sourches,  t.  XI,  p.  150.) 


300  MÉMOIRES  [Juillet  1708] 

jusqu'à  Saint-Jean-de-Maurienne,  à  Saint-Remy  et  à  la 
Chambre  ' . 

Pendant  que  nous  restâmes  dans  le  camp  de  la 
Bussière,  il  nous  arriva,  pour  La  Bussière  et  pour  moi, 
vingt-deux  galériens  faits  à  peindre,  excepté  un  seul, 
qui,  par  bonheur,  ne  tomba  point  dans  mon  lot. 
Gomme  ils  étoient  en  haie,  M.  de  Gostebelle^,  capi- 
taine au  régiment,  le  reconnut;  il  avoit  mangé  avec 
lui  à  table  d'hôte  il  y  avoit  trois  ou  quatre  ans.  «  Eh! 
«  Monsieur,  lui  dit  Gostebelle,  quel  malheur  vous 
«  est-il  donc  arrivé?  »  —  «  Monsieur,  lui  répliqua  ce 
«  misérable,  j'aurai  l'honneur  de  vous  en  dire  la  rai- 
«  son  en  particulier.  »  Nous  apprîmes  depuis  que, 
étant  capitaine  au  régiment  de  [la  Sarre],  il  avoit  eu 
le  malheur  de  tuer  un  homme  par  derrière,  que  les 
officiers  de  son  régiment,  ne  voulant  point  qu'un  de 
leurs  camarades  fût  rompu  vif,  avoient  tenu  un  conseil 
de  guerre,  par  lequel  ils  l'avoient  condamné,  comme 
déserteur,  aux  galères,  et  qu'ils  l'avoient  fait  partir 
sur-le-champ.  Il  est  à  remarquer  que  le  régiment  où 
il  avoit  été  capitaine  étoit  précisément  de  notre  bri- 
gade^, et  qu'il  arrivoit  souvent  que  les  caporaux  de 
la  compagnie  dont  il  avoit  été  capitaine  le  mettoient 
en  faction.  Les  soldats  l'appeloient  le  Petit  Capitaine; 
il  se  faisoit  aimer  de  tout  le  monde.  Il  avoit  un  frère 

1.  La  Chambre  est  un  bourg  situé  au  nord  de  Saint-Jean-de- 
Maurienne,  au  confluent  de  l'Arc  et  du  Glandon;  le  village  de 
Saint-Remy  est  un  peu  en  aval  de  la  Chambre. 

2.  Ci-dessus,  p.  264;  c'était  sans  doute  un  membre  de  la 
famille  Pastour  de  Gostebelle.  (Saint- Allais,  Nobiliaire  de 
France,  t.  I,  p.  105.) 

3.  C'était  le  régiment  de  la  Sarre;  notre  auteur  avait  laissé 
plus  haut  le  nom  en  blanc. 


[Juillet  1708]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  301 

capitaine  de  grenadiers  d'un  vieux  régiment;  il  étoit 
bon  gentilhomme  et  d'une  ancienne  famille  de  Paris. 
Deux  ans  après,  car  La  Bussière  lui  avoit  donné  son 
congé  absolu,  je  le  trouvai  à  Gambray  :  il  étoit  lieute- 
nant dans  un  régiment  espagnol;  les  officiers  m'en 
dirent  beaucoup  de  bien. 

Soit  que  le  dessein  du  duc  de  Savoie  fût  de  faire  la 
conquête  de  son  duché,  soit  que  ce  fût  une  feinte 
pour  attirer  l'armée  du  Roi  dans  la  Savoie  afin  de  se 
jeter  ensuite  sur  Briançon,  ce  prince,  voyant  que 
toutes  les  troupes  qui  la  composoient  étoient  arrivées 
dans  la  plaine  sous  le  Fort-Barraux ,  fit  marcher 
promptement  son  armée  par  le  col  de  la  Roue  S  pour 
tâcher  d'arriver  devant  nous  à  Briançon.  Si  son  pro- 
jet avoit  réussi,  il  auroit  fait  le  siège  de  cette  place,  et 
il  nous  auroit  ôté  la  communication  des  vallées  d'Oulx, 
de  Pragelas  et  de  Queiras;  peut-être  auroit-il  fait 
aussi  la  conquête  du  Mont-Dauphin.  Mais  le  maréchal 
de  Villars,  à  qui  on  avoit  dit  que  le  maréchal  de  Gati- 
nat  avoit  passé  autrefois  à  la  tête  de  huit  cents 
hommes  le  mont  Galibier^,  prit  le  parti  d'y  faire  pas- 
ser son  armée,  après  avoir  laissé  deux  régiments  de 
dragons  et  douze  bataillons,  aux  ordres  du  comte  de 
Médavy,  en  Savoie. 

Nous  levâmes  donc  le  camp  de  la  Bussière  le 
31  juillet,  et,  après  avoir  traversé  un  petit  ruisseau 

1.  Col  peu  fréquenté,  entre  Modane  et  Bardonèche,  qui  fai- 
sait communiquer  la  vallée  de  l'Arc  et  celle  de  la  Doire;  pour 
atteindre  Briançon,  il  fallait  encore  que  Victor-Amédée  passât 
le  col  du  mont  Genèvre. 

2.  Massif  montagneux  qui  sépare  la  vallée  de  la  Durance  du 
point  le  plus  méridional  de  la  vallée  de  l'Arc. 


302  MÉMOIRES  [Août  1708] 

qui  sépare  le  Dauphiné  d'avec  la  Savoie*,  nous  fûmes 
camper  sous  Montmélian.  Notre  régiment  eut  ordre 
d'aller  loger  dans  la  ville.  Notre  colonel  et  tous  les 
capitaines  qui  étoient  mes  anciens  étant  absents  (ils 
étoient  allés  à  Grenoble  pour  se  divertir),  je  me  trou- 
vai commander  le  régiment,  honneur  qui  ne  m'étoit 
pas  encore  arrivé.  Ainsi  l'on  apporta  chez  moi  les  six 
drapeaux^.  Je  me  persuadai  que  c'étoit  un  bon  augure 
pour  moi,  et  que  l'année  ne  se  passeroit  pas  sans  être 
colonel;  mais  inutilement  je  me  flattai  de  cette  idée. 

Montmélian.  —  Les  fortifications  de  Montmélian, 
qui  avoit  été  une  des  plus  fortes  places  de  l'Europe, 
étoient  entièrement  rasées  ;  la  ville  étoit  ouverte  par- 
tout^. Elle  est  à  deux  lieues  de  Chambéry,  sur  la  rive 
droite  de  l'Isère.  Elle  étoit  la  seule  place  forte  que  le 
duc  de  Savoie  avoit  dans  ce  duché. 

Saint-Jean-de-Maurienne.  —  Le  1"  août,  nous 
fûmes  camper  à  Saint-Jean-de-Maurienne,  ville  éloi- 
gnée de  Montmélian  de  sept  lieues.  La  marche  fut 
bonne  pour  une  armée.  Nous  campâmes  dans  le 
même  terrain  où  les  troupes  de  M.  de  Savoie  a  voient 
campé  ^.  Cette  ville  est  la  capitale  du  comté  de  Mau- 
rienne,  située  dans  une  vallée  sur  l'Arc,  petite  rivière 

1.  Le  Glandon,  petit  affluent  de  l'Isère,  un  peu  au  sud  de 
Montmélian. 

2.  Chaque  bataillon  avait  alors  deux  drapeaux.        -  :! 

3.  La  ville  de  Montmélian  s'était  rendue  le  11  décembre  1705 
au  duc  de  la  Feuillade,  après  deux  ans  de  siège.  Depuis  1697, 
le  duc  de  Savoie  l'avait  beaucoup  fortifiée;  aussi  se  décida-t-on 
à  en  faire  sauter  les  fortifications  lorsqu'on  en  fut  maître. 
[Mémoires  de  Saint-Simon,  éd.  Boislisle,  t.  XII,  p.  419,  et 
t.  XIII,  p.  187.) 

4.  Ci-dessus,  p.  299-300. 


[Août  1708]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  303 

qui  prend  sa  source  au  col  de  Galèse  ^  et  qui  va  se 
jeter  dans  l'Isère,  à  deux  lieues  et  demie  au-dessus 
de  Montmélian.  Il  y  a  un  évêché  suffragant  de  Vienne^. 
Plusieurs  comtes  et  ducs  de  Savoie  sont  enterrés  dans 
la  cathédrale.  Ce  petit  pays  est  un  des  premiers 
domaines  de  la  maison  de  Savoie,  que  bien  des  per- 
sonnes font  descendre  des  anciens  comtes  de  Màcon, 
quoique  les  princes  de  Savoie  font  descendre  leurs 
ancêtres  de  la  maison  de  Saxe,  qui  tiroit  son  origine 
du  grand  Witikind,  qui  donna  tant  d'affaires  à  Char- 
lemagne^.  La  ville  de  Saint-Jean  est  sans  murailles. 
Nous  y  séjournâmes. 

Le  3  août,  nous  nous  mîmes  en  marche  pour  mon- 
ter cette  fameuse  montagne  du  Galibier^.  Le  chemin 
en  est  fort  étroit;  d'un  côté,  la  montagne  fort  escar- 
pée, et  de  l'autre,  un  précipice  qui  faisoit  frémir  en  le 
regardant.  Je  montai  ce  jour-là  mon  petit  mulet  que 
j'avois  acheté  d'un  capitaine  du  régiment  des  gardes 
du  duc  de  Savoie  après  que  nous  eûmes  désarmé  les 
troupes  de  ce  prince  au  camp  de  la  Secchia,  l'an- 
née 1703^.  Mon  mulet  ne  fit  aucun  faux  pas.  Il  y  eut 
plusieurs  chevaux  d'équipages  qui  se  précipitèrent; 
M.  de  Montgon  y  perdit  un  mulet  qui  portoit  sa  vais- 
selle d'argent. 

1.  Ou  plutôt  de  la  Galise;  il  fait  communiquer  la  haute  val- 
lée de  l'Isère  avec  celle  de  l'Orco. 

2.  L'évêché  de  Maurienne  ne  date  que  du  milieu  du  vi*^  siècle. 

3.  C'est  du  moins  le  sentiment  de  Guichenon,  que  la  plupart 
des  historiens  ont  suivi,  quoique  ce  fût  très  incertain.  Voyez 
ci-dessus,  p.  231. 

4.  Le  M''  de  Sourches  l'appelle  mont  Gaultier  (t.  XI,  p.  154). 

5.  Tome  I,  p.  316-317. 


304  MÉMOIRES  [Août  1708] 

A  mesure  que  nous  montions,  nous  sentions  que  le 
froid  nous  saisissoit.  Enfin  nous  gagnâmes  le  som- 
met, qui  a  une  lieue  de  chemin,  que  nous  traversâmes, 
ayant  dix  pieds  de  neige  sous  nos  pieds.  Il  fallut 
ensuite  descendre  par  un  défilé  aussi  affreux  que  celui 
dont  nous  nous  étions  servis  pour  gagner  le  sommet. 
A  mesure  que  nous  descendions,  la  chaleur  nous 
gagnoit  imperceptiblement.  Elle  devint  enfin  si  vio- 
lente et  si  insupportable,  lorsque  nous  fûmes  en  bas 
de  la  montagne,  que  nous  regrettions  le  froid  que  nous 
venions  de  quitter. 

Nous  apprîmes,  en  arrivant  dans  la  vallée  de  Mones- 
tier^,  que  les  ennemis  a  voient  voulu  passer  la  petite 
rivière  de  [la  Glarée^],  mais  que  M.  d'Artagnan^,  qui 
commandoit  de  ce  côté-là,  avoit  envoyé  deux  batail- 
lons aux  ordres  d'un  lieutenant-colonel,  dont  je  suis 
bien  fâché  d'avoir  oublié  le  nom,  pour  s'opposer  à 
ce  passage.  Ces  deux  bataillons  arrivèrent  si  à  pro- 
pos, et  ils  se  présentèrent  avec  une  si  belle  contenance, 
qu'ils  firent  repasser  la  rivière  à  l'avant-garde  de  l'ar- 
mée ennemie,  M.  de  Savoie  croyant  qu'ils  étoient 
soutenus  par  toute  notre  armée,  qui  étoit  encore  bien 
éloignée  de  là.  Le  Savoyard,  persuadé  que  le  maré- 
chal de  Villars  arriveroit  plus  tôt  que  lui  à  Briançon, 
prit  le  parti  de  se  rendre  sur  le  mont  Genèvre,  où  il 
y  a  un  petit  village,  qu'il  fit  brûler.  Il  est  certain  que 
ce  prince  y  seroit  arrivé  plus  tôt  que  nous,  sans  la 

1.  Le  village  de  Monestier  est  situé  à  quelques  kilomètres 
au  nord-est  de  Briançon. 

2.  Petit  affluent  de  la  Durance.  —  Le  nom  est  en  blanc  dans 
le  manuscrit. 

3.  Tome  I,  p.  80. 


[Août  1708]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  305 

valeur  du  lieutenant-colonel  et  de  ces  deux  bataillons, 
et  qu'il  en  auroit  formé  le  siège.  Nous  campâmes  au 
bas  de  la  montagne. 

Le  4,  nous  fûmes  camper  au  village  du  Monestier, 
où  nous  séjournâmes  le  5. 

Le  6,  à  Ghantemerle^  où  nous  séjournâmes  le  7. 

Le  8,  nous  fûmes  camper  sous  Briançon,  où  nous 
séjournâmes  le  9. 

Le  1 0,  l'armée,  au  nombre  de  cinquante-cinq  batail- 
lons, de  deux  régiments  de  dragons  et  d'un  de  cava- 
lerie, fut  camper  sur  le  mont  Genèvre. 

Action  de  Césanne.  —  Le  maréchal,  en  y  arrivant, 
apprit  que  l'armée  ennemie  étoit  campée  sur  les  hau- 
teurs de  Césanne^,  au  delà  de  la  Doire.  Il  marcha  sur- 
le-champ  à  la  tète  de  vingt-cinq  compagnies  de  gre- 
nadiers et  de  quinze  cents  fusiliers,  qu'il  fît  suivre 
par  douze  bataillons  aux  ordres  du  marquis  de  Thouy, 
lieutenant  général^,  du  comte  de  Muret,  maréchal  de 
camp,  de  M.  Le  Guerchoys,  brigadier,  et  de  MM.  d'Au- 
trey^  et  de  Pajot^,  colonels.  Il  trouva  entre  le  mont 

1.  Hameau  de  la  commune  de  Saint-Chaffrey,  à  six  kilomètres 
de  Briançon. 

2.  Tome  I,  p.  190-191;  sur  le  versant  italien. 

3.  Antoine-Balthasar  de  Longecombe,  marquis  de  Thouy, 
ancien  colonel  du  régiment  d'Angoumois,  était  lieutenant  géné- 
ral depuis  1704.  A  la  paix  d'Utrecht,  il  continua  à  servir  en 
Espagne  contre  les  Catalans  et  reçut  le  grade  de  capitaine 
général.  Gouverneur  de  Belle-Isle  en  1722,  il  mourut  en  1726. 

4.  Ci-dessus,  p.  75.  Il  était  colonel  du  régiment  de  la  Sarre, 
ainsi  que  l'auteur  le  dira  tout  à  l'heure,  p.  307. 

5.  Pierre-Maximilien  Pajot,  seigneur  de  Villeperrot,  colonel 
du  régiment  de  Beauvaisis  depuis  août  1707,  parviendi'a  en 
1734  au  grade  de  maréchal  de  camp.  C'était  le  fils  cadet  du 
contrôleur  général  des  postes. 

II  20 


306  MÉMOIRES  [Août  1708] 

Genèvre  et  Césanne  huit  à  neuf  cents  hommes,  qu'il 
fît  attaquer  par  nos  grenadiers  et  par  cinquante  dra- 
gons à  cheval  commandés  par  le  chevalier  de  Gastel- 
lane^,  qui  fît  une  très  belle  action,  dont  je  fus  témoin; 
car  j'avois  suivi  le  comte  de  Muret,  mon  parent.  M.  de 
Castellane  attaqua  avec  ses  seuls  dragons  un  corps  de 
grenadiers  posté  sur  une  hauteur;  il  les  en  chassa  et 
il  les  poursuivit  jusqu'à  Césanne.  Les  neuf  cents  enne- 
mis, ayant  été  obligés  de  céder  le  terrain  à  nos 
troupes,  se  retirèrent  à  Césanne,  où  ils  trouvèrent  une 
partie  de  leur  arrière-garde,  qui  favorisa  leur  retraite; 
mais  ils  n'y  furent  pas  longtemps,  car  M.  de  Thouy 
fît  attaquer  sur-le-champ  cette  petite  ville,  dont  la 
moitié  est  en  deçà  de  la  Doire  et  l'autre  en  delà^,  et, 
malgré  le  feu  vif  et  continuel  de  la  mousqueterie  des 
ennemis,  qui  étoient  soutenus  par  leur  armée,  que 
nous  voyions  en  bataille  de  l'autre  côté  de  la  ville,  il 
les  força  de  l'abandonner^.  Ce  général  eut  ses  deux 
aides  de  camp  blessés  à  ses  côtés.  Nous  perdîmes 
dans  ces  deux  actions  cent  cinquante  hommes  de  tués 
ou  de  blessés,  six  officiers  de  blessés,  dont  M.  d'Ar- 
genson^,  capitaine  dans  le  régiment  de  ***.  Cet  officier 

1.  Sans  doute  un  des  cinq  chevaliers  de  Malte  fils  de  Jean  II 
de  Castellane-Esparron. 

2.  Dangeau  dit  même  :  les  deux  Césanne,  ainsi  que  les 
Mémoires  militaires,  cette  place  formant  deux  villes  distinctes, 
que  la  Doire  séparait. 

3.  Mémoires  de  Sourches,  t.  XI,  p.  154;  Journal  de  Dan- 
geau, t.  XII,  p.  202;  lettre  du  maréchal  de  Villars,  du  12  août, 
dans  les  Mémoires  militaires,  t.  VIII,  p.  258-260. 

4.  Félicien  de  Bossin,  chevalier  d'Argenson,  d'une  famille 
toute  différente  de  celle  des  Voyer  de  Paulmy,  avait  été  aide 
de  camp  de  Vendôme  en  1705  ;  il  devint  par  la  suite  comman- 


[Août  1708]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  307 

étoit  de  Grenoble.  Gomme  on  le  transportoit  à  Brian- 
çon  sur  un  brancard,  le  maréchal  s'approcha  de  lui,  et 
il  lui  fit  beaucoup  de  politesses.  Après  les  deux  actions, 
qui  durèrent  bien  deux  heures,  les  officiers  généraux 
et  particuliers  qui  s'y  étoient  trouvés  vinrent  au-devant 
du  maréchal.  Nous  fûmes  tous  étonnés  du  compliment 
(ju'il  fit  au  comte  d'Autrey,  colonel  du  régiment  de  la 
Sarre,  qui  s'y  étoit  certainement  bien  signalé  et  qui  y 
avoit  essuyé  bien  des  coups  de  fusil,  et  cela  à  la  vue 
du  général  et  des  officiers  généraux  :  «  M.  d'Autrey, 
«  lui  dit-il,  vous  voudriez  bien  avoir  tous  les  jours  une 
c(  besogne  aussi  facile  que  celle-là  à  faire?  »  Ge  dis- 
cours fit  hausser  les  épaules  à  tout  le  monde,  et  on 
en  fut  indigné.  Quoiqu'il  n'adressât  la  parole  qu'à 
M.  d'Autrey,  on  ne  s'apercevoit  que  trop  que  ce  dis- 
cours s'adressoit  aussi  aux  officiers  généraux  et  à  tous 
les  officiers  particuliers  qui  s'étoient  trouvés  dans  les 
deux  actions^. 

Le  maréchal  de  Villars  ne  faisoit  plaisir  à  qui  que 
ce  soit,  quand  même  on  auroit  fait  les  actions  les  plus 
éclatantes.  Au  contraire,  il  étoit  très  dangereux  à  l'of- 
ficier, pour  peu  qu'il  n'eût  pas  entièrement  rempli 
son  devoir.  Il  ne  songeoit  qu'à  lui,  tant  pour  s'attirer 
à  lui  seul  la  gloire  d'une  affaire,  que  pour  en  avoir  la 
récompense^. 

Le  duc  de  Savoie  fit  décamper  son  armée  des  hau- 

deur  de  l'ordre  de  Saint-Louis  et  gouverneur  de  Gap  (juillet 
1716);  il  mourut  le  10  juin  1734,  à  cinquante-quatre  ans. 

1.  Et  cependant,  dans  sa  lettre  au  Roi  citée  ci-dessus,  p.  306, 
note  3,  le  maréchal  qualifie  M.  d'Autrey  de  «  très  bon  officier  ». 

2.  C'est  exactement  ce  que  dit  Saint-Simon.  {Mémoires,  éd. 
Boislisle,  t.  X,  p.  311,  315  et  318.) 


308  MÉMOIRES  [Août  1708] 

teurs  de  Césanne  à  l'entrée  de  la  nuit,  pour  se  retirer, 
une  partie  dans  la  vallée  de  Pragelas,  et  l'autre  dans  la 
vallée  d'Oulx.  A  l'égard  du  maréchal,  il  remonta  le 
mont  Genèvre,  où  il  coucha.  Je  fus  souper  ce  soir-là 
chez  lui.  On  étendit  des  nappes  sur  l'herbe,  et  on  ser- 
vit dessus  le  souper.  Il  nous  parut  très  content  de  sa 
journée.  Pendant  le  repas,  il  demanda  où  étoit  donc 
M.  de  Montgon,  lieutenant  général.  On  ne  lui  eut  pas 
plus  tôt  dit  qu'il  étoit  resté  malade  à  Briançon,  qu'il 
se  mit  sur-le-champ  à  chanter  : 

Il  est  en  embuscade 

Dans  les  beaux  yeux  d'Iris  ^ . 

Notre  général  étoit  un  peu  ratier  et  malin  ;  car  tout 
le  monde  sa  voit  que  M.  de  Montgon  ne  se  piquoit  pas 
beaucoup  de  valeur.  Gomme  il  avoit  beaucoup  d'es- 
prit, il  en  badinoit  même  le  premier^.  Gette  action  est 
la  seule  qui  se  soit  passée  à  notre  avantage  dans  le 
Dauphiné. 

Le  1 1 ,  notre  armée  fut  camper  sur  les  hauteurs  du 
col  de  Sestrières^,  que  les  ennemis  avoient  abandonné 
le  jour  d'auparavant. 

Le  121,  nous  y  séjournâmes.  Le  terrain  où  nous 
étions  campés  étoit  rempli  de  manne  ^. 

1.  Villars  était  «  un  répertoire  de  romans,  de  comédies  et 
d'opéras,  dont  il  citoit  à  tout  propos  des  bribes  ».  [Mémoires  de 
Saint-Simon,  éd.  Boislisle,  t.  X,  p.  311.) 

2.  Notre  chevalier  est  d'accord  avec  Saint-Simon  [ibid., 
t.  III,  p.  120  et  122,  IV,  p.  166,  et  X,  p.  80-82)  sur  le  courage 
douteux  de  cet  officier,  chez  qui  «  l'esprit  réparoit  la  valeur  ». 

3.  Ce  col  fait  communiquer,  à  la  hauteur  de  Césanne,  la  val- 
lée du  Cluson  avec  la  haute  vallée  de  la  Doire-Ripaire. 

4.  La  manne  de  Briançon  est  une  liqueur  épaisse,  une  sorte 


[Août  1708]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  309 

Le  13,  notre  général  fit  une  fanfaronnade.  Aupara- 
vant de  décamper  pour  marcher  du  côté  d'Oulx,  il  fit 
tirer  plusieurs  coups  de  canon,  comme  pour  avertir 
le  commandant  du  fort  d'Exilles  qu'il  marchoit  à  son 
secours.  Cependant,  il  devoit  avoir  appris  que  ce  châ- 
teau s'étoit  rendu,  la  garnison  prisonnière  de  guerre  : 
il  n'y  avoit  pas  un  seul  officier  dans  l'armée  qui  n'en 
sût  la  nouvelle^.  Lorsqu'elle  fut  confirmée,  il  entra 
dans  une  colère  si  affreuse,  qu'il  dit  tout  haut  qu'il 
feroit  pendre  le  sieur  de  la  Boulaye^.  Il  apprit  presque 
en  même  temps  que  la  Pérouse  s'étoit  aussi  rendue, 
la  garnison  prisonnière  de  guerre^,  et  que  les  habi- 
tants de  la  vallée  Saint-Martin  s'étoient  soumis  à  leur 

de  gomme,  qui  découle  des  branches  du  mélèze.  [Dictionnaire 
de  Trévoux.) 

1.  Exilles  s'était  rendu  la  veille,  12  août,  après  trois  jours  de 
siège. 

2.  C'est  en  effet  ce  qu'il  dit  dans  ses  lettres  des  14  et  30  août 
à  Chamillart.  [Archives  de  la  Bastille,  t.  XI,  p.  439  et  442.)  — 
Le  marquis  de  Sourches  écrit  le  24  septembre  (t.  XI,  p.  183-184)  : 
«  On  avoit  su  ce  jour-là  que,  le  maréchal  de  Villars  ayant  envoyé 
redemander  au  duc  de  Savoie,  par  un  trompette,  La  Boulaye, 
lieutenant  de  roi  d'Exilles,  et  ce  prince  le  lui  ayant  refusé,  il  avoit 
fait  assembler  un  conseil  de  guerre,  dans  lequel  La  Boulaye  avoit 
été  condamné  à  être  pendu,  à  être  dégradé  des  armes,  et  ensuite 
les  officiers  de  la  garnison  condamnés  à  assister  à  la  potence, 
mais  que  ces  officiers,  ayant  appris  cette  condamnation,  avoient 
écrit  au  maréchal  de  Villars  pour  se  plaindre  du  tort  qu'on 
leur  avoit  fait,  disant  qu'ils  n'avoient  pu  empêcher  le  com- 
mandant d'Exilles  de  rendre  sa  place,  ni  distinguer  si  l'ordre 
de  se  rendre  qu'il  leur  avoit  fait  voir  étoit  véritable  ou  faux, 
mais  qu'ils  étoient  persuadés  que  ce  malheureux  ne  toucheroit 
jamais  un  sol  des  quarante  mille  écus  que  le  duc  de  Savoie  lui 
avoit  promis  pour  lui  livrer  Exilles.  » 

3.  Le  10  août. 


310  MÉMOIRES  [Août  1708] 

souverain.  Tout  le  monde  sait  que  c'est  le  séjour  des 
Barbets,  autrement  Vaudois'^. 

Le  14,  le  maréchal  fut  reconnoître,  à  la  tête  d'un 
gros  détachement  des  grenadiers,  sur  des  hauteurs 
entre  Salbertrand  ^  et  le  fort  d'Exilles,  la  situation  des 
ennemis. 

Le  1 5,  il  marcha,  à  la  tête  de  plusieurs  bataillons,  au 
col  d'Argueil  ^,  pour  en  chasser  les  ennemis,  ce  qu'il 
fit.  Je  suivis  le  comte  de  Muret  à  cette  promenade,  et 
j'entendis  de  mes  propres  oreilles  ce  discours  du 
maréchal.  Il  y  avoit  dix  bataillons  ennemis  campés 
entre  Exilles  et  un  très  bon  ravin.  «  Voilà,  dit-il,  un 
a  camp  inattaquable.  »  Une  petite  réflexion  :  si  dix 
bataillons  étoient  inattaquables  dans  ce  poste,  com- 
ment notre  général  auroit-il  pu  y  forcer  toute  l'armée 
des  ennemis  lors  du  siège  du  fort  d'Exilles?  Ainsi  l'on 
doit  regarder  comme  une  gasconnade  lorsqu'il  dit  que, 
si  M.  de  la  Boulaye  ne  s'étoit  pas  rendu  si  tôt,  il  en 
auroit  fait  lever  le  siège;  la  chose  étoit  impossible. 
Je  ne  veux  pas,  pour  cela,  excuser  ce  commandant, 
qui,  au  jugement  de  tout  le  monde,  auroit  pu  tenir 
encore  deux  jours  ;  mais  il  hasardoit  aussi,  en  tenant 
plus  longtemps,  d'être  obligé  de  se  rendre  à  dis- 
crétion . 

Le  soir,  après  cette  promenade,  on  vint  dire  au 
maréchal  qu'il  y  avoit  un  commis  des  vivres  qui  venoit 
de  Turin  lui  apporter  une  lettre  de  M.  de  la  Boulaye. 

1.  Déjà  dit  ci-dessus,  p.  220. 

2.  Sur  la  Doire,  entre  Exilles  et  Oulx. 

3.  C'est  par  ce  col  que  se  faisait  la  communication  la  plus 
directe  entre  Exilles  et  Fenestrelle.  —  Argeuille,  dans  le 
manuscrit. 


[Août  1708]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  311 

Ce  commis  avoit  été  dans  Exilles  pendant  le  siège.  Dès 
qu'il  l'aperçut,  il  lui  tint  ce  discours  :  «  Eh  bien,  Mon- 
a  sieur,  votre  M.  de  la  Boulaye  vient  de  faire  une 
a  belle  défense?  »  —  «  Oui,  Monseigneur,  lui  repli- 
er qua   le   commis,    il   s'est  défendu  en   très    brave 
«  homme.  »  —  «  Gomment,  coquin,  dit  le  maréchal 
«  en  se  levant  brusquement,  tu  as  la  hardiesse  de  me 
«  dire  que  ce  jean-f...  s'est  bien  défendu!   »  Nous 
fîmes  signe  sur-le-champ  à  ce  pauvre  diable  de  se 
retirer  bien  vite  :  ce  qu'il  exécuta  bien  à  propos  ;  car, 
dans  la  fureur  où  étoit  M.  de  Villars,  je  crois  qu'il 
l'auroit  étranglé.  Il  est  à  remarquer  que  le  maréchal 
jouoit  au  piquet '^  avec  le  lieutenant-colonel  du  régi- 
ment de  Ponthieu-,  qui  fut  si  étourdi  de  cette  sortie, 
qu'il  oublia  de  compter  un  quatorze  de  dames  qu'il 
portoit,  lorsque  le  maréchal  vint  se  remettre  à  son 
jeu.  Celui-ci,  qui  n'avoit  pas  oublié  dans  sa  colère  un 
quatorze  de  valets  qu'il  avoit,  les  lui  compta  sur-le- 
champ  après  que  cet  officier  eut  joué  sa  première 
carte.  Nous  admirâmes  l'esprit  présent  de  notre  géné- 
ral, lorsqu'il  s'agissoit  de  l'intérêt. 

Après  s'être  emparé  du  col  d'Argueil,  le  maréchal 
voulut  aussi  occuper  celui  de  la  Valette-^.  Il  envoya 
pour  cet  effet  M.  Le  Guerchoys  et  le  chevalier  de 

1.  Ce  jeu  était  connu  assez  anciennement.  Littré  cite  un 
exemple  du  mot  au  xvi^  siècle. 

2.  Régiment  créé  en  juin  1685,  et  qui,  en  1749,  fut  incorporé 
dans  celui  de  Provence.  Nous  n'avons  pu  trouver  le  nom  de 
son  lieutenant-colonel. 

3.  Ou  plutôt  des  Valettes  ;  un  peu  plus  à  l'est  que  le  col  d'Ar- 
gueil, il  faisait  communiquer  les  deux  mêmes  vallées  d'Oulx 
et  de  Pragelas. 


312  MÉMOIRES  [Août  1708] 

Givry\  à  la  tête  de  mille  hommes,  dont  moitié  grena- 
diers, pour  en  chasser  les  ennemis;  mais  ces  Mes- 
sieurs trouvèrent  qu'il  étoit  impossible  d'y  pouvoir 
réussir^. 

Le  16,  l'armée  de  Villars  fut  camper  au  Puy-de-la- 
Riva^,  la  droite  au  Cluson,  petite  rivière  qui  prend 
sa  source  à  une  lieue  au  delà  de  Césanne,  et  qui,  après 
avoir  passé  près  de  Fenestrelle,  la  Pérouse  et  Pigne- 
rol,  va  se  jeter  dans  le  Pô  à  Gasalgrasso*,  et  la  gauche 
de  l'armée  au  col  de  Collet^.  Cette  gauche  étoit  en 
l'air;  elle  n'étoit  appuyée  à  rien.  Les  ennemis  pou- 
voient  très  bien  la  tourner.  Le  comte  de  Muret  le 
représenta  plusieurs  fois  au  maréchal,  qui  n'eut  aucun 
égard  à  ses  remontrances.  L'armée  resta  dans  ce  camp 
pendant  tout  le  temps  que  les  ennemis  employèrent 
à  faire  le  siège  de  Fenestrelle. 

Le  lendemain  17,  le  chevalier  de  Givry,  excellent 
officier,  très  alerte,  et  qui  connoissoit  parfaitement 
bien  le  pays,  fut  détaché  à  la  tête  de  mille  hommes, 
dont  moitié  grenadiers,  pour  occuper  le  col  d'Alber- 
gian®.  Le  maréchal  le  suivit,  avec  la  brigade  de  Gas- 

1.  Thomas-Alexandre  du  Bois  de  Fiennes,  chevalier  puis 
bailli  de  Givry  (1674-1744),  était  colonel  du  régiment  de  la 
Marche;  il  parvint  en  1734  au  grade  de  lieutenant  général,  et 
mourut  en  1744  de  blessures  reçues  à  la  conquête  du  comté 
de  Nice. 

2.  Mémoires  militaires,  t.  VIII,  p.  261. 

3.  Ou  le  Puy-en-Pragelas. 

4.  Village  du  marquisat  de  Saluées,  situé  sur  le  Pô,  en  amont 
de  Turin. 

5.  Appelé  plutôt  le  col  de  Blegier. 

6.  Le  mont  Albergian  forme  une  avancée  assez  considérable 
dans  le  versant  sud  de  la  vallée  du  Cluson;  en  traversant  cette 
arête,  on  pouvait  atteindre  Fenestrelle  par  le  sud-est. 


[Août  1708]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  313 

tella-suisse  pour  le  soutenir;  mais  les  ennemis  les 
avoient  prévenus,  et  ils  occupoient  ce  poste  avec  tant 
de  troupes,  que  notre  général  jugea  à  propos  de  se 
retirer  sans  rien  hasardera  Nous  arrivâmes  ce  jour-là 
au  camp  ;  nous  étions  restés  à  deux  lieues  derrière. 

Le  maréchal,  qui  vouloit  absolument  empêcher  les 
ennemis  de  se  rendre  maîtres  de  Fenestrelle,  fit  plu- 
sieurs tentatives  pour  tâcher  de  faire  une  communica- 
tion de  son  armée  avec  cette  place  ;  et,  pour  exécuter 
son  dessein,  il  alla  lui-même,  le  18,  avec  un  gros  déta- 
chement de  grenadiers  et  de  piquets,   dont  j'étois, 
pour  occuper  le  col  Fabier,  autrement  dit  le  col  de 
l'Assiette  2.  Nous  y  avions  monté  la  grande  garde, 
l'année  d'auparavant,  aux  ordres  de  M.  Phelippes^, 
colonel    de    Limousin.    Au    nombre    de    cinq    cents 
hommes,  dix  mille  hommes  ne  nous  auroient  pas  fait 
peur;  nous  jugions  ce  poste  inattaquable.  Il  est  entre 
la  vallée  de  Pragelas  et  celle  d'Oulx.  Mais  les  ennemis 
étoient  trop  habiles  pour  ne  l'avoir  pas  occupé.  Ceci 
nous  fit  juger  qu'il  nous  étoit  impossible  de  sauver 
Fenestrelle  et  que  nous  aurions  le  chagrin  de  le  voir 
prendre  à  notre  barbe. 

Ce  même  jour  18,  l'armée  du  Savoyard  arriva  à 
Barbote,  village  où  nous  avions  campé  pendant  deux 
mois  la  campagne  précédente^;  elle  y  resta  pendant 

1.  Mémoires  militaires,  p.  262-263. 

2.  Ce  col  traverse  les  hauteurs  dites  de  l'Assiette,  que  les 
Français  avaient  couvertes  de  retranchements  l'année  précé- 
dente. 

3.  Nicolas-Léon  Phelippes  de  la  Houssaye  commandait  le 
régiment  de  Limousin  depuis  1706;  il  devint  lieutenant  général 
en  1738. 

4.  Ci-dessus,  p.  284. 


314  MÉMOIRES  [Août  1708J 

tout  le  temps  du  siège.  M.  de  Rehbinder*,  fort  estimé 
dans  les  troupes  impériales,  fut  chargé  d'en  faire  le 
siège ^;  il  fit  ouvrir  la  tranchée  la  nuit  du  17  au  18. 

Est-il  possible  qu'on  aura  toujours  confiance  aux 
grands  parleurs,  et  que  ces  claque-dents  en  impose- 
ront toujours  à  la  cour,  aux  généraux  d'armée  et  au 
public?  Un  partisan,  né  dans  la  vallée  de  Pragelas, 
beau  parleur,  ou  plutôt  grand  discoureur,  qui  se  van- 
toit  de  connoître  parfaitement  bien  toutes  les  mon- 
tagnes, toutes  les  vallées  et  tous  les  cols  du  pays,  en 
imposa  si  bien  au  maréchal  de  Villars,  que,  le  213,  il 
ordonna  au  comte  de  Muret  de  marcher  à  la  tète  de 
six  mille  hommes,  pour  tomber  sur  un  corps  de 
troupes  de  l'armée  ennemie  qui  étoit  campé  sur  la 
rive  droite  du  Gluson,  entre  Fenestrelle  et  nous.  Je 
suivis  à  mon  ordinaire  M.  de  Muret,  et  je  lui  servis 
d'aide  de  camp.  Nous  nous  mîmes  en  marche  une 
heure  avant  le  jour.  Après  avoir  passé  le  Gluson  près 
du  camp,  nous  marchâmes  pendant  l'espace  de  deux 
heures  sur  le  grand  chemin  qui  va  de  Césanne  à 
Fenestrelle  ;  ensuite  nous  fîmes  halte  en  bas  d'une 
montagne,  pour  attendre  que  tout  notre  détachement 
fût  arrivé.  Pendant  ce  temps-là,  je  postai  trois  cents 
hommes  sur  le  grand  chemin,  afin  que  les  ennemis  ne 
nous  coupassent  point  la  communication  avec  notre 
armée,  et  pour  favoriser  notre  retraite.  Toutes  nos 
troupes  étant  arrivées  et  s'étant  un  peu  reposées,  nous 

1.  C'était  un  Livonien,  qui,  d'abord  au  service  de  l'électeur 
palatin,  était  passé  à  celui  de  Savoie  avec  le  grade  de  lieute- 
nant général  ;  il  remplissait  alors  les  fonctions  de  général  de 
l'artillerie. 

2.  Le  siège  de  Fenestrelle. 


[Août  1708]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  315 

nous  remîmes  en  marche,  tous  les  officiers  à  pied,  et 
même  le  comte  de  Muret  (nous  avions  laissé  nos  che- 
vaux avec  le  détachement  de  trois  cents  hommes),  pour 
monter,  ou  plutôt  pour  grimper  une  montagne  inac- 
cessible jusqu'alors  aux  hommes.  Certainement  il  n'y 
avoit  que  des  chamois  et  des  marmottes  qui  l'eussent 
fréquentée.  Nous  montions  à  quatre  pattes,  et  souvent, 
au  Heu  d'avancer,  nous  reculions,  nous  glissions  et 
nous  faisions  glisser  avec  nos  derrières  ceux  qui  nous 
suivoient,  et  par  conséquent  ceux-ci  faisoient  glisser 
toute  la  file.  Il  étoit  risible  de  voir  grimper  ainsi  six 
mille  hommes,  le  général  à  la  tête.  Nous  fûmes  bien 
quatre  heures  pour  gagner  le  sommet  de  la  mon- 
tagne. 

Dès  que  nous  y  fûmes,  nous  reconnûmes  que  Mon- 
sieur le  partisan  en  avoit  imposé  bien  hardiment  au 
maréchal  de  Villars.  Le  comte  de  Muret  ne  put  pas 
s'empêcher  de  faire  éclater  sa  colère  contre  lui,  et  de 
lui  dire  qu'il  méritoit  une  punition  exemplaire.  «  Avez- 
«  vous,  lui  dit  ce  général,  des  ailes  à  donner  aux  sol- 
d  dats  pour  aller  jusqu'au  camp  de  l'ennemi?  »  Du 
sommet  de  la  montagne  jusqu'en  bas,  où  étoient  cam- 
pés les  ennemis,  il  y  avoit  une  bonne  lieue  ;  elle  étoit 
aussi  escarpée  que  les  tours  de  Notre-Dame  de  Paris. 
Ainsi,  pour  se  rendre  dans  ce  camp,  il  falloit  s'y  pré- 
cipiter. Nous  jetâmes  pendant  un  demi-quart  d'heure 
plusieurs  grosses  pierres,  ce  qui  ne  laissa  pas  d'y  jeter 
du  désordre  :  nous  voyions  les  ennemis  qui  âbandon- 
noient  leur  camp  précipitamment.  Mais  il  fallut  songer 
à  la  retraite  bien  vite,  de  crainte  que  le  duc  de  Savoie 
n'envoyât  une  partie  de  son  armée  pour  nous  couper 
la  retraite  ;  car  nous  n'en  avions  point  d'autre  que  par 


316  MÉMOIRES  [Août  1708] 

le  chemin  où  nous  avions  laissé  nos  trois  cents  hommes. 
Si  le  spectacle  étoit  plaisant  de  voir  six  mille  hommes 
grimper  une  montagne,  il  l'étoit  encore  plus  de  les 
voir  dégringoler.  Nous  nous  mîmes  tous  sur  nos  der- 
rières, et  nous  nous  laissions  ainsi  aller  à  la  pente 
rapide  de  la  montagne.  Nous  allions  beaucoup  plus 
vite  que  nous  ne  voulions  ;  pour  nous  arrêter  et 
prendre  haleine,  nous  appuyions  fermement  nos  deux 
mains  sur  le  terrain.  Nous  eûmes  beaucoup  de  têtes 
et  de  côtes  cassées  ;  car,  comme  le  terrain  étoit  rem- 
pli de  cailloux,  on  en  envoyoit  sans  le  vouloir  à  ceux 
qui  descendoient  devant  vous.  Ce  ne  fut  pas  sans  peine 
et  sans  une  cruelle  fatigue  que  nous  arrivâmes  en  bas 
de  la  montagne.  Nous  avions  tous  nos  pauvres  der- 
rières en  sang,  et  nous  nous  rendîmes  à  notre  armée 
presque  tous  sans  culotte.  J'étois  si  fatigué,  que  je 
n'eus  pas  la  force  de  suivre  le  comte  de  Muret,  lorsqu'il 
fut  rendre  compte  au  maréchal  de  son  expédition.  Je 
me  rendis  bien  vite  dans  ma  tente  pour  me  coucher  ; 
je  dormis  comme  une  marmotte  :  il  n'y  a  pas  de  métier 
où  l'on  goûte  le  sommeil  avec  plus  de  plaisir.  J'appris 
le  lendemain  que  Monsieur  le  partisan  avoit  eu  la  tête 
bien  lavée  par  M.  de  Villars;  il  le  méritoit  bien^. 

C'est  la  dernière  tentative  que  nous  fîmes  pour  jeter 
du  secours  dans  Fenestrelle,  qui  se  rendit  le  31  août. 
Une  bombe,  qui  étoit  tombée  dans  le  magasin  à  poudre 
deux  jours  auparavant,  fut  la  cause  que  le  comman- 
dant demanda  à  capituler,  et  qu'il  se  rendit,  lui  et  sa 
garnison,  prisonniers  de  guerre.  La  garnison  étoit 
composée  de  huit  cents  hommes,  qui  furent  conduits 

1.  Les  Mémoires  militaires  font  mention  de  cette  expédition 
(tome  VIII,  p.  267). 


fSept.  1708]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  317 

à  Turin,  et  de  là  dispersés  dans  plusieurs  villes  du 
Piémont. 

Par  la  conquête  de  cette  dernière  place,  le  duc  de 
Savoie  mit  ses  États  au  delà  des  monts  à  couvert  de 
toute  insulte,  et  il  nous  ferma  le  passage  pour  entrer 
en  Italie. 

Dès  que  le  maréchal  fut  informé  de  la  prise  de 
Fenestrelle,  il  fit  décamper  son  armée,  et,  en  deux 
jours  de  marche,  elle  fut  camper  au  mont  Genèvre, 
où  elle  resta  huit  jours,  et  ensuite  elle  vint  camper 
aux  environs  de  Briançon. 

Pendant  le  temps  que  nous  restâmes  dans  ce  camp, 
je  fis  connoissance  avec  M"®  de  "*,  âgée  d'environ 
quinze  ou  seize  ans.  Cette  demoiselle  n'étoit  point  jolie  ; 
mais,  comme  elle  étoit  fort  bien  faite  et  qu'elle  avoit 
beaucoup  d'esprit  et  une  fort  aimable  voix,  elle  s'atti- 
roit  beaucoup  de  soupirants.  Par  le  moyen  de  ma 
basse  de  viole  (je  l'appelois  mon  passe-partout),  qui 
me  suivoit  toujours,  j'eus  bientôt  l'entrée  chez  la 
demoiselle,  et  insensiblement,  à  force  de  l'accompa- 
gner de  mon  instrument,  l'amour  se  glissa  dans  nos 
cœurs.  Nous  n'étions  contents  l'un  et  l'autre  que 
lorsque  nous  étions  seuls  ensemble.  Le  père,  qui 
aimoit  sa  fille  à  l'adoration  (elle  étoit  fille  unique  et 
elle  avoit  perdu  sa  mère  il  y  avoit  six  mois),  avoit  la 
complaisance  de  nous  y  laisser.  Dans  cette  situation, 
la  porte  fut  bientôt  fermée  aux  autres  amants,  et 
même  au  comte  de  Muret;  l'amour  n'aime  point  la 
subordination.  Les  journées  nous  paroissoient  s'éva- 
nouir bien  vite.  Nous  ne  faisions  que  concerter*  ;  de 

1.  «  Tenir  concert,  faire  un  concert  :  on  concerte  souvent 
chez  un  tel.  »  [Dictionnaire  de  Trévoux.) 


318  MÉMOIRES  [Oct.  1708] 

temps  en  temps  cependant,  ma  basse  de  viole  et  sa 
voix  se  reposoient.  Je  crois  que  nous  aurions  passé  le 
reste  de  notre  vie  de  cette  manière,  sans  l'ambition 
qui  me  persécutoit  toujours,  et  qui  enfin  m'obligea  de 
partir  pour  Paris.  Ce  départ  nous  fit  verser  beaucoup 
de  pleurs  ;  nous  nous  promîmes  de  nous  aimer  tou- 
jours et  de  nous  écrire  souvent.  Mais  les  promesses 
des  amants  s'effacent  aisément  par  l'absence.  Notre 
commerce  de  lettres  dura  environ  deux  mois,  après 
lequel  temps  nous  nous  sommes  si  fort  oubliés,  que  je 
ne  sais  ce  qu'elle  est  devenue. 

Je  partis  de  Briançon  avec  le  marquis  de  la  Fare\ 
colonel  du  régiment  de  Gàtinois^,  un  très  aimable  sei- 
gneur^, M.  d'Avignon"^,  commandant  le  second  batail- 
lon de  Limousin,  que  le  Roi  venoit  de  nommer  à  la 
lieutenance  de  roi  de  la  Bastille,  Boisduval  et  Rouge- 

1.  Philippe-Charles,  marquis  de  la  Fare,  fils  de  celui  que 
nous  avons  vu  ci-dessus,  p.  213,  avait  le  régiment  de  Gâtinais 
depuis  1704;  il  succéda  à  son  père  en  1712  comme  capitaine 
des  gardes  du  corps  du  duc  d'Orléans,  reçut  la  Toison  d'or  en 
1722  à  l'occasion  d'une  mission  en  Espagne,  et  l'ordre  du 
Saint-Esprit  en  1731,  parvint  en  1746  au  grade  de  maréchal 
de  France,  et  mourut  en  1752.  Ce  fut  un  des  roués  du  Régent. 

2.  Régiment  créé  en  1692,  et  qui  fut  incorporé  en  1749  dans 
celui  de  Lorraine. 

3.  «  C'est  un  fort  aimable  homme,  de  bonne  compagnie,  dit 
Saint-Simon.  Sans  blesser  l'honneur  et  avec  un  esprit  gaillard, 
mais  fort  médiocre,  il  a  su...  se  faire  beaucoup  d'amis  et  faire 
ainsi  peu  à  peu  une  très  grande  fortune,  qui  a  dû  surprendre, 
comme  elle  a  fait,  mais  qui  n'a  fâché  personne.  »  [Mémoires, 
t.  VII  de  1873,  p.  326.) 

4.  Laurent  d'Avignon,  frère  de  l'aide-major  des  gardes  du 
corps,  obtint  la  lieutenance  de  roi  de  la  Bastille  le  20  novembre 
1708;  il  mourut  le  7  août  1710. 


[Oct.  i708J  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  319 

mont,  capitaines  de  notre  régiment.  Le  voyage  jusqu'à 
Lyon  se  fit  le  plus  agréablement  du  monde.  Nous  res- 
tâmes quelques  jours  dans  cette  ville  ;  j'étois  chargé 
par  mes  camarades  de  l'habillement  du  régiment,  dont 
ils  furent  très  contents.  Nous  étions  logés  dans  la 
meilleure  hôtellerie,  qui  est  située  dans  le  Terreau'', 
place  de  l'Hôtel-de-Ville.  A  dîner  et  à  souper,  nous 
avions  toujours  les  violons.  M.,  M°^  et  M''®  de  *",  qui 
revenoient  de  recueillir  une  succession  à  Grenoble, 
témoins  de  quelle  manière  nous  passions  le  temps, 
nous  envoyèrent  un  valet  de  chambre  pour  nous  prier 
de  souffrir  qu'ils  mangeassent  avec  nous.  Nous  ne 
fûmes  point  cruels,  d'autant  plus  que  M"®  de  ***,  âgée 
de  quinze  ans,  étoit  une  des  plus  aimables  personnes 
que  j'aie  vues.  Sur-le-champ  nous  allâmes  tous  pour 
les  prier  de  vouloir  bien  nous  faire  cet  honneur. 
Gomme  nous  apprîmes  dans  la  suite  qu'ils  s'en  retour- 
noient à  Paris,  nous  nous  offrîmes,  MM.  d'Avignon, 
Boisduval,  Rougemont  et  moi,  de  les  accompagner 
pendant  tout  le  voyage  :  ce  qu'ils  acceptèrent  très 
volontiers.  Nous  prîmes  la  route  de  la  Bourgogne. 
Jamais  voyage  ne  m'a  fait  tant  de  plaisir;  toujours  les 
violons  à  dîner  et  à  souper  ;  après  souper,  nous  dan- 
sions jusqu'à  temps  que  nous  allions  nous  coucher. 
Nous  faisions  séjour  et  double  séjour  dans  les  villes 
qui  nous  plaisoient  le  plus.  Enfin,  il  fallut  nous  sépa- 
rer à  Melun.  M"^  de  **'  me  fit  promettre  d'aller  la  voir 
souvent  à  Paris;  je  lui  tins  ma  parole  très  exacte- 
ment. 

Je  me  rendis  à  Q[uincy],  où  je  ne  trouvai  que  ma 

1.  Le  quartier  des  Terreaux,  le  plus  central  de  la  ville,  dans 
la  presqu'île  entre  le  Rhône  et  la  Saône. 


320  MÉMOIRES  [Nov.  1708] 

belle-sœur^;  mon  frère,  qui  commandoit  l'artillerie 
en  Allemagne,  n'étoit  point  encore  arrivé,  et  mon 
frère  du  [Plessis]  et  sa  femme  ^,  n'ayant  pu  vivre  avec 
elle,  s'étoient  retirés  au  V...,  terre  qui  appartenoit  à 
l'oncle  de  M"*®  du  [Plessis].  Ainsi,  il  faut  l'avouer, 
j'étois  fâché  d'être  parti  si  tôt  du  régiment  ;  car  l'es- 
prit inquiet,  capricieux  et  non  décidé  de  ma  belle- 
sœur  ne  me  convenoit  point  du  tout.  J'étois  cepen- 
dant trop  avancé  pour  m'en  retourner  :  il  fallut  donc 
avaler  la  pilule  de  bonne  grâce.  Au  bout  d'un  mois, 
mon  frère  arriva.  Nous  passâmes  une  grande  partie 
de  l'hiver  dans  cette  terre.  Je  lisois  beaucoup,  et  nous 
faisions  un  peu  de  musique;  ma  belle-sœur  jouoit 
parfaitement  bien  du  clavecin,  mon  frère  du  théorbe^ 
et  de  la  guitare,  et  moi  j'accompagnois  à  livre  ouvert 
de  la  basse  de  viole.  Nous  y  restâmes  jusqu'au  mardi 
gras,  que  nous  nous  rendîmes  à  Paris.  Je  n'y  fus  pas 
plus  tôt,  que  je  recommençai  à  aller  à  Versailles  pour 
faire  ma  cour.  Je  la  faisois  très  exactement  à  M.  de 
Ghamillart  ;  je  dînois  souvent  chez  lui  avec  mon  frère, 
qui  y  soupoit  toutes  les  fois  qu'il  alloit  à  Versailles. 

Vers  la  Saint-André  ^  nous  eûmes  pendant  sept  ou 
huit  jours  un  froid  excessif;  mais  le  temps  se  radou- 
cit si  fort,  que  nous  étions  persuadés  que  l'hiver  étoit 
passé.  Nous  fûmes  bien  trompés  dans  nos  idées.  La 

1.  La  marquise  de  Quincy,  Geneviève  Pecquot  de  Saint- 
Maurice. 

2.  M"''  de  Margeret  :  ci-dessus,  p.  237. 

3.  Le  théorbe  ou  tuorbe  (le  Dictionnaire  de  Trévoux  dit  que 
ce  dernier  nom  est  le  seul  usité)  était  un  instrument  à  cordes, 
assez  semblable  au  luth,  mais  avec  des  cordes  basses  plus 
longues  que  celles  de  ce  dernier  instrument. 

4.  Le  30  novembre. 


[Janvier  1709]       DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  321 

veille  des  Rois,  revenant  de  souper  hors  de  chez  moi 
à  deux  heures  après  minuit,  je  sentis  un  froid  bien 
âpre,  qui  ne  fît  qu'augmenter  les  jours  suivants;  et 
enfin  il  devint  si  violent  et  il  dura  si  longtemps,  qu'on 
a  nommé  l'hiver  de  1708  à  1709  le  Grand  hiver ^  La 
plupart  des  arbres,  tant  fruitiers  qu'autrement,  les 
oliviers  en  Provence,  en  Languedoc,  en  Italie  et  en 
Espagne,  périrent;  les  blés  et  les  légumes  furent  gelés  : 
ce  qui  mit  dans  ce  royaume  une  famine  presque  géné- 
rale, et  par  conséquent  une  misère  affreuse.  Les  usu- 
riers, qui  tâchent  de  profiter  toujours  du  malheur 
public,  poussèrent  leurs  usures  au  plus  fort.  On  ne 
donnoit  à  l'officier  que  des  billets  pour  leurs  appoin- 
tements, qu'on  appeloit  billets  de  subsistance,  sur  les- 
quels nous  perdions  quatre-vingt-trois  livres  pour 
cent;  reste  dix-sept  francs.  Un  jour  (c'étoit  quelque 
temps  avant  de  partir  pour  l'armée),  je  fus  voir  un 
de  ces  Messieurs  usuriers.  Je  lui  demandai  à  combien 
de  perte  étoient  les  billets  de  subsistance.  «  Je  n'en 
«  sais  rien.  Monsieur,  »  me  répondit-il.  —  «  Et  la 
«  raison  pourquoi  vous  ne  le  savez  pas?  »  lui  répli- 
quai-je.  —  «  Monsieur,  ajouta-t-il,  il  est  dimanche 
«  aujourd'hui  ;  je  ne  travaille  point  les  fêtes  et  les 
«  dimanches.  »  Quelle  conscience  timorée,  le  bon 
apôtre  !  C'étoit  un  des  plus  grands  fripons  de  Paris. 

1.  Saint-Simon  [Mémoires,  éd.  1873,  t.  VI,  p.  311  et  suiv.) 
et  bien  d'autres  ont  raconté  la  rigueur  de  ce  terrible  hiver,  la 
famine  et  la  misère  qui  suivirent.  On  en  trouvera  les  détails, 
ainsi  que  l'indication  des  mesures  prises  par  les  intendants 
pour  atténuer  la  disette,  dans  la  Correspondance  des  contrôleurs 
généraux,  t.  III,  n°^  87,  137,  155,  202,  234,  237,  313,  316,  324, 
338,  344,  etc. 

II  21 


322  MÉMOIRES  [Février  1709] 

Malgré  la  misère  du  temps  et  le  peu  d'argent  qu'on 
voyoit  paroître,  je  me  fis  faire  deux  habits  magni- 
fiques, dont  un  d'un  beau  drap  bleu,  les  manches,  la 
veste  et  la  culotte  d'un  bel  écarlate,  avec  un  bordé  de 
trois  doigts  brodé  en  or,  les  manches  de  l'habit  et  de 
la  veste,  aussi  bien  que  les  pattes,  en  plein.  Il  faut 
que  la  parure  fasse  infiniment  effet  sur  l'esprit  des 
dames.  La  première  fois  que  je  mis  cet  habit,  je  fus 
chez  M.  le  comte  de  Truzzi,  envoyé  du  duc  de  Mantoue 
à  la  cour  de  France*;  il  y  avoit  jeu,  concert  et  bal. 
Dès  que  j'y  arrivai,  je  me  vis  suivi  par  trois  dames  de 
qualité;  elles  me  suivoient  partout,  et  enfin  elles  m'at- 
taquèrent de  conversation.  La  connoissance  fut  bien- 
tôt faite;  elles  me  prièrent  toutes  trois  d'aller  les  voir. 
Un  galant  homme  ne  refuse  point  de  telles  proposi- 
tions ;  je  les  voyois  très  souvent,  et  surtout  une,  dont 
je  devins  amoureux  ;  son  frère  a  été  un  de  mes  meil- 
leurs amis. 

J'allois  quelquefois  aussi  souper  chez  M.  de  ***,  avec 
qui  nous  avions  fait  le  voyage  de  Lyon  à  Paris  ^.  Made- 
moiselle sa  fille,  qui  devenoit  de  jour  en  jour  plus 
aimable,  me  faisoit  des  reproches  de  ce  que  je  la 
négligeois.  Nous  allions  souvent  aux  bals  d'après-dîner 
ensemble;  sa  mère  nous  y  menoit.  J'aurois  dû  m'y 
attacher  plus  sincèrement,  j'aurois  pu  l'épouser  :  elle 
y  consentoit,  et  sa  mère  ;  c'étoit  un  parti  au  moins  de 

1.  Joseph,  comte  Truzzi,  ancien  secrétaire  du  duc  et  son 
envoyé  extraordinaire  depuis  1702,  avait  conservé  ce  poste 
même  après  que  son  maître  eut  été  détrôné  par  les  Impériaux. 
Il  avait  épousé  en  1705  la  fille  d'un  ancien  gouverneur  des 
pages  de  Monseigneur,  et  resta  à  Paris  jusqu'à  sa  mort,  en  1726. 

2.  Ci-dessus,  p.  319. 


[Février  1709]       DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  323 

deux  cent  mille  écus  ;  elle  étoit  fille  unique.  Mais, 
occupé  de  l'amour  que  j'avois  pour  M""®  de  ***,  je  ne 
songeois  point  à  cet  établissement.  Que  je  m'en  suis 
repenti  depuis  ! 

Pendant  mon  séjour  à  Paris,  j'appris  la  funeste 
catastrophe  arrivée  au  pauvre  M.  de  la  Boulaye,  com- 
mandant du  fort  d'Exilles.  Cet  officier,  instruit  par  ses 
amis  des  discours  fâcheux  que  le  maréchal  de  Villars 
tenoit  sur  son  compte,  demanda  la  permission  au  duc 
de  Savoie  d'aller  en  France  pour  se  justifier,  et,  pour 
ce,  de  vouloir  bien  qu'il  fût  échangé  pour  un  autre 
officier  de  ses  troupes.  On  prétend  que  ce  prince, 
connoissant  le  mérite  et  la  valeur  de  M.  de  la  Bou- 
laye, fit  au  monde  tout  ce  qu'il  put  pour  l'engager 
d'entrer  dans  son  service,  et  qu'il  lui  offrit  un  très 
bon  parti,  en  lui  disant  qu'il  devoit  craindre  le  maré- 
chal de  Villars,  à  qui  il  falloit  une  victime  lorsqu'il 
n'avoit  pas  réussi  dans  une  entreprise,  afin  qu'on  ne 
lui  en  imputât  point  la  faute,  mais  que  M.  de  la  Bou- 
laye lui  avoit  répondu,  après  lui  avoir  fait  mille 
remerciements,  que,  sa  réputation  et  son  honneur 
étant  attaqués,  il  étoit  obligé  de  se  justifier,  non  seu- 
lement par  rapport  à  la  cour  de  France,  mais  aussi 
par  rapport  au  public.  M.  de  Savoie,  entrant  dans  ses 
raisons,  lui  permit  enfin  de  se  rendre  à  Paris,  après 
l'avoir  échangé.  Il  n'y  fut  pas  plus  tôt,  qu'il  se  mit  de 
lui-même  à  la  Bastille  et  qu'il  demanda  vivement  qu'on 
le  mît  au  conseil  de  guerre,  ce  qui  lui  fut  accordé. 
On  le  transféra  à  Grenoble.  Le  conseil  de  guerre 
assemblé,  le  comte  de  Médavy,  commandant  dans  le 
Dauphiné,  y  présidant,  il  fut  condamné  à  être  con- 
duit sur  un  échafaud  pour  être  dégradé  des  armes,  et 


324  MÉMOIRES  [Mars  1709] 

ensuite  à  une  prison  perpétuelle*.  Dans  le  temps 
qu'on  l'y  conduisoit,  il  ne  faisoit  que  répéter  ces  mots 
de  la  comédie  :  «  Tu  l'as  voulu,  Georges  Dandin,  » 
se  ressouvenant  apparemment,  dans  ce  moment,  des 
offres  que  le  duc  de  Savoie  lui  avoit  faites.  Le  major 
de  la  ville  de  Grenoble,  qui  fut  chargé  de  le  dégrader, 
fut  si  honteux  et  si  mortifié  de  cette  triste  commis- 
sion, et  d'avoir  paru  ainsi  devant  le  public,  qu'il  en 
mourut  de  chagrin  huit  jours  après.  M.  delà  Boulaye, 
ne  pouvant  survivre  à  son  malheur  et  vivre  désho- 
noré, mourut  au  bout  de  deux  mois,  dans  sa  prison^. 
Pendant  tout  le  temps  que  cet  officier  avoit  été  au 
service,  il  s'étoit  acquis  une  grande  réputation  de 
valeur;  il  étoit  tout  couvert  de  blessures.  S'il  en  a 

1.  Une  partie  des  pièces  relatives  au  procès  de  M.  de  la  Bou- 
laye se  trouvent  à  la  bibliothèque  de  l'Arsenal,  dossier  Bas- 
tille 10586,  et  M.  Ravaisson  a  publié,  en  outre,  quelques-unes 
de  celles  du  Dépôt  de  la  guerre  dans  les  Archives  de  la  Bastille 
(t.  XI,  p.  439-450).  Sur  l'ordre  de  Chamillart,  M.  d'Angervil- 
liers  fît  une  première  enquête,  dont  les  résultats  sont  consi- 
gnés dans  les  Mémoires  militaires  (t.  VIII,  p.  606-608).  M.  de 
la  Boulaye,  connaissant  les  bruits  qui  couraient  sur  son  compte, 
écrivit  au  ministre  pour  se  justifier.  Echangé  et  entré  de  lui- 
même  à  la  Bastille,  comme  le  dit  noti'e  auteur,  le  lieutenant  de 
police  d'Argenson  lui  fît  subir  huit  interrogatoires,  du  15  jan- 
vier au  28  février.  Renvoyé  devant  un  conseil  de  guerre,  il 
quitta  la  Bastille  le  12  mars  et  fut  transféré  d'abord  à  Gre- 
noble, tandis  que  se  faisaient  de  nouvelles  informations,  puis 
à  Briançon,  où  se  réunit  le  conseil  de  guerre.  Ce  fut  seule- 
ment en  décembre  1709  que  le  jugement  fut  rendu;  M.  de  la 
Boulaye  fut  condamné  à  la  dégradation,  à  la  détention  perpé- 
tuelle et  à  la  confiscation  de  ses  biens. 

2.  C'est  une  erreur.  M.  de  la  Boulaye,  enfermé  à  Pierre- 
Encise,  où  il  resta  jusqu'en  décembre  1714,  fut  ensuite  exilé  à 
Chaumont-en-Bassigny  ;  on  ignore  l'époque  de  sa  mort. 


[Mars  1709]  DU  CHEVALIER  DE  QUIN'CY.  325 

manqué  en  se  rendant  trop  tôt,  le  proverbe  espagnol 
est  donc  vrai,  qui  dit  :  Tel  homme  a  été  brave  dans 
cette  action  ;  voulant  dire  par  là  qu'on  n'est  pas  brave 
toujours  dans  toutes  les  actions  de  guerre,  qu'on  l'est 
plus  ou  moins^ 

Je  fis  pendant  l'hiver  une  très  belle  recrue,  que 
j'envoyai  en  Flandres  joindre  le  régiment  qui  venoit 
d'y  arriver  de  Dauphiné.  Je  faisois  toujours  faire  mes 
affiches  pour  la  cavalerie,  non  pour  tromper,  mais 
pour  faire  venir  les  personnes  chez  moi,  à  qui  je  disois 
sur-le-champ  que  c'étoit  pour  l'infanterie.  Quelques- 
uns  ne  vouloient  pas  s'engager,  et  d'autres,  voyant 
ma  bonne  foi,  s'engageoient  avec  plaisir.  C'est  ce  qui 
m'arriva  à  l'égard  du  fils  d'un  milord,  jeune  homme 
de  vingt-deux  ans  fait  à  peindre.  Lui  ayant  dit  que 
c'étoit  pour  l'infanterie,  et  que  je  lui  donnerois  la 
même  paye,  et  plus,  qu'il  ne  recevroit  étant  cavaher, 
et  qu'il  auroit  un  cheval  de  moins  à  panser,  il  accepta 
volontiers  ma  proposition.  Je  lui  donnois  quatre  sols 
par  jour  de  mon  argent,  sans  la  paye  du  Roi.  Il  me 
fut  recommandé  par  un  seigneur  de  la  cour  de  Saint- 
Germain.  Il  étoit  officier  dans  un  régiment  anglois 
qui  étoit  en  Espagne  au  service  de  l'Archiduc  ;  il  avoit 
eu  une  affaire  d'honneur  contre  un  officier  de  son 
régiment,  qu'il  avoit  tué  :  ce  qui  l'obligea  d'abandon- 
ner l'Espagne  et  de  se  réfugier  en  France.  Étant  à 
Paris  et  n'ayant  point  d'argent,  il  fut  obligé  de 
s'engager. 

1.  Déjà  dit  ci-dessus,  p.  3. 


326  MÉMOIRES  [Juin  1709] 

CAMPAGNE   DE    1709 

ET  l'hiver  suivant. 


Le  froid,  depuis  la  veille  des  Rois^  fut  si  violent,  et 
il  dura  si  longtemps,  que  les  troupes,  tant  celles  des 
ennemis  que  les  nôtres,  sortirent  très  tard  de  leurs 
garnisons  et  de  leurs  quartiers  d'hiver  pour  entrer  en 
campagne.  Comme  rien  ne  pressoit,  je  ne  partis  de 
Paris,  avec  mon  ami  La  Bussière,  que  le  9  juin,  pour 
nous  rendre  en  Flandres.  Nous  avions  envoyé  deux 
mois  auparavant  nos  chevaux  au  régiment  ;  ainsi  nous 
fûmes  obligés  de  nous  en  aller  par  le  carrosse  d'Ar- 
ras.  Une  amie  de  ma  maîtresse,  qui  avoit  une  terre 
en  deçà  de  Senlis,  lui  proposa  de  venir  me  conduire 
dans  son  carrosse  et  de  coucher  dans  son  château  la 
nuit  que  le  carrosse  de  voiture^  coucheroit  à  Senlis  : 
ce  que  nous  acceptâmes  très  volontiers.  Je  laissai  donc 
aller  le  carrosse  d'Arras,  et  je  m'en  allai  avec  ces  deux 
dames.  Par  ce  moyen,  je  passai  encore  vingt-quatre 
heures  avec  une  personne  que  j'aimois  tendrement  et 
qui,  je  puis  dire,  m'aimoit  de  même.  Enfin  il  fallut 
nous  séparer.  Je  partis  en  poste  à  la  petite  pointe  du 
jour  pour  Senlis;  j'y  arrivai  une  heure  auparavant 
que  le  carrosse  en  sortît.  Je  trouvai  La  Bussière,  qui 

1.  Voyez  ci-dessus,  p.  321. 

2.  On  a  vu,  tome  I,  p.  107,  ce  que  signifiait  ce  terme. 


[Juin  1709J  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  327 

me  dit  :  «  Mon  ami,  nous  avons  de  quoi  passer  notre 
«  voyage  agréablement.  Deux  dames  de  Bruxelles, 
«  qui  s'en  retournent  dans  cette  ville,  sont  de  notre 
«  voyage.  Elles  sont  toutes  deux  fort  aimables.  Il  y  en 
«  a  une  qui  est  remplie  de  diamants  et  de  bijoux. 
«  Celle-ci  veut  absolument  nous  donner  tous  les  jours 
«  à  déjeuner  et  à  goûter.  Sa  conversation  est  spiri- 
«  tuelle  et  des  plus  amusantes.  »  J'écoutai  ce  dis- 
cours avec  assez  d'indifférence  :  je  quittois  une  maî- 
tresse qui  occupoit  si  fort  mon  cœur,  que  rien  ne  me 
faisoit  plaisir.  Dans  le  carrosse,  je  faisois  semblant  de 
dormir  pour  rêver  à  mon  aise  à  la  personne  que  je 
venoisde  quitter.  Nous  arrivâmes  à  Pont^,  et  le  dîner 
se  passa  sans  que  je  me  mêlasse  en  aucune  manière 
de  la  conversation. 

Pont.  —  Pont  est  une  petite  ville  située  sur  l'Oise, 
rivière  qui  prend  sa  source  dans  les  Ardennes,  à  deux 
lieues  en  deçà  de  Chimay,  et  qui,  après  avoir  passé  à 
Guise,  à  Ghauny,  à  Noyon,  à  Compiègne,  à  Beaumont, 
va  se  jeter  dans  la  Seine  près  de  Pontoise. 

Cependant,  l' après-dîner,  me  réveillant  comme  en 
sursaut,  je  pris  part  à  la  conversation.  La  dame  aux 
pierreries,  une  des  belles  personnes  que  j'aie  vues,  me 
badina  infiniment  sur  le  triste  et  morne  silence  qui 
m'avoit  occupé  jusqu'à  ce  moment.  Je  ne  lui  répli- 
quois  que  par  monosyllabes,  et  ce  fut  ainsi  que  nous 
arrivâmes  à  Gournay,  bourg  dans  un  fond. 

Gournatj.  —  Pendant  qu'on  faisoit  le  souper,  nous 
fûmes  nous  promener  dans  le  jardin  du  château,  qui 
appartenoit  à  M.  Amelot,  président  à  mortier  du  par- 

1.  Pont-Sainte-Maxence. 


328  MÉMOIRES  [Juin  1709] 

lement  de  Paris  ^  Je  donnai  le  bras  à  la  dame  des 
bijoux,  qui  recommença  son  badinage.  Le  souper  fut 
très  gai;  je  mangeai  assez  bien  pour  un  amoureux. 

Roye.  —  Le  lendemain,  nous  dinâmes  à  Roye,  petite 
ville  assez  bien  située,  qui  a  donné  le  nom  à  une 
ancienne  maison  qui  est  fondue  dans  celle  de  la  Roche- 
foucauld^. 

A  une  lieue  en  deçà  de  Roye,  nous  trouvâmes  Til- 
loloy^,  terre  appartenante  à  la  mère  de  notre  colonel^. 
Le  château,  l'avant-cour  et  les  écuries  sont  très  bien 
bâties  ;  il  y  a  une  avenue  de  tilleuls  d'Hollande  qui  a 
trois  quarts  de  lieue. 

Nous  fûmes  coucher  à  un  village  en  deçà  de  Péronne. 
Insensiblement,  je  m'accoutumois  aux  conversations 
enjouées  de  ma  pèlerine^.  Nous  fîmes  un  très  bon 
souper,  qui  fut  poussé  assez  loin.  Comme  il  y  avoit 

1.  Le  possesseur  de  ce  marquisat,  en  1709,  était  Michel-Jean 
Amelot,  conseiller  d'Etat,  alors  ambassadeur  extraordinaire 
en  Espagne,  qui  mourut  en  1724,  et  qui  n'appartint  au  Parle- 
ment que  comme  conseiller,  au  début  de  sa  carrière.  Ce  fut 
son  fils,  Charles-Michel,  mort  en  1730,  qui  fut  fait  président  à 
mortier  en  1712. 

2.  Par  le  mariage,  en  1557,  de  Charlotte  de  Roye,  héritière 
de  la  branche  du  Plessis,  avec  François  III,  comte  de  la  Roche- 
foucauld. Les  généalogistes  font  remonter  l'ancienne  maison 
de  Roye  jusqu'au  xi*  siècle. 

3.  Dans  le  département  de  la  Somme,  arrondissement  de 
Montdidier,  canton  de  Roye.  Une  «  maison  royale  »,  dit  M"*^  de 
Sévigné  {Lettres,  t.  IX,  p.  538). 

4.  M""^  de  Boisfranc  :  ci-dessus,  p.  92. 

5.  «  Pèlerin  se  dit  fîgurément  et  familièrement  pour  rusé, 
dissimulé  :  voilà  une  bonne  pèlerine.  ^)  [Dictionnaire  de  Trévoux.) 
Dans  le  présent  passage,  n'aurions-nous  pas  plutôt  le  sens  de 
compagne  de  voyage? 


[Juin  1709]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  329 

très  peu  de  chambres  dans  l'hôtellerie  où  nous  étions 
logés,  nous  fûmes  obligés  de  coucher  tous  quatre 
dans  la  même  chambre,  chacun  son  lit'' 

Péronne.  —  Le  12,  nous  fûmes  dîner  à  Péronne, 
ville  anciennement  frontière  et  une  des  clefs  du 
royaume.  Elle  est  située  dans  des  marais  que  la 
Somme  forme.  Les  bourgeois,  en  l'absence  du  gou- 
verneur et  du  lieutenant  de  roi,  commandent  dans  la 
ville^.  Elle  est  du  Santerre.  La  rivière  de  la  Somme 
prend  sa  source  à  Fervacques,  à  trois  lieues  au-dessus 
de  Saint-Quentin  ^  Après  avoir  passé  à  Ham,  à  Péronne, 
à  Corbie  et  à  Abbeville,  elle  va  se  jeter  dans  la  mer 
à  Saint-Valery. 

Bapaume.  —  Ce  même  jour,  nous  fûmes  coucher  à 
Bapaume,  petite  ville  très  bien  fortifiée,  dans  l'Artois. 
Les  François  en  sont  les  maîtres  depuis  l'année  1 641 , 
sous  le  règne  de  Louis  XIIL  Sa  jurisdiction  s'étend 
fort  loin  et  est  très  considérable^. 

Arras.  —  Le  13,  nous  arrivâmes  à  Arras,  grande 
ville  bien  fortifiée,  située  sur  la  Scarpe,  petite  rivière 
qui  prend  sa  source  à  trois  lieues  plus  bas  que  Saint- 
Pol,  et  qui  va  se  jeter  dans  l'Escaut  près  de  Mortagne, 

1 .  Ici  encore  nous  supprimons  une  anecdote  trop  soldatesque. 

2.  C'était  en  souvenir  de  la  belle  résistance  des  habitants 
lors  du  siège  de  la  ville,  en  1536,  par  le  prince  Henri  de  Nassau. 

3.  Fervacques,  au  xvu^  siècle,  n'était  déjà  plus  qu'une  ferme 
dépendant  du  village  de  Fonsomme  et  dans  la  cour  de  laquelle 
bouillonne  une  source  [fervas  aquse)  qui  donne  naissance  à  la 
Somme;  mais,  au  xi^  siècle,  il  avait  été  fondé  en  cet  endroit 
même  une  abbaye  d'Augustins,  qui,  plusieurs  fois  ruinée  pen- 
dant les  guerres  de  religion  et  pendant  celles  de  la  Fronde, 
avait  été  transportée  en  1648  à  Saint-Quentin. 

4.  Le  bailliage  comprenait  soixante-douze  paroisses. 


330  MÉMOIRES  [Juin  1709] 

après  avoir  passé  à  Arras,  à  Douay,  aux  abbayes 
d'Anchin,  de  Marchiennes  et  de  Saint-Amand^  ;  cette 
rivière  sépare  la  Flandre  d'avec  le  Hainaut.  L'évèché 
d' Arras  est  suffragant  de  Cambray.  Cette  ville  est  à  la 
France  depuis  l'année  1610.  Elle  est  divisée  en  deux  : 
la  cité,  où  est  bâtie  la  cathédrale,  et  la  ville,  dans 
laquelle  il  y  a  deux  places.  L'évêque  étoit  du  nom  de 
Sève  de  Rochechouart  ^  et  parent  de  ma  première 
femme  ^. 

Notre  souper  ne  fut  pas  si  gai  qu'à  l'ordinaire. 
Nous  devions,  le  lendemain,  quitter  pour  toujours  nos 
deux  dames,  elles  pour  aller  à  Bruxelles,  et  nous  pour 
rejoindre  le  régiment  à  l'armée.  J'appris  enfin  qui 
étoit  la  dame  aux  bijoux  :  son  mari  avoit  fourni  des 
fourrages  sous  le  ministère  du  comte  de  Bergeyck^, 
dans  le  temps  que  les  Espagnols  possédoient  le  Bra- 
bant  et  la  Flandre  espagnole.  Comme  il  étoit  dû  beau- 
coup à  son  mari,  elle  étoit  venue  à  Paris,  où  étoit 
alors  le  comte  de  Bergeyck^,  pour  se  faire  payer. 

Le  lendemain  1 4,  il  fallut  nous  séparer.  Nous  nous 
promîmes  fort  de  nous  écrire.  Pendant  quelques  mois 

1.  Toutes  trois  abbayes  de  l'ordre  de  Saint-Benoît  :  la  pre- 
mière fondée  au  xn*  siècle,  les  deux  autres  dès  le  vii*^. 

2.  Guy  de  Sève,  dit  de  Rochechouart,  évêque  d'Arras  depuis 
1670,  mort  en  1724. 

3.  Madeleine  de  Sève,  née  vers  1678,  épousa  en  premières 
noces  Anne  Potier,  seigneur  de  Notre-Dame-du-Parc,  puis,  en 
secondes  noces,  le  28  mai  1714,  notre  chevalier  de  Quincy; 
elle  mourut  le  2  octobre  1729. 

4.  Jean  de  Brouchoven,  comte  de  Bergeyck  (1644-1725), 
avait  été  trésorier  général  des  finances  aux  Pays-Bas  de  1688 
à  1699,  et  faisait  fonction  de  premier  ministre  de  l'Electeur. 

5.  D'après  Dangeau  (t.  XII,  p.  463),  il  n'arriva  à  Versailles 
que  le  6  juillet. 


[Juin  1709]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  331 

nous  exécutâmes  nos  promesses;  à  la  fin,  nous  nous 
sommes  oubliés  pour  quelque  temps  ^  C'est  ce  qui 
arrive  ordinairement  dans  les  amours  passagers. 

Nos  domestiques  nous  amenèrent  nos  chevaux  de 
bon  matin,  et  nous  nous  rendîmes  à  l'armée,  qui  étoit 
campée  dans  la  plaine  de  Lens,  dans  le  même  terrain 
où  le  Grand  Gondé  remporta,  l'année  1648,  une  vic- 
toire signalée  sur  l'armée  espagnole^,  commandée  par 
l'archiduc  Léopold  en  personne^  et  le  comte  de  Fuen- 
saldagnc*. 

Lens.  —  La  ville  de  Lens  est  à  cinq  lieues  d'Arras, 
à  quatre  heues  de  Lille  et  à  trois  de  Douay.  Elle  est 
située  sur  la  petite  rivière  de  Souchet,  qui  prend  sa 
source  à  Garency^,  près  du  Mont-Saint-Éloi*^,  et  elle 
va  se  jeter  dans  le  canal  de  Douay  à  Lille ^.  Elle  a  une 
jurisdiction  qui  est  fort  étendue.  Elle  étoit  fortifiée 
anciennement;   le  maréchal   de  Gassion^   fut  blessé 

1.  Notre  auteur  avait  écrit  toujours,  qu'il  a  corrigé  en  quelque 
temps;  en  effet,  il  revit  cette  dame  quelques  années  plus  tard. 

2.  Voyez  Y  Histoire  des  princes  de  Condé,  par  M.  le  duc 
d'Aumale,  t.  V,  p.  226  et  suivantes. 

3.  Léopold-Guillaume  (1614-1662),  fils  de  l'empereur  Fer- 
dinand II,  évêque  de  Strasbourg  et  de  Breslau  et  grand  maître 
de  l'ordre  Teutonique,  était  alors  gouverneur  des  Pays-Bas 
espagnols. 

4.  Alonzo  Ferez  de  Vivero,  comte  de  Fuensaldana,  était 
capitaine  général  des  Pays-Bas  sous  l'archiduc. 

5.  Arrondissement  d'Arras,  chef-lieu  d'une  principauté  qui 
a  donné  son  nom  à  une  branche  de  la  maison  de  Bourbon. 

6.  Abbaye  de  chanoines  réguliers  de  l'ordre  de  Saint-Augus- 
tin, à  une  lieue  nord-ouest  d'Arras. 

7.  Ou  plutôt  dans  la  Deule  canalisée. 

8.  Jean  de  Gassion,  né  en  1609,  avait  servi  d'abord  sous 
Gustave-Adolphe,  dont  il  fut  un  des  élèves  les  plus  brillants  ; 


332  MÉMOIRES  [Juin  1709] 

mortellement  en  faisant  le  siège  de  cette  ville  en  l'an- 
née 1 647  ;  il  mourut  de  cette  blessure  quelques  jours 
après,  à  Arras. 

La  droite  de  l'armée  étoit  appuyée  au  canal  de 
Douay  à  Lille,  près  de  Courrières^  la  gauche  à  Cam- 
brin,  près  de  Béthune^,  et  le  quartier  général  étoit  à 
Lens,  la  Bassée  à  une  petite  demi -lieue  devant  le 
front  de  nos  lignes.  Le  maréchal  de  Villars,  qui  s'étoit 
chargé  avec  plaisir  du  commandement  de  l'armée  de 
Flandres^,  quoiqu'elle  devoit  être  d'un  tiers  moins 
forte  que  celle  des  alliés,  et  qu'elle  devoit  être  dis- 
persée depuis  la  Sambre  jusqu'à  la  mer,  prit  toutes 
les  précautions  possibles  pour  s'opposer  aux  projets 
des  trois  plus  grands  capitaines  de  l'Europe,  le  prince 
Eugène,  le  duc  de  Marlborough  et  M.  de  Cadogan*.  Il 
fit  travailler,  dans  les  endroits  où  il  n'y  avoit  point  de 
marais  et  d'inondations,  à  un  bon  retranchement, 
flanqué  par  des  redans  avec  doubles  fossés  devant  le 

il  contribua  puissamment  à  la  victoire  de  Rocroy,  qui  lui  valut 
le  bâton  de  maréchal  de  France. 

1.  Aujourd'hui  Pas-de-Calais,  arrondissement  de  Béthune, 
canton  de  Carvin. 

2.  Chef-lieu  de  canton  du  Pas-de-Calais.  Il  y  a  une  douzaine 
de  kilomètres  entre  ces  deux  localités. 

3.  Le  maréchal  de  Boufflers  avait  d'abord  eu  ce  commande- 
ment; mais  il  tomba  malade  à  la  fin  de  l'hiver,  et  Villars  fut 
désigné  pour  le  remplacer,  sous  Monseigneur,  qui  devait  nomi- 
nalement commander  en  chef. 

4.  Guillaume  Cadogan,  favori  de  Marlborough,  qu'il  n'avait 
pas  quitté  depuis  1702,  était  lieutenant  général  depuis  le 
1''''  janvier  1709;  il  eut  en  1714  un  titre  de  comte  et  le  cordon 
de  la  Jarretière.  Ses  talents  étaient  plus  estimés  comme  diplo- 
mate que  comme  général,  et  la  qualification  que  notre  auteur 
lui  accorde  ne  laisse  pas  d'étonner. 


[Juin  1709]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  333 

front  de  son  armée,  et  il  y  fit  mettre  cent  pièces  de 
canon*.  Dans  cette  situation,  nous  attendîmes  de  pied 
ferme  les  ennemis  pendant  quelques  semaines.  Gomme 
le  pays  n'est  que  plaine,  l'on  voyoit  d'un  coup  d'œil 
toute  l'armée,  spectacle  qui  faisoit  grand  plaisir. 

La  Bassée.  —  Nous  allions  souvent  nous  promener 
à  la  Bassée  à  pied,  ville  qui  avoit  été  autrefois  très  bien 
fortifiée^.  Elle  est  située  sur  la  Deule,  petite  rivière 
qui  prend  sa  source  près  de  cette  ville  et  qui  va  se 
jeter  dans  la  Lys  vis-à-vis  de  Warneton^,  après  avoir 
traversé  Lille.  Il  m'a  été  dit  que  cette  place  avoit  été 
la  cause  de  la  fortune  et  de  l'opulence  du  grand-père  "* 
du  marquis  de  Broglie  et  du  maréchal  de  France  son 
frère  ^.  Anciennement,  les  gouverneurs  des  places 
frontières  étoient  obligés  d'entretenir  les  troupes  de 
leurs  garnisons  par  les  contributions  qu'ils  tiroient  du 
pays  ennemi.  Le  marquis  de  Nancré^,  gouverneur  de 
la  Bassée,  ayant  représenté  à  la  cour  qu'il  lui  étoit 
impossible  d'entretenir  sa  garnison  avec  le  peu  de 
contribution  qu'il  tiroit  des  pays  ennemis,  le  Roi  lui 

1.  Mémoires  militaires,  t.  IX,  p.  34-35. 

2.  La  Bassée  est  à  quatre  lieues  à  l'ouest  de  Béthune,  sur  la 
route  de  Lille. 

3.  Localité  actuellement  en  Belgique,  sur  la  rive  droite  de 
la  Lys,  qui  forme  à  cet  endroit  la  frontière  française. 

4.  François-Marie,  comte  de  Broglie,  passa  au  service  de 
France  en  1643  et  eut  un  régiment  de  cavalerie  ;  maréchal  de 
camp  en  1647,  il  devint  lieutenant  général  en  1650  et  mourut 
en  1656.  C'est  l'auteur  de  la  branche  des  Broglie  établis  en 
France. 

5.  Ci-dessus,  p.  20  et  42. 

6.  Claude-Antoine  de  Dreux,  comte  de  Nancré,  lieutenant 
général  en  1672,  mort  en  1689. 


334  MÉMOIRES  [Juin  1709] 

accorda  le  gouvernement  d'Arras,  et  il  donna  celui  de 
la  Bassée  à  M.  de  Broglie\  qui  trouva  le  moyen, 
non  seulement  d'entretenir  très  bien  sa  garnison,  mais 
aussi  d'amasser  des  biens  immenses^.  Il  étoit  Piémon- 
tois  et  très  peu  aidé  de  la  fortune.  Revenons  à  notre 
armée. 

Quelque  temps  après  que  je  fus  arrivé,  le  maréchal 
de  Villars  fit  la  revue  générale.  Comme  nous  étions 
de  la  brigade  de  Piémont,  campée  à  la  droite,  dès  que 
notre  général  eut  passé  devant  notre  régiment,  je 
montai  à  cheval  et  je  le  suivis.  Je  trouvai  les  troupes 
de  l'armée  en  bon  état,  surtout  la  cavalerie  de  l'élec- 
teur de  Bavière.  Il  se  passa  une  chose  assez  risible 
pendant  la  revue.  Il  faisoit  un  temps  inconstant  et 
fort  variable  ;  la  pluie  succédoit  au  soleil,  et  le  soleil 
succédoit  à  la  pluie.  Quand  le  soleil  paroissoit,  le 
maréchal  se  coiffoit  d'un  beau  chapeau,  bordé  d'un 
point  d'Espagne  d'or,  avec  une  cocarde  et  un  plumet 
blanc,  et,  dès  que  la  pluie  revenoit,  il  demandoit  à 
son  laquais  un  vieux  chapeau  sans  plumet  et  sans 
cocarde.  Il  fit  cette  manœuvre  sept  ou  huit  fois,  et 
cela  en  présence  du  chevalier  de  Saint-Georges  (Jac- 
ques III,  roi  d'Angleterre)  2,  de  Monsieur  le  Duc^  et 

1.  C'est  en  1650  que  M,  de  Broglie  eut  le  gouvernement  de 
la  Bassée;  mais  son  prédécesseur  n'était  pas  M.  de  Nancré, 
qui  n'eut  d'ailleurs  le  gouvernement  d'Arras  qu'en  1679. 

2.  C'est  aussi  ce  que  dit  Saint-Simon  dans  deux  Additions  à 
Dangeau. 

3.  Jacques-François-Edouard  Stuart,  fils  de  Jacques  II,  avait 
été  reconnu  roi  d'Angleterre  par  Louis  XIV  en  1701.  Il  servait 
comme  volontaire  dans  l'armée  de  Villars.  [Mémoires  de  Saint- 
Simon,  éd.  1873,  t.  VII,  p.  86  et  100.) 

4.  Louis  III  de  Bourbon-Condé,  duc  de  Bourbon  (1668-1710); 


[Juin  1709J  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  335 

de  tous  les  seigneurs  qui  les  suivoient.  Gela  nous  parut 
crasseux^  et  indécent. 

Pendant  tout  le  temps  que  nous  restâmes  dans  ce 
camp,  les  généraux  de  l'armée  des  alliés  lui  firent  faire 
plusieurs  marches  et  contre-marches  pour  tâcher  de 
surprendre  le  général  françois,  qui  resta  toujours 
ferme  dans  la  situation  où  il  a  voit  posté  ses  troupes. 

Le  24,  nous  apprîmes  enfin  que  les  ennemis  mar- 
choient  sur  trois  colonnes  pour  venir  nous  attaquer-. 
La  première  étoit  commandée  par  le  prince  Eugène, 
elle  venoit  sur  la  Bassée  ;  la  seconde,  commandée  par 
milord  Marlborough,  marchoit  le  long  du  canal  de 
Douay,  et  la  troisième  par  la  plaine  de  Pont-à-Marcq^. 
La  première  devoit  attaquer  nos  lignes  de  la  plaine  de 
Lens  vis-à-vis  la  Bassée  :  ainsi  nous  aurions  eu  affaire 
contre  elle.  La  seconde  devoit  faire  son  attaque  au 
Pont-à-SaultS  et  la  troisième  près  de  Berclau^  près 
dudit  canal. 

Notre  armée  se  mit  en  bataille  dans  le  dessein  de 
les  bien  recevoir.  Toutes  nos  troupes  avoient  une 
envie  extraordinaire  d'en  venir  aux  mains.  Mais  leur 
fière  contenance  et  les  savantes  dispositions  du  maré- 
chal de  Villars  empêchèrent  les  ennemis  d'exécuter 
leurs  projets.  On  peut  dire,  à  la  louange  de  notre 
général,  qu'il  avoit  pris  si  bien  ses  mesures  et  que 

il  avait  épousé  une  fille  de  Louis  XIV  et  de  M-^^  de  Montespan. 

1.  «  On  dit  aussi  crasseux  pour  sordidement  avare.  »  (Dic- 
tionnaire de  Trévoux.) 

2.  Mémoires  militaires,  t.  IX,  p.  33. 

3.  Chef-lieu  de  canton  de  l'arrondissement  de  Lille. 

4.  Localité  que  les  cartes  n'indiquent  pas  ;  c'était  sans  doute 
un  pont  sur  le  canal  de  la  Bassée. 

5.  Billy-Berclau,  à  trois  kilomètres  est  de  la  Bassée. 


336  MÉMOIRES  [Juin  1709] 

ses  dispositions  étoient  si  parfaites,  que  milord  Marl- 
borough  et  le  prince  Eugène  jugèrent  qu'ils  perdroient 
la  plus  grande  partie  de  leurs  troupes,  s'ils  nous  atta- 
quoient  dans  nos  lignes,  d'autant  plus  que  le  maré- 
chal de  Villars  s'étoit  attiré  la  confiance  du  soldat. 

Le  25,  ayant  appris  que  les  généraux  ennemis 
avoient  pris  le  parti  de  se  retirer,  il  leur  fit  dire  par 
un  de  leurs  trompettes,  qui  étoit  venu  dans  notre 
camp  dans  le  dessein  peut-être  de  reconnoître  notre 
contenance,  qu'il  étoit  bien  fâché  qu'ils  se  fussent 
arrêtés  au  milieu  de  leur  marche  ;  que,  s'il  ne  s'agis- 
soit,  pour  avoir  le  plaisir  de  les  voir,  que  de  faire 
raser  les  lignes  qui  étoient  devant  son  armée,  il  les 
feroit  disparoître  promptement.  Les  officiers  généraux 
des  deux  armées  regardèrent  ce  propos  comme  une 
véritable  fanfaronnade.  Il  étoit  connu  de  tout  le  monde 
pour  un  homme  accoutumé  à  tenir  de  pareils  discours. 

Les  ennemis,  après  avoir  pris  le  parti  de  la  retraite, 
mirent  leur  droite  à  la  Lys  et  leur  gauche  à  la  Deule. 
Pour  nous,  contents  de  ce  qu'ils  n'avoient  pas  osé 
nous  attaquer,  nous  restâmes  dans  notre  même  situa- 
tion, toute  l'armée  sur  une  seule  ligne,  excepté 
quelques  escadrons  de  distance  en  distance,  qui  ser- 
voient  de  corps  de  réserve.  Presque  toute  notre  cava- 
lerie étoit  campée  près  de  Douay,  par  rapport  aux 
fourrages,  aux  ordres  du  chevalier  de  Luxembourg^. 

Après  la  retraite  des  ennemis,  ils  envoyèrent  un 
gros  détachement  pour  s'emparer  de  l'abbaye  de 
Saint- Amand,  située,  comme  il  est  dit  ci-dessus^,  sur 
la  Scarpe. 

1.  Mémoires  militaires,  t.  IX,  p.  34. 

2.  Ci-dessus,  p.  330. 


[Juillet  1709]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  337 

Enfin,  les  généraux  des  ennemis  ne  voulant  point 
laisser  une  armée  aussi  formidable  que  la  leur  inutile, 
ils  prirent  le  parti  d'entreprendre  le  siège  de  Tour- 
nay,  place  des  plus  considérables  de  toute  la  Flandre, 
non  seulement  par  rapport  à  sa  situation,  mais  aussi 
par  rapport  aux  fortifications  de  la  ville  et  de  la  cita- 
delle, qui  est  une  des  plus  fortes  de  l'Europe  ^  Gomme 
ils  étoient  bien  instruits  qu'il  y  avoit  très  peu  de 
vivres  et  encore  moins  d'argent,  ils  ne  balancèrent 
point  d'en  faire  le  siège.  Le  marquis  de  Surville,  de 
la  maison  d'Hautefort-,  qui  s'étoit  très  distingué  l'an- 
née auparavant  pendant  le  siège  de  Lille,  fut  nommé 
par  le  Roi  pour  défendre  cette  place.  M.  Dolet,  lieute- 
nant de  roi  de  la  ville^,  et  M.  de  Ravignan*,  tous 
deux  maréchaux  de  camp,  étoient  sous  ses  ordres 
avec  onze  bataillons,  deux  escadrons  de  dragons, 
deux  de  cavalerie,  huit  cents  invalides,  cent  mineurs 
et  cent  canonniers.  Milord  Marlborough  se  chargea  du 
siège,  et  le  prince  Eugène  de  l'armée  d'observation, 

1.  Il  y  a  une  description  des  fortifications  et  de  la  citadelle 
de  Tournay  dans  le  Grand  Dictionnaire  géographique  de  Bruzen 
de  la  Martinière. 

2.  Louis-Charles  d'Hautefort,  tome  I,  p.  81. 

3.  Renaud  Dolet  était  capitaine  de  grenadiers  au  régiment 
de  Navarre,  lorsque,  en  1695,  les  blessures  qu'il  avait  reçues 
l'ayant  mis  dans  l'impossibilité  de  continuer  à  servir,  on  lui 
donna  la  majorité  de  la  citadelle  de  Tournay,  puis  la  lieute- 
nance  de  roi  de  cette  ville  ;  nommé  maréchal  de  camp  en  mai 
1709,  il  mourut  en  1713,  gouverneur  de  Montlouis. 

4.  Joseph  de  Mesmes,  marquis  de  Ravignan  (1670-1742), 
avait  été  colonel  du  régiment  de  Foix  ;  sa  belle  conduite  à  la 
défense  de  Lille  le  fit  nommer  maréchal  de  camp  en  novembre 
1708,  et  il  devint  lieutenant  général  en  1718. 

II  22 


338  MÉMOIRES  [Juillet  1709] 

qui  mit  la  droite  au  pont  de  Tressin*  et  la  gauche 
entre  Saint- Amand  et  Mortagne. 

Dès  que  le  maréchal  de  Villars  fut  informé  du  véri- 
table dessein  des  généraux  ennemis,  il  fit,  le  218, 
lever  le  camp  de  son  armée  pour  la  faire  camper 
entre  Denain,  où  il  appuya  sa  droite,  et  sa  gauche  à 
l'abbaye  de  Marchiennes. 

Denain.  —  Le  bourg  de  Denain,  où  il  y  a  une 
abbaye^  dont  le  chapitre  est  composé  d'une  abbesse 
et  de  quinze  chanoinesses  qui  font  des  preuves  de 
noblesse  comme  à  Mons  et  à  Maubeuge,  est  situé  sur 
l'Escaut,  rivière  qui  prend  sa  source  à  Beaurevoir, 
près  le  Gatelet,  et  qui,  après  avoir  passé  à  Cam- 
bray,  à  Bouchain,  à  Valenciennes,  à  Gondé,  à  Mor- 
tagne, à  Tournay,  à  Oudenarde,  à  Gand,  à  Dender- 
monde,  à  Anvers,  va  se  jeter  dans  l'Océan  par  deux 
branches . 

Une  partie  de  l'armée,  dont  nous  étions,  traversa 
Douay  pour  se  rendre  dans  le  nouveau  camp.  Nous  y 
restâmes  pendant  le  siège  de  Tournay;  nous  avions 
devant  nous  Valenciennes,  et  Bouchain  derrière  nous. 
Le  marquis  de  la  Frézelière^,  lieutenant  général,  ami 
et  parent   de  notre  famille,   commandoit  un  camp 

1.  Département  du  Nord,  arrondissement  de  Lille,  canton 
de  Launoy. 

2.  Tome  I,  p.  36. 

3.  Jean-François-Angélique  Frézeau,  marquis  de  la  Fréze- 
lière  (1672-1711),  avait  eu  une  lieutenance  générale  d'artillerie 
en  survivance  de  son  père  ;  brigadier  en  1702,  il  avait  com- 
mandé, de  1703  à  1707,  une  partie  de  l'artillerie  de  l'armée 
d'Allemagne.  Boufflers  le  demanda  pour  coopérer  à  la  défense 
de  Lille,  et  il  fut  fait  lieutenant  général  à  la  suite  du  siège. 


[Juillet  1709J  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  339 

volant  sous  Valenciennes,  à  l'abbaye  de  Saint-Sauve*. 
Les  troupes  qui  le  composoient  étoient  destinées  à 
défendre  cette  dernière  place  en  cas  de  siège.  Je  fus 
le  voir  pour  le  prier  de  servir  volontaire  sous  ses 
ordres,  s'il  étoit  assiégé.  Il  fut  charmé  du  dessein  que 
j'avois,  et  il  me  promit  de  me  demander  au  maréchal; 
mais  j'en  fus  pour  ma  bonne  volonté,  comme  il  se 
verra  dans  la  suite. 

Prise  de  Warneton.  —  Le  5  juillet,  nous  apprîmes 
que  M.  d'Artagnan,  lieutenant  général,  ayant  sous  ses 
ordres  MM.  de  Vieuxpont^  et  de  Gonflans^,  maréchaux 
de  camp,  avoit  fait  attaquer,  le  jour  d'auparavant, 
par  les  brigades  de  Navarre^,  de  Gharost^  et  de  Lan- 
noy^,  soutenues  par  neuf  escadrons  de  dragons  et 
quatre  de  cavalerie,  Warneton,  petite  ville  située  sur 

1.  Abbaye  bénédictine  fondée  dès  le  vin*  siècle,  sur  le  bord 
de  l'Escaut. 

2.  Guillaume-Alexandre,  marquis  de  Vieuxpont,  mort  en 
1728,  avait  été  lieutenant-colonel  du  régiment  de  Bourbon; 
fait  brigadier  en  1702,  il  reçut  le  grade  de  maréchal  de  camp 
en  1704,  après  la  bataille  d'Hochstedt,  et  devint  lieutenant 
général  en  1710. 

3.  Jean-Chrétien  de  Watteville,  marquis  de  Conflans,  avait 
été  nommé  maréchal  de  camp  en  même  temps  que  M.  de 
Vieuxpont,  et  il  sera  fait  aussi  lieutenant  général  en  1710;  il 
avait  eu  un  régiment  de  cavalerie  dès  1694. 

4.  Ce  régiment,  le  quatrième  des  vieux  corps,  avait  pour 
origine  le  régiment  des  gardes  du  roi  de  Navarre  ;  son  colo- 
nel, depuis  le  16  février  1709,  était  le  marquis  de  Gassion. 

5.  C'est  le  régiment  de  Dauphiné  que  commandait  depuis 
1702  le  marquis  de  Charost,  Louis-Joseph  de  Béthune. 

6.  Louis-Auguste,  comte  de  Lannoy,  était  depuis  1702  colo- 
nel d'un  régiment  de  son  nom,  qui  fut  incorporé  dans  celui  de 
Piémont  en  1714. 


340  MÉMOIRES  [Juillet  1709] 

la  Lys  et  au  delà,  dans  laquelle  il  y  avoit  environ  deux 
mille  hommes,  pendant  que  le  chevalier  de  Pezeux^ 
maréchal  de  camp,  et  M.  du  Buisson^,  brigadier,  qui 
étoient  partis  d'Ypres  à  la  tête  de  deux  mille  cinq 
cents  hommes,  l'attaquoient  par  un  autre  côté  ;  qu'a- 
près quelques  décharges  de  six  pièces  de  canon  qu'on 
avoit  fait  venir  d'Ypres,  il  avoit  fait  donner  l'assaut; 
que  la  plus  grande  partie  de  cette  garnison  avoit  été 
tuée  et  noyée,  excepté  huit  cents  hommes  qui  avoient 
été  faits  prisonniers  avec  le  commandant,  un  colonel, 
un  lieutenant-colonel  et  une  trentaine  d'officiers;  que, 
l'affaire  finie,  M.  d'Artagnan,  après  avoir  fait  enlever 
les  magasins  de  blé  et  de  farine,  avoit  fait  raser  les 
retranchements  et  abattre  les  murailles,  et  qu'il  s'étoit 
retiré  si  à  propos,  que  le  gros  corps  de  troupes,  aux 
ordres  du  général  Wilkers,  que  le  prince  Eugène 
avoit  envoyé  pour  le  combattre,  arriva  trop  tard. 
Cette  action  fit  beaucoup  d'honneur  à  M.  d'Artagnan  ^ 

Le  8  juillet  au  soir,  la  nouvelle  vint  au  camp  que 
les  ennemis  avoient  ouvert  la  tranchée,  la  nuit  du  7 
au  8,  à  trois  endroits  devant  la  ville  de  Tournay^ 

Le  prince  Eugène  envoya,  le  18  juillet,  six  cents 

1-  Clériadus  de  Pra-Balesseau,  chevalier,  puis  vicomte  de 
Pezeux,  colonel  d'infanterie  en  1695  et  de  dragons  en  1702, 
avait  servi  en  Italie  jusqu'en  1706,  et  était  maréchal  de  camp 
de  la  promotion  de  mars  1709. 

2.  C'était  un  Suisse,  colonel  réformé  que  le  Roi  avait  fait  bri- 
gadier en  avril  1706;  il  fut  blessé  grièvement  à  cette  attaque 
de  Warneton. 

3.  Mémoires  militaires,  t.  IX,  p.  50-51;  Histoire  militaire  de 
Quincy,  t.  VI,  p.  159-160. 

4.  On  pensait  que  Tournay  résisterait  trois  mois,  et  que,  par 


[Juillet  1709]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  344 

grenadiers,  soutenus  par  dix  bataillons  et  quinze  esca- 
drons, pour  s'emparer  de  Marchiennes,  oii  nous 
n'avions  que  six  cents  hommes  aux  ordres  de  M.  de 
Creny^  capitaine  au  régiment  de  Navarre,  officier  de 
distinction,  et  qui  s'étoit  attiré  la  confiance  du  maré- 
chal de  Villars.  Le  comte  d'Angennes,  brigadier  des 
armées  du  Roi^,  ayant  appris  que  cette  petite  ville 
alloit  être  attaquée,  y  marcha  promptement  à  la  tète 
de  sa  brigade,  sans  aucun  ordre,  et  il  fut  suivi  après 
par  deux  régiments  de  dragons.  Les  ennemis  s'em- 
parèrent d'abord  d'un  poste  proche  la  ville;  mais 
l'officier  général  chargé  de  cette  expédition,  faisant 
réflexion  que  cette  petite  place  pouvoit  être  défendue 
par  toute  notre  armée,  jugea  à  propos  de  se  retirer. 
Il  fît  parfaitement  bien  ;  car  il  auroit  été  très  bien  reçu. 
Deux  jours  après,  je  me  rendis  à  Marchiennes.  Je 
fus  voir  l'abbaye,  qui  a  été  fondée  par  une  sœur  du 
grand  Clovis^.  Je  montai  sur  la  grosse  tour  de  l'éghse, 
d'où  nous  apercevions  les  deux  armées,  celle  des 
ennemis  et  la  nôtre.  Si  le  spectacle  de  voir  dans  la 


conséquent,    les    ennemis    ne   pourraient  entreprendre   rien 
d'autre  cette  campagne.  [Mémoires  militaires,  t.  IX,  p.  41.) 

1.  Louis-Adrien  de  Creny,  d'une  famille  de  Normandie. 

2.  Charles  d'Angennes  de  Poigny,  colonel  d'un  régiment 
d'infanterie,  était  brigadier  depuis  le  mois  de  juin  1708;  il 
avait  reçu  à  Oudenarde  une  grave  blessure,  et  fut  tué  à  Mal- 
plaquet,  à  l'âge  de  trente  ans.  Il  avait  épousé  la  fille  de  M.  Des- 
maretz  de  Vaubourg,  frère  du  contrôleur  général.  C'était  un 
homme  très  estimé,  quoique  bègue.  [Mémoires  de  Sourches, 
t.  XII,  p.  64.) 

3.  D'après  la  Gallia  christiana,  t.  III,  p.  393,  cette  abbaye 
ne  fut  fondée  qu'en  643. 


342  MÉMOIRES  [Juillet  1709] 

plaine  de  Lens  notre  armée  d'un  seul  coup  d'œil 
nous  faisoit  plaisir,  celui  de  voir  à  vu  d'oiseau  deux 
armées  si  formidables,  qu'une  petite  rivière  séparoit, 
nous  donna  beaucoup  plus  d'admiration.  Je  ne  pus 
m'empècher  de  faire  des  réflexions  touchant  le  triste 
état  d'un  pays  obligé  de  contenir  tant  de  troupes. 
Quelle  cruelle  désolation  !  N'y  aura-t-il  jamais  de 
bornes  à  l'ambition  des  princes?  Seront-ils  toujours 
les  tyrans  des  peuples,  et  non  leurs  pères? 

Le  24  juillet,  le  marquis  de  Nangis,  maréchal  de 
camp^  le  chevalier  d'Albergotti,  brigadier^,  et  M.  de 
Montaran  ^,  capitaine  aux  gardes,  attaquèrent  par  trois 
endroits  différents,  à  la  tête  de  cinq  cents  grenadiers, 
l'abbaye  d'Hasnon*,  située  sur  la  rive  droite  de  la 
Scarpe,  dans  laquelle  il  y  avoit  deux  cents  hommes, 

1.  Louis-Armand  de  Brichanteau  était  maréchal  de  camp 
depuis  le  19  juin  1708.  C'était  alors  «  le  favori  des  dames  »  et 
«  la  fleur  des  pois  »  de  la  cour;  mais  il  devait  devenir  en  1741 
un  «  fort  plat  maréchal  de  France.  »  [Mémoires  de  Saint- 
Simon,  t.  XII,  p.  17  et  271.) 

2.  Jacques,  chevalier  d'Albergotti,  neveu  (Dangeau  dit  : 
frère)  du  lieutenant  général,  était  lieutenant-colonel  du  régi- 
ment de  son  oncle,  et  brigadier  depuis  novembre  1704.  [Chro- 
nologie militaire  de  Pinard,  t.  VIII,  p.  159.) 

3.  Michel  Michau  de  Montaran,  d'une  famille  de  Bretagne, 
reçut  une  grave  blessure  à  Malplaquet,  et  parvint,  en  1719, 
au  grade  de  brigadier;  il  mourut  le  30  juin  1731,  à  cinquante- 
six  ans.  Il  était,  dit  Saint-Simon  [Mémoires,  t.  XVI,  p.  100), 
«  estimé  dans  son  métier,  fort  gros  et  fort  honnête  joueur, 
et  par  là  mêlé  depuis  longtemps  avec  le  meilleur  et  le  plus 
grand  monde.  » 

4.  Abbaye  mixte  d'hommes  et  de  femmes,  fondée  dans  le 
diocèse  d'Arras  à  la  fin  du  vu"  siècle;  elle  fut,  au  xi%  donnée 
aux  religieux  de  l'ordre  de  Saint-Benoît.  C'est  aujourd'hui  une 


[Juillet  1709]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  343 

qui  furent  tous  sabrés  ou  faits  prisonniers'.  Nous 
perdîmes  dans  cette  attaque  douze  grenadiers  et  le 
chevalier  d'Albergotti,  qui  fut  beaucoup  regretté  ;  il 
promettoit  beaucoup. 

Le  23,  le  camp  volant  de  M.  d'Artagnan  et  celui  de 
M.  de  Puyguyon^  arrivèrent  à  notre  armée. 

Ce  jour-là,  je  fus  voir,  sur  les  quatre  heures  après 
dîner,  le  maréchal  de  Villars  ;  il  n'y  avoit  que  deux 
personnes  avec  lui.  Un  quart  d'heure  après,  il  nous 
dit  :  «  Messieurs,  je  vais  rendre  visite  au  chevalier 
«  de  Saint-Georges.  »  Nous  le  suivîmes.  Nous  trou- 
vâmes ce  prince  avec  cinq  ou  six  personnes  de  sa 
nation;  il  nous  ordonna  de  nous  asseoir.  Nous  res- 
tâmes une  bonne  heure  avec  lui.  Sa  conversation 
tomba  et  roula  beaucoup  sur  la  ville  de  Londres,  et, 
touchant  le  grand  froid  que  nous  avions  essuyé  en 
France  pendant  le  dernier  hiver,  il  nous  dit  que, 
pendant  un  certain  hiver,  la  Tamise  avoit  été  prise, 
ce  qui  étoit  une  marque  que  le  froid  de  cette  année 
avoit  été  plus  violent  que  celui  de  1709,  puisque  cette 
rivière  ne  l'avoit  point  été  pendant  l'hiver  dernier.  Il 
nous  parut  qu'il  se  faisoit  un  plaisir  de  parler  d'une 
nation  à  qui  certainement  sa  maison  n'avoit  point 
d'obligation.  Le  maréchal  parla  ensuite  sur  les  ma- 

commune  du  canton  de  Saint-Amand,  arrondissement  de 
Valenciennes. 

1.  Mémoires  militaires,  t.  IX,  p.  66-67;  Mémoires  de 
Sourches,  t.  XII,  p.  19. 

2.  François  de  Granges  de  Surgères,  marquis  de  Puyguyon, 
avait  eu  un  régiment  de  cavalerie  dès  1691  ;  maréchal  de  camp 
en  1704  et  lieutenant  général  en  juin  1708,  il  ne  servit  plus 
après  Malplaquet. 


344  MÉMOIRES  [Juillet  1709] 

nœuvres  de  guerre  :  «  Je  chercherai,  lui  dit-il,  les 
«  occasions  de  combattre  les  alliés,  malgré  la  supé- 
«  riorité  de  leurs  troupes,  dans  une  belle  place,  dans 
«  laquelle  je  pourrai  faire  manœuvrer  mon  infanterie 
«  la  baïonnette  au  bout  du  fusil,  et,  par  ce  moyen, 
«  je  suis  presque  assuré  de  la  victoire.  »  Discours 
dont  il  auroit  dû  se  ressouvenir  lorsque  l'armée  du 
Roi  marcha  à  Malplaquet  pour  s'approcher  de  celle 
des  ennemis. 

Le  lendemain,  un  de  mes  amis,  lieutenant  au  régi- 
ment de  la  Marine,  vint  me  voir.  Il  me  dit  que  le 
marquis  de  Fervacques,  colonel  du  régiment  de  Pié- 
mont*, lui  avoit  donné  une  compagnie  dans  son  régi- 
ment. «  Vous  allez  avoir  bien  des  affaires  :  tous  les 
«  lieutenants  voudront  en  découdre  avec  vous,  »  lui 
répondis-je.  —  «  Je  m'y  attends,  »  me  répondit-il 
avec  un  air  gai.  Ce  jeune  homme  n'avoit  que  dix-huit 
ans.  Le  jour  suivant,  il  entra  de  bonne  heure  dans  ma 
tente;  sa  contenance  étoit  fort  tranquille.  «  Ces  mes- 
«  sieurs,  me  dit-il,  sont  venus  au  nombre  de  six,  de 
«  bon  matin,  pour  me  faire  le  compHment  dont  vous 
«  m'aviez  prévenu.  J'en  ai  mis  deux  sur  le  carreau, 
«  et  ensuite  je  leur  ai  tenu  ce  discours  :  «  Quoi,  Mes- 
«  sieurs!  vous  prétendez  que  je  me  batte  contre  tous 
«  les  lieutenants  de  trois  bataillons?  Je  vous  ai  fait 
c(  voir  que  j'étois  digne  d'entrer  dans  votre  régiment. 

1.  Anne-Jacques  de  Bullion  (1679-1745)  avait  eu  d'abord  le 
régiment  de  Bassigny,  puis  celui  de  Piémont  en  1705;  briga- 
dier en  1710,  il  recevra  le  gouvernement  du  Maine  et  du 
Perche  en  1715,  l'ordre  du  Saint-Esprit  en  1724,  enfin  le 
grade  de  lieutenant  général  en  1738. 


[Juillet  1709]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  345 

«  En  voilà  deux  par  terre,  qui  mordent  la  poussière; 
«  c'est  assez.  Le  premier  qui  sera  assez  hardi  pour 
«  venir  se  battre  contre  moi,  je  lui  casserai  la  tête 
«  avec  un  pistolet.  »  Les  quatre  autres  ne  jugèrent 
«  pas  à  propos  de  s'exposer  témérairement;  mais,  en 
«  s'en  allant,  le  troisième  me  dit  :  Je  vous  trouverai 
«  ailleurs,  et  sans  être  armé  d'un  pistolet.  »  Ce  com- 
bat fit  tant  de  bruit,  que  le  marquis  de  Fervacques  en 
fut  informé  dans  le  moment.  Il  ordonna  les  arrêts  aux 
lieutenants,  et  sur-le-champ  il  en  écrivit  à  la  cour.  Les 
malheureux  lieutenants  furent  cassés.  Quels  reproches 
M.  de  Fervacques  ne  devoit-il  pas  se  faire?  ôter  le 
pain,  et,  pour  ainsi  dire,  l'honneur  à  de  braves  officiers  ! 
Il  est  à  présumer  que  ce  colonel  avoit  tiré  de  l'argent 
du  père  du  jeune  homme.  Le  Roi  et  le  ministre  de  la 
guerre  devroient-ils  souffrir  une  telle  injustice? 

Le  29,  au  matin,  la  nouvelle  vint  au  camp  que  la 
ville  de  Tournay  avoit  capitulé  après  vingt  jours  seu- 
lement de  tranchée  ouverte^;  on  s'attendoit  à  une 
défense  plus  opiniâtre.  Bien  des  gens  sont  excellents 
en  second;  mais,  lorsque  quelques  affaires  roulent 
sur  leur  tête,  on  ne  trouve  plus  les  mêmes  per- 
sonnes^. C'est  ce  qui  arriva  à  M.  de  Surville  dans  la 

1.  C'est  le  28  juillet  au  soir  que  M.  de  Surville  battit  la  cha- 
made, et  la  capitulation  pour  la  ville  fut  signée  le  29.  M.  de 
Surville  se  retira  dans  la  citadelle  avec  ce  qui  restait  de  la 
garnison.  [Mémoires  militaires,  t.  IX,  p.  69;  Histoire  militaire 
de  Quincy,  t.  VI,  p.  169-70;  Gazette,  p.  382-383;  Gazette 
cV Amsterdam,  n°^  lxii,  lxiii  et  lxv;  Journal  de  Dangeau, 
t.  XIII,  p.  1-2;  Mémoires  de  Sourches,  t.  XII,  p.  23.) 

2.  Le  frère  de  notre  chevalier,  dans  son  Histoire,  n'est  pas 
aussi  sévère  pour  M.  de  Surville  ;  il  reconnaît  au  contraire  qu'il 


346  MÉMOIRES  [Août  1709] 

défense  de  la  ville  et  de  la  citadelle  de  Tournay,  lui 
qui  s'étoit  si  fort  distingué,  l'année  d'auparavant, 
au  siège  de  Lille,  sous  les  ordres  du  maréchal  de 
Boufflers. 

Pendant  que  les  ennemis  faisoient  le  siège  de  la 
citadelle  de  Tournay,  le  maréchal  de  Villars  fit  toutes 
les  dispositions  possibles  pour  empêcher  que  les  alliés 
ne  fissent  d'autres  conquêtes  après  qu'elle  se  seroit 
rendue.  Il  distribua  toutes  ses  troupes  derrière  les 
lignes  et  les  inondations  que  nous  avions  faites  pen- 
dant l'espace  de  dix-huit  lieues.  Nos  lignes  commen- 
çoient  à  l'Escaut,  et  elles  s'étendoient  jusqu'à  Saint- 
Venant^  sur  la  Lys.  Il  se  mit  à  portée  de  se  rendre 
plus  tôt  à  Mons  que  les  ennemis.  Pour  nous,  nous 
étions  toujours  de  la  grande  armée,  composée  de 
soixante  et  quatorze  bataillons  et  environ  de  cent 
vingt-cinq  escadrons,  dispersés  derrière  l'infanterie, 
notre  droite  à  Denain  et  notre  gauche  vers  Mar- 
chiennes,  comme  il  a  été  dit  ci-dessus. 

Le  4  septembre,  nous  apprîmes  que  la  citadelle  de 
Tournay  avoit  été  obligée  de  se  rendre  le  jour  d'aupa- 
ravant, et  que,  faute  de  vivres,  les  officiers  généraux 

fit  une  belle  défense  avec  une  garnison  trop  faible  pour  une 
place  aussi  vaste,  et  en  présence  d'une  armée  assez  nombreuse 
pour  qu'on  pût  faire  monter  chaque  jour  la  tranchée  par  des 
détachements  plus  forts  que  la  garnison  tout  entière.  Les 
trois  brèches  faites  au  corps  de  la  place  étaient  praticables,  et 
le  fossé  comblé  depuis  le  27. 

1.  Petite  ville  forte  au  nord-ouest  de  Béthune.  La  disposi- 
tion et  l'étendue  de  ces  lignes,  ainsi  que  la  répartition  des 
troupes  qu'elles  protégeaient,  sont  exposées  en  détail  dans 
V Histoire  militaire,  t.  VI,  p.  171-175. 


[Sept.  1709]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  347 

et  particuliers  et  toutes  les  troupes  qui  composoient 
cette  garnison  avoient  été  faits  prisonniers  de  guerre  ^ . 

Dès  que  le  maréchal  de  Villars  fut  informé  de  la 
nouvelle  conquête  que  les  alliés  venoient  de  faire,  il 
redoubla  ses  attentions,  d'autant  plus  qu'il  étoit  per- 
suadé, vu  la  supériorité  de  leurs  troupes,  qu'ils  entre- 
prendroient  encore  quelques  sièges.  Il  ne  se  trompa 
point  ;  car  il  apprit  que  la  capitulation  n'avoit  pas  été 
si  tôt  signée,  que  le  prince  Eugène  et  Marlborough 
avoient  envoyé  un  corps  considérable  de  cavalerie  et 
de  grenadiers  en  croupe  pour  occuper  le  passage  de 
la  Haine^,  et  ensuite  marcher  à  Mons  pour  l'investir^. 
On  battit  la  générale,  ce  même  jour,  dans  notre 
armée,  et  on  se  mit  en  état  de  marcher. 

Auparavant  de  continuer  cette  relation,  il  est  néces- 
saire de  dire  que  nous  fîmes  dans  ce  camp  la  réjouis- 
sance de  la  victoire  que  le  comte  du  Bourg  ^  a  voit 
remportée,  le  26  août,  sur  le  comte  de  Mercy^  à 

1.  Mémoires  militaires,  p.  84-86  et  342-343;  Histoire  mili- 
taire de  Quincy,  p.  176-183;  Dangeau,  t.  XIII,  p.  27-28; 
Sourches,  t.  XII,  p.  53;  Gazette,  p.  442;  Gazette  d'Amster- 
dam,  n°'  lxxi  à  lxxiii. 

2.  Rivière  qui  passe  au  nord  de  Mons,  traverse  Saint-Ghis- 
lain  et  se  jette  dans  l'Escaut  à  Condé. 

3.  Mémoires  militaires,  t.  IX,  p.  87. 

4.  Léonor-Marie  du  Maine,  comte  du  Bourg  (1655-1739), 
était  lieutenant  général  depuis  1702  et  commandait  un  corps 
séparé  en  Alsace.  Il  devint  maréchal  de  France  en  1725. 

5.  Claude-Florimond,  comte  de  Mercy,  petit-fils  du  Mercy 
tué  à  Nordlingue,  avait  longtemps  servi  en  Hongrie  et  pris 
part  aux  campagnes  d'Italie  (1702-1705)  et  du  Rhin  (1706-1708)  ; 
il  était  depuis  1708  feld-maréchal-lieutenant.  Il  fut  tué  près  de 
Parme  en  1734. 


348  MÉMOIRES  [Sept.  1709] 

Rumersheim,  dans  la  Haute-Alsace^  11  y  avoit  long- 
temps que  ce  plaisir  nous  étoit  arrivé.  Le  maréchal 
de  Villars,  en  apprenant  cette  nouvelle,  dit  tout  haut 
assez  imprudemment  :  «  Le  comte  du  Bourg  com- 
«  mence  donc  à  tirer  Tépée.  Je  lui  en  fais  mon  com- 
«  pliment.  »  On  trouva  cette  plaisanterie  très  mau- 
vaise et  dite  très  mal  à  propos.  Reprenons  le  fil  de 
notre  discours. 

Gomme  le  maréchal  n'étoit  pas  instruit  tout  à  fait 
du  parti  que  les  alliés  alloient  prendre,  car  ils  pou- 
voient  marcher  du  côté  de  Béthune,  ou  marcher  à 
Valenciennes,  il  nous  laissa  l'espace  de  vingt-quatre 
heures  dans  notre  camp  de  Denain,  toujours  prêts  à 
abandonner  ce  camp,  et  nos  équipages  chargés.  Enfin, 
le  5,  nous  nous  mîmes  en  marche,  et,  après  avoir 
passé  l'Escaut  sur  plusieurs  ponts  à  Denain,  nous 
nous  rendîmes,  pendant  une  pluie  continuelle,  à 
Quiévrain  ^,  petit  bourg  situé  sur  la  petite  rivière 
de  Honnelle^,    qui    prend   sa  source  au-dessus   de 

1.  Localité  de  l'ancien  département  du  Haut-Rhin,  arrondis- 
sement de  Colmar,  canton  d'Ensisheim.  —  H  y  a  des  relations 
détaillées  de  ce  combat  dans  la  Gazette,  p.  429-432,  et  dans 
les  Mémoires  de  Sourches,  t.  XII,  p.  46-50.  M.  de  Mercy, 
blessé,  se  sauva  à  Bâle,  abandonnant  ses  équipages  aux  mains 
des  Français,  qui  y  trouvèrent  une  cassette  remplie  de  papiers 
fort  compromettants  pour  la  cour  de  Vienne  et  pour  des 
membres  de  la  noblesse  de  Franche-Comté,  au  dire  de  Saint- 
Simon  (t.  VII  de  1873,  p.  89-94).  M.  du  Bourg  reçut  en  récom- 
pense le  collier  des  ordres. 

2.  Petite  ville  du  Hainaut,  entre  Valenciennes  et  Mons. 

3.  Elle  s'appelle  indifféremment  la  Honnelle  ou  le  Honneau, 
comme  nous  le  verrons  plus  loin. 


[Sept.  1709]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  349 

Bavay  *  et  va  se  jeter  dans  l'Escaut  presque  vis- 
à-vis  de  Gondé.  Nous  y  arrivâmes  à  dix  heures  du 
soir. 

Le  lendemain  6,  nous  décampâmes  de  Quiévrain. 
Notre  colonne  marchoit  par  le  grand  chemin  de  Valen- 
ciennes  à  Mons.  A  une  demi-lieue  de  notre  camp, 
nous  vîmes  paroître  un  carrosse  à  six  chevaux,  dans 
lequel  il  y  a  voit  M.  de  "*  et  sa  femme,  qui  nous  dirent 
que  nous  arriverions  trop  tard,  que  les  ennemis  occu- 
poient  déjà  les  hauteurs  d'en  deçà  de  Mons.  Le  sieur 
de  ***,  homme  de  fortune,  étoit  François,  et  attaché  à 
la  cour  de  Bavière  par  le  jeu.  Il  est  devenu  ensuite 
major  général  de  bataille  dans  les  troupes  de  l'Élec- 
teur. Il  venoit  de  Mons  avec  un  passeport  des  enne- 
mis. Cette  nouvelle  nous  fit  faire  halte.  Après  avoir 
mangé  un  morceau,  je  fus  me  promener  le  long  des 
bataillons.  Quelle  fut  ma  surprise!  j'aperçus  le  maré- 
chal de  Boufflers,  qui  nous  dit  gracieusement  :  «  Mes- 
«  sieurs,  vous  êtes  sans  doute  étonnés  de  me  voir. 
«  Je  viens  servir  volontaire  aux  ordres  du  maréchal 
«  de  Villars  et  prendre  part  à  la  gloire  que  vous  allez 
«  bientôt  acquérir.  »  Ce  discours  nous  fit  entendre 
que  nous  aurions  bientôt  une  bataille  :  ce  qui  arriva 
quelques  jours  après,  comme  je  le  dirai  dans  la  suite. 
Nous  apprîmes  depuis  que,  le  maréchal  de  Villars 
ayant  demandé  au  Roi  un  second  pour  une  affaire 
générale,  S.  M.  avoit  jeté  les  yeux  sur  M.  de  Boufflers, 
qui,  quoique  plus  ancien  maréchal  de  France  que 
M.  de  Villars,  s'étoit  offert  comme  un  bon  citoyen  à 

1.  Bourg  du  Hainaut  qui  remplace  une  très  ancienne  ville, 
capitale  des  Nerviens,  détruite  au  v^  siècle  par  les  Barbares. 


350  MÉMOIRES  [Sept.  1709] 

servir  en  second  sous  ce  dernier,  action  d'un  ancien 
et  véritable  Romain*. 

On  fit  retourner  les  troupes  à  Quiévrain,  où  nous 
campâmes.  Dans  le  temps  que  mes  domestiques  éle- 
voient  ma  tente,  j'aperçus  deux  officiers  de  cavalerie 
qui  se  battoient,  le  pistolet  à  la  main.  Us  tirèrent  cha- 
cun leur  coup  ;  il  y  en  eut  un  qui  tomba  roide  mort, 
et  l'autre  donna  promptement  des  deux  et  disparut 
à  nos  yeux.  Un  moment  après,  l'on  vint  enlever  le 
malheureux;  il  étoit  capitaine  de  cavalerie. 

Le  soir,  il  y  eut  un  grand  conseil  de  guerre  chez  le 
maréchal  de  Villars,  où  tous  les  officiers  généraux 
furent  appelés.  J'en  vis  sortir  le  marquis  d'Hautefort, 
lieutenant  général,  qui  étoit  très  en  colère  de  ce  que 
le  maréchal  de  Villars  ne  vouloit  pas  qu'il  commandât 
l'aile  droite  de  la  seconde  ligne,  en  cas  de  bataille, 
quoique  son  rang  d'ancienneté  lui  donnoit  ce  com- 
mandement. 

Le  lendemain  7,  nous  séjournâmes. 

Le  8,  l'armée  se  mit  en  marche,  en  remontant 
l'Honneau^,  que  nous  laissâmes  sur  notre  droite.  Nous 
fîmes  environ  deux  lieues,  et  nous  campâmes,  l'Hon- 
neau  derrière  nous.  Ce  même  jour,  le  maréchal  de 
Villars  envoya  reconnoître  la  disposition  de  l'armée 
ennemie  par  M.  de  *"  à  la  tête  d'un  gros  détachement 

1.  M.  de  Bou£Qers  partit  de  Versailles  le  2  septembre.  Saint- 
Simon  [Mémoires,  t.  VII  de  1873,  p.  82-86)  qualifie  l'action  du 
maréchal  dans  les  mêmes  termes  que  notre  auteur,  et  insiste 
surtout  sur  l'union  et  la  bonne  entente  qui  régnèrent  entre  les 
deux  généraux.  On  peut  voir  aussi  les  Mémoires  de  Villars, 
éd.  Vogiié,  t.  III,  p.  66-67. 

2.  C'est  la  même  rivière  que  l'Honnelle,  ci-dessus,  p.  348. 


[Sept.  1709]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  351 

de  cavalerie.  Cet  officier  eut  le  malheur  de  tomber 
dans  une  embuscade  des  ennemis.  Les  troupes  de  son 
détachement  furent  presque  toutes  tuées  ou  faites  pri- 
sonnières. Le  soir  (mon  Dieu,  pardon!),  malgré  le 
bruit  d'une  bataille,  j'eus  une  affaire  de  galanterie  avec 
mon  hôtesse,  qui  étoit  fort  jolie. 

Bataille  de  Malplaquet^ .  —  Le  9,  l'armée  se  mit  en 
marche  deux  heures  avant  le  jour,  sans  avoir  battu  la 
générale  et  sans  avoir  sonné  le  boute-selle.  Les  troupes 
marchoient  sans  faire  le  moindre  bruit;  tous  les  offi- 
ciers généraux  étoient  chacun  dans  leur  poste  respec- 
tif. Ces  messieurs  faisoient  aux  officiers  particuliers 
beaucoup  de  politesses  et  de  gracieusetés  :  ce  qui  nous 
fit  comprendre  que  certainement  nous  serions  bien- 
tôt aux  mains  avec  les  ennemis.  J'ai  toujours  remar- 
qué qu'ils  sont  plus  gracieux  ces  jours-là  que  les  autres. 
L'infanterie  marchoit  sur  deux  colonnes,  ayant  cha- 
cune une  brigade  d'artillerie  à  leur  tête,  et  la  cavale- 
rie sur  deux  autres  colonnes,  chacune  une  brigade  de 
dragons  à  la  leur. 


'D' 


1.  On  peut  comparer  ce  qui  va  suivre  au  l'écit,  plus  com- 
plet et  d'un  caractère  plus  général,  que  le  frère  de  notre 
auteur  a  inséré  dans  son  Histoire  militaire,  t.  VI,  p.  186-198. 
On  trouvera  dans  les  pièces  des  Mémoires  militaires,  t.  IX, 
p.  345-377,  des  lettres  de  MM.  de  Villars,  de  Boufflers,  de 
Contades,  de  Broglie,  d'Artagnan,  et  diverses  relations,  notam- 
ment celle  qui  est  tirée  de  l'Histoire  du  prince  Eugène.  L'ex- 
posé de  la  Gazette,  p.  451-452  et  454-456,  est  insignifiant; 
celui  de  la  Gazette  d' Amsterdam  (n°^  lxxv-lxxvii)  présente 
plus  d'intérêt.  L'atlas  des  Mémoires  militaires  contient  un  très 
bon  plan  de  la  bataille.  Il  faut  voir  aussi  les  Mémoires  de  Vil- 
lars, t.  III,  p.  69-73,  ceux  de  Saint-Simon,  éd.  1873,  t.  VII, 
p.  98-104,  et  Villars  d' après  sa  correspondance,  par  M.  le  mar- 
quis de  Vogiié,  t.  I,  p.  350-380. 


352  MÉMOIRES  [Sept.  1709] 

Ce  fut  de  cette  manière  que  nous  arrivâmes,  sur 
les  dix  heures  du  matin,  aux  deux  débouchés  de  Mal- 
plaquet,  sans  que  les  ennemis  fussent  informés  en 
aucune  manière  de  notre  marche  sur  eux^.  Toute 
leur  cavalerie  étoit  au  fourrage,  et  leur  infanterie  en 
maraude;  mon  tambour  m'amena,  pendant  la  marche, 
six  maraudeurs.  Dès  que  la  brigade  fut  vis-à-vis  de  la 
grande  trouée  (elle  marchoit  à  la  tète  de  la  colonne  de  la 
gauche),  je  m'avançai  au  petit  galop  au  delà.  J'aper- 
çus d'un  seul  coup  d'œil  toute  l'armée  ennemie  cam- 
pée, dont  les  tentes  étoient  toutes  tendues.  Je  n'y  voyois 
aucun  mouvement;  une  tranquilhté  étoit  répandue 
dans  tout  leur  camp,  leur  droite  entre  le  village  de 
Sars  et  le  moulin  de  ce  nom,  qui  étoit  derrière,  et  leur 
gauche  au  village  d'Aulnoye^.  Je  restai  quelque  temps 
dans  cet  endroit.  J'eus  tout  lieu  de  remarquer  à  mon 
aise  que,  si  le  maréchal  de  Villars  vouloit  profiter  de 
la  négligence  des  généraux  ennemis,  il  obtiendroit 
sans  beaucoup  de  peine  une  victoire  assurée.  En  m'en 
retournant,  je  trouvai  nos  hussards  qui  galopoient  du 
côté  d'où  je  venois,  et,  un  moment  après,  le  marquis 
de  Dreux,  qui  me  dit  :  «  D'où  venez-vous,  cheva- 
«  lier?  j)  Après  que  je  lui  eus  fait  le  détail  de  ce  que 
je  venois  de  voir  :  «  Eh!  mon  Dieu!  me  répliqua-t-il, 
«  quoi!  le  maréchal  ne  profitera-t-il  point  de  cette 
«  occasion?  En  un  moment  de  temps,  son  armée  pas- 
ce  seroit  les  deux  trouées,  et  elle  tomberoit  sur  l'ar- 

1.  Sur  les  dispositions  préliminaires  de  la  bataille,  on  peut 
voir  les  Mémoires  militaires,  p.  91-95. 

2.  Sars-la-Bruyère  et  Aulnoye  ou  Aulnoit  sont  aujourd'hui 
en  Belgique,  tandis  que  Malplaquet,  hameau  de  la  commune 
de  Taisnières-sur-Hon,  est  français. 


[Sept.  1709]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  353 

«  mée  ennemie,  qui  est  toute  dispersée,  et  qui  ne  s'at- 
«  tend  point  à  notre  rapide  marche.  »  —  «  Mais, 
«  Monsieur,  poursuivis-je,  ce  seroit  à  vous  à  lui  en 
«  parler.  »  —  «  Bon!  »  dit-il  en  secouant  la  tête;  et 
il  ne  me  répliqua  pas  autre  chose.  En  allant  rejoindre 
le  régiment,  je  vis  le  maréchal  de  Villars  assis  sous 
un  arbre,  environné  de  plusieurs  officiers  généraux 
debout;  il  examinoit  une  carte,  apparemment  du 
pays.  Grand  Dieu  !  Étoit-ce  le  temps  d'examiner  une 
carte? 

Le  prince  Eugène  et  le  duc  de  Marlborough  profi- 
tèrent promptement,  en  grands  capitaines,  de  leurs 
fautes,  ou  plutôt  de  celle  de  notre  général.  Ils  firent 
avancer,  non  seulement  ce  qu'il  leur  restoit  de  troupes 
de  leur  armée,  quoique  très  foibles  par  les  raisons 
.énoncées  auparavant,  mais  aussi  leurs  canons,  vis-à- 
vis  les  trouées,  et  ils  en  imposèrent  si  bien  au  maré- 
chal, qu'il  ne  songea  plus  qu'à  se  mettre  sur  la  défen- 
sive. Faute  irréparable,  il  s'imaginoit  que  ces  messieurs 
l'alloient  attaquer^  !  Je  suis  persuadé  que,  si  le  duc  de 
Vendôme  s'étoit  trouvé  dans  une  pareille  occasion,  il 
en  auroit  bien  profité  à  la  gloire  du  Roi  et  de  la  nation. 

Disposition  de  Vannée  française.  —  Le  maréchal 
de  Villars  appuya  la  droite  de  son  infanterie  au  bois 
de  la  Lanière,  avec  ordre  aux  troupes  de  faire  beau- 
coup d'abatis  devant  elles  et  sur  leurs  flancs  :  ce 
qu'elles  firent,  et  elles  mirent  par  là  leur  droite  en 
sûreté.  Ensuite  l'infanterie  fut  postée  derrière  des 
haies,  dans  des  fonds  qui  prenoient  depuis  ce  bois  et 
qui   s'étendoient  jusqu'à  une   petite  hauteur,   où   le 

1.  Histoire  militaire  de  Quincy,  p.  190. 

II  23 


354  MÉMOIRES  [Sept.  1709] 

centre  de  l'infanterie  fut  placé,  et  toute  notre  cavale- 
rie derrière,  sur  plusieurs  lignes.  Ce  terrain  élevé  con- 
tinuoit  presque  vis-à-vis  le  bois  de  Sars  et  avoit  en 
avant  la  grande  trouée  ^  La  gauche  de  l'infanterie  fut 
postée  dans  la  lisière  du  bois  de  Sars  et  au  bord  de 
la  grande  trouée,  jusqu'à  un  marais  qu'on  croyoit 
impraticable,  et  elle  avatiçoit  en  pointe  sur  l'ennemi  : 
ainsi  cette  aile  faisoit  une  manière  de  potence.  Cette 
position  fut  en  partie  cause  de  la  perte  du  champ  de 
bataille;  car  le  marais  se  trouva  très  praticable. 

Faisons  ici  une  petite  réflexion.  Je  remarque  que 
nous  avons  perdu  presque  toutes  nos  batailles  faute 
aux  généraux  de  ne  pas  reconnoître  leurs  terrains.  A 
Hochstedt,  on  s'étoit  persuadé  que  le  marais  qui  étoit 
devant  le  centre  de  notre  armée  étoit  impraticable; 
cependant  ce  fut  par  cet  endroit  que  nous  fûmes  bat-< 
tus^.  A  Ramillies,  le  duc  de  Marlborough,  sachant 
précisément  que  le  marais  qui  étoit  devant  la  gauche 
de  l'armée  de  Villeroy  étoit  impraticable,  fît  passer 
l'aile  droite  de  la  première  et  de  la  seconde  ligne  de 
sa  cavalerie  pour  fortifier  sa  gauche  :  ce  qui  le  mit  en 
état  de  forcer  et  de  battre  notre  droite,  pendant  que 
le  maréchal  de  Villeroy  laissa  tranquillement  toute  sa 
cavalerie  de  la  gauche  immobile  vis-à-vis  ce  marais^. 
Quelle  stupidité  et  quelle  ignorance!  Enfin,  à  Malpla- 
quet,  on  appuya,  comme  je  l'ai  dit  ci-dessus,  la  gauche 

1.  Ce  qu'on  appelait  la  grande  trouée  est  le  passage  entre 
les  bois  de  Sars  et  de  la  Lanière  ;  elle  avait  une  demi-lieue  de  lar- 
geur et  donnait  accès  à  la  petite  trouée.  Saint-Simon  (éd.  1873, 
t.  VII,  p.  98)  explique  assez  clairement  la  disposition  des  lieux. 

2.  Mémoires  de  Saint-Simon,  éd.  Boislisle,  t.  XII,  p.  171. 

3.  Ibidem,  t.  XIII,  p.  372-373. 


[Sept.  1709]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  355 

de  l'infanterie  à  un  marais  très  praticable,  comme  il 
se  verra  dans  la  suite  de  cette  narration. 

Autre  faute.  Le  maréchal  de  Villars  fît  poster  la  bri- 
gade de  Picardie  et  celle  de  Lannoy,  dont  étoit  le  régi- 
ment d'Alsace',  dans  des  broussailles  qui  étoient  dans 
un  bois  de  haute  futaie,  qui  étoit  fort  clair  au  delà,  et 
presque  vis-à-vis  du  centre.  Ces  deux  brigades  étoient 
comme  hors  d'œuvre,  en  avant  de  l'armée,  sans  aucune 
communication  :  aussi  furent-elles  bientôt  chassées  de 
ce  poste. 

En  arrivant  au  régiment,  je  trouvai  le  marquis  de 
Vieuxpont,  maréchal  de  camp,  qui  faisoit  mettre  notre 
brigade  derrière  une  haie,  presque  vis-à-vis  le  poste 
de  la  brigade  de  Lannoy,  une  petite  plaine  entre 
elle  et  nous. 

Pendant  qu'on  postoit  l'infanterie,  le  maréchal  fit 
avancer  assez  mal  à  propos  tous  les  gardes  du  corps  et 
toute  la  gendarmerie,  qui  se  mirent  en  bataille  dans  la 
trouée  de  la  droite,  entre  le  bois  de  la  Lanière  et  le 
bois  de  haute  futaie  où  étoient  les  brigades  de  Lan- 
noy et  de  Picardie  ;  et  cela  pour  favoriser  la  position 
de  l'infanterie. 

Nous  ne  fûmes  pas  plus  tôt  postés,  que  le  canon  des 
ennemis  et  le  nôtre  se  firent  entendre  avec  un  bruit 
et  un  fracas  épouvantable.  Nous  avions  quatre-vingts 
pièces  de  canon,  et  les  ennemis  cent  vingt 2,  avec  plu- 

1.  Ce  régiment,  levé  en  1656  par  le  comte  de  Nassau-Saar- 
briick,  passa  en  1667  entre  les  mains  du  comte  de  Birkenfeld 
et  n'eut,  pendant  cent  dix  ans,  que  des  colonels  de  la  maison 
de  Bavière. 

2.  Ces  chiffres  sont  conformes  à  ceux  donnés  par  le  général 
Pelet  dans  les  Mémoires  militaires,  t.  IX,  p.  93.  L'armée  alliée 


356  MÉMOIRES  [Sept.  1709J 

sieurs  mortiers  dont  lis  se  servirent  pendant  la  bataille. 
Le  premier  boulet  de  canon  que  notre  régiment  essuya 
donna  dans  le  ventre  d'un  caporal  de  ma  compagnie, 
à  côté  de  moi  ;  le  pauvre  diable  mangeoit  un  morceau 
de  pain.  Il  me  dit  en  tombant  :  «  Ah!  mon  capitaine, 
«  que  deviendra  ma  femme?  »  Il  y  a  bien  des  hommes, 
à  Paris  et  ailleurs,  qui  n'auroient  point  cette  inquié- 
tude en  mourant. 

Les  ennemis  nous  foudroyoient,  aussi  bien  que  les 
gardes  du  corps  et  la  gendarmerie.  Nous  admirions  la 
fermeté  de  ces  deux  corps  :  quoique  les  boulets  empor- 
toient  à  chaque  instant  presque  des  rangs  entiers,  ils 
restèrent  toujours  fermes  en  bataille  dans  cette  petite 
plaine,  comme  des  rochers  ^  Nous  vîmes  un  spectacle 
qui  nous  fit  bien  de  la  peine.  G'étoit  le  cheval  d'un 
garde  du  Roi  qui  portoit  le  cadavre  de  son  maître, 
dont  un  boulet  a  voit  emporté  la  tête.  Le  cadavre  étoit 
couché  le  long  du  dos  du  cheval,  et,  comme  cet  ani- 
mal se  sentoit  piqué  des  éperons,  et  qu'il  n'étoit  plus 
retenu  par  la  bride,  il  galopoit  tantôt  du  côté  de  l'ar- 
mée ennemie,  et  tantôt  il  revenoit  dans  la  nôtre. 
Cette  cavalcade  dura  bien  une  demi-heure. 

Autre  spectacle  d'autant  plus  touchant  que  nous 

comprenait  cent  soixante-deux  bataillons  et  trois  cents  esca- 
drons, tandis  que  l'armée  française  n'avait  que  cent  vingt 
bataillons  et  deux  cent  soixante  escadrons. 

1.  D'après  les  tableaux  donnés  dans  les  Mémoires  de 
Sourches,  t.  XII,  p.  76-79,  les  gardes  du  corps  perdirent 
trente-neuf  officiers  et  trois  cent  quatre-vingt-quinze  hommes; 
la  gendarmerie,  formée  des  chevau-légers,  des  gendarmes  et 
des  grenadiers  à  cheval,  perdit  dix  officiers  et  cent  soixante- 
sept  hommes;  les  mousquetaires,  quinze  officiers  et  quatre- 
vingt-dix  hommes. 


[Sept.  1709]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  357 

l'eûmes  pendant  deux  fois  vingt-quatre  heures.  Un 
boulet  de  canon  donna  dans  le  ventre  d'un  petit 
gendarme,  et  le  culbuta  de  son  cheval  à  dix  pas, 
et  à  la  tête  du  régiment.  Un  aumônier  vint  lui  donner 
la  bénédiction,  lui  prit  son  épée  et  son  ceinturon,  et 
ensuite  disparut  bien  vite  de  peur  d'être  tué  du  canon. 
Ce  pauvre  gendarme  ne  cessoit  de  nous  prier  de  le 
faire  achever.  Quelles  douleurs  ne  devoit-il  pas  souf- 
frir? Il  avoil  la  peau  de  son  ventre  d'un  côté  et  ses 
boyaux  de  l'autre  ;  il  faisoit  des  cris  et  des  gémisse- 
ments à  fendre  les  cœurs  les  plus  durs.  Il  mourut 
enfin  deux  jours  après  avoir  été  frappé,  et  une  heure 
auparavant  que  la  bataille  commençât.  Quelques  heures 
auparavant  de  mourir,  il  nous  disoit  :  a  Hé,  Messieurs, 
«  faites-moi  panser;  peut-être  en  reviendrai-je.  »  A 
la  mort  même,  l'espérance  de  vivre  ne  nous  quitte 
point. 

Il  faut  dire  à  la  louange  des  officiers  généraux  des 
ennemis  qu'ils  ménageoient  mieux  et  qu'ils  n'expo- 
soient  point  tant  leurs  troupes  comme  nos  officiers 
généraux  les  nôtres.  Nous  n'apercevions  ni  infanterie 
ni  cavalerie,  pendant  que  leurs  canonniers  voyoient 
presque  toute  notre  armée  à  découvert.  Ainsi  je  suis 
persuadé  que  nous  perdîmes  par  le  canon  beaucoup 
plus  qu'eux.  Notre  régiment  perdit  beaucoup  de  sol- 
dats ce  jour-là,  le  jour  suivant  et  le  jour  de  la  bataille, 
de  la  canonnade;  car,  comme  nous  avions  six  pièces 
de  canon  de  vingt-quatre  entre  notre  premier  bataillon 
et  le  second  (un  feu,  selon  le  proverbe,  en  attire  un 
autre),  les  ennemis  ne  cessoient  de  pointer  leurs 
canons  de  notre  côté. 

La  nuit  fît  cesser  les  canonnades  de  part  et  d'autre. 


358  MÉMOIRES  [Sept.  1709] 

Nous  l'employâmes  de  nous-mêmes  à  faire  des  épau- 
lements  pour  nous  garantir  du  canon.  Tous  les  régi- 
ments firent  comme  nous  :  ce  qui  nous  sauva  beau- 
coup d'officiers  et  de  soldats  les  deux  jours  suivants. 

Le  10,  dès  que  le  brouillard  eut  disparu,  la  chienne 
de  canonnade  recommença  de  plus  belle  de  part  et 
d'autre.  Le  marquis  de  Coëtquen,  maréchal  de  camp, 
eut  le  talon  fracassé  ' .  Je  fus  me  promener  et  visiter 
le  poste  où  étoient  les  brigades  de  Picardie  et  de  Lan- 
noy.  Je  trouvai  leur  situation  des  plus  mauvaises. 
J'allai  au  poste  des  grenadiers  le  plus  avancé  ;  il  n'y 
avoit  qu'une  demi-portée  de  fusil  à  celui  des  grenadiers 
des  ennemis. 

Le  maréchal  de  Villars,  qui  avoit  reconnu  un  peu 
trop  tard  que  la  position  de  son  armée  ne  pouvoit  se 
soutenir,  fut,  à  une  heure  après  midi,  reconnoître 
une  situation  plus  avantageuse,  après  avoir  ordonné 
à  la  cavalerie  de  faire  une  quantité  de  fascines. 

Pendant  qu'il  étoit  occupé  à  examiner  un  terrain  à 
un  quart  de  lieue  derrière  son  armée,  sur  les  trois 
heures  environ,  il  y  eut  une  suspension  d'armes,  qui 
dura  une  bonne  heure,  soit  que  ce  fût  le  pur  hasard 
qui  l'eût  fait  naître,  soit  à  dessein  de  la  part  des  offi- 
ciers généraux  ennemis,  afin  de  mieux  reconnoître 
notre  position,  comme  je  le  présume.  Le  prince  de 

1.  Malo-Auguste,  marquis  de  Coëtquen  (1678-1727),  avait 
eu,  en  1696,  le  régiment  d'infanterie  du  maréchal  de  Noailles, 
dont  il  venait  d'épouser  la  fille.  Brigadier  en  1704,  il  était 
maréchal  de  camp  depuis  le  mois  de  novembre  1708.  Il  eut 
non  seulement  le  talon  fracassé,  mais  la  jambe  emportée  à  Mal- 
plaquet  :  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  d'être  fait  lieutenant  général 
en  1718, 


[Sept.  1709]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  359 

Hesse-Gassel^  se  rendit  vis-à-vis  la  gauche  de  notre 
centre,  et,  ayant  fait  signe  qu'on  ne  tirât  point,  il 
demanda  à  parler  à  M.  d'Albergotii,  qui  se  trouva 
malheureusement  dans  cet  endroit.  Il  sortit  de  nos 
retranchements.  Leur  conversation  dura  une  bonne 
heure,  pendant  lequel  temps  M.  de  Gadogan  se  pro- 
mena le  long  de  nos  retranchements.  Il  ne  s'aperçut 
que  trop  de  la  mauvaise  position  de  notre  gauche,  dont 
il  fît  part  au  prince  Eugène  et  au  duc  de  Marlborough  : 
ce  qui  fut  cause  en  partie  qu'ils  prirent  la  résolution 
de  nous  attaquer  le  lendemain-.  Cette  grande  faute 
de  notre  Italien  ne  méritoit-elle  pas  une  punition 
exemplaire?  Lui  étoit-il  permis  de  se  prêter  à  ce 
pourparler  ? 

On  se  persuada,  dans  les  deux  armées,  que  la  paix 
étoit  faite.  Une  joie  universelle  se  répandit  prompte- 
ment  dans  les  deux  camps;  nous  nous  embrassions, 
les  officiers  ennemis  et  nous.  Les  soldats  des  alliés 
apportoient  du  pain  aux  nôtres,  qui  en  avoient  grand 
besoin;  car  il  y  avoit  trois  jours  qu'on  ne  leur  en 
avoit  donné  :  aussi,  dès  qu'un  cheval  étoit  tué,  ils  en 
coupoient  des  tranches,  qu'ils  mettoient  sur  le  brasier, 
et  les  mangeoient  ensuite.  Les  soldats  françois  leur 
donnoient  de  l'eau-de-vie. 

Quelle  surprise  pour  le  maréchal  de  Villars,  lorsqu'il 
revint  à  l'armée!  Il  demanda  la  cause  de  cette  sus- 

1.  Ci-dessus,  p.  218. 

2.  L'auteur  de  V Histoire  militaire  (p.  191)  n'insiste  pas  sur 
cette  trêve  passagère;  il  se  contente  de  dire  en  deux  mots  que 
le  hasard  fit  naître  des  pourparlers  entre  le  prince  de  Hesse 

.et  Albergotti.  Les  récits  des  Mémoires  de  Villars  (t.  III,  p.  69) 
et  de  Saint-Simon  (t.  VII  de  1873,  p.  96-97)  sont  plus  détail- 
lés et  confirment  ce  que  dit  notre  auteur. 


360  MÉMOIRES  [Sept.  1709] 

pension  d'armes.  Il  n'en  fut  pas  plus  tôt  informé, 
qu'il  fit  dire  aux  officiers  généraux  des  ennemis  de  se 
retirer  promptement  ;  sinon,  qu'il  alloit  faire  tirer  sur 
eux.  Ainsi  notre  joie  ne  dura  pas  longtemps.  Le  canon 
recommença  de  part  et  d'autre  à  se  faire  entendre 
avec  beaucoup  plus  de  vivacité,  et  il  continua  jusqu'à 
la  nuit. 

Le  soir,  nous  apprîmes  que  les  troupes,  au  nombre 
de  dix-huit  mille  hommes,  qui  étoient  restées  sous 
Tournay  pour  combler  les  tranchées  et  les  lignes  de 
circonvallation,  et  pour  ravitailler  cette  place,  venoient 
d'arriver  à  l'armée  des  alliés.  Pendant  la  nuit,  il  nous 
arriva  plusieurs  déserteurs,  qui  nous  dirent  qu'il  y 
avoit  eu  un  grand  conseil  de  guerre,  dont  le  résultat 
avoit  été  de  nous  livrer  bataille  le  lendemain,  malgré 
les  remontrances  des  députés  des  États-Généraux,  qui 
étoient  de  l'avis  contraire*.  Ainsi  nous  nous  prépa- 
râmes à  les  bien  recevoir. 

Une  heure  avant  le  jour,  je  me  fis  raser  et  poudrer. 
Notre  aumônier  nous  dit  la  messe,  pendant  laquelle 
nous  entendions  les  fanfares  des  trompettes  des  enne- 
mis, et,  après  nous  avoir  fait  une  petite  exhortation,  il 
nous  donna  l'absolution  générale.  Ensuite,  nous  fûmes 
manger  un  morceau  ;  cette  précaution  est  toujours 
bonne. 

Le  maréchal  de  Boufflers  et  M.  d'Artagnan  comman- 
doient  la  droite  de  l'armée.  Ils  avoient  sous  leurs 
ordres  le  marquis  d'Hautefort^,  le  duc  de  Guiche^,  le 

1.  Histoire  militaire,  p.  191. 

2.  François-Marie,  marquis  d'Hautefort,  qui  avait  été  aide 
de  camp  du  Grand  Condé  à  Seneffe;  il  était  lieutenant  général 
depuis  1702. 

3.  Antoine  IV  de  Gramont,  colonel  des  gardes  françaises  et 


[Sept.  1709]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  361 

marquis  de  la  Frézelière\  lieutenants  généraux,  et 
MM.  de  Conflans,  deVieuxpont,  du  Bourk^,  de  laMarck^ 
d'Ourches^,  de  Dreux  et  de  Ravignan,  maréchaux  de 
camp.  Le  maréchal  de  Villars  s'étoit  réservé  de  com- 
mander la  gauche,  ayant  sous  ses  ordres  MM.  d'Al- 
bergotti,  de  Goësbriant,  le  chevalier  de  Luxembourg, 
MM.  de  Groy  ^  de  Vivans^,  de  Chemerault,  de  LegalF, 
de  Puységur^,  le  prince  de  Birkenfeld^  et  Pallavicini^*^, 

lieutenant  général  depuis  1704;  il  avait  épousé  la  fille  aînée  du 
maréchal  de  Noailles  et  devint  maréchal  de  France  en  1724. 

1.  Ci-dessus,  p.  338. 

2.  Il  a  déjà  été  parlé  à  diverses  reprises  de  ces  trois  officiers. 

3.  Louis-Pierre-Engilbert,  comte  de  la  Marck  (1674-1750), 
de  la  branche  de  Lumain,  était  maréchal  de  camp  depuis  le 
mois  de  mars  1709. 

4.  Charles,  comte  d'Ourches,  avait  eu  en  1693  le  régiment 
de  cavalerie  du  maréchal  de  BoufDers;  il  avait  servi  en  Italie 
de  1702  à  1706  et  y  avait  gagné  le  grade  de  maréchal  de  camp 
en  1704. 

5.  Philippe-Emmanuel-Ferdinand-François  de  Croy-Solre, 
comte  de  Croy  (1641-1718),  était  gouverneur  de  Péronne, 
Roye  et  Montdidier  depuis  1693,  lieutenant  général  depuis  1702. 

6.  Jean  de  Noaillac,  marquis  de  Vivans,  mestre  de  camp  de 
cavalerie  en  1689,  maréchal  de  camp  en  1702,  lieutenant  géné- 
ral en  octobre  1704,  mort  en  1719. 

7.  François-René  de  Legall  avait  été  fait  lieutenant  général 
en  1702,  à  la  suite  d'un  combat  heureux;  il  avait  servi  brillam- 
ment en  Espagne  de  1705  à  1708,  et  Philippe  V  l'avait  créé 
marquis.  Villars  estimait  beaucoup  ses  qualités  militaires. 

8.  Jacques -François  de  Chastenet,  marquis  de  Puységur, 
était  maréchal  général  des  logis  depuis  1690  et  lieutenant 
général  depuis  1704;  il  fut  fait  maréchal  de  France  en  1734. 

9.  Chrétien  III  de  Bavière,  prince  de  Birkenfeld  (1674-1735), 
était  colonel  du  régiment  d'Alsace  depuis  1696  et  lieutenant 
général  depuis  octobre  1704  ;  il  devint  duc  de  Deux-Ponts 
en  1734. 

10.  Tome  I,  p.  317. 


362  MÉMOIRES  [Sept.  1709J 

lieutenants  généraux;  MM.  de  Villars-Chandieu^  de 
Goigny,  de  Nangis  et  de  Permangle^,  maréchaux  de 
camp.  Les  officiers  généraux  du  centre  étoient  MM.  de 
Gassion,  du  RoseP,  de  Puyguyon,  de  Bouzols'^,  de  Vil- 
lars^,  de  Rosen°  et  le  prince  de  Rohan''',  lieutenants 
généraux;  le  prince  Gharles^,  le  prince  d'Isenghien^, 

1.  Charles  de  Villars-Chandieu  avait  une  compagnie  aux 
gardes  françaises  et  était  maréchal  de  camp  depuis  le  mois 
d'octobre  1704;  il  devint  lieutenant  général  en  1722. 

2.  Gabriel  de  Chouly  de  Permangle,  nommé  maréchal  de 
camp  en  novembre  1708,  avait  commandé  dans  Ypres  sous 
M.  de  Chevilly,  au  commencement  de  la  présente  campagne. 

3.  François  de  Rosel  de  Cagny,  dit  le  chevalier  du  Rosel, 
était  entré  dans  l'ordre  de  Malte  en  1665;  mestre  de  camp  de 
cavalerie  en  1690,  il  devint  lieutenant  général  en  octobre  1704. 

4.  Louis-Joachim  de  Montaigu,  marquis  de  Bouzols  (1662- 
1746),  lieutenant  général  en  juin  1708,  avait  épousé  une  fille 
du  ministre  Croissy;  il  reçut  l'ordre  du  Saint-Esprit  en  1724. 

5.  Armand,  comte  de  Villars,  frère  du  maréchal,  avait  servi 
dans  la  marine  et  passa  dans  l'armée  de  terre  en  1703;  maré- 
chal de  camp  en  1704,  il  commanda  en  1705  une  expédition 
aux  îles  Baléares,  qui  lui  fit  donner  le  grade  de  chef  d'escadre. 
Revenu  à  l'armée  de  terre,  il  fut  fait  lieutenant  général  en  1708 
et  envoyé  en  Flandre;  il  mourut  en  1712. 

6.  Reynold- Charles,  comte  de  Rosen  (1666-1744),  n'était 
que  maréchal  de  camp  depuis  le  20  mars  1709. 

7.  Hercule-Mériadec  de  Rohan-Soubise  (1669-1749),  fils  de 
la  belle  princesse  de  Soubise,  s'était  fort  distingué  à  Ramillies 
à  la  tête  des  chevau-légers  et  avait  reçu  en  récompense  le 
grade  de  lieutenant  général  (1704). 

8.  Charles  de  Lorraine -Armagnac,  fils  du  grand  écuyer 
(1684-1751),  avait  eu  en  1702  un  régiment  de  cavalerie,  et  le 
grade  de  maréchal  de  camp  en  1708;  il  devint  lieutenant  géné- 
ral en  1712  et  gouverneur  de  Picardie  en  1748. 

9.  Louis  de  Gand  de  Mérode,  prince  d'Isenghien,  maréchal 
de  camp  depuis  le  20  mars  1709,  parvint  en  1741  au  grade  de 
maréchal  de  France. 


[Sept.  1709J  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  363 

le  vidame  d'Amiens',  de  Ruffey,  de  la  Vallière^  et  de 
Broglie^,  maréchaux  de  camp. 

Un  brouillard  très  épais  s'éleva  avec  le  jour;  il  dura 
jusqu'à  huit  heures.  Dès  qu'il  eut  disparu,  le  canon 
préluda  plus  violemment  que  jamais  pendant  une 
heure.  Nous  entendîmes  ensuite  un  feu  terrible  et 
continuel  de  mousqueterie  à  l'aile  gauche.  Véritable- 
ment, Messieurs  les  Anglois,  qui  avoient  la  droite  de 
l'armée  ennemie,  aux  ordres  du  duc  de  Marlborough, 
commencèrent  l'attaque.  Elle  fut  très  opiniâtrée  pen- 
dant quelque  temps  de  part  et  d'autre;  mais,  comme 
les  Anglois  l'attaquoient  par  le  front,  par  le  flanc  et 
à  revers,  elle  ne  put  résister  à  ces  trois  attaques. 
Elle  plia  et  abandonna  entièrement  le  bois  de  Sars. 
Il  est  nécessaire  de  dire  que  M.  de  Gadogan,  qui  avoit 
si  bien  reconnu  ce  terrain*,  avoit  fait  braquer  qua- 
rante pièces  de  canon  pendant  la  nuit,  qui  foudroyèrent 
pendant  une  heure  cette  gauche  :  ce  qui  lui  fît  perdre 
bien  du  monde.  Cette  infanterie  se  rallia  prompte- 
ment  en  sortant  du  bois,  et  elle  se  remit  en  bataille 
sur  la  même  ligne  et  à  la  même  hauteur  que  le  reste 
de  l'infanterie,  et  c'étoit  là  le  véritable  poste  qu'elle 

1.  Louis-Auguste  d'Albert  d'Ailly,  vidame  d'Amiens,  fils  cadet 
du  duc  de  Chevreuse,  était  maréchal  de  camp  du  19  juin  1708. 
En  1711,  il  quitta  le  titre  de  vidame  d'Amiens  pour  celui  de 
duc  de  Chaulnes. 

2.  Charles-François  de  la  Baume-le-Blanc,  marquis  de  la 
Vallière,  neveu  de  la  maîtresse  de  Louis  XIV,  maréchal  de 
camp  en  1704,  venait  d'être  fait  lieutenant  général  le  18  juin 
1709  et  commandait  la  cavalerie  de  l'armée  ;  il  devint  duc  de 
la  Vallière  en  1723. 

3.  Le  chevalier  de  Broglie  :  ci-dessus,  p.  42. 

4.  Ci-dessus,  p.  359. 


364  MÉMOIRES  [Sept.  1709] 

auroit  dû  occuper  en  arrivant  dans  ce  camp.  En  fai- 
sant des  abatis  devant  elle,  les  ennemis  n'auroient 
jamais  osé  l'attaquer;  passer  des  abatis,  et  vouloir 
ensuite  se  former  à  la  demi-portée  de  fusil  d'une  ligne 
d'infanterie,  c'étoit  le  moyen  de  se  faire  battre  en 
détail,  d'autant  plus  que  les  troupes  du  centre  étoient 
plus  à  portée  de  la  secourir. 

Une  demi-heure  après  cette  attaque,  le  marquis  de 
Vieuxpont  me  dit  :  «  Monsieur  le  chevalier,  je  vous 
«  prie  de  monter  sur  le  retranchement  pour  obser- 
«  ver  ce  que  les  ennemis  font.  »  Je  montai  sur-le- 
champ  ;  j'aperçus  que  les  ennemis  marchoient  à  nous 
sur  plusieurs  colonnes,  portant  leurs  fusils  en  chas- 
seurs ^  Je  ne  lui  eus  pas  plus  tôt  dit  qu'ils  s'avançoient 
sur  nous,  qu'il  demanda  son  cheval  blanc  à  son  pale- 
frenier, qui  l'avoit  suivi,  et  il  lui  ordonna  en  même 
temps  de  se  tenir  derrière  le  régiment,  «  parce  que, 
«  poursuivoit-il,  si  mon  cheval  est  tué,  tu  me  donne- 
«  ras  l'autre.  »  Le  palefrenier  nous  donna  la  comédie; 
car  il  lui  répondit,  les  larmes  aux  yeux,  étant  à 
genoux  et  tenant  la  bride  du  cheval,  qui  cabrioloit  : 
«  Eh!  Monsieur,  vous  ne  m'avez  pas  pris  pour  me 
«  trouver  dans  une  bataille  et  m'y  faire  tuer.  Je  ne 
«  puis.  Monseigneur,  rester  là.  »  Véritablement,  les 
boulets  nous  siffloient  aux  oreilles  continuellement. 

Il  ne  faut  pas  juger  de  personne  sur  la  mine.  Je 
n'avois  pas  bonne  opinion  du  marquis  de  Vieuxpont 
à  son  air  pâle.  Aussitôt  qu'il  fut  informé  que  l'ennemi 
marchoit  pour  nous  combattre,  son  visage  changea, 

1.  Nous  n'avons  pu  trouver  l'explication  de  cette  expression, 
même  dans  les  instructions  relatives  au  maniement  du  fusil  et 
aux  manœuvres  de  l'infanterie. 


[Sept.  1709]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  365 

la  rougeur  lui  vint,  et  il  prit  un  air  gai.  Pendant  toute 
l'attaque,  il  resta  toujours  à  cheval,  avec  toute  la  fer- 
meté possible,  derrière  le  second  bataillon  de  notre 
régiment,  et  il  donnoit  ses  ordres  avec  un  sang-froid 
admirable,  quoique  exposé  à  un  feu  d'enfer.  J'en  fus 
témoin;  car  je  commandois  la  serre-file  du  second 
bataillon  ^ ,  par  conséquent  le  plus  éloigné  des  retran- 
chements, et,  par  là,  le  plus  exposé  aux  feux  du  canon 
et  de  la  mousqueterie,  dont  les  boulets  et  les  balles 
plongeoient  dans  le  terrain  bas  où  nous  étions. 

Lorsque  les  HoUandois  (c'étoit  à  eux  à  qui  nous 
avions  à  faire;  ils  étoient  aux  ordres  du  comte  de 
Tilly,  leur  généraF)  furent  à  une  certaine  distance, 
nos  six  pièces  de  canon  de  vingt-quatre  tirèrent  à  car- 
touches si  à  propos,  qu'elles  firent  une  grande  ouver- 
ture dans  leurs  bataillons. 

Les  brigades  de  Picardie  et  de  Lannoy  furent  atta- 
quées devant  nous  si  brusquement,  en  front,  par  leurs 
flancs  et  par  leurs  derrières,  qu'elles  furent  chassées, 
sans  beaucoup  de  résistance,  de  leur  poste. 

A  l'égard  de  notre  infanterie  de  la  droite,  dont 
nous  étions,  elle  soutint  l'attaque  des  HoUandois  avec 
tant  de  fermeté  et  de  valeur  pendant  une  heure  entière 
(les  officiers,  de  part  et  d'autre,  croisant  leurs  espon- 
tons^  et  les  soldats  leurs  fusils),  qu'enfin  ils  furent 
obligés  de  se  retirer  précipitamment.  Ce  furent  les 
six  régiments  écossois,  au  service  depuis  longtemps 

1.  On  appelle  serre-file  le  dernier  rang  d'un  bataillon  ou 
dune  compagnie.  [Dictionnaire  de  Trévoux.) 

2.  Claude  de  Tserclaës,  comte  de  Tilly,  commandait  en  chef 
toutes  les  troupes  hollandaises;  il  mourut  en  1723. 

3.  Tome  I,  p.  83. 


366  MÉMOIRES  [Sept.  1709] 

des  Hollandois,  qui  nous  attaquèrent.  Il  faut  leur  rendre 
justice  :  ce  fut  avec  toute  la  férocité  possible.  Les 
deux  tiers  au  moins  de  ces  régiments  furent  couchés 
par  terre.  Dans  le  temps  qu'ils  s'ébranloient  pour  se 
retirer,  le  comte  d'Aubigné,  brigadier  des  armées 
du  Roi\  sans  en  avoir  reçu  aucun  ordre,  fît  sauter  à 
sa  brigade  le  retranchement  et  la  fit  marcher  sur 
le  flanc  de  ces  régiments.  Ce  mouvement  leur  fit 
perdre  bien  du  monde.  Il  les  suivit  quelque  temps, 
et  ensuite  il  se  replia  sur  les  troupes  qui  avoient  fait 
plier  les  brigades  de  Picardie  et  de  Lannoy,  les  chassa 
de  ce  poste  et  s'y  établit  :  ce  qui  occasionna  une  dis- 
pute entre  sa  brigade  et  celle  de  Lannoy.  Celle-ci 
prétendoit  se  remettre  dans  son  ancien  poste;  le 
maréchal  de  Boufflers,  pour  ne  point  faire  de  la  peine 
au  régiment  d'Alsace^,  qui  étoit  de  la  brigade  de 
Lannoy,  pria  M.  d'Aubigné  de  céder  le  poste  à  celle  de 
Lannoy  :  ce  qui  fut  exécuté  sur-le-champ. 

Il  faut  dire,  à  la  louange  du  régiment,  que  je  ne  vis 
aucun  de  nos  soldats  tourner  le  dos  aux  ennemis 
pendant  qu'ils  étoient  aux  mains  avec  nous,  et,  dans  le 
plus  fort  de  l'attaque,  qu'un  seul,  nommé  Le  Rouge.  Il 
fut  bien  heureux  ;  car,  l'ayant  averti  de  se  mettre  dans 
son  poste,  il  fit  la  sourde  oreille,  et  il  s'en  alloit  tou- 
jours. Je  courus  à  lui,  pour  lui  passer  mon  épée  au 
travers  du  corps;  je  tombai,  heureusement  pour  lui  : 

1.  Louis -François  d'Aubigny  de  Tigny  (tome  I,  p.  170), 
d'une  famille  angevine  que  M™®  de  Maintenon  avait  essayé  de 
rattacher  à  la  sienne,  était  colonel  du  régiment  Royal  ;  notre 
auteur  se  trompe  en  l'appelant  brigadier  :  il  n'eut  ce  grade  que 
le  29  mars  1710. 

2.  Sans  doute  à  cause  de  son  colonel,  de  même  maison  que 
l'électeur  de  Bavière  :  ci-dessus,  p.  301,  note  9. 


[Sept.  1709]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  367 

cela  lui  donna  le  temps  de  se  jeter  dans  sa  compa- 
gnie. Il  m'a  juré  depuis  que,  sa  compagnie  manquant 
de  poudre,  il  alloit  en  chercher.  Mais  son  excuse  étoit 
mauvaise;  car  nous  avions  chargé  les  tambours  seuls 
d'en  aller  chercher  à  mesure  que  les  soldats  en  man- 
queroient.  Il  est  de  la  dernière  conséquence  de  ne 
laisser  sortir  aucun  soldat  de  son  rang  pendant  une 
action  :  il  n'en  faut  qu'un  pour  faire  glisser  la  terreur 
panique  dans  un  régiment.  Il  faut  tuer  le  premier 
qui  fuit. 

Dieu  merci  !  je  ne  fus  qu'un  peu  blessé  à  la  main 
droite.  Un  boulet  de  canon  donna  dans  un  arbre  près 
de  moi,  qui  m'envoya  une  branche,  dont  j'eus  la  main 
tout  en  sang. 

Dès  que  les  ennemis  eurent  disparu  devant  notre 
droite,  M.  d'Artagnan  vint  me  demander  ce  qu'ils 
faisoient.  Je  lui  dis  que  les  troupes  qui  nous  avoient 
attaqués  s'étoient  repliées  sur  leur  centre,  derrière  le 
bois  de  haute  futaie.  Cet  avis  devoit  lui  donner  une 
attention  particulière  de  ce  côté-là.  Il  étoit  à  présu- 
mer que  notre  victoire  étoit  certaine,  et  nous  en 
étions  si  fort  persuadés,  que  nous  allâmes,  mes  cama- 
rades et  moi,  manger  un  gigot  de  mouton.  Aupara- 
vant, nous  avions  fait  mettre  des  sentinelles  le  long 
du  régiment,  pour  empêcher  nos  soldats  de  s'aban- 
donner à  la  dépouille  des  corps  morts  des  ennemis, 
précaution  nécessaire  lorsqu'une  action  n'est  pas  finie. 

Un  moment  après  que  les  HoUandois  eurent  été 
chassés  par  notre  droite,  nous  vîmes  paroitre  nos 
grenadiers  à  cheval,  qui  sortirent  de  nos  retranche- 
ments; mais  on  les  fit  rentrer  sur-le-champ.  Peut-être 
que,  si  nous  avions  profité  de  la  retraite  précipitée 


368  MÉMOIRES  [Sept.  1709] 

des  ennemis  en  les  suivant  vivement,  l'affaire  auroit 
été  décidée  à  notre  avantage. 

Notre  repas  dura  une  demi-heure,  pendant  lequel 
temps  nous  n'entendions  ni  canonnade  ni  mousque- 
terie.  Au  bout  de  ce  temps,  un  grenadier,  que  nous 
avions  posté  sur  un  arbre  afin  de  nous  avertir  de  ce 
qui  se  passeroit,  nous  cria  :  «  Alerte!  »  Nous  nous 
remîmes  dans  nos  postes.  Nous  aperçûmes  un  gros 
corps  d'infanterie  ennemie  marcher  précipitamment 
en  colonne  droit  à  notre  centre;  les  soldats  étoient 
habillés  de  rouge. 

Les  généraux  des  alliés,  voyant  que  les  HoUandois 
n'avoient  pas  pu  non  seulement  entamer  en  aucune 
manière  notre  droite,  mais  qu'ils  en  avoient  été  repous- 
sés avec  une  perte  considérable  de  leurs  soldats,  et 
que  notre  gauche,  après  avoir  été  chassée  du  bois  de 
Sars  et  après  s'être  ralliée  à  la  sortie,  avoit  résisté  à 
toutes  les  attaques  que  les  Anglois  avoient  faites  (ce 
fut  dans  ces  attaques  que  le  maréchal  de  Villars  reçut 
une  blessure  considérable  à  un  genou  ^  qui  l'obligea 
de  se  retirer  au  Quesnoy),  ils  firent  habilement  longer 
leur  droite,  à  deux  fins  :  l'une,  pour  tâcher  d'envelop- 
per notre  gauche,  et  l'autre,  afin  d'occasionner  un 
vide  dans  notre  centre,  pour  y  pouvoir  pénétrer. 

Nota-.  —  Si  nous  avions  fait  faire  à  notre  droite  le 
même  mouvement,  il  est  à  présumer  qu'ils  n'auroient 
pas  hasardé  de  s'éloigner  de  leur  centre.  Nous  pou- 

1.  Un  coup  de  mousquet  lui  fracassa  l'os,  au  moment  où  il 
marchait  aux  ennemis  à  la  tête  des  brigades  du  Roi,  de  la  Reine 
et  du  Perche.  [Mémoires  militaires,  t.  VI,  p.  195.) 

2.  Le  paragraphe  qui  va  suivre  a  été  ajouté  en  marge  dans 
le  manuscrit. 


[Sept.  1709]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  369 

vions  le  faire,  ce  mouvement,  d'autant  plus  aisément, 
que  toutes  les  troupes  qui  la  composoient,  après  avoir 
chassé  les  Hollandois,  restèrent  les  bras  croisés,  inu- 
tiles spectatrices  de  ce  qui  se  passoit  au  centre  et  à  la 
gauche  de  notre  armée.  La  grande  science  d'un  général 
est  de  faire  combattre  toutes  ses  troupes  dans  une 
bataille,  et  de  faire  en  sorte  que  son  ennemi  n'emploie 
qu'une  partie  des  siennes.  C'est  ce  qui  nous  arriva 
malheureusement;  car  beaucoup  de  nos  régiments 
d'infanterie  ne  donnèrent  point. 

A  mesure  que  les  ennemis  longeoient  leur  droite, 
nous  étions  obhgés  de  longer  notre  gauche,  qui  insen- 
siblement s'éloignoit  de  notre  centre  :  ce  qui  fit  un  vide 
très  considérable,  ce  que  le  prince  Eugène,  qui  com- 
mandoit  les  troupes  de  l'Empereur  et  de  l'Empire,  qui 
composoient  le  centre  de  l'armée  des  alliés  et  qui 
n'avoient  pas  encore  donné,  ayant  aperçu,  il  les  fit 
marcher  rapidement  sur  le  flanc  gauche  de  la  brigade 
des  gardes,  qui,  après  avoir  fait  une  simple  décharge, 
abandonnèrent  sur-le-champ  leur  terrain.  Les  troupes 
ennemies,  au  lieu  de  les  suivre,  se  contentèrent  de  se 
mettre  sur  nos  retranchements,  et,  de  là  faisant  un  feu 
continuel  sur  la  maison  du  Roi,  elles  obligèrent  ce 
corps  respectable  de  s'en  éloignera  Cette  retraite 
leur  donna  le  temps  de  faire  plusieurs  ouvertures 
pour  faire  passer  leur  cavalerie,  que  nous  vîmes  arri- 
ver au  grand  galop  et  se  former  en  peu  de  temps  en 
deçà  de  nos  retranchements. 

1.  Le  chevalier  ne  dit  pas  que,  avant  de  se  retirer,  les 
troupes  de  la  maison  du  Roi,  gendarmes,  mousquetaires, 
chevau-légers,  gardes  du  corps,  avaient  chargé  plusieurs  fois 
les  ennemis.  [Histoire  militaire,  p.  197.) 

II  24 


370  MÉMOIRES  [Sept.  1709] 

Ce  fut  alors  qu'il  se  donna  un  combat  de  cavalerie 
des  plus  vifs  et  des  plus  opiniâtres,  où  les  ennemis 
furent  toujours  repoussés;  mais,  comme  ils  se  reti- 
roient  toujours  sous  le  feu  de  leur  infanterie,  qui 
empêchoit  notre  cavalerie  de  pousser  plus  loin,  et  que 
leur  cavalerie  augmentoit  continuellement,  le  maré- 
chal de  Boufflers  jugea  prudemment  que  toutes  les 
charges  que  nous  avions  faites  et  que  nous  pouvions 
faire  seroient  inutiles,  et  que  nous  y  perdrions  bien  du 
monde.  Il  prit  le  parti  d'ordonner  la  retraite;  il  la  fit 
avec  toute  la  fermeté,  toute  la  conduite,  toute  la  pru- 
dence et  toute  la  valeur  d'un  grand  capitaine. 

Pendant  tout  le  temps  que  notre  cavalerie  et  celle 
des  ennemis  étoient  aux  mains,  nous  étions,  comme 
je  l'ai  dit,  les  bras  croisés,  toujours  fermes  dans  nos 
postes,  attendant  l'événement  de  ce  combat. 

Il  se  passa  cependant  une  affaire  de  notre  côté. 
Les  ennemis  ne  furent  pas  plus  tôt  maîtres  des  retran- 
chements du  centre,  qu'il  se  glissa  une  terreur  panique 
dans  le  régiment  d'Alsace,  qui,  comme  on  a  dû  le 
remarquer,  occupoit  le  même  terrain  d'où  il  avoit  été 
chassé  au  commencement  de  la  bataille.  On  entendit 
une  voix  qui  cria  :  «  Nous  sommes  coupés  !  »  Ce  beau 
régiment  prit  si  fort  l'épouvante,  qu'il  vint  précipi- 
tamment de  notre  côté,  monte  ^  et  passe  notre  retran- 
chement, et  traverse  notre  régiment,  sans  qu'aucun 
de  nos  soldats  fût  emporté  par  ce  rapide  mouvement. 
Nous  avions  beau  crier,  non  seulement  aux  soldats, 
mais  encore  aux  officiers,  qu'ils  n'étoient  point  suivis 
par  les  ennemis,  ils  n'avoient,  et  les  uns  et  les  autres, 

1.  Il  y  a  bien  le  présent,  à  la  suite  du  passé  défini,  dans  le 
manuscrit. 


[Sept.  1709]  DU  CHEViULIER  DE  QUINCY.  371 

ni  yeux  ni  oreilles.  Le  maréchal  de  Boufïlers  se  porta 
bien  vite  de  notre  côté.  Il  me  fit  l'honneur  de  me 
demander  le  nom  de  notre  régiment,  et  il  me  dit  : 
«  Voilà  deux  bons  bataillons,  des  plus  braves  et 
«  des  plus  fermes  que  je  connoisse  ;  car.  Messieurs, 
«  ajouta-t-il,  le  torrent  de  ces  quatre  bataillons  de  voit 
«  vous  emporter.  »  Ce  général  avoit  été  sans  cuirasse 
pendant  toute  la  bataille.  Il  en  avoit  mis  une  au 
commencement  ;  mais  il  s'en  défit  bientôt,  en  disant  : 
«  Gela  m'incommode'.  » 

Aussitôt  que  les  ennemis  furent  maîtres  du  terrain 
où  étoit  le  centre  de  notre  infanterie,  ils  s'emparèrent 
de  plusieurs  pièces  de  notre  canon,  qu'ils  braquèrent 
contre  nous.  Entre  eux  et  nous,  il  n'y  avoit  qu'une 
petite  prairie.  A  la  première  décharge,  ils  me  tuèrent 
mon  tambour.  Nous  fûmes  exposés  ainsi  pendant  trois 
quarts  d'heure  à  cette  batterie,  qui  nous  tua  beau- 
coup de  monde.  Les  canonniers  ennemis  nous  voyoient 
tout  à  découvert,  et  ils  nous  battoient  en  flanc. 

Au  bout  de  ce  temps,  qui  nous  parut  bien  long,  le 
marquis  de  Vieuxpont  vint  nous  ordonner  de  nous 
retirer.  Surpris  de  cet  ordre,  nous  lui  dîmes  :  «  Mon- 
«  sieur,  pourquoi  nous  retirer?  Nous  avons  battu  et 
«  fait  retirer  toutes  les  troupes  qui  nous  ont  attaqués, 
«  vous  le  savez;  personne  n'ose  paroître  devant 
«  nous.  »  —  «  Messieurs,  nous  répliqua-t-il,  vous 
«  devez  me  connoitre;  je  suis  officier  général.  Reti- 
«  rez-vous  au  plus  vite  ;  car,  dans  le  moment,  vous 

1.  Les  ordonnances  des  5  mars  1675  et  1^''  février  1703  pres- 
crivaient l'emploi  des  cuirasses  pour  tous  les  officiers  de  cava- 
lerie, pour  ceux  des  états-majors  et  pour  les  officiers  généraux; 
mais  cette  prescription  était  rarement  exécutée. 


37^  MÉMOIRES  [Sept.  1709] 

«  allez  être  enveloppés.  Il  y  a  une  colonne  de  l'armée 
«  ennemie  qui  marche  derrière  vous  dans  ce  des- 
«  sein.  »  Il  fallut  donc,  malgré  nous,  abandonner  un 
poste  que  nous  avions  si  bien  défendu.  Nous  nous 
retirâmes,  bien  fâchés  et  bien  tristes,  par  notre  droite. 
Ainsi,  comme  j'étois  du  second  bataillon  et  que  j'en 
commandois  la  serre-file'',  je  faisois  l'arrière-garde, 
avec  M.  de  Barette,  lieutenant-colonel  du  régiment,  de 
toute  l'infanterie  de  la  droite. 

Il  m'arriva  une  chose  bien  favorable.  Gomme  j'ai- 
lois  traverser  un  petit  pont  de  fascines,  un  grenadier 
de  Piémont  me  prend  le  bras,  afin  de  le  passer  devant 
moi  :  il  ne  fut  pas  plus  tôt  sur  le  pont,  qu'un  boulet 
de  canon  le  culbute  mort  dans  le  ruisseau. 

Nous  gagnâmes  la  pointe  du  bois  de  la  Lanière,  et 
ensuite  nous  trouvâmes  la  plaine  et  le  grand  chemin 
de  Bavay,  par  où  nous  fîmes  notre  retraite  fièrement 
et  sans  être  inquiétés  nullement  des  ennemis. 

Dans  la  retraite,  M.  d'Artagnan  vint  encore  me 
demander  si  j'apercevois  les  ennemis.  «  Oui,  Mon- 
«  sieur,  lui  dis-je,  voilà  leur  cavalerie  à  cent  pas  de 
«  nous.  »  C'est  un  grand  défaut  à  un  général  d'avoir 
la  vue  courte.  Gomment  peut-il  apercevoir  le  moindre 
mouvement  des  ennemis?  et  par  conséquent  comment 
en  profitera-t-il  ? 

Si  notre  infanterie  fit  une  belle  retraite,  on  peut 
dire  aussi  que  notre  cavalerie,  que  je  voyois  sur  notre 
droite  dans  une  belle  plaine,  la  fit  dans  le  plus  bel 
ordre  du  monde.  Nous  arrivâmes  ainsi  près  de  Bavay. 
Je  trouvai,  entre  notre  champ  de  bataille  et  cette 

1.  Ci-dessus,  p.  365. 


[Sept.  1709]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  373 

ville,  un  petit  gendarme  qui  avoit  un  coup  de  fusil 
dans  le  pied  ;  il  marchoit  avec  une  peine  extraordi- 
naire. Son  cheval  avoit  été  tué  sous  lui.  Je  le  fis  mon- 
ter sur  celui  de  mon  valet;  j'empêchai  par  là  qu'il 
ne  tombât  entre  les  mains  des  ennemis.  Près  de 
Bavay  il  y  avoit  un  homme  tué,  qui,  apparemment, 
s'étoit  traîné  jusque-là.  Il  n'y  avoit  point  de  doigts  à 
ses  pieds.  Étant  vivant,  comment  pouvoit-il  marcher? 
Il  étoit  nuit  lorsque  nous  arrivâmes  au  Quesnoy.  L'ar- 
mée campa,  la  droite  à  cette  place  et  la  gauche  à 
Valenciennes. 

On  peut  dire  avec  raison  que  la  bataille  de  Malpla- 
quet  est  la  plus  sanglante  et  la  plus  opiniàtrée  qui  se 
soit  donnée  pendant  le  règne  de  Louis  XIV.  Il  y  avoit 
toute  apparence  que  la  victoire  se  déclareroit  pour 
nous.  La  droite  de  notre  armée  avoit  repoussé  la 
gauche  des  ennemis  ;  la  gauche ,  qui  s'étoit  ralliée 
après  avoir  été  chassée  du  bois  de  Sars,  avoit  repoussé 
les  ennemis  dans  toutes  les  attaques  qu'ils  avoient 
faites.  Il  est  certain  que,  si  les  régiments  des  gardes 
françaises  et  suisses  avoient  tenu  ferme  comme  ils 
le  dévoient*,  ils  auroient  donné  le  temps  à  la  brigade 
de  Navarre,  et  à  plusieurs  autres  brigades  qui  étoient 
derrière  nous,  et  qui  n'avoient  point  combattu,  d'arri- 
ver pour  les  secourir.  Les  ennemis,  repoussés  dans 
cette  attaque,  n'avoient  point  d'autres  ressources  que 
de  se  retirer.  Voilà  deux  batailles  que  nous  avons  per- 

1.  Le  marquis  de  Quincy  [Histoire  militaire,  p.  196)  n'accuse 
pas  formellement  les  gardes  françaises  et  suisses  ;  il  dit  seule- 
ment que  cette  brigade  fut  prise  en  flanc  et  obligée  de  se  reti- 
rer. Saint-Simon  i^econnait  qu'on  «  ne  parla  pas  bien  »  de  leur 
résistance. 


374  MÉMOIRES  [Sept.  1709] 

dues  par  notre  centre,  Malplaquet  et  Hochstedt,  évé- 
nennent  qui  n'étoit  point  encore  arrivé. 

Les  ennemis  achetèrent  bien  cher  le  champ  de 
bataille,  tout  couvert  de  leurs  morts.  On  prétend 
qu'ils  y  ont  perdu  près  de  vingt-cinq  mille  hommes, 
tant  tués  que  blessés*,  beaucoup  de  leurs  officiers 
généraux,  entre  autres  M.  Tettau,  général  des  troupes 
de  Brandebourg 2,  MM.  Heyden^,  Lalo*,  Oxenstiern^ 
et  de  Gorc^,  lieutenants  généraux,  M.  KeppeP,  frère 
du    comte   d'Albemarle^,    les   comtes   de  Harrach'^ 

1.  'L'Histoire  militaire  donne  le  même  chiffre,  dont  dix-huit 
cents  officiers  ;  l'Histoire  du  prince  Eugène  parle  de  vingt  mille 
hommes  ;  enfin,  d'après  les  tableaux  publiés  dans  la  Gazette 
d' Amsterdam  (Extr.  lxxxi)  et  reproduits  dans  Y  Histoire  militaire 
(p.  205-206),  la  perte  des  alliés  aurait  été  de  18,353  hommes. 

2.  Daniel  de  Tettau,  né  en  1670,  était  général-major  d'in- 
fanterie prussienne  et  commandant  des  grenadiers  de  la  garde 
royale. 

3.  C'est  sans  doute  ce  baron  de  Heyden  qui  était  colonel  du 
régiment  de  Ilolstein  en  1692.  [Mém.  de  Sourches,  t.  IV,  p.  77.) 

4.  La  Gazette  d' Amsterdam  ne  lui  donne  que  le  grade  de 
brigadier. 

5.  Lieutenant  général,  de  la  même  maison  que  l'ancien  chan- 
celier de  Suède,  et  qui  servait  dans  les  troupes  hollandaises. 

6.  Ni  la  Gazette  de  France  ni  celle  d' Amsterdam  ne  men- 
tionnent ce  personnage  parmi  les  morts  de  Malplaquet.  Sourches 
dit  :  M.  de  Goor.  D'après  l'état  donné  dans  les  Mémoires  mili- 
taires (p.  370),  il  eut  le  bras  emporté  et  mourut  de  sa  blessure. 

7.  Il  était  général-major  dans  les  troupes  hollandaises. 

8.  Arnold- Just  de  Keppel,  créé  comte  d'Albemarle  en  1697 
par  Guillaume  III,  dont  il  était  un  des  favoris,  servait  aussi 
dans  l'armée  de  Marlborough  et  venait  de  recevoir  le  gouver- 
nement de  ïourna}^,  après  la  prise  de  cette  ville. 

9.  Ci-dessus,  p.  23.  C'est  par  erreur  que  notre  auteur  l'in- 
dique comme  tué  ;  ni  la  Gazette  d' Amsterdam,  ni  notre  Gazette 
ne  prononcent  son  nom. 


[Sept.  1709]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  375 

d'Hamilton^,  le  prince  de  Holstein-Beck~,  MM.  de 
Snegertsman,  Stelburc,  Tullibardine,  Eck,  Sturler, 
PiershilP,  Wackerbarth^,  Pendergrass^,  Briinninghau- 
sen,  Duyts,  Heilber,  Lellerbordon,  Swinton*^,  et  beau- 
coup d'autres,  de  tués. 

Le  prince  Eugène  y  fut  blessé  légèrement,  le  comte 
de  Nassau -Vondenberg''^,  le  duc  d'Arenberg^,  le 
baron  de  Spaar^,  le  lord  ChurchilU°,  MM.  de  Bau- 

1.  C'était  un  cadet  de  la  famille  des  ducs  d'Abercorn,  et  il 
avait  le  grade  de  général-major  dans  les  troupes  anglaises. 

2.  Antoine-Gonthier,  prince  de  Holstein-Beck,  né  en  1666, 
était  lieutenant  général  dans  l'armée  hollandaise  et  gouverneur 
d'Ypres. 

3.  Nous  n'avons  pu  identifier  ces  six  ofGciers.  D'après  la 
Gazette  cV Amsterdam,  M.  de  Tullibardine  était  colonel,  le  comte 
d'Eck  lieutenant-colonel,  et  M.  Piershill  fut  seulement  blessé. 

4.  Cet  officier  ne  fut  pas  tué;  notre  auteur  va  d'ailleurs  le 
comprendre  parmi  les  blessés  (ci-après,  p.  376,  note  5). 

5.  Thomas  Pendergrass,  ou  mieux  Prendergast,  né  en  1660, 
n'avait  pris  du  service  que  depuis  1707  comme  lieutenant-colo- 
nel du  5^  régiment  d'infanterie  anglaise  ;  il  était  brigadier 
général  depuis  le  1^""  janvier  1709.  Blessé  grièvement,  il  mou- 
rut peu  de  jours  après. 

6.  Nous  n'avons  pu  identifier  ces  cinq  derniers  officiers.  La 
Gazette  d' Amsterdam  qualifie  Swinton  de  colonel  et  Duyts  le 
jeune  de  lieutenant-colonel,  mais  ne  parle  pas  des  autres. 

7.  Corneille,  comte  de  Nassau-Vondenberg,  issu  d'un  bâtard 
de  Maurice,  prince  d'Orange,  était  depuis  1707  major  général 
de  la  cavalerie  hollandaise  ;  il  eut  le  gouvernement  d'Aire  en 
1710,  et  périt  noyé  à  Denain,  en  1712. 

8.  Léopold,  duc  d'Arenberg,  né  en  1690,  devint  en  1709  grand 
bailli  de  Hainaut,  chambellan  de  l'Empereur  (1712),  maréchal 
général-lieutenant  en  1717,  et  gouverneur  de  Mons  en  1718. 

9.  De  la  même  famille  suédoise  que  cet  Eric-Axelsson  qui 
servait  dans  les  troupes  françaises.  [Mémoires  de  Saint-Simon, 
éd.  Boislisle,  t.  XIV,  p.  28.) 

10.  Charles  Churchill  (1656-1715;,  frère  cadet  de  Marlbo- 
rough,  lieutenant  général  et  gouverneur  de  Bruxelles. 


376  MÉMOIRES  [Sept.  1709] 

diss\  Armstrong^,  Saint-Maurice^,  Collier,  Palland, 
Wolkersouven  \  Wackerbarth^,  Duyts^,  Steinkalen- 
fels,  Del  Sulpeche,  Webb,  Ladder,  Week  et  Stanhope^, 
et  plusieurs  autres,  blessés. 

De  notre  côté  furent  tués  MM.  de  Ghemerault  et  de 
Pallavicini,  lieutenants  généraux^;  le  comte  d'An- 
gennes^,  de  BueiP^,  maréchaux  de  camp  ;  le  chevalier 

1.  Wolf-Henri,  comte  de  Baudiss  ou  plutôt  Baudissin  (1671- 
1748),  général-lieutenant  de  cavalerie  saxonne. 

2.  Jean  Armstrong  (1674-1742),  colonel  d'infanterie,  s'était 
distingué  au  siège  de  Bouchain;  en  1710,  il  fonda  l'arsenal  de 
Woohvich  et  fut  successivement  ingénieur  en  chef  d'Angle- 
terre, lieutenant-gouverneur  de  la  Tour  de  Londres  et  major- 
général  des  troupes  du  royaume. 

3.  Est-ce  le  marquis  de  Saint-Maurice  qui  fut  plus  tard  géné- 
ral d'artillerie  impériale,  maréchal  général-lieutenant  et  gou- 
verneur de  Crémone  ? 

4.  On  n'a  pu  identifier  ces  trois  derniers  officiers. 

5.  Auguste-Christophe,  comte  de  Wackerbarth  (1662-1734), 
d'une  famille  saxonne,  avait  longtemps  servi  contre  les  Suédois 
et  n'était  venu  qu'en  1707  à  l'armée  du  prince  Eugène  ;  il  com- 
mandait le  contingent  de  Saxe,  sous  M.  de  Schulenbourg. 

6.  Duyts  l'aîné,  dit  la  Gazette  <ï Amsterdam. 

7.  Officiers  qu'on  n'a  pu  identifier.  M.  Stanhope,  que  notre 
auteur  est  le  seul  à  mentionner  parmi  les  blessés,  est  peut-être 
ce  colonel  Stanhope,  frère  du  général  bien  connu,  qui  fut  tué 
devant  Cardone  en  1712.  [Gazette,  p.  113.) 

8.  Il  a  déjà  été  question  de  ces  deux  officiers  dans  notre 
tome  I,  p.  317  et  323.  La  marquise  d'Huxelles  écrivait  au  mar- 
quis de  la  Garde  [Dangeau,  t.  XIII,  p.  39)  :  «  M"'^^  de  Palla- 
vicin  et  de  Chemerault  font  pitié  ;  elles  se  sont  retirées  aux 
religieuses  Récolettes.  Les  deux  maris  amis,  car  ces  quatre 
personnes  n'en  faisoient  qu'une,  ont  été  tués  ensemble  et 
enterrés  dans  la  même  fosse.  » 

9.  Ci-dessus,  p.  341. 

10.  Honorât  de  Bueil  n'était  pas  maréchal  de  camp,  mais 
brigadier  depuis  1704  et  inspecteur  général  de  l'infanterie. 


[Sept.  1709]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  377 

de  Groy*,  le  marquis  de  Gharost-,  dont  on  n'a  jamais 
pu  trouver  le  corps,  brigadiers;  le  comte  de  Roche- 
bonne^  et  M.  de  Barentin  *,  colonels  de  cavalerie; 
MM.  d'Autrey^  et  de  Steckemberg^,  colonels  d'infan- 
terie; Ghardon"^  et  Moret^,  capitaines  aux  gardes; 
Filigonde^ et Goussonville^*^, lieutenants-colonels;  M.  de 
Busca^^,  des  gardes  du  corps  ;  le  comte  de  Briord^^, 

1.  Albert-François,  chevalier  de  Croy,  de  la  branche  de 
Solre,  colonel  du  régiment  de  Solre  et  brigadier  depuis  le  mois 
de  juin  1708.  Il  était  fils  du  comte  de  Croy,  ci-dessus,  p.  361. 

2.  Louis-Joseph  de  Béthune,  né  en  1681,  colonel  d'un  régi- 
ment d'infanterie  de  son  nom,  et  aussi  brigadier  depuis  1708. 
On  le  trouva  expirant  sur  le  champ  de  bataille  deux  jours  après 
l'action.  [Mémoires  de  Sourches,  t.  XII,  p.  73.) 

3.  Jean-Baptiste  de  Châteauneuf  de  Rochebonne,  chevalier 
de  Malte,  exempt  des  gardes  du  corps,  était  lieutenant-colo- 
nel du  régiment  de  cavalerie  de  Villeroy;  son  père  comman- 
dait en  Lyonnais,  Forez  et  Beaujolais. 

4.  Charles  Barentin,  mestre  de  camp  d'un  régiment  de  cava- 
lerie en  janvier  1696,  nommé  brigadier  en  1704. 

5.  Ci-dessus,  p.  75. 

6.  Lieutenant -colonel  du  régiment  d'Alsace  et  brigadier, 
disent  les  Mémoires  de  Sourc/ies,  t.  XII,  p.  64. 

7.  Serait-ce  Daniel  Chardon,  né  en  1670,  et  fils  aîné  de 
l'avocat  protestant  dont  parle  Saint-Simon  ?  (Mémoires,  éd.  Bois- 
lisle,  t.  III,  p.  95,  et  XII,  p.  254-256.)  fl  était  capitaine  aux 
gardes  depuis  juin  1697. 

8.  Sans  doute  de  la  famille  Moret  de  Bournonville. 

9.  Notre  auteur  est  le  seul  qui  mentionne  cet  officier,  avec  la 
Gazette  d'Amsterdam,  qui  dit  Teligonde  ;  on  n'a  pu  l'identifier. 

10.  Sous-lieutenant  aux  gardes  françaises,  d'une  famille  de 
Paris;  il  fut  seulement  blessé,  disent  les  Mémoires  de  Sourches, 
t.  XII,  p.  80. 

11.  Louis  de  Monlezun  de  Busca,  baptisé  en  1667,  avait  suc- 
cédé à  son  père,  comme  exempt  des  gardes  du  corps,  en  février 
1703. 

12.  Fils  de  l'ancien  ambassadeur,  il  avait  été  aide  de  camp  du 


378  MÉMOIRES  [Sept.  1709] 

de  la  gendarmerie;  M.  de  Ghampignellei,  comman- 
dant du  second  bataillon  de  Piémont  ;  et  quantité 
d'autres. 

A  l'égard  des  blessés  de  considération,  le  maréchal 
de  Villars^  ;  le  roi  d'Angleterre,  en  chargeant  à  la  tète 
de  la  maison  du  Roi,  fut  blessé  d'un  coup  de  sabre 
au  bras^;  le  duc  de  Guiche^,  MM.  de  Goëtanfao^  de 
Goësbriant,  d'Albergotti,  lieutenants  généraux;  MM.  de 
Goëtquen®  et  de  Montmorency^,  maréchaux  de  camp  ; 

maréchal  de  Villeroy  en  1702,  guidon,  puis  sous-lieutenant 
dans  la  gendarmerie  ;  il  avait  eu  un  brevet  de  mestre  de  camp 
en  mars  1706,  et  «  se  tournoit  à  merveilles,  »  dit  la  marquise 
d'Huxelles.  [Journal  de  Dangeau,  t.  XIII,  p.  44.) 

1.  C'est  le  même  officier  qu'il  a  appelé  M.  de  Campanelle 
(tome  I,  p.  357-359)  et  M.  de  Champagnelle  (ci-dessus,  p.  6); 
sans  doute  Jacob  de  Rogres  de  Champignelle,  chevalier  de 
Malte  en  1675. 

2.  Ci-dessus,  p.  368.  «  Sa  blessure,  écrivait  la  marquise 
d'Huxelles  [Journal  de  Bangeau,  t.  XIII,  p.  37),  a  été  con- 
sultée dans  l'école  de  chirurgie  de  Saint-Côme  ;  il  ne  laisse  pas 
d'y  avoir  du  danger.  » 

3.  Ce  prince  souffrait  alors  de  la  fièvre  ;  la  bataille  ne  l'em- 
pêcha pas  de  prendre  avec  sang-froid  son  quinquina  pendant 
l'action.  [Mémoires  de  Sourches,  t.  XII,  p.  67,  note.) 

4.  Ci-dessus,  p.  360. 

5.  François-Toussaint  du  Querhocnt,  marquis  de  Coëtanfao, 
avait  une  sous-lieutenance  des  chevau-légers  depuis  1695  ;  il 
était  maréchal  de  camp  depuis  1704,  et  n'eut  qu'en  1710  le 
grade  de  lieutenant  général. 

6.  Malo-Auguste,  marquis  de  Coëtquen  (ci-dessus,  p.  358). 
Nous  avons  dit  qu'il  eut  une  jambe  emportée. 

7.  Jean-Nicolas  de  Montmorency-Châteaubrun,  marquis  de 
Montmorency  (1659-1746),  n'était  que  mestre  de  camp  réformé 
à  la  suite  du  régiment  de  Duras,  et  ne  fut  maréchal  de  camp 
qu'en  1739.  Notre  auteur  est  le  seul  qui  parle  de  sa  bles- 
sure. 


[Sept.  1709]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  379 

MM.  d'Aubigné'  et  de  Bernhold-,  brigadiers  des 
armées  du  Roi;  le  duc  de  Saint-Aignan^,  le  marquis 
de  Gourcillon^,  le  marquis  de  Béthune^,  le  marquis 
de  Nesle^  le  marquis  de  Gondrin^,  MM.  du  Ghayla^  et 

1.  Ci-dessus,  p.  366.  Blessé  d'un  coup  de  feu  à  la  cuisse  et 
d'un  coup  de  sabre  au  visage,  il  fut  renvoyé  à  Maubeuge  dans 
un  carrosse  du  prince  de  Wiirtemberg.  iSourc/ics,  p.  73.) 

2.  Sigefroi  de  Bernhold,  ancien  colonel  d'un  régiment  de 
milice  alsacienne,  était  brigadier  depuis  1706;  il  devint  maré- 
chal de  camp  en  1718. 

3.  Paul-Hippolyte  de  Saint-Aignan,  frère  consanguin  du  duc 
de  Beauvillier,  qui  lui  avait  cédé  son  duché  en  1706,  était 
mestre  de  camp  d'un  régiment  de  cavalerie.  Blessé  d'un  coup 
de  sabre  au  front,  il  fut  transporté  à  Cambray  et  soigné  chez 
Fénelon.  Il  ne  mourut  qu'en  1776,  à  quatre-vingt-dix  ans. 

4.  Philippe-Egon,  fils  unique  du  marquis  de  Dangeau.  Il 
était  mestre  de  camp  du  régiment  Royal-Allemand  ;  il  eut  une 
cuisse  emportée  et  fut  longtemps  en  danger  de  mort.  A  la  nou- 
velle de  sa  blessure,  son  père  partit  pour  l'armée,  et  cette 
absence  est  cause  de  la  lacune  qui  existe  dans  son  Journal  pour 
le  temps  de  la  bataille  de  Malplaquet  et  ses  suites.  Saint- 
Simon  a  raconté  [Mémoires,  éd.  Boislisle,  t.  XIV,  p.  131-133, 
et  éd.  1873,  t.  VII,  p.  279-280)  les  «  pantaFonnades  »  de  Conr- 
cillon,  cet  «  original  sans  copie.  » 

5.  Louis,  marquis  de  Béthune,  de  la  branche  de  Chabris, 
avait  d'abord  porté  le  petit  collet  et  possédé  l'abbaye  de  Beau- 
lieu;  il  quitta  ce  bénéfice  pour  commander  un  régiment  de 
cavalerie,  et  mourut  en  1728  à  plus  de  quatre-vingts  ans. 

6.  Louis  III  de  Mailly  (1689-1767),  marquis  de  Nesle,  était 
capitaine-lieutenant  des  gendarmes  écossais  depuis  avril  1687  ; 
il  commandait  la  gendarmerie  à  Malplaquet. 

7.  Louis  de  Pardaillan,  petit-fils  de  M""^  de  Montespan,  colo- 
nel d'un  régiment  d'infanterie,  mort  en  février  1712.  Il  avait 
épousé  une  fille  du  duc  de  Noailles,  qui  se  remaria  en  1723 
avec  le  comte  de  Toulouse. 

8.  INlcolas-Joseph-Balthasar  de  Langlade,  vicomte  du  Chayla 
(1686-1754),  était  cornette  des  chevau-légers  depuis  1705,  avec 


380  MÉMOIRES  [Sept.  1709] 

d'Oppède^  colonels;  MM.  des  Gruberts^  et  d'Ari- 
fax^,  officiers  des  mousquetaires;  le  chevalier  de 
Janson*,  MM.  de  Refïuge^,  de  Buzanval^,  de  Savi- 
gny''',    de    Renty^,    de    Saint-Saens^    et   de   Verde- 

un  brevet  de  mestre  de  camp  ;  il  devint  lieutenant  général  en 
1738  et  joua  pendant  la  guerre  de  succession  d'Autriche  un 
rôle  brillant,  que  le  collier  de  chevalier  du  Saint-Esprit  l'écom- 
pensa  en  1746. 

1.  Charles- Roderic-Gonzalve  de  Forbin,  chevalier  d'Oppède, 
exempt  des  gardes  du  corps  avec  un  brevet  de  colonel,  mourut 
en  1717,  à  trente-trois  ans. 

2.  Gentilhomme  de  Normandie,  âgé  de  près  de  quatre-vingts 
ans,  enseigne  des  mousquetaires  gris,  dont  il  commandait  le 
détachement  envoyé  à  l'armée,  disent  les  Mémoires  de  Sourches 
(t.  XII,  p.  64  et  78),  qui  le  comptent  parmi  les  morts  ;  il  eut 
les  deux  jambes  emportées.  Notre  auteur  et  le  marquis  de 
Quincy  écrivent  :  Desgreberg. 

3.  Henri  de  Soubeyran  de  la  Bessière  d'Arifax,  d'une  famille 
de  Béarn,  était  entré  dans  les  mousquetaires  en  1674  et  y  avait 
passé  par  tous  les  grades  ;  il  était  cornette  depuis  1704,  devint 
maréchal  de  camp  en  1719,  et  mourut  en  1721. 

4.  Michel  de  Forbin,  chevalier  de  Janson  (1760-1731),  était 
entré  dans  l'ordre  de  Malte  en  1688  et  avait  la  commanderie 
de  Bourdeilles;  il  était  capitaine-lieutenant  des  gendarmes,  avec 
le  grade  de  brigadier. 

5.  Henri-Pompone,  marquis  du  Reffuge,  était  enseigne  des 
gendarmes  écossais  depuis  le  23  février  1709.  Il  eut  le  bras 
emporté;  mais  cela  ne  l'empêcha  pas  de  continuer  à  servir, 
et  il  devint  lieutenant  général  en  1744. 

6.  Guillaume  Choart,  marquis  de  Buzanval  (1662-1742),  était 
sous-lieutenant  des  chevau-légers  de  Bourgogne  depuis  1704; 
à  la  suite  de  Malplaquet,  il  fut  fait  capitaine-lieutenant  des  che- 
vau-légers de  la  Reine. 

7.  Marc-Antoine  d'Estoges,  comte  de  Savigny,  enseigne  de 
gendarmerie. 

8.  N.  de  Renty,  capitaine-lieutenant  des  gendarmes  bour- 
guignons, fut  blessé  mortellement  dans  la  bataille. 

9.  Charles -Louis  de  Limoges,   chevalier  puis  marquis  de 


[Sept.  1709]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  381 

ronne\  de  la  gendarmerie  ;  MM.  de  Tambonneau-,  de 
Brilhac^,  capitaines  aux  gardes;  M.  d'Aubarède'*,  lieu- 
tenant-colonel de  la  Sarre,  et  quantité  d'autres  dont  je  ne 
me  ressouviens  plus  des  noms^  Nous  perdîmes  aussi 
beaucoup  d'officiers  particuliers  qui  furent  tués  ou 
blessés^,  dix  à  onze  mille  hommes,  tant  de  la  cavale- 
rie que  de  l'infanterie,  de  tués  ou  de  blessés"^.  Nous 
eûmes  cent  cinquante  soldats  de  tués  de  notre  régi- 
ment. M.  de  Puyredon,  capitaine,  jeune  homme  bien 
fait,  fut  tué  au  commencement  de  la  bataille  ;  on  vint 

Saint-Saens,  était,  non  pas  officier  des  gendarmes,  mais  lieu- 
tenant-colonel du  régiment  Colonel-général  de  la  cavalerie, 
qu'il  commandait  à  Malplaquet;  il  devint  maréchal  de  camp 
en  1734. 

1.  Claude -Marie  de  l'Aubespine,  marquis  de  Verderonne, 
petit-fils  du  chancelier  d'Aligre,  était  cornette  des  chevau- 
légers  d'Anjou  ;  il  eut  le  bras  emporté  et  mourut  de  sa  bles- 
sure. 

2.  Louis -Auguste -Marie  Tambonneau  (1684-1737),  d'une 
famille  parlementaire  de  Paris,  avait  une  compagnie  dans  les 
gardes  françaises  depuis  le  mois  de  février  1709.  Diverses 
aventures  l'avaient  fait  enfermer  à  Saint-Lazare  en  1702,  puis 
le  forcèrent  en  1711  à  se  démettre  de  sa  compagnie  et  à  se 
constituer  prisonnier  dans  le  château  de  Saumur. 

3.  François  de  Brilhac,  frère  du  premier  président  du  parle- 
ment de  Rennes,  était  capitaine  aux  gardes  depuis  1G96;  il 
parvint  en  1719  au  grade  de  maréchal  de  camp. 

4.  Ci-dessus,  p.  63. 

5.  Voyez  les  listes  données  dans  les  Mémoires  de  Sourches, 
p.  64-66  et  76-80. 

6.  Dans  les  pièces  des  Mémoires  militaires  (p.  378-381),  il  y 
a  un  état  par  régiment  des  officiers  tués,  blessés  et  prisonniers. 

7.  D'après  V Histoire  militaire,  l'armée  française  n'aurait  eu 
que  8,137  hommes  tués  ou  blessés;  mais  les  relations  étran- 
gères [Gazette  d'Amsterdam,  n°  lxxxi)  et  l'historien  du  prince 
Eugène  font  monter  la  perte  à  dix-huit  ou  vingt  mille  hommes. 


382  MÉMOIRES  [Sept.  1709] 

me  le  jeter  tout  nu  à  mes  pieds  ;  quel  cruel  moment  ! 
Nous  eûmes  deux  autres  capitaines  de  blessés,  dont 
un  mourut  de  sa  blessure  un  mois  après,  et  plusieurs 
lieutenants  de  tués  et  de  blessés. 

Une  heure  avant  la  bataille,  un  de  mes  intimes  amis 
vint  me  demander  conseil.  Il  avoit  une  fièvre  des  plus 
violentes,  accompagnée  d'un  grand  frisson.  «  Mon 
«  ami,  me  dit-il,  je  souffre  comme  un  martyr;  la  fièvre 
«  me  tourmente  cruellement  ;  je  n'en  puis  plus.  Me 
«  conseillerais-tu  de  m'en  aller,  et,  si  tu  étois  à  ma 
c(  place,  le  ferois-tu?  »  —  «  Non,  mon  cher,  lui  répli- 
«  quai-je,  puisque  tu  me  demandes  mon  avis.  Il  faut 
«  rester  et  prendre  patience.  »  Il  m'embrassa,  en 
ajoutant  :  «  Je  suivrai  ton  conseil.  »  Il  resta,  et,  mal- 
gré sa  cruelle  fièvre,  il  se  comporta  pendant  toute  la 
bataille  avec  toute  la  fermeté  et  toute  la  valeur  pos- 
sible. Il  m'a  remercié  plusieurs  fois  du  conseil  que  je 
lui  avois  donné.  C'est  dans  ces  moments  critiques 
qu'on  ne  doit  jamais  quitter  ses  drapeaux,  quoique 
accablé  des  douleurs  les  plus  insupportables.  Mon  ami 
se  seroit  perdu  pour  toujours  de  réputation,  s'il  avoit 
suivi  sa  première  idée. 

Je  ne  puis  m'empêcher  de  faire  ici  l'éloge  de 
M"®  Chevalier,  fameuse  et  très  belle  courtisane  suivant 
l'armée.  Elle  s'étoit  emmourachée  d'un  officier  du 
régiment  ;  elle  le  suivoit  partout.  Malgré  la  canonnade 
de  trois  jours  et  la  bataille,  elle  resta  constamment  à 
nos  drapeaux.  On  ne  peut  oublier  sans  ingratitude  les 
services  importants  qu'elle  rendit  au  régiment.  Dès 
qu'un  officier  ou  un  soldat  étoit  blessé,  elle  le  faisoit 
transporter  sur-le-champ,  et  elle  l'accompagnoit  jus- 
qu'à l'endroit  où  étoit  notre  chirurgien-major;  ensuite 


[Sept.  1709]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  383 

elle  revenoit  au  régiment.  Elle  nous  sauva  beaucoup 
de  soldats. 

En  arrivant  au  camp  du  Quesnoy,  n'ayant  ni  tentes 
ni  de  quoi  manger,  après  la  grande  fatigue  que  nous 
venions  d'essuyer,  nous  prîmes  le  parti,  Filleul,  major 
du  régiment,  Boisduval,  capitaine,  et  moi,  de  tâcher 
d'entrer  dans  le  Quesnoy.  Nous  savions  qu'il  y  avoit 
ordre  de  ne  laisser  entrer  qui  que  ce  soit,  excepté  les 
blessés.  Nous  imaginâmes  de  mettre  une  serviette 
blanche  à  l'entour  de  la  tête  de  notre  major  ;  la  nuit 
nous  favorisoit.  Nous  lui  prîmes  chacun  un  bras,  et, 
de  cette  manière,  nous  nous  présentâmes  à  la  première 
barrière  de  la  place.  Dès  que  nous  eûmes  crié  :  «  Mes- 
«  sieurs,  laissez  passer  un  officier  blessé!  »  on  nous 
fit  passage,  et  nous  fûmes  gagner  une  petite  auberge. 
On  ne  nous  promit  point  de  lit,  mais  à  souper.  On 
nous  donna  une  fricassée  de  poulets  et  un  bon  dindon, 
avec  du  vin,  que  nous  trouvâmes  excellents.  Nous  res- 
tâmes bien  deux  heures  à  table. 

A  la  fin  de  notre  repas,  nous  entendîmes  un  très 
grand  fracas  à  la  porte.  Nous  étions  si  las,  que  nous 
n'avions  pas  la  force  de  nous  lever,  ou  plutôt  la 
volonté.  A  la  fin,  le  bruit  redoublant  continuellement, 
l'aubergiste  fut  ouvrir  la  porte.  G'étoit  un  brigadier 
des  gardes  du  corps,  qui,  en  entrant,  nous  dit  : 
«  Messieurs,  vous  n'êtes  guère  charitables  ;  il  y  a  une 
«  heure  que  je  frappe  à  la  porte,  et  vous  avez  la 
«  cruauté  de  ne  me  pas  faire  ouvrir!  »  Tous,  tant  que 
nous  étions  dans  cette  chambre,  nous  lui  jetâmes  un 
coup  d'œil  sans  lui  dire  une  seule  parole.  Il  est  bon 
de  remarquer  qu'il  y  avoit  six  autres  officiers  à  une 
autre  table,  qui  n'avoient  point  d'habits  uniformes. 


384  MÉMOIRES  [Sept.  1709] 

Après  que  mon  brigadier  eut  bien  soupe,  j'entrai  en 
conversation  avec  lui.  Je  lui  dis  :  «  Monsieur,  vous 
«  qui  étiez  au  centre  de  l'armée,  vous  devez  savoir 
a  mieux  qu'aucun  autre  la  cause  de  la  perte  de  la 
«  bataille?  »  —  «  Eh!  Monsieur,  me  répliqua-t-il 
«  brusquement,  qui  est-ce  qui  en  est  la  cause?  C'est 
«  ce  f...  régiment  des  gardes.  Il  faudroit,  continua- 
«  t-il,  décimer,  non  seulement  les  soldats,  mais  aussi 
«  les  officiers.  »  Malheureusement,  les  six  officiers 
qui  étoient  à  l'autre  table  étoient  de  ce  régiment.  Ainsi 
il  s'éleva  subitement  une  dispute  des  plus  vives  entre 
ce  brigadier  et  ces  six  officiers,  qui  lui  dirent  qu'il  ne 
convenoit  point  de  parler  de  cette  manière  de  leur 
régiment,  «  vous  dont  le  corps  a  été  l'unique  cause 
«  de  la  perte  de  la  bataille  de  Ramillies.  Ce  ne  sont 
«  que  de  simples  dragons  hoUandois,  ajoutèrent-ils, 
«  qui  vous  ont  bien  frottés  et  mis  en  déroute^.  »  Cette 
dispute  auroit  été  plus  loin,  si  nous  n'avions  pas  apaisé 
le  brigadier  et  les  officiers  des  gardes  françoises.  Je 
passai  le  reste  de  la  nuit  assis  dans  une  chaise  de 
paille. 

Le  lendemain  121,  au  matin,  nous  allâmes  joindre 
le  régiment.  Nos  équipages  n'étoient  pas  encore  arri- 
vés :  ainsi  point  de  soupe,  et  rien  à  manger.  Je  propo- 
sai à  La  Bussière  d'aller  dîner  chez  le  maréchal  de 
Boufflers.  Ayant  accepté  ma  proposition,  nous  retour- 
nâmes au  Quesnoy. 

En  y  allant,  nous  trouvâmes  un  détachement  de 
cent  cinquante  grenadiers  ou  soldats  du  régiment  de 

1.  Sur  la  conduite  des  gardes  du  corps  à  Ramillies,  on  peut 
voir  les  Mémoires  de  Saint-Simon  et  le  commentaire  que  M.  de 
Boislisle  y  a  joint  (t.  XIII,  p.  383-385). 


[Sept.  1709]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  385 

Navarre,  qui  avoient  tous  sur  leur  tête  des  bonnets 
de  grenadiers^  des  ennemis  qu'ils  avoient  tués,  por- 
tant une  vingtaine  de  drapeaux  qu'ils  avoient  pris, 
leurs  tambours  battant  la  marche  allemande.  Ils  mar- 
choient  fièrement  droit  au  Quesnoy. 

Lorsque  nous  arrivâmes  chez  M.  de  Boufflers,  nous 
trouvâmes  que  toutes  les  places  de  sa  table  étoient 
occupées.  Par  bonheur,  le  maréchal,  en  arrivant, 
s'aperçut  que  sa  table  étoit  presque  toute  remplie 
d'officiers  aux  gardes,  de  capitaines  de  cavalerie  et 
d'infanterie,  et  qu'il  y  avoit  beaucoup  d'officiers 
généraux  debout  derrière  eux;  et,  persuadé  que  la 
subordination,  même  jusqu'à  la  table,  étoit  le  ferme 
appui  d'un  État,  il  dit  :  «  Messieurs,  il  faut  faire  place, 
«  s'il  vous  plaît,  à  Messieurs  les  officiers  généraux,  et 
«  à  vos  brigadiers,  et  à  vos  colonels.  »  J'étois  derrière 
un  capitaine  irlandois,  qui  fut  assez  sot  pour  quitter 
sa  place,  dont  je  m'emparai  sur-le-champ  ;  je  ne  l'au- 
rois  pas  quittée  pour  le  pape  même.  Le  marquis  de 
Montsoreau,  maréchal  de  camp,  auprès  de  qui  j'étois, 
me  dit  :  «  Vous  êtes  un  grand  homme,  chevalier  : 
«  vous  profitez  habilement  de  la  sottise  des  autres.  » 
Ce  n'est  pas  dans  ces  sortes  d'occasions  que  les  offi- 
ciers généraux  doivent  aller  piquer^  la  table  du  géné- 
ral. Ils  devroient,  non  seulement  la  laisser  aux  offi- 
ciers particuliers,  mais  aussi  avoir  eux-mêmes  une 
bonne  table;  car,  les  autres  jours,  on  aime  mieux 
manger  sa  soupe  que  celle  de  ces  Messieurs. 

1.  C'était  dès  cette  époque  des  bonnets  à  poil. 
•     2.  «  On  dit  qu'un  homme  pique  les  tables,  pour  dire  qu'il 
va  souvent  manger  chez  ceux  qui  tiennent  table.  »  [Dictionnaire 
de  Trévoux.) 

II  25 


386  .  itÉMOlRES  [Sept.  1709] 

Plusieurs  ont  blâmé  le  maréchal  de  Boufflers  de 
s'être  retiré  entre  le  Quesnoy  et  Valenciennes.  On  pré- 
tend que  le  maréchal  de  Villars,  étant  blessé,  lui  dit, 
en  lui  abandonnant  le  commandement  entier  de  l'ar- 
mée :  «  Monsieur,  je  vous  laisse  les  affaires  dans  un 
«  bon  état  ;  la  droite  et  la  gauche  de  l'armée  du  Roi 
«  sont  bien  assurées.  Il  est  à  présumer  que  la  victoire 
«  est  entre  vos  mains;  mais,  si  vous  avez  le  malheur 
«  d'être  obligé  d'abandonner  ce  champ  de  bataille, 
«  permettez-moi  de  vous  dire  que  vous  n'avez  pas 
«  d'autre  parti  à  prendre  que  de  vous  retirer  à  Bavay  : 
«  par  cette  position,  il  sera  impossible  aux  alliés 
«  d'entreprendre  le  siège  de  Mons.  »  Il  est  certain 
que,  si  M.  de  Boufflers  avoit  pris  ce  parti-là,  les  enne- 
mis auroient  été  très  embarrassés  pour  faire  subsister 
leur  cavalerie.  A  la  fin  du  siège,  ils  alloient  au  four- 
rage à  huit  lieues  de  leur  camp.  Si  nous  avions  campé 
à  Bavay,  nous  leur  aurions  ôté,  non  seulement  le 
fourrage  du  pays  qui  est  entre  Malplaquet  et  à  trois 
lieues  en  deçà  du  Quesnoy,  mais  aussi  ils  n'auroient 
jamais  hasardé  d'envoyer  leur  cavalerie  au  fourrage 
si  loin,  pendant  le  temps  que  nous  aurions  été  campés 
si  proche  d'eux.  Il  y  auroit  eu  de  la  témérité  à  l'en- 
treprendre. 

Trois  jours  après  que  nous  fûmes  arrivés  au  camp 
du  Quesnoy,  le  maréchal  de  Boufflers  fit  la  revue 
générale  de  l'armée,  qu'il  trouva  en  très  bon  état  et 
en  bonne  disposition  de  combattre  une  seconde  fois 
les  ennemis.  Il  fit  un  discours  aux  troupes  touchant 
la  valeur  avec  laquelle  elles  s'étoient  comportées  à 
Malplaquet. 

Plusieurs  généraux  furent  aussi  chargés  de  les  com- 


[Oct.  1709]  DU   CHEVALIER  DE  QUINCY.  387 

plimenter  à  ce  sujet,  entre  autres  M,  de  Brendlé^ 
Suisse,  qui,  en  passant  devant  le  régiment,  nous  dit  : 
«  Messieurs,  en  vérité,  on  ne  peut,  Messieurs.  »  Ce 
fut  toute  sa  harangue,  qui  nous  fit  crever  de  rire. 
Tout  le  monde  n'a  pas  le  talent  de  bien  parler  au 
public.  Cependant,  il  me  fut  rapporté  que,  dans  une 
autre  occasion,  comme  je  le  dirai  dans  la  suite,  il  fit 
un  discours  des  plus  forts,  des  plus  persuasifs,  et  avec 
les  termes  du  monde  les  plus  convenables,  touchant  le 
sujet  pour  lequel  il  le  faisoit. 

Nous  restâmes  dans  ce  camp  pendant  tout  le  siège 
de  Mons,  qui  fut  mal  défendu  par  M.  de  Grimaldi-, 
lieutenant  général  dans  les  troupes  d'Espagne.  Il  est 
vrai  qu'il  n'y  avoit  que  douze  bataillons  espagnols  et 
un  bataillon  françois,  très  foibles.  L'ouverture  de  la 
tranchée  se  fit  devant  cette  place  la  nuit  du  25  au 
26  septembre,  et  elle  capitula  le  20  octobre.  On 
accorda  à  la  garnison  tous  les  honneurs  de  la  guerre^. 

Le  22,  le  maréchal  de  Boufflers  envoya  vingt  esca- 
drons et  dix-neuf  bataillons,  dont  les  deux  du  régi- 
ment, à  Maubeuge.  Dès  que  nous  y  fûmes  arrivés,  on 
nous  employa  à  faire  un  camp  retranché  sur  une  hau- 

1.  rsotre  chevalier  écrit  Brangdelei.  —  Josse  de  Brendlé 
avait  débuté  en  1663  comme  cadet  aux  gardes  suisses  ;  devenu 
en  1701  colonel  du  régiment  de  Stoppa,  il  avait  été  nommé 
maréchal  de  camp  le  20  mars  1709;  il  devint  lieutenant  géné- 
ral en  1710,  et  ne  mourut  qu'en  1738. 

2.  Il  signait  :  le  marquis  de  Ceva-Grimaldi,  et  était  lieutenant 
général  depuis  1708  ;  il  reçut  la  Toison  d'or  en  1709  et  eut  plus 
tard  le  gouvernement  de  Cadix  et  le  commandement  de  l'Estré- 
madure. 

3.  Sur  le  siège  de  Mons  et  la  capitulation,  on  peut  voir  les 
Mémoires  militaires,  t.  X,  p.  100-110  et  390-401,  et  V Histoire 
militaire  de  Quincy,  t.  VI,  p.  207-217. 


388  MÉMOIRES  [Oct.  1709] 

leur  qui  commande  cette  ville.  Ce  fut  dans  ce  camp 
que  je  vis  pour  la  première  fois  le  maréchal  de  Ber- 
wick;  je  fus  charmé  de  voir  un  si  grand  homme,  qui 
s'étoit  déjà  acquis  la  réputation  d'un  capitaine  des 
plus  renommés^. 

Mauheuge.  —  La  ville  de  Maubeuge  est  située  sur 
la  Sambre.  Cette  rivière  la  sépare  en  deux,  et  elle 
prend  sa  source  près  de  la  Capelle,  passe  à  Landre- 
cies,  à  Maubeuge,  à  Charleroi,  et  ensuite  elle  va  se 
jeter  dans  la  Meuse  à  Namur.  Cette  ville  est  du  Hai- 
naut,  assez  bien  fortifiée,  mais,  comme  je  l'ai  dit, 
dominée  par  une  hauteur.  Il  y  a  un  chapitre  de  cha- 
noinesses,  où  il  faut  faire,  pour  y  entrer,  les  preuves  de 
noblesse  comme  à  celui  de  Mons~.  Maubeuge  est  à  la 
France  depuis  la  paix  des  Pyrénées  en  1659^. 

Les  alliés,  contents  des  lauriers  qu'ils  a  voient  recueil- 
lis par  le  gain  de  la  bataille  de  Malplaquet,  de  la  prise 
de  la  ville  et  de  la  citadelle  de  Tournay  et  de  Mons, 
après  la  prise  de  cette  dernière  place,  ne  songèrent 
plus  qu'à  faire  reposer  leurs  troupes,  qui  en  avoient 
grand  besoin,  aussi  bien  que  nous. 

Nous  restâmes  au  camp  de  Maubeuge  jusqu'à  la  fin 
de  la  campagne.  Nos  semestres*  arrivés,  je  partis  pour 

1.  Jacques  Fitz-James,  duc  de  Berwick,  fils  naturel  du  roi 
Jacques  II  et  d'Arabelle  Churchill,  sœur  de  Marlborough,  était 
maréchal  de  France  depuis  1706  et  avait  gagné  en  1707  la 
brillante  victoire  d'Almanza. 

2.  Les  chanoinesses  de  Maubeuge  devaient  prouver  trente- 
deux  quartiers  de  noblesse.  Elles  avaient  succédé,  au  xi®  siècle, 
à  des  religieuses  bénédictines  dont  le  monastère  avait  été  ruiné 
par  les  Normands. 

3.  C'est  seulement  au  traité  de  Nimègue  que  Maubeuge  fut 
définitivement  attribué  à  la  France. 

4.  «  Semestre  se  dit,  à  l'armée,  des  congés  que  l'on  donne  aux 


[Oct.  1T09]  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  389 

me  rendre  à  Q[uincy],  où  je  passai  la  plus  grande 
partie  de  mon  hiver,  n'ayant  plus  aucune  espérance 
d'avoir  un  régiment  ;  car  le  Roi  avoit  ôté,  au  prin- 
temps dernier,  la  charge  de  secrétaire  d'État  de  la 
guerre  à  M.  de  Ghamillart'  et  au  marquis  de  Cany, 
son  fils,  qui  en  avoit  la  survivance^.  En  allant  à 
Q[uincy],  je  passai  à  Soissons.  J'y  restai  pendant  dix 
jours  chez  M.  d'Ormesson,  intendant  du  Soissonnois% 
qui  me  fit  la  plus  grande  chère  du  monde  et  qui  me 
reçut  mieux  qu'il  n'auroit  fait  un  officier  général.  Il 
avoit  épousé  la  sœur  de  la  présidente  de  Q[uincy]^. 

Soisson-s.  —  La  ville  de  Soissons  est  située  dans  une 
petite  plaine  environnée  de  coteaux,  sur  l'Aisne,  qui 
prend  sa  source  en  deux  endroits,  l'un  au-dessus  de 
Sainte-Menehould,  où  elle  passe,  et  l'autre  au-dessus 
de  Clermont,  dans  le  duché  de  Bar.  Cette  rivière  passe 
à  Rethel,  à  Chàteau-Porcien,  à  Soissons,  et  elle  se  jette 

officiers  ou  aux  soldats  pour  aller  passer  le  quartier  d'hiver 
chez  eux  ou  ailleurs.  »  [Dictionnaire  de  Trévoux.) 

1.  C'est  le  9  juin  1709  que  Louis  XIV  avait  envoyé  les  ducs 
de  Chevreuse  et  de  Beauvillier  demander  à  Chamillart  la  démis- 
sion de  sa  charge  de  secrétaire  d'État  de  la  guerre  et  celle  de 
son  fils  comme  survivancier.  [Dangeau,  t.  XII,  p.  435.) 

2.  Michel  II  Chamillart,  marquis  de  Cany.  Le  Roi  lui  avait 
donné  la  survivance  de  son  père  au  mois  de  janvier  1707,  alors 
qu'il  n'avait  encore  que  dix-huit  ans.  Il  fut,  en  compensation, 
autorisé  à  acheter  la  survivance  de  la  charge  de  grand  maré- 
chal des  logis  qu'avait  M.  de  Cavoye. 

3.  Antoine-François-de-Paule  Le  Fèvre  d'Ormesson,  inten- 
dant à  Rouen  en  1694,  en  Auvergne  en  1695,  et  enfin  à  Soissons 
depuis  1704  jusqu'à  sa  mort  (21  février  1712). 

4.  Jeanne  Le  Fèvre  de  la  Barre,  mariée  à  M.  d'Ormesson  le 
■21  décembre  1682,  morte  en  1735.  Sa  sœur  Marguerite  avait 

épousé  Thierry  Sevin  de  Quincy,  président  à  mortier,  oncle  de 
notre  auteur  (tome  I,  p.  26  et  69). 

Il  25* 


390  MÉMOIRES  DU  CHEVALIER  DE  QUINCY.  [1709] 

dans  l'Oise,  près  de  Compiègne.  Il  y  a  plusieurs  tom- 
beaux de  nos  rois  de  la  première  race  à  Saint-Médard'' 
dans  cette  ville,  qui  a  été  anciennement  capitale  du 
royaume  de  Soissons.  Il  y  a  un  évêché  sufFragant  de 
Reims,  dont  l'évêque,  en  l'absence  du  métropolitain, 
a  le  droit  de  sacrer  nos  rois'^.  Louis  XIV  l'a  été  par 
M.  Le  Gras^  qui  en  étoit  alors  évéquc^. 

Gomme  j'avois  perdu  presque  tous  les  soldats  de 
ma  compagnie  pendant  le  cours  de  cette  campagne, 
dont  la  plus  grande  partie  tués  à  la  bataille  de  Mal- 
plaquet,  je  fis  un  effort,  avec  les  dix  hommes  que  le 
Roi  me  donna,  pour  la  rendre  complète.  Je  fis  vingt- 
huit  bons  hommes  dans  Quincy  et  aux  environs. 

Je  fis  très  peu  de  voyages  à  Paris  et  à  la  cour, 
m'étant  fait  un  point  d'honneur  de  remettre  entière- 
ment ma  compagnie.  Ainsi  je  ne  m'amusai  nullement 
à  l'amour  ni  à  ses  charmes  ;  je  ne  m'occupai  que  de 
mon  devoir.  Je  puis  dire  que  passer  ainsi  son  temps, 
c'est  le  véritable  bonheur  de  la  vie.  Si  les  plaisirs  ne 
sont  point  grands,  au  moins  les  peines  sont  légères. 

1.  L'abbaye  de  Saint-Médard,  fondée  près  de  Soissons  par 
Clotaire  P""  en  560,  possédait  les  tombeaux  de  ce  roi  et  de  son 
fils  Sigebert. 

2.  Ce  droit  de  l'évêque  de  Soissons  était  subordonné  à  l'as- 
sentiment du  chapitre  de  Reims,  qui  gérait  le  diocèse  pendant 
la  vacance  du  siège. 

3.  Simon  Le  Gras,  évêque  de  Soissons  de  1624  à  1656. 

4.  Le  7  juin  1654.  Avant  Louis  XIV,  le  même  cas  s'était  déjà 
présenté  pour  Philippe  le  Hardi,  qui  fut  sacré  en  1271  par 
Milon  de  Bazoches,  évêque  de  Soissons. 


SOMMAIRE 


DU  TOME  DEUXIEME. 


I.  CAiiPAGNE  DE  1704.  —  Entrée  en  campagne,  p.  1-2.  — Aven- 
ture de  M.  de  B[ellecourt],  2-4.  —  Défaite  de  l'arrière-garde 
de  l'armée  savoyarde,  4-8.  —  Trin,  Crescentin;  M.  de  Ven- 
dôme et  le  duc  de  Savoie,  8-10.  —  Marche  sur  Verceil, 
10-12,  —  Verceil;  siège  de  la  ville,  12-23.  —  Capitulation 
de  Verceil,  23-26.  —  MM.  de  Solari,  27-29.  —  Sortie  de  la 
garnison  savoyarde;  le  chevalier  malade  de  la  fièvre,  29-31. 
—  Nouvelle  de  la  défaite  d'Hochstedt;  marche  sur  Ivrée; 
attaque  d'un  convoi,  31-35.  —  Siège  d'Ivrée,  35-42.  — 
Abandon  de  la  ville;  siège  de  la  citadelle;  M.  de  Karkbaum, 
42-45.  —  Le  chevalier  dévalisé,  45-47.  —  Reddition  de  la 
citadelle,  47-49.  —  Entreprise  manquée  du  duc  de  Savoie 
sur  Verceil,  49-50.  —  Marche  sur  Verue,  51-54.  —  Siège 
de  Verue,  54-57.  —  Attaque  du  chemin  couvert  de  Guerbi- 
gnan,  57-59.  —  Continuation  du  siège;  prise  du  chemin 
couvert,  59-64.  —  Sortie  des  ennemis;  suite  du  siège, 
64-72.  —  Prise  de  la  communication  de  Verue  à  Crescentin, 
72-80.  —  Un  dîner  dans  la  tranchée,  81-83.  —  Suite  du 
siège;  reddition  de  Verue,  83-87. 

II.  Campagxe  de  1705  ET  DE  l'hiver  suiva>t.  —  Quartier  d'hiver 
abrégé;  combat  de  Monzambano,  p.  88-92.  —  M.  de  Soye- 
court,  colonel  du  régiment  de  Bourgogne,  92.  —  Camp  de 
Moscolino,  93-95.  —  Attaque  de  la  cassine  de  la  Bouline  ou 
de  Moscolino,  95-97.  —  Expédition  du  chevalier  avec  des 
hussards,  97-99.  —  Marche  de  l'armée  le  long  de  l'Oglio; 
Manerbio;   M.   de  Toralva  battu,   99-104.  —  Cassano  sur 


392  SOMMAIRE  DU  TOME  DEUXIÈME. 

l'Adda,  104.  —  Description  de  Milan,  105-106.  —  Le  mar- 
quis de  Broglie;  défense  de  l'Adda,  106-111.  —  Lodi;  com- 
bat du  Paradiso;  négligence  de  M.  de  Colmenero,  111-119. 
—  Bataille  de  Cassano,  119-132.  —  Mort  du  comte  de 
Linange;  conduite  de  M.  Cotron  et  de  M.  de  Médavy,  132- 
135.  —  Conduite  du  Grand  Prieur;  Conche  et  la  duchesse 
de  Bourgogne,  135-136.  —  Suites  de  la  bataille  de  Cassano, 
136-139.  —  Belle  marche  du  duc  de  Vendôme;  combat  de 
Montodine,  139-142.  —  Canonnade  près  de  Crème;  prise  de 
Soncino,  142-145.  —  Défense  de  l'Oglio;  camp  de  Casti- 
glione,  145-152.  —  L'armée  entre  en  quartiers  d'hiver; 
séjour  du  chevalier  à  Mantoue;  la  comtesse  ***  et  son  mari, 
152-156.  —  Entrée  de  la  duchesse  de  Mantoue  dans  sa  capi- 
tale, 156-158.  —  Assassinat  d'un  officier  français  par  un 
garde  du  duc;  retour  du  duc  de  Vendôme,  158-161. 

in.  Campagne  de  1706.  —  Marche  de  l'armée  à  Castiglione; 
bataille  de  Calcinato,  p.  162-169.  —  M.  de  Falkenstein, 
M.  de  Vendôme  et  le  chevalier  de  Broglie,  169-172.  — 
M.  de  Vendôme  poursuit  le  prince  Eugène;  Albergotti  tombe 
dans  une  embuscade,  172-174.  —  Vendôme  envoie  Alber- 
gotti s'emparer  du  poste  de  Ferrare  ;  timidité  de  cet  officier, 
174-177.  —  M.  de  Vendôme  nommé  à  l'armée  de  Flandre, 
178.  —  Le  prince  Eugène  passe  l'Adige,  179-181.  — Le  duc 
d'Orléans  et  le  maréchal  de  Marcin  prennent  le  commande- 
ment de  l'armée,  181.  —  Marche  du  prince  Eugène  vers  le 
Piémont;  l'armée  française  le  suit  sur  l'autre  rive  du  Pô, 
181-187.  —  Jonction  du  prince  Eugène  et  du  duc  de 
Savoie,  187-188.  — La  chartreuse  de  Pavie;  Chivas;  l'ar- 
mée française  arrive  devant  Turin  ;  mauvais  état  du  siège  et 
des  lignes,  188-191.  —  Défaite  d'un  convoi  français  près  de 
Pianezza,  191-194.  —  Marche  des  ennemis  sur  Turin  ;  le 
duc  d'Orléans  et  Marcin,  194-196.  —  Bataille  de  Turin  ;  le 
chevalier  blessé  au  bras,  196-205.  —  Suite  de  la  bataille; 
Albergotti  refuse  de  dégarnir  le  poste  des  Capucins,  205- 
207.  —  Entrée  des  ennemis  à  Turin;  l'armée  française,  sur 
de  faux  rapports,  reprend  le  chemin  des  Alpes,  207-211.  — 
Pietraite  désastreuse;  Pignerol;  avarice  du  marquis  de 
Dreux,  211-216.  —  Albergotti  rejoint  l'armée;  sa  dispute 


SOMMAIRE  DU  TOME  DEUXIÈME.  393 

avec  la  Feuillade  ;  rentrée  en  Dauphiné,  216-218.  —  Vic- 
toire de  Médavy  àCastiglione;  description  de  Pignerol  et  de 
la  vallée  de  Saint-Martin,  218-220.  —  Fenestrelle,  Césanne, 
Briançon,  220-222.  —  Fautes  des  généraux  français  à 
Turin,  222-224.  —  M»''  de  Maintenon,  la  duchesse  de  Bour- 
gogne et  la  bataille  de  Turin;  anecdotes,  224-227.  —  Le 
chevalier,  malade  à  Briançon,  obtient  de  revenir  à  Paris, 
227-229.  —  Gap,  Moirans  ;  rencontre  de  M"^  de  Séry  ; 
Mâcon,  Chalon,  Beaune,  Nuits,  Dijon,  229-233.  —  Chan- 
ceaux,  Auxerre,  Sens,  Montereau,  Paris,  233-236.  —  Cha- 
millart  refuse  un  régiment  à  M.  du  Plessis,  236-237.  — 
Entrevue  du  chevalier  avec  le  ministre,  238.  —  Aventure  à 
Versailles  pendant  le  carnaval;  enlèvement  de  M.  de  Berin- 
ghem,  239-242. 

IV.  Cajipagxe  de  1707.  —  Départ  pour  le  Dauphiné;  aventures 
d'un  lieutenant  du  régiment  de  Lyonnois,  p.  243-246.  —  Le 
régiment  de  Bourgogne  campé  dans  la  vallée  de  Queiras, 
247-248.  —  Marche  vers  la  Provence;  Barcelonnette,  Digne, 
Biez;  arrivée  à  Toulon,  248-251.  —  Lenteurs  voulues  du 
duc  de  Savoie;  l'évêque  de  Fréjus,  251-254.  —  Disposi- 
tions des  troupes  qui  doivent  défendi'e  Toulon;  travaux  de 
fortifications;  description  de  la  ville,  254-262.  —  Commen- 
cement du  siège  ;  le  poste  de  Sainte-Catherine  sui'pris,  263- 
267.  —  Sortie  victorieuse  des  assiégés;  Sainte-Catherine 
repris,  268-274.  —  Les  ennemis  s'emparent  du  fort  Saint- 
Louis;  bombardement  de  la  ville,  275-279.  —  L'armée 
française  retourne  en  Dauphiné;  Grasse,  Castellane,  Senez, 
279-282.  —  La  vallée  de  Queiras,  Briançon,  la  vallée  de 
Pragelas;  réfutation  du  chevalier  de  Folard,  282-285.  — 
Retour  à  Paris;  conversation  avec  le  marquis  de  Sailly;  le 
chevalier  de  Quincy  ne  peut  avoir  un  régiment,  285-289. 
—  Les  convulsions  du  chevalier  de  Folard,  289-292. 

V.  Campagne  de  1708.  —  Ouverture  de  la  campagne  en  Dau- 
phiné ;  Exilles;  l'armée  manque  de  solde,  p.  293-296.  — 
Aventure  de  M.  Gaudion,  297-298.  —  Le  Fort-Barraux  ;  un 
officier  galérien,  299-301.  —  Marche  sur  Briançon;  Montmé- 
lian,  Saint-Jean-de-Maurienne;  passage  du  mont  Galibier, 
301-305.  —  Action  de  Césanne;  caractère  du  maréchal  de 


394  SOMMAIRE  DU  TOME  DEUXIEME. 

Villars,  305-308.  —  Reddition  d'Exilles  ;  M.  de  La  Boulaye, 
309-311.  —  Efforts  du  maréchal  de  Villars  pour  faire  lever 
le  siège  de  Fenestrelle;  six  mille  hommes  escaladent  inutile- 
ment une  montagne  très  escarpée,  311-316.  —  Capitulation 
de  Fenestrelle;  séjour  à  Briançon;  M"^  de  ***,  316-318.  — 
Départ  du  chevalier  pour  Paris;  agréable  voyage j  arrivée  à 
Quincy,  318-320.  —  L'hiver  de  1708-1709;  les  billets  de 
subsistance  ;  plaisirs  de  Paris,  320-323.  —  Condamnation 
de  M.  de  la  Boulaye  ;  belle  recrue  faite  par  le  chevalier, 
323-325. 

VI.  Campagne  de  1709.  —  Départ  pour  l'armée  de  Flandre; 
Pont-Sainte-Maxence,  Gournay,  Roye,  Péronne,  Arras,  Lens, 
p.  326-332.  —  Positions  des  troupes  françaises;  la  Bassée; 
revue  du  maréchal  de  Villars;  les  armées  en  présence,  332- 
336.  —  Siège  de  Tournay  ;  Denain,  336-339.  —  Prise  de 
AVarneton;  combats  de  Marchiennes  et  d'Hasnon,  339-343. 
—  Le  chevalier  de  Saint-Georges;  duels  d'officiers;  capitu- 
lation de  Tournay,  343-346.  —  L'armée  française  derrière 
ses  lignes,  346-348.  —  Marche  de  l'armée  sur  Malplaquet; 
arrivée  du  maréchal  de  Boufflers,  349-351.  —  Bataille  de 
Malplaquet;  préliminaires  du  combat;  dispositions  des 
armées,  351-362.  —  Détail  de  la  bataille,  363-372.  —  Les 
tués  et  blessés  des  deux  armées,  373-381.  —  Suites  de  la 
bataille;  anecdotes  diverses,  382-387.  —  Siège  et  prise  de 
Mons;  Maubeuge ;  séparation  des  armées;  Soissons;  retour 
au  château  de  Quincy,  387-390. 


Nogenl-le-Rotrou,  imprimerie  Daupeley-Gouverneur.